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Sur un sujet largement traité depuis une quinzaine d'années, la prise en charge de parents âgés devenus dépendants, Jean-Pierre Lavoie présente une étude qui se veut une approche nouvelle. Dès les premières pages, l'auteur inscrit sa divergence avec deux perspectives dominantes du domaine : d'une part, avec l'approche professionnelle, qui définit la prise en charge surtout par ses activités fonctionnelles de soins; d'autre part, avec le courant de la psychologie sociale américaine, qui interprète cette prise en charge en termes de stress et de stratégies adaptatives des individus. Instrumentales, objectivantes et individualistes, ces perspectives négligent de prendre en compte le contexte familial qui, la plupart du temps, préside à cette prise en charge. En élargissant l'examen de la question au-delà de l'interaction entre les personnes aidantes et la personne aidée, Lavoie fait un découpage différent de l'objet et donne une ampleur accrue aux pratiques et aux significations de la prise en charge. Le contexte familial, qui lui-même s'insère dans un contexte social plus large, est vu « comme un véritable réseau de relations d'échange de services, d'affection mais aussi de rapports d'autorité » (p. 18). Au départ, il s'agit de considérer la prise en charge « non comme un ensemble de tâches mais bien comme un ensemble de pratiques d'interaction et d'échange entre personnes apparentées […] pratiques [qui] s'actualisent dans des liens familiaux et s'élaborent autour de normes qui définissent les droits, les prérogatives et les devoirs des membres de la famille » (p. 18).

L'étude de Lavoie rend compte d'une enquête qualitative menée auprès de 15 familles de la région montréalaise qui assument le soutien de parents âgés. Dans chaque famille deux personnes sont interrogées, l'aidant(e) principal(e) et une autre personne parente. Le guide d'entretien porte sur « l'évolution des modalités de prise en charge, les principales pratiques de soutien et les ressources, tant familiales qu'extra-familiales […] les significations, les normes, les processus décisionnels […] avec retour sur l'histoire familiale » (p. 20).

Après un chapitre de présentation des familles étudiées, trois grands chapitres forment le corps de l'ouvrage. Le premier s'intitule Une définition « profane » des besoins de l'aide. Lavoie y présente les « besoins » de la personne aidée, qui eux-mêmes déterminent trois « réponses » en termes de soutien. En premier lieu, les besoins dits instrumentaux correspondent à ceux que définissent les professionnels de la prise en charge : soins du corps et assistance à la personne aidée. On observe en second lieu un besoin de sécurité et de protection (certaines démences, par exemple, supposent une surveillance quasi constante) : on peut ici parler d'une deuxième forme de soutien en termes de « monitoring protecteur ». Enfin un troisième type de besoin se définit comme un besoin de protection de l'identité de la personne aidée : il appelle donc un soutien lié à l'identité. Ces besoins, et les réponses correspondantes en termes d'aide, sont parfois contradictoires. Par exemple, une situation d'incontinence appelle des pratiques de soins qui supposent une interaction qui, à son tour, peut questionner le maintien de l'identité de la personne dépendante. De plus, ces types de soutien sont généralement assumés par des personnes différentes : si l'aidant(e) principal(e) « dispense l'essentiel de l'aide instrumentale et des soins, […] les autres membres de la famille, tout en prenant occasionnellement la relève, se concentrent surtout sur le “monitoring” et le soutien au maintien de l'identité » (p. 108). Ces résultats relativisent la solitude de l'aidant principal, maintes fois illustrée dans la littérature sur la question. La réponse différente qu'obtient Lavoie provient de certains préalables théoriques et méthodologiques de sa démarche : ne pas limiter son enquête à n'interroger que le couple aidant-aidé; ne pas limiter le soutien à l'aide instrumentale et ne pas définir lui-même le concept d'aide dans ses entretiens mais laisser ses répondants lui donner leur propre signification. Ce sont là les apports parmi les plus intéressants de l'ouvrage.

Le chapitre 3 traite De l'affection et de l'obligation. Il aborde la question fort complexe de la signification du soutien, de ses motivations, de sa nature et de son évaluation. À qui incombe la responsabilité des soins au proche dépendant ? S'il fut un temps où des règles plus strictes présidaient à « l'assignation » d'une personne aidante, les pratiques contemporaines se seraient modifiées. Plutôt qu'assignation, Lavoie propose, pour décrire le choix observé d'un(e) aidant(e) principal(e), le concept de « responsabilisation » et même, considérant l'ensemble du réseau familial, « la détermination des niveaux de responsabilité » de chacun. Un ensemble de « règles » (pourquoi emprunte-t-il ce terme à Giddens plutôt que la notion, plus juste à notre avis, de Finch et Mason, « lignes de conduite » ?) président à ce processus : les règles du statut familial, de la proximité affective, des ressources personnelles — notamment les ressources financières, qui obligent à « faire » ou permettent de « faire faire » (Kaufman) —, la règle d'égalité et celle du genre, en particulier la présence de la relation mère-fille. Mais la question du genre des personnes aidantes est abordée de façon très sommaire et « l'investissement moins grand des belles-filles » (p. 117) (qui ont aussi, ne l'oublions pas, leur propre mère !) est une échappatoire facile pour ne pas analyser plus adéquatement la question. Deux autres sujets sont abordés dans ce chapitre. Le soutien accordé au parent âgé est-il un don pur et simple ou comporte-t-il un contre-don ? En somme, y a-t-il réciprocité immédiate (on ne parle pas ici de réciprocité à long terme) dans l'interaction entre l'aidé(e) et les personnes aidantes ? La réponse est positive, ce qui amène l'auteur à récuser l'interprétation du « fardeau » (objectif ou subjectif) pour décrire la tâche des aidant(e)s. Lavoie préfère utiliser le terme « tribut » pour « saisir à la fois les coûts et les bénéfices possibles de la prise en charge pour les membres de la famille concernée » (p. 158, 159). La définition qu'il donne du mot tribut, soit « la redevance versée par le serf à son seigneur […] en retour de quoi le seigneur lui offrait sa protection » (p. 158), introduit une dimension contractuelle, donc d'obligation, qui évacue la dimension affective de la relation. Cela va à l'encontre de l'idée principale qui se dégage de ce chapitre : si certains chercheurs pensent que « l'aide à un parent âgé peut être motivée par l'attachement ou l'obligation […] plusieurs chercheurs notent plutôt, comme nous l'avons fait nous-mêmes, que le discours des aidants fait place aux deux à la fois, qu'il y a donc les deux chez les mêmes aidants » (p. 179). Mais plutôt que d'obligation, Lavoie dit préférer parler d'engagement.

Les relations familiales ne se résument pas à l'affection. Elles comportent aussi des relations d'autorité et de pouvoir, ce qui fait l'objet du chapitre 4, intitulé Autorité, contrôle et allégeances. Lavoie examine la question du pouvoir, peu abordée par la littérature, dans les interactions familiales autour de la personne aidée. D'une part, la maladie diminue-t-elle les ressources personnelles au point de réduire l'autorité du parent dépendant ? C'est loin d'être toujours le cas, constate Lavoie : « les principales orientations de la prise en charge semblaient davantage sous l'emprise de l'autorité du parent dépendant […] Le renversement de cette autorité du parent dépendant ne s'observerait que lorsque le tribut assumé par le premier responsable de la prise en charge serait jugé trop élevé » (p. 219). Mais pour l'ensemble de ce corpus, Lavoie observe deux dynamiques à l'oeuvre pour ce qui est de l'autorité. La première dynamique présente peu de démonstrations d'autorité, que ce soit chez la personne aidée ou chez le responsable du soutien. « L'autre dynamique se caractérise plutôt par l'autorité manifeste d'un parent, parfois la mère, plus généralement le père » (p. 221). Il précise que dans ce cas l'histoire relationnelle des deux protagonistes est caractérisée par les tensions, les conflits, la distance. Ce chapitre aborde également la question des « multiples allégeances qui confrontent les aidants » et qui soulèvent des « conflits entre ces allégeances » (p. 217). Dans les cas d'allégeances familiales multiples (par exemple, une personne aidante, en plus de vivre une relation d'enfant adulte à parent âgé, doit tenir compte d'allégeances autres, telles celles d'épouse, de mère, de soeur, etc.), des conflits peuvent être suscités qui supposent une « difficile conciliation », un équilibre incertain (p. 217).

Fortement influencée par la théorie de la structuration de Giddens, l'analyse de Jean-Pierre Lavoie reprend et retraduit certaines notions, introduisant une perspective à la fois objectivante-subjectivante et qui rappelle parfois l'interactionisme symbolique de l'École de Chicago. Par exemple, le fardeau devient le tribut, l' assignation, la responsabilisation, le don appelle le contre-don, l'échange aidant-aidé est réciproque et enfin l' obligation est plutôt engagement. Lavoie n'invente pas toutes ces notions mais, dans son analyse, il les articule de façon cohérente et en fait un usage pertinent et évocateur.

La conclusion apporte peu d'éléments nouveaux. À la suite de plusieurs analystes (Attias-Donfut, Pitrou, Kellerhals, mais aussi bien sûr Giddens), l'auteur rappelle le « remplacement » graduel, dans les générations plus jeunes, du sentiment d'obligation par des allégeances dictées par l'affectif et le choix. À l'inverse et pour des raisons budgétaires, « l'État tente de se décharger sur la famille de la responsabilité de la prise en charge des personnes âgées dépendantes ». Il faut donc constater que « l'État et les familles semblent ainsi prendre des directions opposées » (p. 233). Lavoie termine son ouvrage en invitant les services gouvernementaux à se préoccuper davantage « des dimensions familiales de la prise en charge et des forces qui la structurent » (p. 238).