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Cet ouvrage, dans une collection de haut niveau dirigée par Daniel Mercure, reprend certaines des conférences présentées à la séance plénière du XVIe congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française tenu à l’Université Laval en juillet 2000. À cette occasion d’ailleurs, Daniel Mercure a été élu à juste titre président de cette association. Cet ouvrage, comme c’est souvent le cas avec des collectifs, réunit des textes d’inégale qualité. Le thème à la mode : (globalisation, mondialisation, etc.) a déjà donné lieu à d’innombrables écrits, du plus pertinent au plus loufoque. Cet ouvrage se démarque par la profondeur et la diversité des analyses.

Toutefois, certains thèmes ressortent tel celui, bien entendu, de la mondialisation. En introduction, Daniel Mercure s’attache à situer le contexte historique et sociocritique du débat, pour en signaler par la suite quelques transformations clés : libération des marchés et des devises, déréglementation, etc. Faisant sans doute écho au texte de Michael Smith, apparaissant dans le même ouvrage, il conclut que si l’on peut observer de nombreux bouleversements, il est trop tôt pour prédire une mutation en profondeur du système capitaliste. La polysémie du terme ne fait plus de doute. Guy Rocher a bien raison de renvoyer à de multiples mondialisations, trois ou quatre, selon lui : les mondialisations politique, économique, culturelle et juridique qu’il décrit bien. Il s’agit bien d’un phénomène pluriel, renchérit-il, à la fois réalité, idée et projet, que la sociologie doit « déconstruire ». Immanuel Wallerstein, pour sa part, revenant sur sa théorie du système-monde, ne partage pas l’opinion de certains coauteurs de l’ouvrage et écrit que ce système est « en désagrégation », que l’effondrement du système capitaliste est imminent, issue d’une longue lutte entre ceux qui profitent des inégalités entre hommes et nations, et les tenants d’une voie plus égalitaire et démocratique ; il signale toutefois que cette issue est incertaine, ouverte sur l’histoire. Un texte de Boaventura de Sousa Santos aborde un thème important : la résistance à la globalisation passe souvent par le développement d’initiatives locales et la préservation d’espaces de sociabilité. L’articulation du global et du local produit, on le sait, de multiples effets pervers, l’article donne l’exemple du localisme globalisé (comme la globalisation de la musique populaire américaine) et du globalisme localisé (comme la déforestation et le pillage des ressources naturelles) ; la résistance viendra de la globalisation antihégémonique, visible dans la démocratie participative, les productions alternatives, le multiculturalisme, etc. Signalons également le texte de François Ascher sur la nouvelle métropolisation, sur les enjeux culturels et politiques issus des nouvelles villes, hybridées par la globalisation, mais tentant de retrouver des assises et différences locales.

À l’ère de la globalisation, les analyses globales sont de mises auxquelles le temps et l’espace d’un livre ne permettent pas toujours de rendre justice.

Les notions de modernité et d’inégalités traversent quelques textes clés ; ce sont d’autres thèmes porteurs de l’ouvrage. Sur le sujet, je citerai l’article de François Dubet. Il souligne la double face de la modernité, l’une posant le triomphe annoncé de l’égalité dans les sociétés modernes (les inégalités ne constituant que des imperfections ou des injustices surmontables, c’est la thèse de Tocqueville), l’autre rappelant le caractère fondamentalement inégalitaire des sociétés capitalistes (c’est la thèse de Marx). Certes, écrit Dubet, on relève une certaine démocratisation dans la consommation, dans l’accès au loisir et à la culture ; mais, ajoute-t-il, de nouvelles inégalités sont nées des transformations bien connues du marché du travail. Ces inégalités ont été multipliées par l’accès ou non à un emploi stable, par les classes d’âge, l’appartenance à une communauté culturelle, le niveau d’éducation, etc.

La notion d’identité constitue un autre thème qui ressort des textes publiés, même si elle a déjà donné lieu à des travaux marquants sur la lancée des écrits de Giddens. La recomposition des identités locales dans le processus de globalisation, les tensions entre les communautés locales et la société-monde, les redéfinitions des appartenances sur la base de l’histoire ou des conflits actuels, la question des identités autochtones à travers le temps, le poids des croyances religieuses dans la résistance à la mondialisation, autant de thèmes traités notamment par Tanella Boni, Denys Delage et Danielle Hervieu-Léger.

On ne peut évidemment passer sous silence la question des mutations du travail, dont François Dubet a souligné le rôle dans la construction des nouvelles inégalités. Il faut d’abord citer le texte critique de Michael Smith, qui remet en question, chiffres à l’appui, le rôle réel de la mondialisation sur les transformations du marché du travail . Sa conclusion est qu’il existe très peu de données fiables qui confirment les effets disruptifs de la mondialisation, que ce soit au regard des échanges commerciaux, des emplois, des salaires ou des taux de chômage ; il ajoute que « la nouveauté des processus associés à la mondialisation est probablement exagérée ». À l’opposé, un chercheur latino-américain, Juan Castaingts-Teillery, rappelle l’inégalité des forces en présence dans le commerce international, l’échange asymétrique issu de la domination des monopoles et des monnaies subordonnées. Georges Murray rappelle à son tour que la concurrence accrue, la rapidité avec laquelle circule l’information, entre autres choses, ont forcément des conséquences sur le monde du travail, dont les résultats dépendent du jeu de pouvoir des acteurs et de leurs stratégies d’adaptation ; il existe donc une certaine marge de manoeuvre dans le flot de la mondialisation. Sur le même thème, Renaud Sainsaulieu avance trois conséquences de la mondialisation : des choix brutaux en matière de travail dont souffrent les salariés, la recomposition des métiers, la prise en compte des identités au travail pour retenir les employés.

Au passage, d’autres institutions sont aussi considérées, comme dans le texte de Céline Saint-Pierre sur les défis posés à l’institution scolaire. Celle-ci, bien entendu, « occupe une position stratégique au sein des diverses tensions qui caractérisent la société-monde ». Pour contrer des visées uniquement utilitaristes de la formation, la marchandisation de l’école, Il faut éduquer autrement, écrit-elle, c’est-à-dire éduquer à la citoyenneté dans un projet qui va au-delà de la simple transmission des savoirs et favorise la diversité des points de vue, le respect de l’autre, la construction des identités personnelles et la participation communautaire.

Il n’est pas possible de rendre compte de la diversité des contributions ; je signale toutefois une dernière section, lieu de la tenue du congrès oblige, sous l’égide des deux associations canadiennes de sociologie (l’Association canadienne des sociologues et anthropologues de langue française et la Société canadienne de sociologie). On y lira un texte d’Ann Denis, qui fait un survol des problématiques féministes reliés à la question de la mondialisation, autant au plan théorique que pratique, et un autre de Raymond Breton, sur les difficultés de « gestion » dans un contexte de pluralisme culturel.

C’est le mérite de nombreux textes que d’ouvrir les débats, de poser des hypothèses, d’exposer des arguments et parfois d’offrir une solide synthèse. Il peut arriver que la rapidité des présentations et des argumentations laisse le lecteur sur son appétit. Heureusement, si aucune bibliographie n’accompagne les textes, ceux-ci sont en revanche truffés de notes de bas de page renvoyant à des auteurs et à des ouvrages qu’ils nous ont donné le goût de lire.