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Dans un article comparant les tendances du changement social depuis 1960 dans divers pays occidentaux, Theodore Caplow soulignait que le taux de diffusion du téléphone demeure l’indicateur quantitatif le plus fiable du degré qualitatif de « modernisation » atteint par une société. Claire Poitras, associée de recherche à l’INRS-Urbanisation, montre très bien pourquoi dans cet ouvrage ambitieux tiré de sa thèse de doctorat, reposant sur une docu-mentation si époustouflante qu’il en devient une véritable mine d’informations et de réfé-rences, bien au-delà de son sujet immédiat.

C’est que le téléphone va de pair avec le développement de l’énergie électrique, du secteur tertiaire, du capitalisme « managérial », des cols blancs, de l’hygiène publique (chute de la mortalité infantile), des métropoles réticulées jusqu’en banlieue, des véhicules auto-mobiles, de la consommation, des classes moyennes, de la famille nucléaire, de la scola-risation et de l’élévation des attentes, dont, entre autres, celle de l’affirmation individuelle dans une culture de masse. Ai-je oublié l’État-Providence-régulateur? Vaste programme à mettre sur le dos d’une modeste trompette en plastique noir! Pas si on admet que, comme toute innovation technologique — ou comme Robespierre : « Il faut que je les suive, puisque je suis leur chef! » — cette petite fée n’a fait qu’accélérer les mutations sociologiques dont son utilité dépendait.

Malgré le boulet d’une majorité francophone originellement peu douée pour la dépense ou l’individualisme, sans mentionner les opératrices unilingues anglophones avant la composition automatique (1925), la téléphonie québécoise a quand même flotté à peu près sur les courants nord-américains — Montréal et riches Anglophones en proue, cela va de soi. Partie doucement à compter de 1879, la vague ne prend vraiment son élan qu’avec les années 1920. De 6 lignes pour 100 habitants en 1910, le réseau sera passé à 19 en 1930, pour re-joindre alors environ la moitié des résidences et les trois-quarts des établissements commer-ciaux (Toronto en est à 27,5 au même moment, San Francisco à 38, tandis que Paris traîne encore à 12). Après le reflux de la Crise et la relance de la Seconde Guerre mondiale, vient l’explosion formidable des « Trente glorieuses ». Tracez la courbe des abonnements télépho-niques (évoluant d’ailleurs en parfait parallèle avec celle des automobiles), et vous suivrez littéralement à l’œil nu le rythme de la modernisation du Québec.

Poitras commence par dessiner la toile de fond métropolitaine où le téléphone s’im-plantera, en insistant sur les réseaux techniques de communication et circulation déjà installés, auxquels il devra se greffer : voirie, rail, poste, télégraphe surtout. Puis elle raconte l’expansion de la compagnie Bell (1880), largement insufflée par le personnage de Charles Sise jusqu’en 1918, en toute complicité financière avec American Telephone & Telegraph, dont on empruntera mimétiquement les méthodes d’affaires et même, en 1895, le fameux symbole de la cloche alors publicisé aux États-Unis comme « The Sign Board of Civili-zation ». Mal inspirée, Bell avait d’abord retenu celui des poteaux chargés de fil, dont les balafres dans le paysage urbain furent vite dénoncées et combattues sans succès par des règlements municipaux édentés. Cas de figure d’un monopole privé « d’utilité publique » sous régie étatique, c’est à Ottawa, où elle compte de complaisants amis, que Bell défendra ses privilèges et tarifs en plaidant les particularismes du marché montréalais : moins la dualité linguistique que l’étalement fulgurant du territoire urbain et sa discontinuité géographique (montagne, fleuve, canal Lachine). La priorité va évidemment au secteur commercial, encore que dès 1909, au « Central » Saint-Louis, l’heure de pointe se situe entre 19 h et 21 h, signe d’un usage interpersonnel croissant.

Bell offre aussi un des premiers modèles de la grande entreprise dirigée par ses cadres plutôt que ses propriétaires, assujettie à la concurrence technologique et aux études de marché. Dans ce qu’on appellerait aujourd’hui un plan d’affaires, en 1924, ses experts divisent leur marché entre « French », « British » et « Foreign ». Britannique, encore, le Québec anglo-phone? Pas pour longtemps. En 1929, le nouveau siège social de Bell, rue Beaver Hall, accueille 2 000 employés et symbolise un déplacement plus que spatial des affaires montréalaises. On y apprend à mélanger publicité commerciale et souci de l’« image » : les centrales de quartier respectent le voisinage architectural et portent des noms respectueux des sensibilités ethnolinguistiques.

En saisissant l’histoire par la poignée du téléphone, Claire Poitras ouvre une fenêtre originale et rafraîchissante sur la société montréalaise, québécoise, canadienne, nord-américaine. Ai-je assez insisté sur son extraordinaire curiosité? Deux exemples entre cent : prendre la peine de dénicher l’histoire de l’agence de publicité qui détenait le contrat de AT&T au début du siècle ou trouver des chiffres précis sur la domesticité que le téléphone prétendait remplacer dans les foyers petit-bourgeois!

D’une édition impeccable, techniquement, le livre traîne néanmoins certaines manies des thèses universitaires : jugements de valeur anachroniques, ritualismes de vocabulaire parfois pédants, insistances didactiques au lieu de laisser parler les faits, découpage analytique imposant des redites, etc. Ces petits malaises de composition déparent le plaisir de lire La cité au bout du fil, mais n’en réduisent pas la richesse fondamentale.