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L’ouvrage de Sylvie Morel offre un bel exemple de l’intérêt et des difficultés des exercices de comparaison internationale dans le domaine social.

Le point de départ empirique est la confrontation des caractéristiques de deux dispositifs qui jouent un rôle central dans la lutte contre la pauvreté en France et aux États-Unis. D’un côté, le Revenu minimum d’insertion (RMI) créé en 1988. De l’autre, l’Aid to Families with Dependant Children (AFDC) qui remplace, en 1962, l’Aid to Dependant Children (ADC) créée en 1935 et qui est à son tour remplacée en 1996 par la Temporary Assistance for Needy Families (TANF).

La méthode s’inspire très fidèlement de l’institutionnalisme de John R. Commons dont l’auteure entend montrer la pertinence tout aussi bien pour rendre compte de la spécificité de la dynamique des systèmes sociaux nationaux que pour interpréter certaines tendances communes qu’elle y observe.

La spécificité naît de l’histoire de chacun des pays qui a produit une culture, des coutumes, des institutions au travers desquelles se sont définis deux statuts économiques de la pauvreté et deux modes de contrôle social des pauvres. Aux États-Unis, l’éthique du travail, la norme de l’autonomie économique de l’individu engendrent la suspicion à l’égard du pauvre, surtout s’il est jugé apte au travail. L’assistance s’accompagne d’une surveillance des comportements et prend la forme de mesures ciblées, en droit ou en pratique, en direction de catégories spécifiques ; par exemple l’AFDC/TANF s’adresse principalement aux mères isolées. En France, la Révolution légitime durablement un devoir de solidarité de la collectivité à l’égard des exclus ; la « dette sociale » est aujourd’hui traduite, au delà de l’aide financière, par un droit à l’insertion sociale et professionnelle reconnu à tous les citoyens.

Cependant, Sylvie Morel observe dans les deux pays l’apparition (ou la résurgence), à côté de la logique d’attribution de prestations, d’une logique de réciprocité dans les dispositifs d’assistance, ce qu’elle appelle la « quasi-transaction de marchandage ». L’allocataire n’a plus seulement à établir qu’il respecte les conditions créant l’ouverture d’un droit à l’assistance ; il doit s’engager dans des activités qui prouvent sa volonté de sortir d’une situation de dépendance ; il est soumis à une obligation de performance. En cela, il s’inscrit dans une relation de subordination à l’égard des professionnels de l’assistance qui n’est pas sans analogie avec le contrat de travail puisque l’obtention d’un revenu est soumise à l’exercice d’activités contrôlées. Traditionnellement liée de manière dominante à la sphère de la famille, l’assistance est désormais connectée à la sphère de l’emploi.

Ici encore, sur le plan des principes, tout semble opposer le workfare sélectivement imposé aux États-Unis et le « contrat d’insertion » proposé en France, après trois mois, à tous les allocataires du RMI pour donner un contenu concret à leur droit à l’insertion. Mais si elle met surtout l’accent sur cette opposition, l’auteure est trop bonne observatrice pour ignorer que les pratiques sont plus ambiguës.

En premier lieu, la définition du workfare est instable. Le workfare « pur » a été, dans certains États américains, jusqu’à imposer une obligation de travail d’intérêt général gratuit dont le quantum est égal au rapport entre le montant de la prestation et celui du salaire minimum ; il s’agit alors d’un quasi-emploi sans contrat de travail. Mais l’obligation s’est élargie à un devoir de participation à des programmes d’éducation et de formation professionnelle, de recherche active d’emploi ou encore d’accès à des emplois subventionnés. Nous ne sommes plus très loin des prestations qui sont proposées aux bénéficiaires du RMI pour favoriser leur insertion ou réinsertion sociale et professionnelle.

En second lieu, l’insuffisance des moyens conduit en pratique, dans les deux pays, à n’offrir des activités favorisant le retour à l’emploi qu’à une fraction des publics auxquels elles sont destinées. Et, dans les deux cas, ce sont des critères d’« employabilité » qui commandent la sélection des bénéficiaires.

En dernier lieu, les restrictions sur l’accès à l’indemnisation du chômage ou sur la durée d’indemnisation, qui sont traditionnelles aux États-Unis et ont été renforcées en France depuis une quinzaine d’années, amènent les régimes d’assistance aux pauvres à devenir des palliatifs pour des travailleurs privés d’emploi et d’assurance-chômage.

L’auteure rend compte de ces contradictions en opposant deux logiques nationales de réciprocité ou deux modes de contrôle social des pauvres tout en reconnaissant, dans leur mise en oeuvre, un « affaiblissement des logiques polaires ». On peut se demander si cette dichotomie entre modèles radicalement opposés et pratiques partiellement convergentes constitue une hypothèse interprétative suffisante. La diffusion de quasi-transactions de marchandage ne reflète-t-elle pas une logique transversale, au-delà même des deux exemples étudiés. Par exemple, on observe dans plusieurs pays d’Europe occidentale, au cours des années 1990, l’introduction de la même procédure quasi contractuelle dans le cadre de l’assurance-chômage. Plus largement, les critères de contre-parties et de subordination, caractéristiques du contrat de travail, ne sont-ils pas en train de s’étendre, sous d’autres formes, à diverses sphères de la protection sociale ?