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« Historiques et mémorables », tels furent les pompeux qualificatifs utilisés lors de la cérémonie de clôture des xxive Jeux olympiques de Sydney par Juan Samaranch, le président du Comité international olympique (CIO), pour qualifier l’impeccable « organisation phénoménale » (Guay, 1993, p. 109) du SOGOG[1]. Pourtant l’histoire olympique ne doit pas se résumer à cette seule vision axiologique sur les valeurs organisationnelles et fonctionnelles des organisateurs wallabies, si intangibles soient-elles, car un autre fait marquant, avéré mais si peu relaté, aura immortalisé la consécration du sport-spectacle sur le sport lui-même. En effet, pour la première fois dans l’histoire de l’olympisme, le nombre des journalistes a été le double de celui des athlètes[2] : il y avait à Sydney deux journalistes pour un athlète. Depuis les Jeux de Barcelone en 1992, le contingent journalistique s’est accru de plus de 30 %, soit trois fois plus que celui des athlètes qui étaient de 9 368 pour l’édition de 1992 contre 10 600 en 2000[3]. Parmi ces 20 776 journalistes, 11 900 dépendaient exclusivement du secteur télévisuel, pour seulement 5 091 pour la presse écrite. « Aujourd’hui les médias, c’est la dictature de l’immédiateté, du direct, du temps réel. Le grand rêve de la communication est de réunir des foules immenses dans une émotivité chaude et partagée dans un temps donné, comme la Coupe du Monde football, les J.O. » (Bougnoux, 2000)[4]. Dans l’Hexagone, cette dictature de l’immédiateté pour les Jeux olympiques, pourtant peu avantagée par le décalage horaire des antipodes, s’est effectivement exercée sur les plus grandes chaînes hexagonales : France 2 et 3, Canal + Prémium et Canal vert – devenu Canal Olympique – et Eurosport. Le sport événementiel, à l’instar de la musique, a, d’une part, la capacité à mobiliser le public et les médias, et l’émotion qu’il dégage renforce sa médiatisation (Ferrand, 1993, p. 293). D’autre part, il déclenche l’extension du public au-delà du cercle des amateurs[5] et contribue à renforcer le règne de purs professionnels, acteurs indissociables du sport-télé (Bourdieu, 1980, p. 184). Ces « nouveaux professionnels » ne se définissent pas tant par rapport à une fonction clairement identifiée, acteurs-vedettes du sport-spectacle, mais davantage parce qu’ils évoluent dans un système, celui du « sport-TV », touché par la grâce des innovations technologiques et par la profusion des supports (chaînes télés) dans des bouquets numériques transcontinentaux (Alter, 1993, p. 185). Ils se trouvent ainsi au carrefour de deux caractéristiques majeures du sport-TV : la conception et l’exécution du jeu par elles-mêmes, puis sa transformation et sa valorisation par l’opérateur. La télévision dispose d’une ressource essentielle : elle conjugue sa collaboration de façon directe avec les acteurs du sport-TV puis met en scène sa propre conception de la réalité des faits, sans les trahir ni les pervertir. Simplement, elle les améliore, les valorise, les explique, les justifie (Alter, 1993, p. 187). Alors, doit-on parler de « Jeux olympiques » ou de « Jeux cathodiques » ?

La perception bivectorisée du sport par le spectateur et le téléspectateur

Qui fait vivre le sport d’élite ? Les sportifs, les télévisions, le public, les sponsors ? C’est toute l’importance du rapport du sport in abstentia (hors stade) à celui du sport in praesentia (dans le stade) dans le système des sports modernes qui soulève une problématique majeure. Force est de reconnaître qu’en dehors des Jeux olympiques, de nombreux sports survivent plutôt qu’ils ne vivent. La légitimité d’une discipline, culturelle et économique, dépend de plus en plus de son exposition télévisée – numérique et hertzienne – tout comme de son audience. En attendant celle du Net[6]. D’ailleurs, pour Juan Samaranch, président du CIO depuis 1980, les Jeux olympiques ne sont pas seulement faits pour les spectateurs : « Les Jeux ne sont pas destinés aux quelques 80 000 spectateurs qui sont dans le stade mais à toute la planète, et sans les médias nous ne pouvons rien ».[7] Le sport, du moins certains sports, envahissent ainsi les écrans au point que son « temps réel mondialisé défile devant nous comme une bande de Moebius, sans commencement ni fin » (Koselleck, 1996). La télévision « sémaphorise » le sport, le sport-TV habite notre temps.

Pourtant, la télévision a un effet contradictoire sur l’affluence dans les stades (Defrance, 1995, p. 50) ; elle ne vampirise pas, bien au contraire, elle aimante. Ainsi, certains clubs de football limitent le nombre de leurs abonnés pour ne pas jouer tout un championnat à guichets fermés. Le public n’a jamais été aussi nombreux dans les stades de football[8], de rugby[9], sur les circuits de F1, dans les Palais des sports pour la boxe, la danse, le super-bike… D’aucuns parleront d’un « effet vitrine ». Cependant, ce commensalisme sport in praesentia et sport in abstentia, est-il vraiment sincère ? Les spectateurs lambdas qui remplissent les gradins – et pas les loges VIP ou présidentielles – sont-ils seulement des spectateurs ou des acteurs au service du spectacle in abstentia et de son producteur, la télévision ? Les clubs de supporters n’apparaissent-ils pas, par une mise en scène spectaculaire idéale, pour imprégner le téléspectateur d’une émotion réelle et sensible, comme un décorum populiste qui égaie la messe collective du sport d’élite ? L’objet (le match) et l’image (du match), le monde « objectal » du stade et le monde « imaginal » de la télévision participent à une « attitude groupale » (Maffesoli, 1992, p. 169), à une « âme de groupe » (les passionnés du sport), mais le « je » (du spectateur et celui du téléspectateur) est-il contingent à un tout, à un ensemble, à un « collectif de pensée » conformiste et univoque ? Y a-t-il une authentique relation de mutualité entre le spectateur et le téléspectateur (Jacques, 1992, p. 199) ? Là réside aujourd’hui toute la difficulté de penser une « culture sportive » du public sans éviter une profonde ambiguïté : celle qui consiste à imaginer que tous ceux qui regardent un sport, le ressentent de la même façon. Il n’y a pas un public mais des publics, in-praesentia et ex-praesentia, qui n’ont ni la même façon de s’engager dans le sport qu’ils ont choisi de suivre, ni la même manière de le vivre et de le percevoir. Certes, ils participent de diverses manières à « un monde des sports » (Defrance, 1995, p. 50), mais la conception culturelle de chacun de ces publics, dans le sens de façonner des attitudes et des comportements qui en viennent à faire partie de l’intériorité des personnes au point même de devenir inconscients (Guay, 1993, 111), permet d’appréhender les relations sport-stade-spectateur et sport-télévision-téléspectateur selon des relais polarisateurs et transformateurs, complexes et différents. Le supporterisme et la partisannerie liés à la rhétorique violente ou l’exaltation, c’est-à-dire celui du sport-stade-spectateur (Bromberger, Hayot et Mariotinni, 1995) ; la convivialité, la réflexion, le recul et l’analyse en ce qui concerne celui du sport-télévision-téléspectateur (Morin, 1984, p, 285).

Aussi, subséquemment à la construction d’un « champ des pratiques sportives », puis à celle d’un « champ du spectacle sportif », il est temps aujourd’hui de considérer la perception populaire du sport comme un nouveau champ : celui d’un « champ du public des sports ». La perception d’une pratique sportive, par différents moyens de lecture, ne conduit pas à une lecture homogène de cette pratique, mais hétérogène. Si cette lecture relève de l’organisation d’un sport, de sa pratique et de sa diffusion, elle dépend principalement de la manière dont est vécue la perception de sa diffusion. La contamination émotionnelle, impulsée par l’ambiance dans le stade, a un effet d’agrégation, mais la diffusion d’un match n’est pas une mono-diffusion pour le spectateur, elle est une multi-diffusion en temps réel, vécue et ralentie pour le téléspectateur, qui éclaire la dialectique entre la réalité du match et son épanouissement – l’habillage du match dans sa diffusion (Maffesoli, 1992, p. 113-123). La transmutation du réel et du fictif par la télévision en spectaculaire (dans le sens de l’imaginaire, du réel sans fin) confère en effet une puissance quasi magique au téléspectateur qui, dans le confort du monde conditionné (normatif), participe à l’inconditionné (descriptif ; Cazeneuve, 1974, p. 337). Cette perception bivectorisée, du spectateur et du téléspectateur, autorise à envisager une « culture sportive in praesentia », différente d’une « culture sportive in abstentia » (ou « culture du sport-T »), car les systèmes permettant de communiquer n’ont pas la même valeur existentielle, et ne participent pas à la constitution d’un même savoir (Morin, 1984, p. 347). Chaque type d’individu (spectateur ou téléspectateur) a aussi sa propre façon d’intérioriser et de vivre sa culture sportive, tout en étant profondément marqué par elle (Kardiner, 1969). L’acculturation du système sportif américain d’élite, avec la domination structurelle de la télévision, « si les médias n’existaient pas, on peut se demander s’il existerait des sports aux États-Unis » (Bertrand, 1987, p. 213), notamment sur le système olympique et sur celui des sports professionnels en Europe[10], s’inscrit dans ce processus d’une culture différenciée. Cela souligne que la télévision véhicule sa propre image du sport, laquelle est déstructurée par rapport à son image réelle (Morin, 1984, p. 348). La vision de l’authentique est ainsi divergente dans sa distributivité cathodique.

Les temps différenciés du sport et du sport-télé

C’est cet événement-information de relation différentielle de la lecture d’un match, d’une épreuve, d’une compétition qui pose problème. En effet, un spectateur ne vit pas le même match, la même épreuve, le même combat qu’un téléspectateur. Le temps ordinaire dans lequel évolue le spectateur est un temps qui ignore le temps vécu dans lequel est invité à prendre place le téléspectateur. Le temps vécu supplée le cours courant des actions, il se perpétue dans un instant beaucoup plus long que les actions réelles et présentes, en les restituant au téléspectateur, en y incluant le temps précédent (Barrau, 1996, p. 118). Le temps présent dans le sport est fait de temps creux ou de temps morts, le temps présent du sport à la télévision est fait de temps pleins ou dynamiques. Le temps de jeu dans le sport n’est jamais effectif[11]. Le temps du jeu n’a donc pas la même consistance et la même plénitude que le temps de la retransmission télévisée. Si le temps à la télévision, dans d’autres domaines comme par exemple les débats, les émissions littéraires et les talk-shows, est « une denrée rare » et pose le problème majeur du rapport entre la pensée et la vitesse du temps : « Est-ce qu’on peut penser dans la vitesse ? » (Bourdieu, 1996, p. 30), le sport à la télévision est privilégié. Il se conjugue en temps réel, en temps passé et en temps ralenti. Si la vitesse du temps concerne le spectateur, elle n’engage nullement le téléspectateur. Celui-ci évolue dans le temps présent et le temps vécu, le temps concret et le temps ralenti. Cette symbiose passe effectivement par des décélérations temporelles, qui permettent de savourer les temps forts du temps réel ad infinitum et de dépasser l’incompris ou l’imperceptible. Notamment par des ralentis multiples et différenciés selon plusieurs plans, ceux pris de la tribune centrale[12], mais aussi les plans de derrière les buts, dans les buts (de hockey-sur-gazon aux J.O. par exemple), au-dessus des paniers (en basket), opposés, du ciel, latéraux, latéraux glissants, sous-marins (en natation durant les J.O.), etc.

Cette authentique construction artistique, qui fait du réalisateur, pas seulement un technicien hautement qualifié, mais un chef d’orchestre[13], ne cesse d’accroître ses capacités à innover, avec chaque année de nouveaux moyens techniques. Cette nouvelle technologie est prépondérante dans l’habillage communicationnel (son et image). Celui-ci se réalise au moyen de techniques comme la loupe (une caméra suit précisément un joueur), la palette (une action est disséquée, éclaircissant le positionnement des joueurs et leur interprétation du jeu), le tracé virtuel (un cercle, lors d’un coup franc, délimite parfaitement la zone interdite aux défenseurs, une ligne précise si un joueur est hors jeu ou pas), l’image dédoublée (lors d’un saut, le geste technique de deux athlètes n’est plus analysé simultanément, mais conjointement, par superposition de l’image), la deuxième image dans l’image ou deux écrans en un (ce qui permet de percevoir les attitudes d’un entraîneur en même temps qu’une action de jeu), le bloc-notes (un téléspectateur qui arrive en retard après le coup d’envoi, zappe sur le bloc-notes, qui lui diffuse toutes les actions marquantes qu’il a manquées)[14], le service interactif (à tout moment d’un match le téléspectateur peut revoir, quand il le souhaite, les meilleures actions), les statistiques (le téléspectateur est informé du temps de possession du terrain, de la balle, des fautes, de la vitesse de course, des tirs, etc.), le micro HF pour les arbitres (qui permet d’entendre toutes les conversations qu’ils ont avec les joueurs), l’écoute libre (en Foca – courses automobiles aux Etats-Unis –, toutes les liaisons radio entre le pilote et son équipe technique peuvent être écoutées par le téléspectateur)[15]. Le téléspectateur peut aussi passer, comme cela se fait dans les retransmissions de Formule 1, d’un rôle passif à un rôle actif, en choisissant une caméra embarquée dans une voiture de course. Il est le propre réalisateur de la diffusion qu’il a décidée. L’innovation des moyens techniques à la télévision, dans sa dimension sémiotique, comprend dès lors une nouvelle attribution à l’événement qui le concerne (Fontanille, 1998, p. 36). Même si « cette fringale communicationnelle ne renvoie pas simplement au développement technologique »elle exprime, par cette dynamique toujours en ébullition et par cette explosion d’émotions, une « centralité souterraine, un vouloir vivre (le sport à la télévision) irrépressible » (Maffesoli, 1997, p. 15). Et cette possibilité de passer du réel à l’élaboration imaginaire de ce qui a été et aurait dû être contribue à créer un univers quasi mythique (Cazeneuve, 1974, p. 342).

C’est ainsi que le sport devient un autre, le sport-télé, puisque ces innovations sont liées à de nouvelles significations et de nouvelles valeurs pour celui qui peut les percevoir, soit le téléspectateur. Le vécu d’un spectateur est aux antipodes du vécu du téléspectateur. La compréhension décentrée du jeu renvoie à une différenciation culturelle : le spectateur est constitutif d’une « culture du voir », le téléspectateur d’une « culture du voir et revoir ». Les contenus communiqués (le match et la diffusion du match) prennent alors le caractère d’une expérience temporelle différenciée (Habermas, 1987, p. 147-156). Il n’y a plus homogénéité, mais pas pour autant d’incohérence. Il y a seulement un assemblage de perceptions propres à chacun des publics sportifs (Cuche, 1996, p. 75). Cette différenciation culturelle (d’aucuns diront cette discrimination lorsque les événements sont diffusés sur des chaînes payantes) tend, depuis quelques années, à s’accentuer. Désormais, la télévision ne veut plus se confiner à une place de spectateur privilégié, elle souhaite que le téléspectateur, son client ou son abonné, soit sur le terrain, le parquet, la piste, le ring, ni plus ni moins à côté des joueurs et des athlètes : « Mettre une caméra sur un joueur, techniquement c’est tout à fait possible, précise Pierre Lescure, PDG de Canal+. Déjà en F1, le téléspectateur a la vision du pilote avec les caméras embarquées, alors avoir la vision du joueur sera vraiment intéressant.[16] » Discrètement, lors d’une rencontre de championnat de France de rugby à XV 1999-2000, la Ligue nationale de rugby à XV a accepté qu’un arbitre soit équipé d’une caméra frontale. Cet essai technique n’a pas été commenté par Canal +, l’opérateur concerné. Toutefois, l’idée d’intégrer le champ de jeu, de course, de compétition et de ne plus seulement le filmer en border-line semble déjà être le nouveau défi de tous les réseaux de la planète, avec l’aval des fédérations, notamment celles qui ont besoin d’exposition télévisée.

L’attente du téléspectateur : l’empathie

Ainsi, aux J.O de Sydney, les sélectionnés olympiques français du Tornado (voile), Pierre Pennec et Yann Guichard, ont été dans l’obligation d’embarquer une caméra (devant le mât) et un GPS différentiel (sur la coque tribord) pour permettre de définir en temps réel, par des graphiques, les trajectoires et les classements de chaque bateau, de sorte que les téléspectateurs puissent vivre les régates in et non out. Cette innovation a valu cependant 11 kilogrammes supplémentaires aux équipages, ce qui évidemment n’était pas pour réjouir Philippe Neiras, entraîneur des Tornado tricolores : « On se bat depuis quatre ans pour gagner du poids et parvenir au réglage parfait, et là on nous colle 11 kg de matériel[17]. »Mais que vaut la désapprobation d’un coach ou d’un athlète face à l’implication de la télévision (par l’apport de nouvelles technologies) dans un événement mondial et sa volonté de placer le téléspectateur au coeur de l’action, in situ ? Le pentathlon moderne, pour préserver sa place aux J.O. de Sydney, a dû accepter de concentrer ses cinq épreuves (natation, tir, escrime, cheval et course à pied) sur un jour au lieu de trois, et de faire disputer la dernière épreuve, la course à pied, selon la méthode du handicap[18]. Cette évolution – révolution disent de nombreux pentathloniens – tend à offrir une dynamique à la couverture télévisée par une cohérence spatiale et temporelle dans la production du spectacle (et plus seulement de la discipline). On l’aura compris, le téléspectateur ne se contente plus d’une couverture télévisée uniforme qui ne saurait dégager l’émotion attendue. Il aspire à une couverture empathique et polymorphe. Le différentialisme culturel du spectateur et du téléspectateur, du sport et du sport-TV, s’inscrit dans les transformations des modes de perception d’un même événement en rapport avec les évolutions technologiques (Le Pogam, 1995, p. 70).

L’empathie souhaitée par le téléspectateur va à contresens des notions sur l’« escapism », qui portent en elles l’aliénation des masses, entretenue par l’uniformisation de la diffusion par l’émetteur et l’indolence et l’apathie du récepteur, et se rapproche plutôt de la « média-réalité », « ce pays intermédiaire ni tout à fait vrai (l’illusion pour le téléspectateur d’être à la place du joueur, du pilote), ni entièrement faux (et pourtant, il est au coeur de l’action) » (Souchon, 1980, p. 9). Dans cette perspective, en « bricolant » avec sa télécommande[19], le téléspectateur oppose aussi une fin de non-recevoir aux concepts d’annihilation des masses par les média de masse (Cuche, 1996, p. 68-76).

Deux lectures différentes d’une compétition

Le téléspectateur est ainsi devenu un favorisé du sport grâce aux progrès technologiques[20], à la liberté de couverture accordée par les fédérations, ligues, comités et clubs et, in fine, à l’autonomie grandissante des réseaux dans la réalisation[21]. Un match, une rencontre, un combat, une épreuve sont pour lui disséqués sous tous les angles, commentés statistiquement sous toutes ses formes grâce au commensalisme vidéo-informatique. Les acteurs du jeu sont interviewés à tous moments, les couloirs des vestiaires s’éclairent et leurs portes s’ouvrent pour lui. Le football a été le premier à donner les clés, suivi par d’autres disciplines comme le basket-ball et le hand-ball. Mieux encore, qui pouvait penser que le rugby briserait essentiellement pour la télévision « le secret des vestiaires », lieu sacré, lieu de tous les rites et de toutes les transcendances ? Certes, jusqu’ici, le téléspectateur n’a pas droit à l’intégralité de la préparation mentale, mais les « moments intimes » diffusés en 2000-2001, sont parmi les plus prisés des téléspectateurs selon un sondage interne à Canal +. Le téléspectateur, au contraire du spectateur, vit donc le spectacle dans un temps continu-discontinu, dans une valse d’interactions, dans un temps partagé avec les acteurs mêmes du spectacle, et dans un mouvement fluctuant qui part des vestiaires, va au terrain et revient aux vestiaires. Avant, pendant et après, cette mutation du sport en sport-télé s’inscrit dans l’inversion de la domination du temps : celui du temps libre (dominant), qu’il faut occuper, sur le temps de travail (dominé), qui occupe de moins en moins (Thomas, 1996, p. 35). Elle entraîne un bouleversement des modes de perception du téléspectateur et de son appréhension des spectacles qui lui sont proposés. Cette nouvelle communication audiovisuelle confère à un événement sportif une force de suggestion et un pouvoir de fascination, auxquels ni les autres médias (écrits et radios), ni la perception in-praesentia ne peuvent prétendre (Cazeneuve, 1974, p. 71-85). La simple diffusion d’un match, sans son avant- et après-match, est désormais aujourd’hui obsolète : « car ce qui compte, ce n’est pas le contenu du message, mais c’est le média lui-même, en tant qu’il est capable de transformer, à long terme, notre sensibilité, nos valeurs, notre façon de voir le monde et d’agir sur lui » (Derville, 1997, p. 58). Le téléspectateur fut effectivement considéré par les médias, durant la période monopolistique de diffusion hertzienne, comme une cible potentielle, à qui l’on pouvait, comme avec une seringue hypodermique, injecter n’importe quelle idée ou injonction de comportement (Noëlle-Neumann, 1989, p. 181). Il s’agit là d’une idée largement perçue dans le corpus théorique des effets massifs et directs, et de l’influence. Le processus communicationnel était linéaire, l’émetteur étant actif ou déterministe, le récepteur passif ou volontairement méprisé, abusé, voire trompé. Ainsi jusqu’en 1990, mis à part Canal +, toutes les chaînes hexagonales se refusaient en football à passer des ralentis sur des hors-jeu litigieux. De même en rugby, les bagarres générales étaient souvent occultées par le réalisateur, notamment par des plans larges. La lecture du jeu était soit incomplète, soit fallacieuse. Pour pallier ces égarements de moments de vérité, ces temps occultes, il a fallu admettre une nouvelle pratique communicationnelle, avec une convergence normative (voir et revoir le temps réel dans sa plénitude) basée sur une confiance réciproque, celle d’une exigence de validité (Habermas, 1987a, p. 397-433). En proposant au téléspectateur une vision de l’événement sans zones d’ombre, qui comprend l’avant- et l’après-événement et non plus que l’événement lui-même, l’évolution de l’action et son contenu d’expression contextuelle permettent au téléspectateur de devenir « un spécialiste » du sport qu’il regarde. Elle augmente davantage ses connaissances et, dans une attitude objectivante, celui-ci devient plus pertinent dans ses jugements. L’hypothèse de Stuart (1994) est que le téléspectateur a compris que ce que lui montre la télévision n’est pas un événement brut de réalité. De nombreux éléments influencent le processus de codage de l’information qu’il reçoit (grâce aux nouvelles technologies, aux statistiques et aux commentaires des consultants). Le téléspectateur ne regarde plus seulement un match : il l’analyse et tire sens de la réalité façonnée par l’émetteur. Son « capital culturel du sport » se transforme en « un capital du sport-télé » qui se manifeste par une forte liberté interprétative de ce qu’il voit (le direct), revoit (les ralentis), entend (commentaires en direct) et de ce qui est disséqué à l’analyse (commentaires des consultants sur les ralentis, interviews du joueur ou de l’athlète lui-même). Les nouvelles configurations technologiques de retransmission et leur capacité à façonner le réel ont ainsi rempli un rôle inattendu : celui d’éducation. Car les contenus communiqués prennent le caractère d’un savoir, qui peut être validé ou critiqué au moyen de la raison (Habermas, 1986, p. 147-156).

Canal + aura été dans l’Hexagone un précurseur en la matière, diffusant à contre-courant, décidant de révéler l’illégitime et la confusion : « ce qui peut faire le plus changer le changement, c’est avant tout le courage de changer. Cette période s’appelle le courage de décider » (Brénot et Tuvée, 1996, p. 119). Cette décision de ne plus délivrer l’action dans son expression princeps mais d’y adjoindre une exigence de variété et de validité, détermine le besoin actuel d’intercompréhension auquel doit répondre le travail de diffusion. La situation d’action renvoie ainsi à un processus d’entente entre l’émetteur–réalisateur et le récepteur–témoin. Elle repose sur des convictions communes, l’adhésion à une culture du « voir et revoir » qui autorise à estimer, à juger, à valider et plus seulement à « voir » (Habermas, 1986, p. 147-156). Cette griffe s’est désormais imposée aux autres diffuseurs et elle a incontestablement modifié les valeurs du téléspectateur, sa façon de voir le sport professionnel ou d’élite et d’agir sur lui. Car il est vrai que « le sport a cessé, depuis longtemps dans notre société, de n’intéresser que les sportifs ; il intéresse aujourd’hui l’ensemble de la société. Et force est de reconnaître que la télévision, en raison de ses progrès technologiques, a une telle capacité à produire un choc émotionnel que la presse écrite s’est mise à sa remorque » (Ramonet, 1993, p. 14). Mais ce fameux choc émotionnel permet-il de concevoir la télévision comme le plus grand stade du monde ? Pour Pierre Lescure, le PDG de Canal + : « La charge d’émotion ne sera jamais aussi grande que dans une enceinte sportive aussi il faut sans cesse innover pour tenter d’approcher le plus près la réalité du terrain »[22]. Cette volonté d’approche du réel des réseaux télés et sa lecture dans un passé conjoint, qui font du présent un temps dominé et non plus dominateur, un temps fini mais renouvelable à loisir, constitue un changement majeur dans l’échange émetteur–récepteur. C’est d’ailleurs dans le rapport au temps du nombre d’événements que le taux de métamorphose du téléspectateur peut être observé et mesuré (Moore, 1971, p. 44). Notamment en ce qui concerne les valeurs propres aux téléspectateurs induites par cette fonction affirmée de reliance[23] de la télévision, qui s’inscrit dans l’espace et favorise la correspondance (Maffesoli, 1997, p. 16).

Les valeurs du téléspectateur : marchandes mais aussi morales et culturelles

Bien sûr la première valeur du téléspectateur – dans le sens d’une évaluation subjective par les acteurs du système du sport-télé, plutôt que dans celui d’une prescription de la communauté (Lazarsfeld et Boudon, 1965, p. 30) – est marchande. Le téléspectateur est une unité de l’audimat, dont le nombre additionnel correspond à une donnée économique, même si celle-ci est qualifiée de logique démagogique (Bourdieu, 1996, p. 66). En 1998, les cinq meilleures audiences télés en France ont concerné la Coupe du monde de football, avec la plus forte audience de l’histoire de la télévision pour la finale France–Brésil, 20,5 millions de téléspectateurs (76 % de parts de marché)[24]. En 1999, c’est la demi-finale de la Coupe du monde de rugby à XV qui réalise le meilleur score toutes chaînes confondues. En 2000, TF1 améliore le record historique d’audience avec la finale de l’Euro-Foot France / Italie, avec un pic à 24 873 510 personnes devant leur téléviseur (85,8 % de parts de marché). Aux J.O. de Sydney, la couverture du 400 mètres féminin remporté par l’austro-aborigène Cathy Freeman a atteint en Australie 95 % de parts de marché. Chaque année, avec des événements planétaires subtilement répartis dans le temps et qui par conséquents, ne se concurrencent pas, le sport-télé truste les podiums de l’audience. Certes, le montant des droits d’exclusivité de ces événements est toujours plus élevé. Le prix des écrans publicitaires qui parsèment ces diffusions suit cette inflation, évoluant de 1 million de francs à 1,5 million de francs les 30 secondes lors de grands événements. Les téléspectateurs se pressent devant leur écran, et les télévisions compressent les sponsors dans les écrans publicitaires. À mille lieues du rêve coubertinien, d’une information sportive désintéressée, les artistes, comme le soutient Michel Caillat, se paient de plus en plus cher : « Le sport est création, création de plus-value » (Caillat, 1996, 228). « Certes, répond Pierre Lescure, le PDG de Canal +, mais la télévision va sauver de nombreux sports[25]. »Et l’ensemble des diffuseurs de poursuivre : « Plus ça va, plus les fédérations, les ligues, les organisateurs privés nous réclament de l’argent et de temps d’antenne, plus ils nous considèrent comme les véritables producteurs du spectacle sportif » (Faure, 1993, p. 50). Un spectacle dont les télévisions se repaissent, la demande étant toujours plus forte. Alors, le sport est-il devenu la culture dominante de la planète ? Ou bien est-ce la télévision qui, en créant cette culture spécifique, celle du sport-TV, l’érige en néoculture dominante ? De toute façon pour Juan Samaranch, le président du CIO, l’évolution du sport en sport-télé est irréfragable : « En raison de l’importance de la télévision, nous recommandons aux fédérations de se réunir avec des experts de la télévision pour améliorer le sport. Le CIO ne les pousse pas, ce n’est pas une obligation, si le sport veut garder ses traditions c’est son affaire. Mais son avenir risque de ne pas être brillant. S’ils ne veulent pas d’évolution, ces sports s’éteindront d’eux-mêmes »[26]. À cette force de proposition, de nombreux sports sont rentrés dans le tourbillon de la postmodernité, mouvement transformateur lié aux NTIC[27] et à l’inventivité (Lyotard, 1979) : le volley-ball avec la marque en continu, le beach-volley, le triathlon avec l’épreuve olympique. Même le karaté, jusqu’à présent non olympique, pour rejoindre le taekwondo qui faisait partie du programme des Jeux de Sydney, va changer ses règles : décompte par points, victoire à huit points de différence, coloration des gants. Quant à l’athlétisme, l’IAAF a mis à l’essai en mai et juin 2001, les courses de sprint sans le droit au faux-départ, et les épreuves de concours (saut en longueur, perche, etc.) réduites de trois à deux essais. Toutes ces innovations tendent vers la clarté du combat, la dynamisation du jeu, l’atténuation de la discontinuité,l’augmentation du temps de jeu effectif, la réduction du temps passif. Elles sont le ferment et la sève de l’émotion télévisuelle, elles accentuent « la lisibilité télévisuelle » et « l’attention télévisuelle ». Mais ces stratégies de séduction des réseaux n’échappent pas au jugement du téléspectateur, et l’audience, qui est le fruit du désir de voir ou non un spectacle par le téléspectateur, reste « la décision » finale dans ce processus de volonté de conquête d’espaces télévisés. Le basket-ball, le hand-ball, le rugby à XIII, le ski, le tennis international (hors tournois du grand chelem), le patinage artistique n’ont pas échappé au couperet de l’audience, relégués sur des chaînes confidentielles. Si les médias « contribuent à construire la réalité », effet d’amorçage (priming) dans le domaine du sport-télé (Seaman, 1993, p. 17-51), les téléspectateurs ne mordent pas toujours à l’hameçon. Ils savent se révéler actifs et critiques grâce à une lecture préférentielle (Morley, 1993, p. 11-39) de plus en plus ajustée.

Pour Ignacio Ramonet, la culture du sport et celle du sport-télé sont effectivement différentes : « La culture sportive, c’est celle qui est liée à la pratique sportive, tandis que la culture du sport-télé est liée à la retransmission. Elle a ses propres codes, les gens l’enregistrent, la revoient. En outre, la culture de retransmission des sports est différenciée par le commentaire. Vous devez subir le commentaire, qui n’existe pas dans la culture sportive. L’immense majorité des gens aujourd’hui n’ont qu’une culture télévisée du sport »(Ramonet, 1993, p. 14). Cette culture a été effectivement imprégnée à ses débuts par des commentaires au chauvinisme rémanent, trop peu éducatifs pour la connaissance des règles, et souvent succincts pour la compréhension du jeu. Mais de façon contingente aux progrès techniques, les commentaires, grâce en particulier à l’apport de consultants parmi les plus prestigieux[28], sont devenus plus explicatifs, voire pédagogiques, sur un sédiment certes de chauvinisme, pour connaître une véritable mutation depuis 1998 (Coupe du monde de football) en s’imprégnant d’une volonté de justification. Cette évolution est née de la scission en discours sur les questions relatives à la justice et à la vérité, dans un processus d’apprentissage interne au système du sport-télé (Habermas, 1987a). Ainsi, toute action litigieuse est longuement analysée, grâce à de nombreux ralentis, et conduit les commentateurs (et consultants) à porter un jugement sur la décision arbitrale. La télévision n’absout pas le litige, elle le révèle, le conforte pour le combattre en étalant, sous toutes ses formes (plans), l’instant d’injustice. L’acmé du sport-télé est son processus de différenciation dans cette nouvelle lecture du jeu, spécialisée dans les questions relatives à l’équité et à la vérité, grâce à un accroissement du savoir par l’intercompréhension que l’on peut difficilement contester (Habermas, 1987b). Si le spectateur, lors d’une action litigieuse, reste dans l’expectative, le téléspectateur en sort sans délai. Conséquence de cette métamorphose de la retransmission télévisée du sport, le téléspectateur est invité non plus seulement à regarder un match et un spectacle, mais à juger de la validité d’un but, d’un essai, d’un avertissement, d’une expulsion, d’une faute technique, arbitrale, évaluant, par ailleurs, la valeur du spectacle proposé en le sanctionnant d’une note[29]. À la valeur marchande du téléspectateur se juxtaposent les valeurs morales et culturelles ; morale, car l’injustice d’une faute oubliée ou sanctionnée à tort est désormais dénoncée en son nom par l’opérateur ; culturelle car la qualité d’une équipe est validée ou non par l’entente opérateur–téléspectateur.

Cette fonction cathartique, de dénonciation de l’injustice à la télévision, devient alors relutive.[30] Ainsi, selon le concept américain de l’agenda-setting, cette préoccupation d’une éthique du jeu structurée par la télévision, du fait du pouvoir que celle-ci véhicule et de la circulation circulaire de l’information qu’elle établit (Bourdieu, 1996, p. 57), s’inscrit comme un terme récurrent dans l’ensemble des médias (Derville 1997, p. 61). Certes le téléspectateur peut être de nouveau considéré comme assujetti à la télévision, encore qu’il n’est pas prouvé que celle-ci, dans ce nouveau processus, n’ait pas tenu compte de la volonté du téléspectateur, mais cette sujétion ne se fait plus en termes de persuasion, mais en termes d’acquisition de connaissances (Wolf, 1997, p. 62), d’agir communicationnel (Habermas, 1987). Mais quelles sont alors les conséquences de cette acquisition de connaissances et de cette prise de valeurs du téléspectateur pour le sport lui-même ?

Le combat contre l’injustice, la lutte pour l’éthique du jeu

Il s’agit principalement du refus de l’injustice et de l’éthique du jeu. Le téléspectateur aspire à une réflexion diacritique véhiculée par une exigence de validité dans la diffusion et veut prendre position par rapport à un événement objectif, normatif ou subjectif (Habermas, 1987b). Le spectateur n’a pas les moyens de juger dans l’instant s’il y a illégitimité ou non d’une action, contrairement au téléspectateur. Et le spectateur rejoindra le téléspectateur lorsque, à son tour, il s’en rendra compte dans les magazines télés différés. Cette perception dans le sport de haut niveau, de la tricherie, de la tromperie ou simplement de l’erreur, irrécusables avec les moyens télévisés désormais utilisés, le questionnement des instances face à cette nouvelle perception qui refusaient jusqu’alors de se donner de nouveaux moyens de les combattre et, enfin, le relais significatif de la presse écrite et spécialisée dans cette lutte contre l’injustice, sont devenus ces dernières années une problématique majeure pour les dirigeants des sports les plus diffusés ou des institutions organisatrices (FIFA, CIO). Ainsi la FIJ[31], sous la pression médiatique japonaise, après la victoire contestée du judoka tricolore David Douillet sur Shinohara aux J.O. de Sydney, a demandé à sa commission d’arbitrage de revoir la finale et de donner son avis sur d’éventuelles erreurs des juges[32]. De même, le président du CIO, Juan Samaranch, ulcéré et choqué comme tous les téléspectateurs par la disqualification de l’Australienne Saville à l’entrée du stade olympique lors du 20 kilomètres dames des Jeux de Sydney, a prévenu la Fédération internationale d’athlétisme : « Comment peut-on accepter une logique aussi perverse ! La marche devra changer, sinon elle devra disparaître des Jeux[33]. » La conscience morale dans le sport-télé récuse désormais ces instants destructeurs[34]. La culture d’experts (des juges) transposée du non-médiatisé (secret) au médiatisé (public) soulève le paradoxe de la rationalité de la diffusion, qui récuse l’injuste et l’insupportable pour exalter l’accidentel par le spectaculaire (Cazeneuve, 1974, p. 71-85). En extirpant l’impureté de la pratique, celle qui peut échapper au système rigide de règles, la télévision rend obsolète la conception de celles-ci. Elle conduit à une transmutation des valeurs des règles, qui ne sont plus seulement techniques mais émotionnelles. Elle vise à innocenter la faute si celle-ci est insupportable pour la conscience du téléspectateur (Cazeneuve, 1972, p. 377-390).

Ainsi, après le football américain, le rugby à XIII australien a été le premier à répondre à cette proposition apodictique de juger dans l’instantané, en acceptant « l’arbitrage vidéo » en cas de litige lors d’un essai. Si l’arbitre du terrain n’est pas sûr de la validité de l’essai, par un signe singulier (avec ses mains, il décrit un rectangle, comme celui d’une télévision), il demande à des confrères installés dans une cabine de visionner, dans le temps présent, plusieurs ralentis qui concernent l’action qui interroge. Après plusieurs visionnages, les « arbitres vidéo » ou « cinquième arbitre[35] » lui confirment ou non la validité de l’essai. Le rugby à XV aux antipodes a repris à son compte en 1999–2000, pour le Top 12 et le Tri-Series, cette nouvelle forme d’arbitrage, qui rend justice non plus selon une interprétation ou un jugement personnel, subjectif, mais par validation technologique, objective. Le football français, plutôt misonéiste, accepte mal cet arbitrage vidéo dans « l’instantané ». Il existe pourtant dans des disciplines majeures comme le cyclisme, notamment pour valider un sprint, l’athlétisme (par exemple pour juger une faute de couloir), le football en Allemagne (en cas de litige portant sur un but). La FFF[36] s’y est cependant résolue, à pas feutrés, uniquement dans « l’après », pour juger et réprimer toutes actions illégitimes dans le champ de jeu (y compris dans le couloir qui mène aux vestiaires)[37]. Mais là encore, le refus de l’injustice dont les médias se font les porte-parole est si prégnant, que, pour la première fois dans l’histoire du rugby à XV de l’hémisphère nord, le 18 novembre 2000 lors du match Angleterre–Australie le système de vidéo-arbitrage a été utilisé. Avec à-propos puisque c’est une décision de « l’arbitre vidéo », dans les arrêts de jeu, qui a donné la victoire « indiscutable » sur la foi des images télévisées aux anglais. « L’arbitrage vidéo » est certes une conséquence endogène à la « culture du sport-télé » et aux progrès technologiques qui ont permis son émergence et son application, mais il est aussi la preuve que le sport-télé n’est plus ce simple « escapism » – qui détourne l’homme des problèmes qui devraient le préoccuper (Balle, 1988, p. 515) – un agréable entertainment (divertissement) ou un catch all (attrape-tout). Il est une activité finalisée, une production culturelle[38], un phénomène social majeur de notre temps, un sujet de conversation pour tous, c’est-à-dire que les gens trouvent en lui ce qu’ils y cherchent (Jouët, 1992, p. 40). Et que recherche le téléspectateur ? Pas seulement comme le soutient l’écrivain britannique Julian Barnes, « Des nostalgies dont on ne parvient pas à se guérir[39] », mais de l’émotion, accrue par l’incertitude du résultat, par la dynamique du jeu, par l’engagement, par le combat, par la résistance, par le réveil aussi de sentiments patriotiques dans les événements majeurs (cela s’est particulièrement révélé pour la Coupe du monde de football en France). Il s’intéresse aux changements socioculturels qu’induit cette communication par l’image, comme il aspire à la confirmation de ses convictions (Cazeneuve, 1972, p. 337-342). Eric Dunning clarifie d’ailleurs l’interprétation des formes de diffusion de sports par : « L’identification sur les équipes, qui elles-mêmes réinjectent sur les téléspectateurs (et spectateurs) les différences sociales et nationales » (Dunning,1986, p. 120). De même le téléspectateur récuse que le spectacle qu’on lui propose soit : « une guerre en miniature qu’il faut gagner par tous les moyens » (Caillat, 1996, p. 228). La baisse d’audience des Tours de France cyclistes après l’affaire Festina en 1998, les notes des téléspectateurs attribuées aux rencontres violentes de football et de rugby à XV diffusées par Canal+, l’opprobre jeté sur l’O.M. en football (saison 1999–2000) lors des incidents dans le couloir des vestiaires avec des joueurs monégasques, la disqualification de la marcheuse australienne Saville aux J.O. de Sydney, sont des indicateurs précieux pour apprécier l’évolution des valeurs chez le téléspectateur. Qui peut reconnaître dans le sport-télé, le sport tel que le définissait George Orwell dans les années 1940 : « Le vrai sport, c’est la guerre sans les coups de feu. C’est plein de non-respect des règles et d’un plaisir sadique à regarder la violence[40]. » Sans doute personne. Aujourd’hui, grâce à la télévision, l’éthique du jeu dans l’élite, tout comme la valeur du spectacle qui sont proposées au téléspectateur, ne cessent d’être préservées et de croître.

Le sport-télé s’inscrit ainsi comme un domaine prépondérant d’une évolution « civilisatrice » qui métamorphose en autocontrôle les contraintes extérieures visant à endiguer la violence et l’injuste (Heinich, 1997, p. 37). Même s’il faut admettre que cette évolution est proportionnelle au degré d’hétéronomie du téléspectateur envers des valeurs motivées par le diffuseur ou par les institutions, elles-mêmes sont cependant en situation de dépendance par rapport à leur degré d’engagement (droits télés d’exclusivité) à l’égard de ces diffuseurs. L’exemple du patinage artistique est particulièrement révélateur de cette volonté d’éthique véhiculée par la télévision, bien que déterminée par des motivations inductives des institutions (à l’écoute de la demande des diffuseurs). En effet, cette discipline phare des Jeux olympiques d’hiver a longtemps offusqué le téléspectateur, véritable témoin lors de grandes compétitions des marchandages et des tractations qui interféraient gravement dans les notations. Pour mettre un terme à une campagne de réprobation générale quant au système très subjectif de notes, et éviter une mise à l’écart du prime time, l’ISU (Fédération internationale de patinage) a décidé à partir de 1999 de faire appel à une instant vidéo replay (IVR). Un écran de contrôle relié à un clavier permet à chaque juge de revisionner immédiatement l’ensemble du programme d’un concurrent pour en vérifier le nombre et la qualité des rotations et des réceptions[41]. La boxe amateur, pour préserver sa place aux J.O. d’été, en a fait de même avec la scoring machine, qui compte le nombre de coups en même temps que les juges. Associé à une « vidéo objective » qui surveille ces derniers, ce dispositif vérifie si leur perception individuelle des coups donnés correspond à celle de l’ordinateur. Si le différentiel est supérieur de 30 % avec la scoring machine, le juge est averti ou exclu[42]. « L’économie émotionnelle » subjugue dès lors, dans l’intériorité individuelle du téléspectateur, une pacification du monde sportif par la révélation des temps injustes (exemple un but refusé pour un hors-jeu inexistant) et la démonstration des temps maudits (jeu dangereux, Dunning, 1986, p. 119-120).

Questionnements sur la diffusion simultanée (in praesentia/in abstentia)

D’autres dérives apparaissent : les salaires mirobolants, les transferts délirants, les recrutements de mineurs, de joueurs étrangers, les naturalisations mercantiles et précoces, les faux passeports, le dopage, le dogme des sports télés porteurs d’audience (Moles, 1998) qui par leur présence omnipotente sur les écrans, étouffent les petits sports ou la pratique amateur[43]. Mais cette problématique complexe n’est plus du ressort des réseaux : elle est celle des responsables fédéraux, des ligues, des organisateurs, des syndicats de joueurs et d’athlètes. Quant à la télévision, elle se met toujours davantage au service du jeu. Dans tous les contrats d’exclusivité signés entre une fédération, une ligue ou un club et un réseau, il existe désormais une clause qui rend obligatoire au diffuseur de remettre une cassette de la retransmission à chaque équipe. Par exemple en France, Canal+, détenteur des droits du championnat de football et de rugby à XV, remet à l’issue de chaque journée, une cassette de leur match à chaque participant. Cette clause est devenue pérenne. Notamment depuis que les entraîneurs sont passés de la lecture du jeu de leur équipe et des adversaires par observation humaine (notes écrites), donc éphémère, pas toujours fiable et difficile à révéler à ses joueurs, à celle d’une lecture vidéo, reproductible à volonté, sans faille et facile d’utilisation pour le groupe. Ainsi, en Angleterre, Philippe St-André, ex-international tricolore de rugby et actuel entraîneur de Gloucester reconnaît, « que la vidéo est désormais un outil de travail essentiel, tant pour les coachs que pour les joueurs ». Alain Penaud, international français de rugby qui évoluait à Saracens, pouvait visionner, après montage personnalisé, sa propre prestation dans une vidéo-room. Désormais tous les clubs d’élite travaillent leur propre jeu et ceux de leur adversaire, grâce à des montages vidéo personnels ou sectoriels[44]. Quand l’équipe nationale d’Australie est devenue championne du monde de rugby à XV en 1999, elle possédait un staff vidéo et informatique, composé de cinq personnes, soit davantage que le staff médical ! La lecture vidéo du jeu de l’équipe de France, son adversaire en finale, fut pour son capitaine John Eales, « essentielle pour la victoire. Nous savions tout du jeu français et de leurs combinaisons. Quand, à ce niveau, il n’y a plus d’effet de surprises, vous pouvez faire votre propre jeu très sereinement, et c’est ce que nous avons réalisé ».

Mais cette implication de la télévision dans la pratique indirecte d’une discipline en compétition peut dans une pratique directe (diffusion commune sur écran géant dans le stade de la retransmission télé), quelques effets de sommation, dans le sens d’agir ensemble de la même manière, d’une addition de comportements par rapport à un événement qui concourt à un phénomène collectif (Boudon, 1977, p. 9-10). L’exemple de la diffusion télévisée des épreuves en direct sur grand écran dans le stade lors des Jeux olympiques de Sydney l’illustre parfaitement. Cette diffusion simultanée in praesentia et ex praesentia a soulevé en effet d’innombrables interrogations, tant de la part des athlètes que des entraîneurs quant à la stratégie de course éventée par un tel système, chaque concurrent s’épiant non plus directement mais par écran géant interposé. La diffusion provoque des répercussions sur l’action elle-même ! De même lors de la finale du Championnat de la rugby league anglaise (XIII), Wigan–St-Helens le 14 octobre 2000, à Old Trafford (Manchester), les 64 000 spectateurs furent invités en même temps que l’arbitrage vidéo et les téléspectateurs à juger de la validité de quatre essais. Munis d’affichette Try (essai), s’ils estimaient que l’essai était valable, ils la brandissaient devant les caméras. « L’effet de réel » était effectivement réel. L’image télévisée n’était plus seulement offerte au téléspectateur mais à tous (arbitres et spectateurs ; Bourdieu, 1996, p. 20), le processus identificatoire du spectateur et du téléspectateur, et celui de leur perception dialectique s’éprouvant dès lors non plus dans une auto-identité, définie par chacun d’entre eux, mais par une exo-identité déterminée par la diffusion commune (Simon, 1979, p. 24).

Cet arbitrage populaire correspondit dans sa totalité à l’arbitrage vidéo[45]. Mais cette implication (seulement d’illusion, car sans pouvoir effectif) accrut fortement la dramaturgie, tant dans le stade que sur les écrans télés, chacun jugeant lui-même dans les mêmes dispositions que l’arbitrage vidéo, avec pour les spectateurs la possibilité d’exprimer scéniquement leur avis pour la première fois. L’incertitude n’est plus seulement l’apanage du jeu, elle devient aussi dans sa diffusion celle de la coïncidence arbitrale, et la question que pose ce principe de délégation au téléspectateur est triple : d’abord, la décision finale sera-t-elle identique à la sienne ? Ensuite, sera-t-elle identique à celle des spectateurs ? Enfin, sera-t-elle identique à l’arbitrage ? Cette évolution effleure ici le concept de « télé vote » évoqué par François Mariet pour qui l’ère télévisée dans laquelle nous sommes doit permettre aux individus de décider par eux-mêmes de vastes questions (Mariet, 1990, p. 59).

L’implication de la télévision dans le système des sports s’inscrit donc en paradoxe. D’un côté, par sa puissance économique, elle a déclenché une surenchère financière entre les disciplines porteuses d’audience et une ségrégation socioculturelle pour celles non porteuses d’audience. De l’autre, les transformations successives de la retransmission télévisée du sport, liées aux nouvelles technologies, ont provoqué une prise de conscience des téléspectateurs et des institutions à l’égard de l’éthique du jeu. La vérité de l’énoncé (de la diffusion effective et ravalée) s’oppose aux formes dogmatiques de la vérité du terrain et cet antagonisme dans le « perçu du voir » produit chez le téléspectateur une reproduction culturelle dans le sens de Jürgen Harbermas, avec un savoir disponible où les acteurs de l’activité communicationnelle puisent des interprétations consensuelles lesquelles raccordent une situation nouvelle (l’opprobre sur l’injuste) aux conditions existantes de la pratique (la tolérance de l’injuste ; Habermas, 1987b) mais dans la récusation de la primauté du temps réel (dans lequel l’injuste se masque) sur le temps télé (où l’injuste est démasqué). Par le refus et la dénonciation de l’injustice sportive, la télévision comble ainsi le besoin commun de revendication et de contestation (Stoezel, 1951, 280). C’est là une projection idéalisante dont les structures générales du monde des sports doivent dès maintenant tenir compte. Et la première des conséquences est sûrement de nos jours, dans plusieurs disciplines, l’aide supplétive à l’arbitrage humain de l’arbitrage vidéo et sa diffusion publique, afin que la réalité du terrain rejoigne enfin la réalité télévisée et parvienne à oblitérer la dissimilarité culturelle des publics sportifs comme on peut la constater aujourd’hui.