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La « disparition forcée », pratiquée depuis les années 1960-1970 par des « escadrons de la mort » paraétatiques, a été systématisée par la dernière dictature militaire argentine. Entre 1976 et 1983, les juntes au pouvoir font environ 30 000 victimes directes, auxquelles s’ajoutent des familles plongées dans la terreur. La « disparition forcée » est une forme de « mort sociale » : des enlèvements et des détentions arbitraires violent l’intégrité des victimes, leurs noms et leurs corps sont niés, les exécutions extrajudiciaires sont cachées, la mort rituelle et symbolique est empêchée.

Nous semblons d’habitude incapables de prendre en compte la destruction, nous, chercheurs des constructions, des structures, des fonctions, des symboliques sociales. Nous avons pris l’habitude d’euphémiser ces violences produites par le social, ou en tous cas de gommer leur proximité avec notre quotidien. En témoignent les « fièvres génocidaires » ou les « folies meurtrières », en témoigne notre habitude de rejeter les bourreaux dans les sphères du bestial, de l’inhumain, du sadique. Les scientifiques parlent alors, en Colombie par exemple, de « violentologie ». Comme si les sciences humaines et sociales existantes ne pouvaient prendre en charge cette irruption du non-sens dans une démarche de compréhension. Comment penser ce qui vient briser tous nos cadres de pensée? Mais cette perte de repères théoriques n’est en réalité que la face « scientifique » d’un problème global de rapport « intellectuel », de rapport de sens à la société qui nous entoure et qui nous fait, alors même que nous avons expérimenté sa capacité d’autodestruction : « le massacre advient dans les relations mais aussi comme l’interruption de la relation sociale, il survient dans les sociétés humaines et à leurs limites, en dehors d’elles » (Houillon 2005 : 388).

Ce qui nous pose problème avec la disparition forcée, c’est que nous semblons dans l’incapacité de penser la capacité du social à se retourner contre lui-même. Ce que Germaine Tillion appelle le « dé-civilisateur » intervient comme une déchirure du sens : « c’est au point impossible de cette déchirure qu’il convient de penser, là où le massacre intervient comme le point de la violence extrême où la culture ne parvient plus à s’élaborer et à se réfléchir dans la pensée » (Houillon 2005 : 388).

Les premières à témoigner de cet impensable seront les « Mères de la Place de Mai », bientôt suivies par leurs familles et enfin, par certains survivants des « camps de disparition ». Les bribes d’intériorités blessées qu’ils parviennent à nous transmettre nous laissent empreints d’horreur. Je tenterai d’esquisser ici l’importance de ce premier moment de confrontation avec la terreur dans la construction d’une éthique et d’un savoir anthropologiques. Révolte, incompréhension et émotion sont à la racine de mon travail. Ces sentiments ont guidé la construction de mon rapport aux familles de disparus et aux survivants des camps argentins, ont nourri mon écriture et influencé mes choix théoriques. C’est en effet, me semble-t-il, l’émotion qui pousse à l’implication. Et l’implication qui, seule, permet de penser la terreur sans la déréaliser. Penser cette terreur, c’est participer à la reconnaissance des victimes (comme personnes, comme intimités blessées) et à la reconstruction progressive du lien social.

Confrontation avec la terreur

Cette recherche oscille entre empathie et intellectualisation, entre implication et distanciation, entre transferts et contre-transferts, dans une forme de tension permanente. Les témoins de la « disparition » argentine n’avaient de cesse, dès le début, de guetter mes réactions. J’avais tendance à vouloir cacher mes émotions, mais j’avais tort. J’ai peu à peu compris que ce que mes interlocuteurs saisissaient de mon effroi les apaisait. Ils lisaient dans mes yeux la réalité de ce qu’ils disaient en même temps que la légitimité de leur désarroi. Il y a un peu du « pince-moi, je rêve » dans notre relation. Peut-être y a-t-il quelque chose de comparable à ce qu’ont pu connaître des analystes face aux survivants de la Shoah : « ce que [le patient] perçoit de l’anxiété, l’horreur, la mortification ou la peine de son analyste… [lui] prouve, psychiquement, la réalité de ces événements » (Grubrich-Simitis 1984 : 303).

Au fil de mon parcours, j’ai découvert que la commotion, parce qu’elle est indéniable, est un élément même de la réflexion. Faire une ethnographie « depuis la disparition », c’est apprendre à travailler immergé dans une empathie, une compassion immédiate et totale pour nos interlocuteurs. « La distanciation neutre », nous dit Didier Fassin, « n’est avec le SIDA [ou la disparition] ni possible, ni humainement acceptable : c’est l’implication du chercheur qui est nécessaire […] ce qui caractérise fondamentalement cette position, c’est une certaine forme d’empathie » (Fassin 1999 : 59). Plus encore : je suis convaincue que « l’objectivité scientifique », au sens d’une impartialité policée, deviendrait le signe d’un désengagement. Et le désengagement du chercheur ne me semble pouvoir produire que le « repli » de ses interlocuteurs.

Ce qui surgit alors, c’est l’idée d’une responsabilité du chercheur dans la transmission des émotions. Jackie Assayag l’exprime ainsi : « il revient aux praticiens des sciences sociales d’assumer la charge de passeurs des désastres du passé au tournant du XXIe siècle où les rangs des rescapés, des acteurs, des bourreaux, des témoins s’éclaircissent. Garantir « l’ininterruption » des récits des violences extrêmes dans les guerres, les conflits et les camps est la responsabilité qui nous échoit, de fait et de droit » (Assayag 2007 : 12).

Comme telles, les émotions du récit ne suffisent pas. Elles ne sauraient être une fin en soi. Elles sont importantes en tant qu’éléments constitutifs du processus de conscientisation de l’histoire et de la transmission de celle-ci.

L’empathie, sans exutoires construits vers la pensée, serait un piège : nombreux sont les écrits sur l’horreur qui portent leur part de complaisance, et je n’en suis pas exempte, fragilisée comme tout autre par la frontière entre écriture du sensible et écriture « sacrificielle ». J’en veux pour preuve la désorientation et le désespoir qui ont pu parfois m’habiter. Les récits de ceux qui ont vécu la disparition ont eu tendance « à réveiller mes morts » autant qu’ils maintenaient les leurs en vie. C’est dans le passage de l’ethnographie à l’anthropologie, quand je suis devenue à mon tour narratrice des récits de vie qui m’ont été confiés, quand je les reliais entre eux pour arriver à la théorisation, que l’empathie a trouvé son ouverture, son exutoire, son sens.

Hélène Piralian (1994) le souligne : une « écriture sacrificielle », s’identifiant totalement aux victimes, ne ferait qu’entériner la toute-puissance des criminels et perpétuer le génocide. Cette identification perpétuerait, en effet, une division manichéenne du monde. Si parler et penser la disparition en tant qu’anthropologue suppose d’entrer dans les sphères de la « catastrophe », dans la pensée de l’autre, cela suppose encore davantage : garder la possibilité de s’en extraire.

Une anthropologie « impliquée »?

Qui dit participation à un processus de transmission dit « responsabilité » : « non seulement parce que cette déchirure affecte notre actualité, mais aussi pour ne pas abandonner le passé naufragé à la mémoire, au rituel ou à la commémoration » (Assayag 2007 : 12). Maria-Adela, soeur de disparu, définit d’ailleurs ma démarche à ses côtés comme une « médiation ». Le témoignage qu’elle me confie fait alors office de contrat implicite de solidarité. Je suis « engagée » dans une chaîne de témoignages qui, si l’on en croit Michel Peroni, « constitue une figure paradigmatique du lien social, morale et dynamique, alternative à celle du contrat » (Peroni 1995 : 264). Le contrat, dit-il, est propre à une société d’individus. Le témoignage serait son équivalent, en Argentine, dans le réseau des droits humains : une médiation au coeur d’un lien social délié par la force.

Si la « disparition forcée » est une forme de « mort sociale », quelle autre « responsabilité », pour des chercheurs du « social », que la restauration préalable d’un lien social minimum, d’une confiance minimale en l’humain? C’est là un préalable indispensable à toute reconstruction du sens. Contrer la tentative génocidaire d’isolement des victimes est le premier pas à franchir dans la lutte contre le silence et le non-dit. C’est ici qu’intervient cette conception de l’anthropologie comme « manière de se mettre aux côtés [de nos interlocuteurs], de travailler auprès d’eux, de faire prévaloir leurs points de vue » (Fassin 1999 : 59) [1].

Aux côtés des témoins de l’horreur, l’on est amené à percevoir, à ressentir progressivement, l’ampleur de cette « disparition » qui nous laisse tour à tour horrifiés, pétrifiés, transis, pantelants, chancelants. Ces témoins nous font partager une « co-naissance » des événements vécus, une « co-naissance » des émotions qui les ont traversés et de l’imaginaire qu’ils se sont construit pour survivre. Le chercheur « lit » véritablement par-dessus l’épaule de ses interlocuteurs. Comme nos interlocuteurs à l’époque où la disparition est survenue, nous la ressentons avant de pouvoir en saisir la logique. Ces émotions transmises et cette plongée progressive dans la nébuleuse sont indispensables à la construction du sens et du savoir anthropologique. Elles constituent le « socle de réalité » de la recherche. Sans elles, les chercheurs déréalisent l’horreur. Ce serait, me semble-t-il, faillir à nos responsabilités.

Ce regard conjoint avec mes interlocuteurs, ces émotions partagées, ont été mes premiers pas vers l’idée d’une « anthropologie impliquée », sans doute effective avant d’être conscientisée.

Rompre l’isolement génocidaire

La disparition est, selon la rhétorique de justification des bourreaux, un moyen de pression politique, une « sale guerre »… prolongeant le politique par d’autres moyens. Or, elle apparaît surtout comme un moyen de scléroser les relations sociales par la terreur et donc, comme un moyen de tuer le politique. Parce que l’on sort du politique, parce que l’on atomise le lien social symboliquement organisé par la parole, la violence du génocide et de la disparition « est indialectisable », insiste Catherine Coquio. « Seul l’univers des mots et du sens, mis à mal dans le passage à l’acte, peut faire sortir de cette pure négativité » (Coquio 1999 : 32). Détruites par la rupture du sens et la manipulation du langage, les familles de disparus n’ont d’autre choix que de commencer par là leur reconstruction. Elles n’ont d’autre choix que de tenter de refaire du politique pour rompre leur isolement. Je n’ai d’autre choix, si je veux les accompagner, que de les accompagner aussi sur la voie de la parole, du langage et donc, sur la voie politique.

L’isolement génocidaire provoque « l’annulation juridique, politique, sociale [des victimes], leur retire toute existence privée et publique, les privant de rôle social, de sentiment de dignité, de vie intime et de parole » (Coquio 1999 : 32). Dans sa dimension politique, l’anthropologie impliquée va répondre à « l’exigence d’une société de se réélaborer à travers le problème de son rapport aux violences extrêmes » (Houillon 2005 : 388). Elle va s’attacher à réarticuler existence privée et existence publique, vie intime et parole donnée. C’est pour aller dans ce sens que j’ai décidé de suivre la volonté de mes interlocuteurs qui, dans leur grande majorité, tiennent à révéler leurs véritables identités – ainsi que celles de leurs proches assassinés. Il s’agit de lutter contre la dépersonnalisation et la massification, de lutter contre le cynisme du Général Videla qui, en 1977 déjà, déclarait publiquement : « Les disparus? Ils n’existent pas. Ils ne sont ni vivants, ni morts. Ils n’existent pas ». Les victimes de la disparition éprouvent donc le besoin d’attester de leur « présence ». Cette « présence », cette « réalité » peut, par ailleurs, avoir le statut de preuve : le crime a bien eu lieu, puisque les éléments dont je témoigne concordent avec d’autres récits.

« Reconstruire le sens », c’est d’abord reconnaître que le crime a eu lieu et reconnaître la spécificité de ses modalités, reconnaître l’existence de ses victimes. Les relations que je construis avec mes interlocuteurs vont donc être faites de « reconnaissance », comprise comme une recomposition du lien social et politique depuis un moment de réciprocité, celui du récit. Puisque la disparition, détruisant le symbolique, base son pouvoir sur le silence et la terreur, cette démarche de reconnaissance me semble devoir se construire à partir des intimités blessées, reconnues tour à tour dans leurs spécificités.

C’est partant de là que l’ampleur du crime – et donc sa portée historique – apparaît, c’est partant de là que les historiens peuvent prendre le relais. La connaissance (historique) découle de la reconnaissance (notamment anthropologique).

Transmettre l’intime pour penser la terreur

Être un anthropologue « passeur » d’intimités, c’est reconstruire petit à petit un sens possible à la catastrophe venue fissurer le social. C’est construire de tout petits liens entre les personnes, entre les événements, s’attacher au détail, au minuscule, à l’intime qui seul pourra révéler l’ampleur de la « catastrophe ». Car le crime contre l’humanité peut être, dans une certaine mesure, traduit par des données « objectives » : 30 000 disparus, 10 000 morts dans les affrontements, un million d’exilés, 500 enfants en bas âge appropriés comme butin de guerre par les militaires et leurs proches, des centaines de camps de torture et de disparition, des dizaines de fosses communes. Mais le crime contre l’intimité, lui, dans sa profondeur et dans sa densité, reste bien plus difficile à appréhender.

Pour un anthropologue, ce sera d’abord Haydée qui mime l’exécution de son fils en la racontant, Carmen qui serre sa fille invisible dans ses bras en se souvenant de leur dernier contact. Ils s’agira de reprendre la logique militante des familles elles-mêmes, qui sur la place de Mai tentent d’exposer de l’intime : des photos, une chemise, un foulard, une déclaration de naissance des disparus viennent, par bribes, figurer l’infigurable. Il s’agit, si l’on en croit Vera, mère de disparue, de « raconter l’histoire des disparus à travers ce qu’il reste d’eux, ce qui serait tangible et visible. Visible pour les autres. […] Ce sont des choses qui confluent dans un fleuve informatif, plein d’émotions, et qui arrivent jusqu’aux gens, qui leur font comprendre ce qui s’est passé ». Les anthropologues amènent la mémoire des gestes, des noms, des paroles, des émotions. Ils se chargent de relayer cette reconnaissance des crimes opérant par le biais du sensible. Si cette logique a été initiée par les familles elles-mêmes, il s’agit d’une anthropologie « partagée », conjointement élaborée, plus encore « qu’impliquée ».

L’anthropologie tisse alors « de tout petits liens » entre les intimités, elle tisse des bribes d’un sens collectif pouvant contenir une foule de variations. Face à la « biopolitique », face à des régimes de type totalitaire, face au massacre, le « petit » intervient comme une « forme de résistance à l’un et au tout » (Laplantine 2003 : 49). Je comprends la démarche anthropologique elle-même comme anti-totalitaire, anti-massacrante, anti-disparitionniste, car elle s’applique, à la manière de Catherine Coquio qui s’inspire de Broch, à « penser l’avenir à partir du passé, le collectif à travers le singulier, l’inhumain à travers l’humain, le “mutisme du meurtre” » à travers la parole rescapée, le passage à l’acte à travers le travail sur la langue ». Cette démarche, nous dit encore l’auteure, revient à « inverser terme à terme l’opération génocidaire : rendre possible une transmission humaine, et par là, sinon une tradition commune, une communauté viable » (Coquio 1999 : 60).

Face au déni, à la dépersonnalisation de l’autre, à son effacement, il s’agira de s’engager sur la voie du personnel, de l’intime, afin de rappeler que ces crimes contre l’humanité ont d’abord touché des intimités, des personnes vivantes liées à d’autres personnes vivantes. C’est cela, le « sens » de la disparition.