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Comment se laisser saisir par ce qui échappe en tant que cela échappe, non pour en combler le vide mais pour permettre au mouvement de la vie de se poursuivre et de se relancer?

Corin et al. 2008 : 53-54

Il est fréquemment souligné, en ce qui concerne la mémoire des atrocités, à quel point celles-ci sont en partie, sinon totalement, indicibles : il n’y aurait pas de mots pour traduire l’expérience d’un viol, d’un massacre, ou de toute autre forme de violence[2]. Or, bien que de nombreux survivants témoignent de la frustration ressentie de ne pouvoir traduire en mots l’ampleur de l’horreur vécue, « l’indicible est dit », rappelle Alessandro Portelli (1997 : 143, italiques dans l’original). Les victimes d’atrocité donnent voix aux souffrances endurées, produisent des récits sur ce qu’elles ont vécu. Certes, ces mises en mots comportent le plus souvent des silences. Toutefois, si on leur prête l’oreille, aurais-je appris en analysant ceux de Mateo, on peut parfois en saisir davantage sur la signification de cette violence que des récits eux-mêmes.

Âgé de 62 ans, Mateo Ramos Paiz est le seul témoin oculaire du massacre de la finca[3] de San Francisco, qui fut commis par l’armée guatémaltèque en juillet 1982. Avant la mort brutale des siens, me rapporta-t-il lors des nombreuses conversations informelles que nous eûmes au cours de mes recherches en 2004, il s’était particulièrement investi dans les différents processus d’autonomisation que connaissait alors sa communauté – dont le principal fut l’acquisition des terres de Yulaurel, village où lui et les autres survivants du massacre de San Francisco résident depuis leur retour d’exil au Mexique. Lorsque je le rencontrai pour la première fois, Mateo analysa pour moi la situation socioéconomique des siens, en insistant sur les conditions de travail difficiles qu’ils connaissaient dans les haciendas mexicaines, où plusieurs des habitants de son village se rendent quotidiennement afin de gagner de quoi compléter leurs maigres revenus agricoles. « Il vaut mieux, comme moi, ne travailler qu’à son compte », conclua-t-il. C’est-à-dire, dans le contexte socioéconomique des Hautes Terres guatémaltèques, ne se consacrer qu’à la culture de ses champs. Puis Mateo aborda le sujet de l’ancienne finca de San Francisco, m’expliquant qu’étant donné la situation d’exploitation qu’ils y connaissaient, lui et les siens avaient tenté de la racheter à son propriétaire. En me rapportant le refus de ce dernier de la leur vendre, il me fit alors part des démarches qu’ils avaient entreprises pour acquérir les terres de Yulaurel, et des difficultés qu’ils avaient alors rencontrées lorsqu’ils commencèrent à les cultiver, étant donné les multiples moustiques infectés de malaria qui s’y trouvaient. Après plusieurs voyages onéreux à la capitale, m’expliqua Mateo, ils avaient toutefois réussi à convaincre un agent du gouvernement de venir arroser leurs terres d’insecticides, et lui et les siens avaient alors pu commencer à venir s’y installer. « Or à peine avions-nous commencé à y construire nos nouvelles maisons, conclut-il, que nous dûmes fuir pour le Mexique ».

Mateo ne poursuivit pas son récit du passé en abordant l’expérience du massacre, mais en reprit plutôt le fil en revenant sur le processus d’acquisition foncière de Yulaurel –insistant cette fois sur l’appui qu’ils avaient reçu du propriétaire de la finca de San Francisco pour leur achat.

Deux jours après notre première rencontre, alors que mon collègue accompagnateur[4] et moi étions assis sur le perron de l’école où nous avions nos quartiers, Mateo vint s’asseoir à nos côtés pour bavarder. Il reprit alors son propos portant sur la situation d’exploitation que les ouvriers-résidants vivaient au sein de la finca de San Francisco, sur leur désir de la racheter à son propriétaire, et sur l’appui ensuite reçu de ce dernier pour l’acquisition des terres de Yulaurel. Puis, examinant le livre que j’étais en train de lire avant qu’il ne vienne nous parler, Harvest of Violence : The Mayan Indians and the Guatemalan Crisis (Carmack 1988), il m’expliqua rapidement qu’il souffrait aujourd’hui de susto[5], que sa tête était en train de se décomposer, et qu’il oubliait de plus en plus de choses. Me remettant mon livre, il conclut en me confiant qu’il aimerait bien comprendre les causes de la violence. Je lui demandai alors s’il avait entendu parler des commissions de vérité[6], ou s’il avait eu connaissance de leurs rapports. Il me répondit savoir qu’elles avaient eu lieu, mais toujours ignorer leurs conclusions. Mon collègue, Pierre, lui demanda alors pourquoi il n’assistait jamais aux réunions qu’organisait le Centre pour l’action légale pour la défense des droits humains (CALDH), une ONG qui coordonne une poursuite juridique contre ceux qui orchestrèrent les quelque 600 massacres que commit l’armée entre 1981 et 1983, dont celui de San Francisco. Dans ces réunions, entre autres choses, cette organisation vulgarise les conclusions des rapports des commissions de vérité. Mateo répondit qu’il ne venait pas parce que, le moment venu, soit il ne se sentait pas suffisamment bien pour ce faire, ou soit il avait tout simplement oublié qu’il y avait réunion, sa mémoire étant de plus en plus défaillante. « Je pense que c’est à cause du susto dont je souffre », affirma-t-il. Après quoi il nous confia :

Après que les gens de San Francisco s’étaient fait massacrer [et que je décidai alors de m’enfuir du bâtiment où je me trouvai encore, caché sous les corps d’hommes morts], l’armée me poursuivit, et j’entendis alors leurs balles siffler tout près de mes oreilles. J’ai couru. Je pensais que j’allais mourir. Mais grâce à Dieu je ne suis pas mort. (Silence). J’ai longtemps fait des cauchemars : j’avais peur que l’armée ne vienne me chercher dans mon lit. Là je suis plus tranquille mais je continue d’oublier. Quelqu’un du CALDH m’a dit que [cette perte de mémoire] devait être due à la grande frayeur que j’ai ressentie devant cette violence. Une frayeur qui aurait affaibli mon cerveau.

Mateo, Yulaurel, février 2004

Ce fut l’unique fois où Mateo me fit spontanément part de son expérience du massacre. Quatre mois plus tard, au moment où, dans le cadre de la série d’entretiens que je menai avec les habitants de Yulaurel en juin 2004, je demandai à Mateo quand les problèmes avaient commencé à San Francisco, espérant ainsi l’amener à ce qu’il me narre à nouveau son expérience du massacre, il me répondit en me faisant part de ce qui les avaient motivés, lui et les siens, à acheter les terres de Yulaurel, insistant à nouveau sur l’exploitation vécue sur la finca et les difficultés qu’ils avaient rencontrées une fois leur nouvelle propriété acquise, y compris le paludisme. Lorsque je lui redemandai de me préciser comment les problèmes avaient commencé à San Francisco, espérant toujours l’amener à ce qu’il me parle de son expérience du conflit civil armé, il me rétorqua « Quels problèmes? » Lorsque je lui répondis « le problème de la guerre, les guérilleros… », il me raconta alors de manière confuse les délibérations que lui et les siens avaient eues avec les rebelles. D’abord, Mateo m’expliqua que c’étaient eux, les guérilleros, la source du problème. Ils avaient tenté de convaincre les ouvriers de San Francisco qu’ils se joignent à leur rébellion en « cessant de faire vivre leur patron ». Mateo me précisa que les habitants de San Francisco leur avaient toutefois rétorqué préférer rester en bons termes avec lui, ce dernier les ayant appuyés dans leurs démarches pour l’acquisition des terres de Yulaurel. Or, dans ce même propos, Mateo suggéra également que lui et les siens avaient aussi considéré avec sérieux la stratégie d’autonomisation proposée par les guérilleros, mais tout en leur disant qu’ils espéraient qu’ils savaient ce qu’ils faisaient, les risques d’une répression armée étant des plus élevés.

Lorsque je suis revenue au Guatemala en 2006 pour y compléter mon enquête de terrain, Victor (pseudonyme), un ancien guérillero, aujourd’hui directeur d’une association oeuvrant pour la défense des droits des victimes du conflit civil armé guatémaltèque, m’annonça que Mateo était mort. Mais lorsque je lui demandai des détails sur le décès de ce dernier, il me précisa qu’en fait il n’était pas tout à fait mort, mais qu’il avait perdu la mémoire, c’est-à-dire, plus exactement, qu’il ne se rappelait plus du massacre des siens. Sitôt arrivée à Yulaurel, je reçus toujours sur le parvis de l’école, la visite de Mateo qui, ne me reconnaissant guère, me posa quelques questions pour (re)prendre contact avec moi. Puis, ces formalités échangées, il enchaîna aussitôt sur les nombreux moustiques porteurs de malaria dont ils avaient souffert, ces premières années où lui et les siens avaient commencé à cultiver les terres de Yulaurel. Mais après quelques jours, je me rendis compte que Mateo avait non seulement évacué de son récit du passé le massacre des siens, mais également tous les dilemmes insolubles qui l’avaient précédé eu égard à leurs rapports ambigus avec la guérilla.

Le susto, comme mode de lecture des effets de l’expérience d’un massacre dans le présent de ses survivants, n’est pas seulement véhiculé par des organisations telles que le CALDH, ou approprié par des rescapés comme Mateo. Comme le soulignent Didier Fassin et Richard Retchman (2007), cette interprétation pathologisante des souvenirs, ou de l’oubli, de l’expérience directe ou indirecte d’évènements « hors du commun », ne serait pas propre au contexte guatémaltèque. Dans les travaux savants, comme dans le discours profane, la notion du « traumatisme » (c’est-à-dire une catégorie diagnostique proche de celle, latino-américaine, du susto) serait devenue une « vérité partagée » ; l’intervention des psychologues et des psychiatres sur le théâtre des guerres et des catastrophes, des violences extrêmes ou ordinaires, un des principaux effets pratiques de ce nouveau « régime de véridiction » ; et « libérer la parole des victimes », le modus operandi de l’intervention humanitaire en situation post-conflit ou post-désastre.

Or le récit de mes interactions avec la mémoire de Mateo témoigne non seulement des limites d’une lecture de cette mémoire en termes de « trauma ». Il suggère également la violence potentielle d’une intervention post-conflit essentiellement centrée sur une libération de la parole des « victimes ». Certes, il est fort probable que d’un point de vue strictement psychologique, « l’oubli » de Mateo constitue une « réponse normale à une situation anormale » (selon les critères du diagnostic psychiatrique du traumatisme). Toutefois, à la lumière des conversations et de l’entretien que j’ai eus avec lui, j’aimerais suggérer une lecture complémentaire de son « oubli ». Cette analyse mettra en exergue comment le susto de Mateo, et plus largement le « traumatisme » des victimes de violence, s’ils énoncent une vérité de l’humain faisant face à une situation « extraordinaire », le font au détriment d’autres registres possibles de qualification et d’action. Il s’agit d’une zone d’ombre que seule une prise en compte des non-dits de l’expérience de violence permet de mettre en lumière, avant de les qualifier d’« oubli ».

Selon Michael Pollack (2000 [1990]), le silence d’une majorité des survivants d’Auschwitz devrait être lu non pas comme un « oubli » de l’expérience concentrationnaire, mais comme un mode de gestion de la mémoire des camps, étant donné les possibilités limitées d’en rendre compte. Des possibilités que cet historien, en réaction aux thèses du psychanalyste Bruno Bettelheim, s’attache à situer au-delà des seules capacités individuelles (psychiques) d’une mise en mots de l’indicible, en interrogeant plutôt les conditions sociopolitiques qui appuient et/ou contraignent la prise de parole des rescapés. Ce que disent et taisent les survivants d’Auschwitz, soutient Pollack, relèverait autant de l’image de soi qu’ils veulent sauvegarder et projeter, que des différentes définitions légales et politiques qu’a connues le statut de « rescapé » dans divers contextes politiques.

Au Guatemala, la reconnaissance sociale et politico-légale des survivants des massacres opère principalement à travers l’identité de « victime ». Dans les premiers témoignages qu’ils confièrent deux mois après le massacre de San Francisco à un anthropologue travaillant pour Amnistie Internationale, certains survivants évoquèrent le sentiment d’avoir été persécutés parce que leur communauté était en train de s’affranchir du système féodal au travers duquel l’élite guatémaltèque désirait continuer de les exploiter (Vanthuyne 2008). Mais ne pouvant économiquement se permettre de mettre en jeu les réparations auxquelles ils ont droit en tant que victimes du conflit, la quasi totalité de ces survivants ne se constitue plus aujourd’hui comme les acteurs d’un processus d’autonomisation qui entretint un rapport particulièrement complexe avec la guérilla. La révélation de leur implication politique passée pouvant compromettre la reconnaissance de leur statut de « victime » (le gouvernement ayant rejeté « la vérité » du génocide qu’établirent les commissions de vérité), ils en sont plutôt venus à s’approprier l’offre identitaire du CALDH[7], et à se construire comme les victimes innocentes d’un conflit qui opposa deux forces leur étant étrangères. Mateo excepté.

Des démarches effectuées pour l’obtention du titre des terres de Yulaurel à son refus actuel d’aller travailler dans les haciendas mexicaines, la trajectoire biographique de Mateo est principalement celle d’une quête de son autonomie : Mateo n’a de cesse tout au long de sa vie de chercher à s’approprier le plein contrôle de son existence, en proposant d’acheter la finca à son propriétaire, en négociant l’acquisition des terres de Yulaurel, et en ne travaillant aujourd’hui que pour son propre compte. Or, le conflit civil armé exigeant une lecture en termes d’une situation que les habitants de San Francisco auraient passivement endurée, les modes dominants de la mise en récit du passé entrent en flagrante contradiction avec cette manière propre qu’a Mateo de donner sens et direction à sa vie. Mateo, jusqu’à son « oubli » du massacre des siens, aimerais-je proposer, aurait plutôt continué d’en parler, mais avec hésitation et méfiance, étant donné le contexte discursif dominant, en faisant état des dilemmes insolubles dans lesquels il s’était trouvé comme acteur. Au récit simplificateur d’une guerre qui opposa deux forces armées qui leur étaient étrangères, Mateo propose plutôt celui d’un drame complexe dans lequel il avait été impliqué. Mais faute d’interlocuteurs, voire d’une reconnaissance sociale et politique plus large de la complexité historique du conflit civil armé, Mateo aurait fini par se taire et par mettre complètement de côté et le massacre des siens, et ses interactions avec la guérilla, pour plutôt se centrer, dans son récit du passé, sur ses démarches auprès des autorités gouvernementales pour l’acquisition des terres de Yulaurel et leur assainissement contre la malaria.

« Mateo est mort », m’annonçait Victor en 2006. Certes, Mateo n’était pas encore décédé, mais sa mort sociale, ainsi que son « oubli » du massacre des siens, révélaient tout de même comment la « victimisation » des survivants sur laquelle le CALDH met l’accent peut à la fois reproduire le mythe historique et raciste de l’Indien passif, d’une part, et rendre tabou toute discussion portant sur le rôle de la guérilla dans le conflit, d’autre part. Or cette discussion est nécessaire à la démocratisation du Guatemala, qu’entend justement favoriser cette association (Vanthuyne 2007) : non pas pour incriminer les guérilleros d’avoir « provoqué » la violence armée, comme l’a fait l’anthropologue David Stoll (1993 ; 1998), mais pour permettre des échanges critiques et constructifs entre civils et anciens guérilleros. En raison de l’extrême violence dont ils furent victimes, la guérilla les ayant laissé sans défense, les survivants des massacres auprès desquels j’ai mené mes recherches refusent aujourd’hui de s’en remettre aux autres, que ce soit au gouvernement ou aux ONG telle le CALDH. Or, si l’objectif de ces organisations est de favoriser la démocratisation « par le bas » du Guatemala, il est nécessaire qu’elles se mettent à l’écoute des silences de ceux dont elles entendent faire des « citoyens ». Il en va autant d’une reconnaissance véritable des capacités d’action des sujets de leur intervention que d’une meilleure compréhension de ce qui entrave la démocratisation et la participation politique espérées.

It is often considered the task of historiography to break the silences that announces the zones of taboo. […] I have myself found this a very complicated task, for […] we may end by using our capacity to « nearth » as a weapon.

Das 2007 : 5

Comme le suggère ici Veena Das, les militants pour la défense des droits des victimes ne sont pas les seuls qui, de par une action trop étroitement centrée sur la dénonciation publique de violences passées, courent le risque de taire d’autres types de discours sur celles-ci. Soucieuse de documenter les évènements du conflit civil armé le plus rigoureusement possible, j’ai moi-même, à l’occasion, espéré vaincre le silence de mes informateurs. En témoigne cet extrait d’entretien avec Mateo, rapporté ci-dessus, où j’insistai pour qu’il me narre son expérience du conflit civil armé.

La position que nous devrions adopter, comme anthropologues, face aux silences de la violence politique, n’est jamais facile à déterminer, deux dangers nous guettant. D’un côté, souligne Cécile Rousseau, nous pouvons « désirer éviter toute retraumatisation en tentant, autant que faire se peut, de ne pas toucher le sujet » (1994 : 14). Mais cette position peut insidieusement nous amener à participer au renforcement du déni social qui entoure, en général, les évènements violents. De l’autre, continue Rousseau, nous pouvons désirer en savoir davantage sur ces évènements afin d’être en mesure de les documenter le mieux possible. Or le danger de cette deuxième position est à la fois « la souffrance psychique à laquelle les sujets peuvent être soumis, à cause de la reviviscence possible du traumatisme, mais […] aussi l’ambiguïté de la position du voyeur, une position qui instrumentalise la souffrance de l’autre en en faisant un objet d’étude » (Rousseau 1994 : 14).

Mon expérience de terrain auprès de Mateo m’aura enseigné deux leçons essentielles pour la recherche en situation post-conflit : que la curiosité qui nous anime comme chercheur peut nous rendre aveugles au désir des acteurs de demeurer silencieux sur certains évènements. Mais surtout, que le silence ne devrait pas être traité comme un obstacle à la connaissance mais au contraire, comme une donnée essentielle de celle-ci. Ethnographier les non-dits de Mateo m’aura en effet permis de saisir les autres significations que peut revêtir le verbe « survivre » en dehors du cadre mémoriel dominant de la « victime innocente d’un génocide ».