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Les sociologues de l’éducation français convoquent rarement les dimensions temporelles des phénomènes scolaires auxquels ils s’intéressent. L’objet de cet article est justement de se saisir du temps pour dégager une interprétation nouvelle des résultats scolaires des élèves de l’enseignement secondaire. Les données sont issues d’une enquête par questionnaires[2] réalisée auprès de 795 collégiens d’une commune proche de Bordeaux. Dans une première partie, nous présenterons notre problématique de recherche dont le questionnement renvoie à des éléments appartenant à la sociologie des temps sociaux, la sociologie de l’éducation et la sociologie du travail. Dans une seconde partie, nous exposerons les résultats les plus significatifs et qui, en tant que tels, permettront d’attirer l’attention sur quelques éléments d’analyse sociologique susceptibles de nourrir le débat sur le degré de réussite scolaire et les formes d’engagement des collégiens dans les temps sociaux.

En France, les années 1970 ont sans conteste marqué la sociologie de l’éducation grâce aux travaux de Bourdieu et Passeron (1970), de Baudelot et Establet (1971, 1975) ou encore de Boudon (1973). En faisant de l’origine sociale une variable déterminante de la réussite scolaire, du redoublement ou de l’orientation, ces travaux ont permis de faire de la socialisation scolaire et familiale des vecteurs de la destinée sociale par une sorte de connivence tacite s’établissant entre l’école et la famille. Depuis lors, l’examen sociologique du système éducatif a emprunté des voies différentes, aboutissant à l’introduction de problématiques, de théories et de concepts nouveaux. C’est le cas par exemple des approches en termes de « métier » (La Borderie, 1991 ; Coulon, 1997) ou d’expérience scolaire (Dubet et Martuccelli, 1996) qui alimentent aujourd’hui le corpus de connaissances déjà important sur l’école et les inégalités. Au regard de cette évolution analytique, on pourrait conclure que les inégalités scolaires s’expliqueraient désormais moins par l’origine sociale que par un ensemble de procédures mises en place par le système éducatif et que l’élève devra incorporer dans sa personnalité.

En dépit de cette diversité d’approches, le concept de socialisation reste présent dans les analyses actuelles de l’école pour comprendre comment l’élève intègre les normes et les valeurs de l’institution scolaire ou, à l’inverse, comment il s’en distancie par le jeu des logiques sociales guidant son action (cf. Barrère et Sembel, 1998). Outre ces deux axes, le concept de socialisation permet aussi de comprendre le rapport que l’individu établit avec d’autres instances socialisatrices comme la famille ou, de façon plus large encore, d’interroger le rapport au temps. Nous pensons que la socialisation est d’abord un processus par lequel les individus apprennent les modes de penser et d’agir de leur environnement, les intériorisent puis les intègrent à leur personnalité (Ferréol, 1995). Transposée au cadre scolaire, la socialisation est aussi une installation progressive à l’intérieur d’un monde scolaire objectif où, comme l’indique Compère (1997), le temps représente à la fois une valeur disciplinaire (l’emploi du temps) et pédagogique (accumulation des acquis). De ce fait, temps scolaire et temps familial sont générateurs de valeurs, partant, de pratiques sociales. C’est pourquoi l’objet de cet article sera d’étudier plus particulièrement les effets des pratiques de temps libre et de loisirs sur les résultats scolaires des collégiens. En conséquence, trois questions sont à l’origine de notre réflexion :

  • Quelles significations les collégiens attribuent-ils à l’école ?

  • Quels sens donnent-ils à leurs loisirs ?

  • Quelles articulations opèrent-ils entre le temps scolaire, le temps libre et les loisirs et, enfin, le temps familial ?

Socialisation et composition commutative

En posant ce type de questions, notre regard sociologique évite d’isoler la dimension scolaire des autres dimensions de la vie quotidienne des adolescents. En fait, notre problématique est centrée sur le rapport de continuité ou de discontinuité qui peut exister entre les sphères sociales dans lesquelles ils se déplacent et qui les socialisent. Si la socialisation n’est possible que par les déplacements successifs entre chacune de ces sphères, cela nécessite aussi une cohérence d’ensemble. Ce qui revient à dire que la socialisation est à la fois un espace et une transaction :

  • un espace ou, pour dire les choses de manière plus métaphorique (cf. Zaffran, 1997), un archipel constitué de plusieurs îles, la plus centrale et la plus étendue étant l’île scolaire en raison de l’importance des enjeux sociaux qu’elle représente ;

  • une transaction (Dubar, 1994), car il existe une interaction permanente entre l’individu qui aspire à la réalisation de certains projets et des institutions qui produisent des normes et affirment certaines valeurs.

La conjonction de ces deux éléments fonde ce qui s’apparenterait à une sorte de composition commutative de la socialisation où plus les valeurs sont communes à l’ensemble des îlots de l’archipel, plus les éléments sont coordonnés entre eux et l’archipel stable. Dans ce cas, le passage d’un îlot à l’autre se réalise naturellement, sans discontinuité. Inversement, moins les valeurs sont prises dans un rapport de commutation, plus le passage d’une sphère à l’autre se réalisera par des ruptures. En d’autres termes, il s’agit d’abord de comprendre comment les adolescents passent d’un monde à l’autre, comment ils passent de l’école à la famille, de la famille aux copains, des copains aux loisirs et, enfin, comment des loisirs ils reviennent à l’école[3] ; il s’agit ensuite d’interpréter le degré de réussite scolaire à l’aune de ces déplacements successifs.

Au préalable, il convient de préciser que la réflexion sur les loisirs doit succéder à la réflexion sur le temps libre. Nous préférons d’abord parler de temps libre avant de parler de loisir. En cela, nous rejoignons Elias et Dunning (1994) qui, partant du principe que le loisir est une quête de plaisir, vont inscrire celui-ci dans le spectre plus large du temps libre. Dans ce cas, avoir du temps libre, c’est faire les choses tout à loisir. A contrario, le travail et son cortège de contraintes et d’obligations ne nous laissent pas le loisir de faire autre chose. C’est pourquoi ce ne sont pas tant les formes de loisirs des adolescents qui constituent notre objet de recherche que la manière avec laquelle les collégiens s’engagent dans la course des temps sociaux.

La construction d’un tel objet de recherche n’est possible qu’en se dotant d’outils analytiques forgés à partir d’un principe de connexion et / ou de distinctions des pratiques scolaires et sociales. C’est en nous orientant vers la sociologie des loisirs que nous avons trouvé ces outils, même si nous avons dû « tordre le manche » de chacun d’eux en les posant sur l’étau de la sociologie de l’éducation[4].

La sociologie des loisirs

La sociologie des loisirs a retenu notre attention dans la mesure où elle représente, selon nous, le premier champ sociologique qui a essayé de réfléchir aux articulations entre les différents espaces (notamment l’espace du travail et des loisirs) et les modes de structuration de soi. Les observations de Friedmann (1950, 1956) partent justement de la question du rapport entre travail et temps libre dans une société industrielle où l’organisation du travail subit des transformations radicales. Le passage de l’ouvrier de l’ère du machinisme industriel à celle de l’automatisation[5] est une invite à prendre la mesure des changements sociaux provoqués par l’apparition de nouveaux modes de fabrication industrielle dans les formes traditionnelles de production et, par conséquent, dans toute l’organisation sociale de l’activité humaine. Pour Friedmann, en effet, ces transformations obligent l’ouvrier à changer simultanément son rapport au temps de travail, au temps libre et aux loisirs[6].

On saisit immédiatement toute l’importance que Friedmann accorde au travail librement choisi puisque celui-ci est censé remplir une fonction équilibrante inexistante dans le travail mécanique. Dans ce cas, l’étude du loisir vise à repérer les conditions d’une véritable réalisation de soi de l’homme, ce que la nouvelle organisation du travail ne permet pas ou ne permet plus. Les tâches sont si routinières, si décomposées et si parcellisées (Friedmann, 1956) que cette réalisation de soi hors du temps de travail devient nécessaire pour l’individu. Au regard de cette conception du travail, les loisirs prennent l’aspect d’une échappatoire par laquelle l’homme trouvera les voies d’une réelle expression de soi. Déshumanisé par le travail, il y trouvera les moyens de se divertir et d’exprimer des facultés créatrices et innovatrices en se libérant de l’ennui du travail professionnel et les routines que celui-ci impose.

Cependant, la condition d’homo liber offre-t-elle véritablement des possibilités d’expression de soi différentes de la condition d’homo labor ? En pratique, l’ouvrier parvient difficilement à trouver une autonomie permettant l’expression d’inclinations créatrices. Du fait de l’organisation du travail et des conditions réelles d’accomplissement de tâches parcellaires, l’homme se livrerait plutôt à des pratiques le conduisant vers une dépréciation de soi et une consommation standardisée. Or, c’est bien cet aspect qui nous intéresse puisque le temps mécanique va déborder sur les autres temps sociaux ; en tant que tel, il structure la personnalité de l’homme et imprime sa marque partout ailleurs, y compris sur le temps des loisirs. Dans ce cas, il existerait une relation de cause à effet entre l’incorporation d’habitudes mentales prises pendant le travail et le temps libre.

Comme on peut le voir, le thème des loisirs dans les travaux de Friedmann est toujours considéré en relation avec le travail, ce qui laisse peu de place à l’autonomie des individus face aux loisirs. C’est Joffre Dumazedier qui, à la suite de Friedmann, parviendra à délimiter véritablement le champ de sociologie des loisirs et à souligner justement son caractère d’autonomie. En 1962, Dumazedier pose l’interrogation suivante : sommes-nous entrés dans une « civilisation du loisir ? » (cf. aussi Dumazedier, 1991). Cette interrogation se justifie par la réunion d’un ensemble de facteurs socio-économiques : évolution du progrès technique, augmentation de l’offre de loisir et amélioration du niveau de vie. Cette civilisation du loisir suit le pas de la société que Touraine (1969) avait qualifiée de postindustrielle et qui, selon lui, change les modalités d’expression des rapports sociaux tout en nous orientant vers un monde moins contraignant, moins austère et plus stimulant : « en passant de la culture de la culpabilité à celle du plaisir, nous avons changé de planète et nous n’avons plus le désir de revivre, autrement qu’en rêve, les longues nuits solitaires et froides du monde ancien » (Touraine, 1995, p. 28).

C’est l’une des raisons permettant d’expliquer l’importance que l’on accorde aujourd’hui au loisir et pourquoi celui-ci est devenu une composante principale de notre mode de vie. Loin des langueurs monotones de la société industrielle, la société postindustrielle chante aujourd’hui le temps des plaisirs et le temps des loisirs. Deux temps qui caractérisent une société actuelle où les conditions de travail et les techniques informatisées de rationalisation ont amorcé un mouvement de rétrécissement de la sphère du travail.

Ce rapport entre diminution du temps de travail professionnel et augmentation du temps libre[7] fait justement dire à Nicole Samuel (1991, p.147) que :

dans une période récente, on a pu observer une augmentation très forte du temps hors travail, disponible au cours de la vie. La durée hebdomadaire du travail, qui était encore de quarante-cinq heures en 1967 pour une activité à temps plein était ramenée à trente-neuf heures légales et quarante heures effectives environ quinze ans plus tard. Quant à la durée des congés payés, elle est passée de deux à trois puis à quatre et enfin à cinq semaines […] Un Français dispose aujourd’hui d’environ 150 000 heures de temps libre contre 25 000 vers 1800.

L’augmentation du temps libre est indéniable et constitue probablement un des phénomènes parmi les plus importants ayant contribué à transformer radicalement l’état de la France.

Incontestablement, le temps du travail se caractérise aujourd’hui par une perte de sa dominance quantitative. Qu’en est-il pour le temps scolaire ? Répondre à cette question revient non seulement à prendre le temps scolaire comme un champ d’analyse de la socialisation des adolescentsmais aussi à souligner son caractère à la fois central et organisateur des autres temps sociaux. Ce qui nous conduit d’abord à vérifier la dominance quantitative du temps scolaire puis à replacer le collégien dans une perspective temporelle.

Question centrale et hypothèse

La démarche choisie consiste à accorder une place centrale à l’école pour ensuite dessiner le cadre des loisirs que l’adolescent pratique seul ou avec autrui. D’un point de vue méthodologique, cette option permet de faciliter le classement des différents temps sociaux puisque, comme l’indique Sue (1994), ceux-ci s’organisent autour d’un temps social quantitativement dominant, en l’occurrence le temps scolaire. Par cette démarche, il sera possible d’établir les relations d’équivalence ou d’opposition entre le temps scolaire, le temps familial et le temps libre.

La question centrale à partir de laquelle se déroulera cette enquête concerne la relation entre le temps libre, le temps scolaire et le degré de réussite à l’école. En d’autres termes, quelle est la nature de ces liens et peut-on évaluer les effets de cette relation ? Selon nous, il est possible de dégager deux perspectives d’action sociale à partir de cette approche : l’action dilapidatrice et l’action productive et perfective. Dans le premier cas, le loisir est un moyen d’échapper aux limites imposées par l’école et les autres espaces de cloisonnement institutionnel. Le temps libéré par le collège est un temps que l’adolescent va utiliser et gaspiller librement. Dans le second cas, l’action devient rentable, car en souscrivant aux exigences symboliques et temporelles de la forme scolaire ou encore en se laissant enrégimenter dans la compétition scolaire, l’adolescent occupe son temps libre selon une stratégie de la rentabilité et de la capitalisation, plus précisément de capitalisation scolaire.

C’est la raison pour laquelle on ne peut séparer le temps scolaire du temps libéré par le collège. Il s’agit de deux dimensions temporelles qui participent au mouvement plus général de la socialisation de l’élève selon des modalités pratiques relevant du registre d’une pédagogisation des comportements sociaux (cf. Vincent, 1994). On ne peut pas en effet comprendre les pratiques de loisir de l’adolescent si l’on ne parvient pas à mettre en lumière le rapport que celui-ci établit à sa scolarité, sa famille ainsi qu’à ses pairs et la façon dont ces registres se répartissent, s’organisent et s’imprègnent mutuellement.

Notre objet sociologique se nourrit d’une articulation entre les différents temps sociaux auxquels est soumis l’adolescent et qui, selon son inscription dans l’un ou l’autre de ces temps, le dote du statut de collégien, de copain ou d’adolescent. L’hypothèse consiste donc à définir la manière dont se structurent les différents temps sociaux du collégien ; selon nous, cette structuration donne naissance à une configuration à l’intérieur de laquelle le collégien développe une représentation de l’école et du travail scolaire. De ce fait, le degré de réussite à l’école estl’expression du rapport que le collégien entretient avec les différents temps sociaux et les différents pôles de socialisation au premier rang desquels figurent la socialisation scolaire et la socialisation familiale.

Méthodologie

Au moment de choisir notre terrain d’enquête, nous nous étions fixé comme objectif de couvrir un territoire qui soit assez étendu pour prétendre à une certaine représentativité et présentant une diversité sociale suffisante. Ce sont ces deux aspects qui ont orienté notre choix de terrain d’enquête vers une commune faisant partie de l’agglomération bordelaise : Folicar[8]. Nous faisons part ici des résultats issus de l’enquête par questionnaire réalisée durant l’année scolaire 1999-2000 auprès de tous les collégiens de la commune. Dans la mesure où nous souhaitions brosser le tableau des différents temps sociaux rythmant la vie de l’adolescent, le choix d’une démarche quantitative s’est imposé de lui-même. Pour des raisons de commodités, nous avons demandé l’autorisation au responsable des deux collèges de la commune de neutraliser une heure de cours afin que les élèves puissent le remplir tranquillement. Celui-ci[9] a été distribué dans chaque classe sans la présence de l’enseignant. Au final, ce sont 795 collégiens qui ont participé à l’enquête. Ce questionnaire se décompose en trois parties : une première partie porte sur le temps scolaire, une deuxième sur le temps familial et une troisième sur le temps libre.

Les résultats principaux que nous présentons ici procèdent d’une analyse discriminante[10] qui permet de classer les questions / variables selon leur caractère discriminant d’après le critère de l’écart à l’indépendance et par un inventaire systématique des écarts positifs. Afin de contrôler l’effet des effectifs sur l’écart à l’indépendance, l’analyse se fonde sur le pourcentage de l’écart maximum (PEM). Cet indice permet d’estimer la force de la liaison entre une question et une modalité de réponse avec l’avantage d’être peu sensible aux variations d’effectifs et de n’être pris en compte que si (et seulement si) l’écart à l’indépendance est significatif (cf. Cibois, 1993). L’analyse discriminante et le PEM permettent donc de mesurer le lien existant entre une question, une réponse parmi plusieurs et un groupe d’élève. Par contre, la traduction du PEM en pourcentages ne doit pas fausser la lecture : il ne s’agit de le lire comme une proportion pour cent mais bien comme un indice. Par conséquent, plus le PEM se rapproche de 100 %, plus la force de la liaison est forte ; en revanche, si le PEM est nul, on est dans le cas d’une indépendance entre les deux variables.

Les tableaux en annexe se lisent ainsi : par exemple, dans le tableau 1, à la question « à quelle heure te lèves-tu le matin pour aller à l’école ? », la modalité « 6 heures du matin » est celle qui discrimine les élèves « faibles » grâce à un PEM significatif de 22 %. Le signe * présenté dans la colonne « test » du tableau indique le degré de liberté et les valeurs limites afin d’apporter la preuve, avec un risque connu, d’une différence entre la distribution observée et la distribution théorique. Les seuils P = 0,10, 0,05 et 0,01 servent à repérer les valeurs limites n’ayant respectivement que 10 (*), 5 (**) ou 1 chance sur 100 (***) d’être dépassées par suite de variations aléatoires. Enfin, la lettre contenue dans la dernière colonne fait référence à un temps social précis à partir duquel les questions figurant dans la première colonne ont été posées : A – temps scolaire, B – temps familial, C – temps des copains, D – temps des loisirs, E – temps à venir et projet professionnel.

Résultats et interprétation

C’est à partir de notre hypothèse de départ que l’on cherchera à interpréter le rapport aux structures au temps libre des collégiens. Sa vérification s’est d’abord faite à partir du calcul des heures passées et consacrées au collège puis de la variable « degré de réussite scolaire » considérée comme étant la plus centrale pour engager l’analyse. Ce faisant, nous avons construit trois groupes d’adolescents : les « faibles », les « moyens » et les « forts ». La répartition de chaque élève à l’intérieur de ces catégories s’est faite a posteriori, à partir de la moyenne générale sur deux trimestres scolaires obtenue par chaque élève en veillant à ce que la répartition des effectifs à l’intérieur de chacune d’elles soit relativement identique pour éviter le risque d’une distorsion trop importante. Il s’agit de la construction d’une typologie au sens statistique du terme, c’est-à-dire d’un regroupement d’individus dans des classes les plus hétérogènes entre elles par rapport à (aux) variable(s) prise(s) en compte dans le calcul, en l’occurrence le degré de réussite scolaire. La catégorie « fort » a une moyenne de 14,4 et un écart type de 1,14 ; la catégorie « moyens » présente une moyenne de 11,7 et un écart type de 0,57 (donc une dispersion moindre autour de la moyenne) ; enfin, la catégorie « faible » a une moyenne de 9,22 et un écart type similaire à la première classe (1,14). Nous présentons en annexe les données quantitatives sur la base desquelles repose la partie suivante (cf. tableaux 1, 2 et 3). Cela dit, nous nous attarderons uniquement sur les « forts » et les « faibles », dans la mesure où il s’agit des deux catégories qui, à la différence de la catégorie d’élèves « moyens », présentent des résultats suffisamment significatifs.

Un temps scolaire dominant

Afin de vérifier la dominance du temps scolaire, on peut citer les chiffres tirés d’une enquête réalisée auprès d’une douzaine de collégiens demi-pensionnaires[11] répartis en 6e et en 4e[12]. Cette enquête présente un taux horaire hebdomadaire moyen pour les devoirs, les révisions et les apprentissages de 9 heures pour les 6e (soit une heure trente par soir) et de 13 heures pour les 4e (soit deux heures par soir et quatre heure trente le week-end). Les transports vers le collège occupent un heure quarante du temps hebdomadaire des 6e et des 4e. Au final, on constate que les élèves de 6e consacrent en moyenne 47 heures hebdomadaires de leur temps à l’école, au transport et aux devoirs alors que les 4e y consacrent 55 heures. D’une certaine façon, ces chiffres vont dans le sens de l’enquête de Larue (1995) ainsi que celle de Guillaume et Maresca (1995) à propos du temps de travail hebdomadaire à la maison effectif et attendu dans les classes de 6e / 5e, 4e / 3e. En 6e et 5e, le temps de travail hors de la classe se situerait en moyenne entre 6 et 8 heures par semaine ; en 4e, il est compris entre 8 et 10 heures. La charge hebdomadaire attendue à la maison va de 10 heures 40 minutes en 6e / 5e à 17 heures 1 minutes en 4e / 3e. Le tableau suivant[13] résume la charge de travail hebdomadaire au collège selon le niveau scolaire et selon les déclarations des professeurs :

Tableau

La charge hebdomadaire attendue à la maison par les enseignants et horaires de classe

La charge hebdomadaire attendue à la maison par les enseignants et horaires de classe

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À la lecture de ces chiffres, on comprend pourquoi Larue (1995, p. 9) s’interroge sur « la résistance à l’effort d’élèves qui ajoutent à une trentaine d’heures de classe autant d’heures de travail en dehors » ; on saisit aussi la démesure du temps de travail en dehors de l’école.

Qu’en est-il de notre échantillon ? Les jours de semaine, nos collégiens se lèvent en moyenne à 6 h 52 et se couchent à 21 h 47 ; ils rentrent du collège à 16 h 52. Sur une journée de la semaine, nos élèves passent environ 10 heures de leur temps à ou pour l’école. En sus du temps scolaire obligatoire, ils passent en moyenne une heure trente par jour à faire les devoirs, soit neuf heures par semaine si on excepte le dimanche. C’est donc en moyenne 11 heures 30 minutes par jour qui sont consacrées essentiellement à l’école à travers le travail au collège, les trajets de la maison à l’école, les devoirs, les révisions, etc. La dominance quantitative du temps scolaire ne fait aucun doute.

Pourtant, le caractère quantitatif du temps ne doit pas faire oublier son aspect qualitatif. D’un point de vue sociologique (et plus précisément du point de vue de la sociologie de l’éducation), l’école est devenue une institution capitale qui gère, dirige et régule les flux d’adolescents. Outre l’obligation scolaire, les enjeux qu’elle représente ont pris une proportion telle qu’il est difficilement concevable pour un adolescent de ne pas la fréquenter. L’école, bien qu’obligatoire, est indispensable : personne ne peut raisonnablement envisager de se passer d’elle. Pour espérer entrer sur le marché du travail avec tous les atouts, il faut aller le plus loin possible en décrochant le plus de diplômes. On comprend alors pourquoi le temps scolaire, dominant d’un point de vue quantitatif, doit aussi l’être d’un point de vue qualitatif. Ce sont ces deux paramètres qui peuvent expliquer en partie le rapport des « forts » et des « faibles » à l’école et aux temps.

Les forts

La lecture des tableaux 1, 2 et 3 indique qu’au collège les bons élèves se caractérisent par une participation plus importante que les autres élèves à des activités proposées durant la demi-pension. La chorale et le théâtre, qui présentent respectivement un PEM de 50 % (significatif) et 70 % (très significatif), offrent tous les deux un contenu qui aura des retombées scolaires même si les objectifs premiers en sont éloignés. Sous un aspect manifeste de « passe-temps », ces deux activités proposées par le collège et pratiquées entre la fin du repas et la reprise des cours de l’après-midi, ont une utilité scolaire latente dans la mesure où elles favorisent l’acquisition de connaissances réutilisables par la suite, notamment dans les disciplines scolaires littéraires ou artistiques. Elles offrent donc une possibilité de capitalisation non négligeable et, plus avant, deviennent un atout supplémentaire à présenter dans le jeu scolaire. Ceci expliquerait en partie la répugnance des « forts » pour le sport comme discipline scolaire (PEM très significatif de 39 %) et une nette préférence pour les mathématiques et l’apprentissage des langues (respectivement 16 %, très significatif, et 13 %, assez significatif).

Sitôt les cours finis, les « forts » regagnent directement leur domicile (cf. la modalité « maison / jardin / chambre du tableau 1 affichant un PEM significatif de 13 %) ; ils en profitent alors pour faire les devoirs (la question « à quel moment fais-tu tes devoirs ? » met en exergue la modalité « dès la sortie du collège » avec un PEM de 9 % assez significatif) en se faisant aider, le cas échéant, par leurs parents, plus précisément par leur père (PEM significatif de 13 %). Le fait de ne pas reporter au lendemain le travail demandé par les enseignants mais de le réaliser dans le prolongement des cours, dans la foulée, indique que l’élan scolaire est suffisamment important pour maintenir l’adolescent sur les rails imposés du temps scolaire et de ses exigences formelles, y compris lorsque l’adolescent quitte le collège à la fin des cours. Dans ce cas, la famille sera mise à contribution pour jouer le rôle qui lui est dévolu tant sur le plan des règles et des conduites familiales que sur le plan du suivi scolaire.

Ainsi, les « forts » se couchent à heure régulière, généralement entre 20 h et 21 h 30 (PEM très significatif de 22 %). L’implication des parents dans la scolarité de leur enfant se repère dans le souci constant de connaître les notes scolaires soit en posant directement la question, soit en attendant que l’adolescent annonce de lui-même le résultat d’un contrôle : à la question « dis-tu tes notes à tes parents ? », la modalité « toujours » est la plus discriminante avec un PEM très significatif de 29 %. Les « forts » n’ont pas à craindre le courroux de leurs parents lors de l’annonce d’une mauvaise note : ces derniers ne leur diront rien (PEM très significatif de 20 %). Par ailleurs, les parents prennent soin de demander tous les soirs à leur enfant comment s’est passée la journée au collège (PEM très significatif de 13 %). En revanche, la question des devoirs ne semble pas prédominante, ce qui peut s’interpréter comme une caractéristique du métier d’élève si évidente qu’il devient inutile de la rappeler à l’enfant. D’autant plus que, comme nous venons tout juste de le voir, les devoirs attendus par les enseignants, bien qu’accomplis à la maison, sont dans une continuité temporelle avec l’école. Cette attitude parentale en matière d’éducation scolaire ressortirait alors à une capacité d’adaptation éducative lorsque leur enfant rencontre des problèmes (cf. la modalité « ils savent s’adapter » affichant un PEM de 16 % très significatif) ou des difficultés scolaires.

Pendant les vacances scolaires, le temps familial est très présent puisque la visite à la famille ou les jeux en famille sont les occupations les plus discriminantes (PEM significatif égal à 12 %). Cependant, les activités culturelles et scolaires restent très présentes puisque la modalité « cinéma-lecture-bibliothèque » affiche un PEM très significatif de 25 % et la modalité « travailler pour l’école » un taux significatif de 33 %. D’ailleurs, les « forts » nous précisent que les vacances de Pâques sont consacrées au « travail pour l’école » (PEM significatif de 33 %).

Les faibles

Pendant la demi-pension, à la différence des « forts », les « faibles » optent pour des activités sportives comme le foot, le basket ou le ping-pong (PEM très significatif de 38 %). L’observation directe de la manière avec laquelle ces activités se déroulent renvoie à l’idée de l’établissement d’un cadre sportif structuré par un règlement précis et commun à tous à l’intérieur duquel seront aménagées des règles du jeu à la fois spécifiques et singulières à la situation, dépendantes du lieu et des partenaires. Du coup, l’appréciation de la faute a partie liée avec l’objectivité de la règle et son interprétation par les co-équipiers et les adversaires, ce qui donne lieu à des arrêts de jeu parfois houleux. Plus avant, le sport comme matière scolaire, c’est-à-dire organisée et dirigée par un enseignant, constitue une modalité discriminante puisqu’elle affiche un PEM très significatif de 18 %. Ce sont donc les activités physiques en général que préfèrent les « faibles » et les matières littéraires et scientifiques qu’ils détestent comme les mathématiques et les langues qui toutes les deux affichent un PEM très significatif de 19 %. Ce que les « forts » apprécient est rejeté par les « faibles » et inversement, comme par un jeu de réaction ou de distinction des uns par rapports aux autres.

Après les cours, les « faibles », et plus précisément les garçons[14], consacrent une partie de leur temps libre à « frapper » le ballon avec des camarades. Il s’agit dans ce cas de se retrouver entre copains et de « se faire un match » sur un terrain de foot ou de basket complètement improvisé. Or, le fait de consacrer du temps à autre chose qu’à l’école oblige nos collégiens à repousser à plus tard le moment des devoirs. Ceux-ci seront faits soit peu de temps avant d’aller se coucher (PEM assez significatif de 14 %), soit le lendemain, avant de se rendre au collège (PEM assez significatif de 21 %). Si ce « report d’échéance scolaire » peut s’interpréter comme une faible implication de l’élève dans sa scolarité, il s’explique aussi par le recours pédagogique dont il dispose en cas de difficultés lors de la résolution des exercices scolaires. Si les « forts » bénéficient de l’aide de leurs parents, les « faibles » n’ont parfois comme seule ressource que l’animateur de quartier. La présence d’une zone périscolaire s’avère donc importante dans la mesure où elle permet à certains élèves de se replonger dans des leçons avec l’aide d’un adulte compétent. Alors que le « père » discrimine les « forts », c’est l’animateur qui discrimine les « faibles » en affichant un PEM très significatif de 45 %.

En ce qui concerne le temps familial, il se caractérise par le fléchissement de l’ardeur scolaire et une irrégularité plus grande dans les règles de vie domestique. Ainsi, l’heure à laquelle les « faibles » se couchent est laissée à leur appréciation (modalité « n’importe quand », PEM très significatif égal à 20 %). Du reste, cette situation ne signifie pas pour autant que les parents n’accordent aucun intérêt à la scolarité de leur enfant. Bien au contraire, ces derniers lui demandent tous les soirs si les devoirs sont faits (PEM très significatif de 15 %). Ils n’hésitent pas non plus à tancer l’enfant, parfois vertement, en cas de mauvaise note (à la question « quelle est la réaction de tes parents quand tu as une mauvaise note ? », les modalités les plus discriminantes sont « ils crient » – PEM significatif de 9 % – et « ils me punissent » – PEM très significatif de 23 %). En guise d’explication, on dira qu’on a affaire ici à un modèle familial où l’importance de l’école et le souci de réalisation de la tâche scolaire sont présents mais où les attitudes parentales seraient inadaptées au regard des exigences implicites et explicites que réclame l’institution scolaire. De plus, la crainte des parents entretient une attitude de dissimulation des notes, si bien que les « faibles » dans le meilleur des cas ne disent que les bonnes notes (PEM très significatif de 19 %) et, dans le pire des cas, ne les communiquent jamais (PEM très significatif de 42 %).

Ce type d’explication permet d’éviter le piège de la stigmatisation des parents dont on reconnaît ici le caractère « populaire » (en effet, le lien « faibles » et l’origine sociale « défavorisée » affiche un PEM très significatif de 34 % alors que celui unissant l’origine sociale « favorisée » et « forts » est de 40 % et très significatif) et de leur illusoire démission, voire leur attitude réfractaire à l’école. D’ailleurs, toutes les enquêtes sociologiques déconstruisent l’idée de retrait des familles de la scolarité de leur enfant en montrant que « l’immense majorité des parents consacre un temps non négligeable à aider leur enfant […] À cet égard les qualités instrumentales valorisant le sens de l’effort et de la réussite scolaire, le travail et la discipline, sont mises en avant par toutes les familles, même si cette valorisation se fait davantage en relation avec le sens de l’autonomie dans les classes favorisées, et avec l’adaptation à la réalité dans les classes populaires » (Barrère et Sembel, 1998, p. 23).

Tous ces aspects laissent à penser que les « faibles » définissent l’école davantage en termes de relations et d’espaces qu’en termes de temps. L’explication qu’ils donnent à propos des notes scolaires illustre cela : pour eux, en effet, les résultats scolaires sont moins le fait de l’élève que celui de l’enseignant qui sait l’encourager (PEM très significatif de 19 %). Ce qui contribue à nourrir l’indifférence lors d’une mauvaise notation : à la question « comment réagis-tu lorsque tu as une mauvaise note ? », la modalité « cela ne me dérange pas » affiche un PEM très significatif de 26 %. De plus, la définition qu’ils donnent au mot loisir se fonde plus sur une dimension spatiale que temporelle ; le loisir évoque en effet la possibilité de « sortir de chez soi » (PEM très significatif de 72 %) et de « faire des activités » (PEM significatif de 16 %).

Devoir être, devoir faire

Si le groupe des « forts » donne le sentiment d’établir un rapport à l’école selon des modalités d’action s’apparentant bien souvent à de la stratégie scolaire finement élaborée (Baillon, 1982) et qui, de ce fait, vont instrumentaliser leur temps libre, le second groupe a, quant à lui, un rapport plus distant à l’école, parfois même trop distant. Ceci laisse à penser que le choix des « forts » en matière de loisirs se portera principalement sur des activités ne pouvant supporter la démesure et qui demandent un haut degré de contrôle des émotions. En effet, pour être correctement pratiquées, ces activités exigent un niveau d’entraînement, de répétition, d’astreinte, de rigueur et de concentration suffisamment élevé pour ne laisser la place ni à la spontanéité, ni à l’improvisation. On peut ainsi y voir des possibilités de renforcement de l’attachement plein et entier au « « devoir-être » scolaire (ce à quoi l’élève se sent obligé par la morale) qui s’exprime dans la réalisation des tâches prescrites par les professeurs (les devoirs) et l’adoption d’un modèle de conduite favorisant l’appropriation des valeurs scolaires.

La mise au jour de ces résultats conduit à la formulation de quelques hypothèses à la fois interprétatives et intuitives construites à partir du rapport que l’adolescent entretient avec les temps sociaux et qui déterminent en partie les relations entre la sphère scolaire, la sphère périscolaire et extra-scolaire. La fréquentation de certains types de structures d’accueil et de loisirs dépendrait de la plus ou moins bonne mobilisation scolaire. Plus cette mobilisation est forte, plus l’adolescent va investir des structures ayant une finalité scolaire. A contrario, le degré de recherche d’activités récréatives est fonction inverse du degré de désinvestissement scolaire et / ou du degré de réussite scolaire. Dans le premier cas, les activités de loisirs sont des activités qui améliorent et renforcent indirectement les manières d’apprendre ; en tant que telles, elles ressortissent pleinement à ce que l’on nommera un « ethos du travail scolaire[15] ». Dans le second cas, il s’agit de rechercher et de choisir des activités poursuivant des objectifs de divertissement et de récréation.

De façon générale, les deux groupes d’adolescents que nous avons distingués se caractérisent par deux attitudes différentes à l’égard de l’institution scolaire : le premier groupe a les yeux bien braqués sur l’école et suit son chemin alors que le second préfère sortir des sentiers battus. Ce rapport à l’espace se traduit aussi par un rapport au temps (cf. Giddens, 1987) puisque c’est dans une cadence particulière que la chasse au temps mort sera ouverte ou ne le sera pas, que la sociabilité juvénile sera mise au profit d’une construction de soi autonome ou bien atténuée afin que le temps qui s’écoule soit un temps utile aux yeux de l’école. Ce rapport au temps est l’expression du processus d’intériorisation de la norme d’excellence scolaire qui devient un schéma directeur du comportement des adolescents pendant leur temps libre. En s’alignant sur ce principe de rationalisation du temps scolaire, les bons élèves organisent les activités et leurs loisirs en fonction de l’institution scolaire qui, de ce fait, n’est plus un lieu autonome de travail. Elle n’est plus l’unité de travail scolaire principal mais un espace de fabrication et d’attribution d’une position dans la hiérarchie scolaire à partir d’une cadence donnée par le rythme de la production d’exercices scolaires et d’activités pédagogiques situées en amont et en aval du collège, dans l’adret et dans l’ubac de la vallée scolaire.

L’implication scolaire se construit à partir des liens convergents entre les trois segments : la famille, l’école ainsi que les pairs qui conditionnent la socialisation et les modes de sociabilité adolescente. Les formes de relations sociales engagées à l’intérieur de cette triangulation placent l’adolescent dans un réseau d’interdépendance à partir duquel le temps libre devient le support d’actualisation et d’expression de besoins sociaux de l’adolescent. Le temps libre n’est en définitive qu’un point de terre au confluent de plusieurs représentations, pratiques et d’activités sociales centrales structurées par le temps familial, le temps scolaire et le temps des copains. Selon les cas, la contrainte exercée par le temps scolaire va transformer le tout en un système de discipline, de rigueur et d’astreinte embrassant tous les temps et les espaces de l’adolescence.

Avec la famille, l’école est un lieu à l’intérieur duquel l’enfant apprend le temps et ses valeurs. C’est, pour reprendre Berger et Luckmann (1986), un espace de socialisation secondaire à l’intérieur duquel s’opèrent des apprentissages nouveaux. Or, parmi ces apprentissages, la structuration du temps est certainement l’aspect le plus déterminant dans le processus de transformation de la personnalité adolescente. Cet apprentissage devient une nécessité lorsqu’on sait que tout le système scolaire est organisé par des rythmes : le nombre d’heures passées dans la classe, le temps passé en cours de récréation, les heures de sorties du collège, les années de retard sur la progression scolaire, etc. Apprendre à l’école ne consiste pas seulement à emmagasiner des savoirs scolaires mais aussi à incorporer des variations de rythmes scolaires qui deviendront des variations non seulement psychologiques (comme Testu, 1989 a pu le démontrer) mais aussi sociales grâce aux différentes manières d’être à l’école : être à l’heure, être en avance ou ne pas être en retard. Ainsi, lorsque les enseignants dictent aux élèves l’emploi du temps et les devoirs à faire à la maison, c’est toute une organisation extra-scolaire qui se met en place. Le collégien doit pouvoir planifier son temps hors de l’école en fonction des travaux demandés par les enseignants. C’est d’ailleurs tout cela qui fait dire à Pronovost (1996, p. 135) que « le temps scolaire déborde largement sur le temps non scolaire : chez l’enfant, d’abord, qui doit apprendre à prolonger à la maison une certaine organisation de son temps en fonction des exigences scolaires ; chez les adultes, ensuite, qui doivent apprendre à composer avec le rythme scolaire, et organiser par exemple leurs tâches domestiques, leurs sorties, leurs vacances et même leurs horaires de travail en fonction de l’école ».

Si certaines activités occupent et règlent le temps libre, d’autres structurent les adolescents en les insérant à l’intérieur d’un cadre d’interdépendance précis les dotant d’une sorte « d’économie psychique » (Elias, 1975) adaptée à l’ordre scolaire. Lorsque cette contrainte scolaire est suffisamment poussée, elle forme ce qu’Elias (ibid.) nomme des « habitus sociaux » et qui font partie intégrante de la structure de la personnalité. Autrement dit, il s’agit du passage de la contrainte scolaire à l’autocontrainte par l’intériorisation d’une cadence qui tend à refouler les comportements et les attitudes que l’école juge inadaptées ou préjudiciables à la bonne conduite des exercices scolaires. Dans ce cas, l’autocontrainte devient, mutatis mutandis, une compétence sociale (Montagner, 1995) aidant à l’organisation du geste et du comportement. C’est dire si l’école ne mobilise pas seulement des capacités cognitives mais aussi des aptitudes propres à répondre aux sollicitations des adultes.

Conclusion

Parmi tous les apprentissages auxquels est soumis le collégien, un certain nombre d’entre eux se réalisent hors de l’école. Ils se caractérisent parfois par des situations éducatives s’appuyant sur la répétition, le respect des règles strictes inhérentes à ces apprentissages ainsi que des règles inhérentes à l’organisation de la situation d’apprentissage ; ce qui donne lieu à la production de traits codifiés qui, une fois incorporés, se mettront au service des apprentissages scolaires. C’est le cas par exemple de la danse et de la musique classiques qui sont, de prime abord, deux activités dont la mise en pratique requiert des savoirs si éloignés les uns des autres qu’on pourrait les considérer indépendantes, sans liens directs : l’objectif premier est de « savoir jouer d’un instrument » ou de « savoir danser ». Pourtant, dès que l’on s’intéresse non pas au contenu transmis durant ces activités mais aux formes d’apprentissage, on aboutit au constat qu’il s’agit de deux pratiques reposant sur des savoirs et des transmissions éminemment codifiés. Si le solfège, les gammes, les pointes, la barre et le piano donnant la cadence sont des exercices visant explicitement la recherche d’une compétence de musicien ou de danseur, cela reste des activités éminemment codifiées donnant naissance à des dispositions à la régularité, au rythme, à la cadence et, finalement, au respect de l’emploi du temps.

Il y a donc une complexification et une diffusion de l’ordre scolaire et des modèles qu’il véhicule au-delà de l’école elle-même. C’est dans cet enchevêtrement que l’on peut en fait distinguer ce qui est de l’ordre des loisirs au sens premier du terme et ce qui est de l’ordre des activités se déroulant hors du temps de classe mais qui restent dans les limites des fonts baptismaux de l’école. Par ce biais, on aboutit à une distinction entre certaines pratiques à peine organisées et reposant véritablement sur une éthique du divertissement (Pais, 1993) et des pratiques qui, loin d’être désorganisées, sont porteuses d’une dimension de renforcement de l’ethos du travail scolaire. Il y a bien une différence entre un individu qui joue au foot avec des copains au bas de l’immeuble et un autre qui, dans le cadre d’une activité théâtrale, apprend le texte d’un des personnages lucides et volontaires de Corneille pour qui l’honneur et la gloire méritent tous les sacrifices.

Finalement, le débat ne doit pas s’ouvrir sur les formes d’utilisation des structures de loisirs par les adolescents mais sur la manière avec laquelle les collégiens gèrent et conçoivent les différentes temporalités qui scandent leur vie quotidienne. Il s’agit pour eux d’opter soit pour un principe de renforcement de l’ethos scolaire par la contraction du temps mort et la conversion du temps libre en temps productif, soit un principe de dilapidation du temps libre par l’accentuation de l’éthique du divertissement. Pourtant, le problème ne réside pas dans la mise à distance de ces deux logiques mais, bien au contraire, dans la façon de les articuler. Pour reprendre Carpentier et Clignet (1998, p. 71), c’est en tenant compte de « la multiplicité des échelles temporelles qu’une politique éducative rationnelle pourra se mettre en place ». Or, le rapport à l’école, au loisir et au temps libre expose l’adolescent à un risque de disjonction entre une exigence de réussite scolaire pour une réussite sociale et la recherche d’un épanouissement personnel grâce à l’autonomie et la participation active à des sociabilités juvéniles. Plutôt que d’obliger le collégien à choisir entre un temps linéaire (donc ordonné) et un temps poreux (donc malléable), il conviendrait de lui donner la possibilité de rendre le temps à la fois prévisible et ouvert à la spontanéité (Corbin, 1995). Or, l’école, relayée par certaines catégories de parents, est-elle prête à organiser le temps de l’enfantautrement que sur le seul registre de la rentabilité ou encore, pour reprendre Husti (1996), sur la simple addition mécanique des heures de cours ? L’institution scolaire est-elle prête à reconnaître la nécessité de passer simultanément d’une organisation répétitive à une organisation plus flexible, où le temps serait désormais plus mobile (Husti, 1985) ?

De façon plus générale, il s’agit moins de remettre en question les méthodes que l’adulte doit appliquer pour maintenir l’adolescent dans une temporalité ordonnée que les moyens dont le premier dispose ou qu’il faudrait inventer pour aider le second à passer sans difficulté d’une logique de la capitalisation du temps à une logique de la dilapidation et inversement, attendu que l’une et l’autre ne peuvent être séparées. Puisque « l’homme est rythmes et vit dans les rythmes » (Fotinos et Testu, 1996, p. 43), tout le problème consiste à concilier le rythme scolaire et le rythme social de l’adolescent. En d’autres termes, quelles sont les activités que les structures et les organisations de loisirs peuvent proposer aux adolescents afin de répondre à la fois aux besoins personnels de l’adolescent et aux exigences sociales de l’école ? Comment faire pour que les « bons élèves » puissent trouver ailleurs que dans le temps scolaire les ressources nécessaires à la construction de leur identité adolescente ? Comment faire aussi pour que les élèves plus « faibles » ne s’exposent pas au risque d’un arrêt du temps scolaire en perdant le sens de la durée dans la construction du projet scolaire et professionnel, ce qui, du coup, les pousse à surinvestir le temps libre ? D’autant plus que, pour reprendre une phrase de Touraine, « le fait de vivre dans un présent sans épaisseur oblitère toutes tentatives de poursuivre les lignes du passé vers l’avenir ; cela rend immobile » (cf. Touraine et Khosrokhavar, 2000, p. 109).

Le temps scolaire devient discontinu dès lors qu’il n’est plus un cadre stable d’échanges et de repères symboliques. C’est donc à l’école et aux acteurs gravitant autour du collège d’aider l’élève à construire une représentation cohérente de l’espace et du temps. Le rapport au temps des collégiens est déterminé en partie par leur vécu scolaire. Si ce dernier est fait de discontinuités trop importantes, alors ils ne pourront acquérir une permanence. Il devient nécessaire d’organiser le déroulement des activités selon des séquences temporelles suffisamment adaptées à leur personnalité afin de les aider à (re)conquérir leur environnement scolaire et social. Pour cela, il faudrait que les acteurs de l’institution scolaire et ceux gravitant autour du collège engagent une réflexion sur la pluralité des formes temporelles tout en acceptant de changer les modes traditionnels de gestion de la scolarité et des loisirs des collégiens. Les institutions et les structures de loisirs sont-elles prêtes à s’engager dans un tel changement ?