Corps de l’article

Au Québec, le domaine de la santé au travail est encadré, sur le plan juridique, par la Loi sur la santé et la sécurité du travail qui a été adoptée en 1979. À l’instar des législations qui ont été adoptées dans beaucoup d’autres sociétés industrielles avancées à la même époque au Canada (Bryce et Manga 1985 ; Sass 1986) et en Europe (Campbell 1983 ; Dawson et coll. 1988 ; Deutsch 1981 ; Gevers 1985 ; Glendon et Booth 1982 ; Hauss et Rosenbrock 1984 ; Navaro 1983 ; Noble 1986 ; Parmeggiani 1982 ; Roustang 1983 ; Singleton 1983), il s’agit d’une loi qui favorise la prise en charge de la prévention dans les lieux de travail par les parties directement concernées, en l’occurrence l’employeur et les travailleurs. La loi favorise donc la formation de comités conjoints de santé et sécurité du travail et la désignation de travailleurs comme représentants à la prévention au niveau des établissements de plus de 20 travailleurs, sans cependant aller jusqu’à rendre obligatoire l’existence de ces mécanismes de prise en charge (Simard 1994). De plus, la loi prévoit que les établissements de plus de 20 travailleurs de certains secteurs prioritaires, en raison de leur niveau plus élevé de risques, doivent avoir un programme de santé spécifique à l’établissement (PSSE). Le mandat d’élaborer ces PSSE et de veiller à leur application est confié au réseau public de santé qui a mis sur pied des unités de santé au travail dans chaque région du Québec, dans le cadre des régies régionales de la santé et des services sociaux[1]. Au cours des dernières années, ces unités de santé au travail ont également reçu le mandat de participer, avec les services d’inspection de la Commission de la santé et de la sécurité du travail, à l’élaboration et à l’application de « programmes d’intervention intégrée » (PII) ciblant certains risques spécifiques dans les établissements de différents secteurs, comme les travaux au jet de sable de silice, les fumées de soudage, les isocyanates, et quelques autres.

Dans ces deux sortes de programmes (PSSE et PII), les professionnels des unités de santé au travail (médecins spécialistes, infirmières et hygiénistes industriels) interviennent dans les établissements selon un modèle d’intervention qu’on peut qualifier de biomédical, et dont les principales composantes sont définies dans la loi elle-même. Celle-ci, en effet, prévoit qu’un programme de santé au travail doit identifier les risques à la santé présents dans l’établissement, procéder aux examens médicaux de l’état de santé des travailleurs exposés, et enfin comprendre certaines mesures de prévention appropriées (contrôle à la source, surveillance médicale et dépistage, affectation, information-formation, premiers soins). Dans le cas du PSSE, une fois élaboré, le programme doit être discuté et approuvé par le comité conjoint de santé et sécurité de l’établissement, s’il existe, avant d’être confié à l’employeur qui est responsable du suivi d’application. Dans le cas d’un PII, le programme est généralement présenté directement aux employeurs concernés qui doivent en faire le suivi d’application, lequel fait l’objet d’une vérification par les inspecteurs de la Commission de la santé et de la sécurité du travail.

En matière de santé au travail, cette loi met donc en relation deux types d’acteurs : d’une part, les acteurs de la prise en charge des problèmes de santé et sécurité du travail qui sont internes à l’établissement et, d’autre part, les intervenants-experts de l’unité de santé au travail qui sont des professionnels externes à l’établissement. Bien qu’en principe, ces deux groupes d’acteurs partagent le même objectif qui est celui de la prévention des lésions professionnelles, il est évident qu’ils ont des logiques d’action différentes : logique d’expert biomédical chez les intervenants-professionnels de la santé, logique de non-expert chez les acteurs socio-économiques du milieu de travail (employeur et travailleurs).

Dans cet article, nous nous intéressons à l’analyse de cette relation dans le contexte particulier des établissements de petite taille (50 travailleurs et moins). Les données que nous allons utiliser pour cette analyse proviennent d’une recherche menée en 1998–99, et qui visait deux objectifs. Le premier était de mieux connaître les dynamiques de prise en charge dans les petits établissements, tandis que le second était d’étudier l’interrelation entre cette catégorie d’établissements et les intervenants en santé au travail. C’est en rapport avec ce second objectif que nous avons recueilli certaines données sur les interventions en santé au travail de type PSSE ou PII, à la fois auprès des intervenants eux-mêmes et des acteurs des petites entreprises concernées.

Il est inutile de rappeler longuement le poids qu’ont les petites entreprises (PE) de 50 travailleurs et moins dans les économies nationales ; au Québec, par exemple, en 1995, elles constituaient 96,5 % des entreprises et étaient responsables de 33,1 % de tous les emplois (MICST 1998). Et malgré cela, très peu d’études, à ce jour, se sont intéressées à l’analyse des dynamiques préventives existant dans les PE en regard de la santé et la sécurité du travail (SST) et encore moins aux interventions en santé qui y sont faites par les intervenants-professionnels de la santé. La recension des écrits produite par Hulshof et coll. (1999) est éloquente à cet égard ; selon cette recension, de rares recherches (dont celles de Dryson 1993, 1995 ; Limborg et Hasle 1997 ; Spiegel et Yassi 1989) ont pris les programmes et interventions en santé au travail dans les petites entreprises comme objet d’étude. Cette rareté au niveau de la recherche conduit évidemment à une faible connaissance des particularités organisationnelles, structurelles, socio-économiques et culturelles de ces entreprises qui sont pertinentes à la problématique de la santé au travail, faiblesse susceptible, à son tour, de limiter l’adéquation et l’efficacité des interventions dans ce domaine.

Problématique de la recherche

État de la question

Les écrits portant sur les interventions en santé au travail dans les petites entreprises sont très limités tant au Québec et au Canada qu’à l’étranger. Les recherches publiées se divisent en deux grandes catégories : d’une part, celles qui se sont intéressées davantage à certains aspects de la dynamique de prise en charge de la santé dans les PE et, d’autre part, celles dont l’accent a été mis sur les interventions en santé au travail, leur difficulté, leur efficacité. Même si ces deux types de recherches se co-fertilisent, nous ne rappellerons pour les besoins de cet article que les études portant sur le volet des interventions préventives.

La recension des écrits faite par Hulshof et coll. (1999), déjà mentionnée, sur les services et interventions de santé, démontre bien que l’intérêt spécifique pour les petites entreprises est encore embryonnaire. En effet, sur les 52 recherches répertoriées par eux, quelques-unes seulement abordent la question des petites entreprises ; de plus, selon eux, la majorité des études (sur les petites, moyennes et grandes entreprises) portait davantage sur les structures (organisation, administration, aspects financiers des services de santé offerts) que sur l’impact des interventions et sur l’analyse des facteurs explicatifs. C’est ce qui a fait dire à ces auteurs : « Most of the 52 studies were more descriptive than evaluative » (p. 361).

De manière générale, il se dégage de l’ensemble des études connues en ce domaine certains facteurs qui semblent avoir une influence directe ou indirecte sur les différentes pratiques d’intervention en santé au travail dans les petites entreprises. Par exemple, les études de Spiegel et Yassi (1989) et celles de Gignac (1996, 1997) ont montré à la fois combien la faible connaissance, la méconnaissance même, des risques par les différents acteurs du milieu de travail expliquait, en partie, le peu d’intérêt manifesté pour les programmes de santé et les services offerts et que cet intérêt pourrait être vivifié par des programmes dont la force de sensibilisation serait liée à leur forte adéquation à la réalité de ces entreprises.

D’autre études (Limborg et Hasle 1997 ; Eakin et Weir 1995 ; Eakin 1997 ; Gignac 1996, 1997) ont mis en lumière la place primordiale de la connaissance de la petite entreprise que les intervenants doivent avoir avant d’agir ; cette connaissance concerne la situation économique de l’entreprise, le climat des relations du travail, l’organisation structurelle en SST, la conception qu’ont les différents acteurs des risques auxquels ils sont exposés, la conception qu’ont les employeurs de la responsabilité en matière de santé, etc. Cette connaissance pré-intervention, en plus de favoriser l’adéquation de l’intervention aux risques du terrain, créerait une relation de confiance intervenant/employeur propice à une ouverture aux recommandations que génère l’intervention en santé. D’autres résultats de recherches ont fait ressortir l’importance du réseau dans lequel s’inscrit l’entreprise et cela dans le double sens suivant : d’abord, parce qu’un programme s’étendant à tout un secteur plutôt qu’à un seul établissement semble plus stimulant pour les employeurs (Gignac 1996, 1997) et ensuite parce qu’un programme sectoriel peut permettre des échanges et discussions entre les dirigeants des entreprises impliquées, échanges dont l’effet de stimulation et d’émulation a été démontré par Thurman, Louzine et Kogi (1988).

Enfin, certains résultats de deux études québécoises (Berthelette, Lévesque et Gourde 1997 ; Champoux et Brun 1999) présentent un intérêt pour la compréhension des petites entreprises et de leur propension à agir en prévention. Les résultats de la première[2] démontrent que le nombre et la fréquence des services offerts n’ont d’impact sur cette propension que s’ils sont conjugués soit à un facteur structurel, l’ancienneté du comité de SST, soit à un facteur culturel, l’intérêt managérial pour la prévention. Cela commande une réflexion sur la nécessité d’une prise en compte de l’interaction entre intervenants et acteurs de l’entreprise si on veut comprendre les dynamiques préventives et améliorer les modèles d’intervention. Enfin, l’étude de Champoux et Brun (1999), bien qu’elle porte sur la prise en charge de la sécurité au travail dans les petites entreprises, recoupe certains résultats des recherches antérieures, notamment en ce qui concerne la méconnaissance des risques et le peu d’intérêt pour la SST, tout en montrant une certaine diversité dans le style de gestion pratiqué de la sécurité au travail, diversité qui, on peut le penser, pourrait jouer sur la réceptivité et l’efficacité des interventions en santé.

Approche théorique

Cette recension des écrits met en évidence deux phénomènes qui semblent assez spécifiques aux petites entreprises et qui sont de nature, d’une part, à affecter le rapport que les intervenants en santé au travail établissent avec ces milieux de travail dans le cadre de leurs interventions et, d’autre part, à en conditionner l’efficacité. Premièrement, les intervenants en santé au travail semblent se heurter assez souvent au désintérêt des employeurs pour les programmes de santé au travail, désintérêt qui semble lié, selon les auteurs, à la méconnaissance des risques à la santé de la part des acteurs des petites entreprises. Deuxièmement, le succès de l’intervention en santé au travail, en termes d’application des mesures du programme de santé, semble lié en bonne partie à la relation interpersonnelle de confiance que les intervenants arrivent à établir avec l’employeur, cette relation de confiance se construisant elle-même à travers l’intérêt dont les intervenants font preuve en prenant le temps de connaître la situation socio-économique de l’entreprise et en élaborant un programme adapté en conséquence. Ces deux phénomènes sont assez spécifiques aux petites entreprises dans la mesure où de nombreuses études portant sur ces organisations ont documenté la centralité du patron comme étant l’un des traits les plus distinctifs de ce type d’entreprise, de même que sa propension à la méfiance à l’égard de l’intervention des services gouvernementaux dans les affaires, et le sous-développement des fonctions spécialisées de gestion (finances, gestion des ressources humaines, santé et sécurité, etc.) attribuable à la petite taille de l’entreprise et qui limite l’acquisition de connaissances spécialisées dans ces domaines (Lamm 1995 ; MacMillan et coll. 1989 ; Rainee 1989).

À partir de ces observations, nous avons conceptualisé l’intervention en santé au travail selon la même approche systémique que nous avons utilisée dans le volet de la recherche consacré à l’étude des dynamiques de prise en charge dans les petites entreprises (Burke et Litwin 1992 ; Nadler 1981, 1982 ; Woodman 1989). En effet, ces dynamiques ont été étudiées comme des processus à la fois structurels (structures et activités de prévention) et culturels (attitudes et comportements préventifs) de prise en charge de la prévention des risques à la santé, qui sont influencés par deux catégories d’intrants, les uns externes à l’entreprise (secteur d’activités, situation concurrentielle et financière, développement technologique, etc.), les autres internes à l’entreprise (taille, présence d’un syndicat, caractéristiques du dirigeant, style de gestion, relations du travail, développement du collectif de travail). De plus, en regard de certains de ces facteurs internes et de l’analyse des dynamiques de prise en charge, nous avons aussi utilisé de façon complémentaire l’approche de la psychodynamique du travail. En effet, cette approche nous a servi à analyser les rapports aux risques à la santé tels que construits par les acteurs du contexte organisationnel (Carpentier-Roy 1995 ; Carpentier-Roy et coll. 1997 ; Dejours 1995 ; Clot 1997 ; Cru 1987 ; Jayet 1993). Cette analyse suppose l’investigation de l’expérience subjective des acteurs vécue à l’intérieur de rapports sociaux de travail ainsi que l’interrogation du sens des comportements et attitudes des travailleurs et employeurs face aux risques à la santé.

Dans cette même perspective systémique et psychodynamique, l’intervention peut être définie comme un processus qui est plus ou moins influencé par certains intrants pour produire les extrants attendus en termes de prévention des atteintes à la santé des travailleurs, en somme pour être efficace. Ces intrants sont principalement à deux niveaux. À un premier niveau, il y a évidemment l’environnement juridico-institutionnel qui régit le domaine de la santé au travail. Ainsi, tel que présenté en introduction, la Loi sur la santé et la sécurité du travail contient des dispositions contraignantes qui définissent certains paramètres-clés des interventions en santé au travail, lesquels, jusqu’ici, ont orienté les intervenants à privilégier un modèle biomédical d’intervention. Un autre élément assez déterminant de l’environnement institutionnel consiste dans le fait qu’à chaque année, la Commission de la santé et sécurité du travail négocie avec le ministère de la Santé le contrat type qui établit les modalités de financement des ressources humaines ainsi que le niveau de services que les unités de santé au travail devront dispenser aux établissements de leur territoire respectif. Or, le niveau de services est en grande partie défini en termes de quantité de programmes de santé à élaborer par ces unités, ce qui a naturellement des incidences sur le processus d’intervention. À un second niveau, il y a les établissements qui sont les clients des services fournis par ces unités de santé au travail, tout en étant également leurs partenaires dans l’application des programmes de santé au travail élaborés par les intervenants. L’intrant le plus évident provenant de ces établissements est naturellement la nature des risques à la santé auxquels les travailleurs sont exposés. En fait, c’est essentiellement en fonction de cet intrant (risques d’atteintes à la santé) que les établissements sont les clients des unités de santé au travail, et que ces dernières sont mandatées pour fournir leurs services. Cependant, il y a également un autre intrant présent dans les établissements et qu’il est très pertinent de considérer. Il s’agit de la dynamique de prise en charge qui est à l’oeuvre dans l’établissement, laquelle est susceptible de conditionner la manière dont ce dernier peut être le partenaire des intervenants dans le déroulement et le suivi efficace de l’intervention. Cette dernière facette du rapport entre les intervenants et les établissements où ils interviennent est largement méconnue, et c’est pour l’explorer que nous avons développé le concept de dynamique de prise en charge. En effet, ce concept considère que la prise en charge de la santé au travail est un processus dynamique qui se déploie sur deux dimensions : une dimension plus structurelle et une dimension plus culturelle. La dimension culturelle est celle qui renvoie aux valeurs, attitudes et comportements des acteurs face aux risques et à la prévention : perception et évaluation des risques, conception de leur responsabilité respective en regard de la prévention, comportements préventifs des cadres (leadership, investissement et suivi des demandes) et des travailleurs (prudence, initiatives sécuritaires et stratégies défensives). Quant à la dimension structurelle, elle réfère aux structures et programmes d’activités de prévention (comité de SST, activités d’identification et de contrôle des risques) que les acteurs décident de mettre sur pied pour prendre en charge plus formellement les problèmes de santé au travail.

Méthodologie

L’échantillon, de type raisonné, fut construit à partir des critères suivants : taille (moins de 19, 20-50), type d’intervention qui avait été faite (PSSE, PII), syndicalisation ou non, présence ou pas de comité de santé et de sécurité du travail et secteur d’activité. Ainsi, l’étude fut faite auprès d’un échantillon de huit entreprises de moins de 50 travailleurs (moyenne de 20,5 travailleurs) dont quatre avaient des comités de santé et de sécurité et trois étaient syndiquées. Six avaient fait l’objet d’interventions de type PSSE et deux de type PII et les entreprises représentaient les secteurs suivants : alimentation (1), industries du meuble et du bois de construction (2), secteur de la carrosserie automobile (2), secteur des mines et carrières (1) et secteur du ciment et transformation des pierres (2). Enfin, rappelons que les buts visés étaient, d’une part, une meilleure connaissance des réalités et des dynamiques culturelles et structurelles de prise en charge propres aux petites entreprises (sur un territoire donné, sous la responsabilité d’une régie régionale de santé publique) et, d’autre part, l’exploration des facteurs reliés à ces dynamiques qui influent sur les interventions.

Cueillette des données

La collecte des données dans chacun des établissements a été faite selon l’approche d’étude de cas en profondeur. Cela a supposé d’abord une période d’observation in situ dont le but était de permettre aux chercheurs d’avoir une connaissance sensible des différents milieux de travail afin de faciliter l’écoute et le travail de compréhension du contenu des entrevues.Ont suivi des entrevues individuelles avec les gestionnaires, les superviseurs et le président du syndicat le cas échéant, et des entrevues collectives avec les membres du comité de santé et sécurité du travail (dans quatre cas) et avec des groupes de travailleurs. Pour ces derniers, un groupe de travailleurs (entre 5 et 12) par entreprise fut entendu en entrevue d’une durée comprise entre une heure trente minutes et trois heures. Le contenu de ces entrevues (qui avaient été enregistrées) fut analysé par les chercheurs et leur analyse fut soumise, lors des deuxièmes entrevues, aux travailleurs pour fin de discussion et de validation[3].

Les principaux éléments que voulaient documenter les entrevues avec les employeurs et les superviseurs étaient les suivants : la situation économique de l’entreprise, la technologie et le procédé de travail, leur style de gestion et leurs rapports aux employés, leur formation professionnelle, leur vision des risques et de leur responsabilité en SST, leur perception concernant la main-d’oeuvre (qualification, mobilité, sensibilisation aux risques et à la prévention, climat de travail), et leur perception des interventions faites en santé par les différents intervenants. Auprès des travailleurs, on questionnait aussi leur vision des risques et de leur responsabilité, leurs comportements face aux risques, leur perception de l’implication des employeurs en santé et sécurité, le climat de travail incluant leurs rapports avec la hiérarchie et entre eux, leur perception des interventions en santé, etc. En présence d’un syndicat, le président et les travailleurs se prononçaient sur le rôle et l’utilité de la structure syndicale en santé et sécurité. Les membres du comité de santé et de sécurité se prononçaient sur leur fonctionnement, leurs priorités, leurs relations avec les intervenants. À partir de certaines des données recueillies, un questionnaire fut construit et administré par l’équipe à l’ensemble des travailleurs afin de s’assurer une plus large représentation (126 travailleurs). Ce questionnaire a d’abord servi à documenter le premier volet de la recherche, à savoir la compréhension des dynamiques de prise en charge présentes dans les petites entreprises de l’échantillon. Il visait principalement à mesurer certains aspects de la dimension culturelle des dynamiques de prise en charge (perceptions des risques, comportements en SST d’eux-mêmes et des cadres), le style de gestion, le climat de travail incluant les rapports verticaux (hiérarchiques) et horizontaux (entre pairs), et leur degré de satisfaction sur quelques aspects de l’intervention en santé au travail.

Par ailleurs, des entrevues collectives furent menées auprès des différents intervenants[4] (infirmières, techniciens en hygiène, médecins) des unités de soins intégrées aux Centres locaux de santé communautaire (CLSC) et auprès des inspecteurs de la Commission de santé et de sécurité du travail (CSST) oeuvrant auprès des établissements de l’échantillon, ou dans le secteur dans lequel ils s’inscrivent. Les données recueillies tou-chaient la vision de leur travail, son organisation, son utilité, ses difficultés. Étaient aussi abordées leurs perceptions des contextes spécifiques aux petites entreprises, leur évaluation des attitudes et comportements des différents acteurs, les freins à l’efficacité de leurs interventions.

Précisons, en terminant, que l’analyse présentée dans cet article repose, d’une part, sur la mesure des dimensions structurelle et culturelle de la dynamique de prise en charge et, d’autre part, sur les données qualitatives recueillies en entrevues auprès des acteurs du milieu et des intervenants. L’analyse de contenu fut faite en croisant les perceptions convergentes et divergentes des groupes interviewés et elle a donné accès aux dimensions subjectives et sociales qui peuvent influencer la réceptivité et l’efficacité des interventions et, ainsi, elle a pu nourrir notre réflexion sur les interventions[5].

Mesure des dimensions structurelle et culturelle de la dynamique de prise en charge

Le tableau 1 présente les indicateurs utilisés pour mesurer le niveau de développement de la dimension culturelle et de la dimension structurelle de la prise en charge de la SST. Pour les données qualitatives, une analyse de contenu a été réalisée afin de dégager une synthèse pour chaque variable. Lorsqu’une variable était mesurée dans plusieurs entrevues, une analyse de comparaison croisée a été effectuée et par la suite synthétisée. Les variables qualitatives ont été codées par l’équipe de recherche selon la procédure développée par Simard et Marchand (1995) en utilisant la cotation 0 = faible, 1 = moyen, 2 = fort, pour évaluer le niveau de développement de ces variables dans chaque entreprise. Quant aux variables quantitatives, elles ont été ramenées sur une échelle variant entre 0 et 2 pour assurer la comparabilité avec les variables qualitatives. La dimension culturelle et la dimension structurelle de la prise en charge de la prévention ont été construites en additionnant les indicateurs respectifs de chaque dimension. Les deux échelles ont été transposées en des scores variant entre 0 et 1.

Résultats

Les résultats de cette recherche exploratoire, bien que limités, nous semblent très éclairants en premier lieu parce qu’ils informent sur les dynamiques de prise en charge présentes dans les petites entreprises et sur les facteurs qui les influencent. Et, en second lieu, parce que l’analyse des perceptions divergentes et convergentes des différents acteurs a mis au jour des éléments susceptibles d’agir sur la réceptivité et l’efficacité des interventions et d’éclairer le mode d’intervention.

Les dynamiques de prise en charge

Le tableau 2 présente la mesure du degré de développement des dimensions structurelle et culturelle de la prise en charge dans chacune des petites entreprises étudiées.

Tableau 1

Définition et mesure des variables de la dimension culturelle et de la dimension structurelle de la prise en charge de la SST

Définition et mesure des variables de la dimension culturelle et de la dimension structurelle de la prise en charge de la SST

Tableau 1 (suite)

Définition et mesure des variables de la dimension culturelle et de la dimension structurelle de la prise en charge de la SST

Tableau 1 (suite)

Définition et mesure des variables de la dimension culturelle et de la dimension structurelle de la prise en charge de la SST

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 2

Scores des entreprises selon la dimension culturelle et la dimensionstructurelle de la dynamique de prise en charge

Scores des entreprises selon la dimension culturelle et la dimensionstructurelle de la dynamique de prise en charge

-> Voir la liste des tableaux

Les résultats qu’il présente sont très intéressants pour trois raisons. En premier lieu, ils montrent que malgré la petite taille de l’échantillon, il y a beaucoup de variation dans le développement de la prise en charge de la santé au travail dans les petites entreprises. En effet, sur une échelle variant entre 0 et 1, on peut observer que la dimension culturelle varie entre 0,42 et 0,80, soit du simple au double, tandis que la dimension structurelle varie de 0,13 à 0,79, variation qui est encore plus considérable. Ces résultats recoupent ceux obtenus par l’étude de Champoux et Brun sur la sécurité au travail dans la petite entreprise (1999) et ils viennent donc contredire la croyance courante à l’effet que, globalement, le monde de la petite entreprise en est un où la prise en charge de la santé et de la sécurité du travail est pratiquement inexistante. Deuxièmement, en prenant la médiane de chaque distribution comme point de comparaison, on observe que la dimension culturelle de la prise en charge est plus développée que la dimension structurelle avec des valeurs médianes respectives de 0,65 et 0,46. Ce résultat est tout à fait consistant avec les connaissances plus générales de la petite entreprise qui montrent que l’informel, qui relève de la culture, y est prédominant comparativement au formel et au structurel. Troisièmement, on peut aussi observer que le développement des deux dimensions de la prise en charge ne vont pas nécessairement de pair. Dans certains cas, ces deux dimensions sont bien développées ou le contraire, mais dans d’autres cas, la dimension culturelle est nettement plus développée que la dimension structurelle et vice-versa. Ce constat montre l’intérêt d’utiliser un concept bi-dimensionnel de la prise en charge, comme nous l’avons proposé.

Perceptions des acteurs du milieu de travail sur l’intervention

Une première perception provient à la fois des employeurs et des travailleurs et est généralisable à toutes les entreprises de notre échantillon, nonobstant le degré de développement de la dynamique de prise en charge. Elle concerne la faible connaissance pré-intervention que les intervenants ont des réalités socio-économiques et organisationnelles caractérisant chacune des petites entreprises. Selon les employeurs et les travailleurs, cette connaissance se limite, la plupart du temps, à la connaissance théorique des risques reliés au secteur dans lequel se situe l’entreprise, connaissance qui sert à l’évaluation de la situation lors de la première rencontre. Ainsi, par exemple, seulement 57,5 % des travailleurs se disent satisfaits de l’intérêt manifesté par les intervenants pour connaître comment les choses se passent dans leur entreprise. Cette faible connaissance s’explique en partie par le modèle biomédical d’intervention privilégié par les intervenants qui met l’emphase prioritairement sur les risques, et sans doute aussi par la difficulté de tenir compte de l’hétérogénéité des situations dans les petites entreprises qui exigerait que soient intégrées à la pratique des intervenants des façons précises pour appréhender chaque contexte particulier. Toutefois, même si cette méconnaissance semble exister autant pour les PII que pour les PSSE, on peut penser que son impact est plus grand dans le cas de ces derniers étant donné l’absence du caractère coercitif présent, par ailleurs, dans les PII où l’employeur est obligé d’appliquer les mesures prescrites.

Une deuxième perception concerne, cette fois, la connaissance des risques à la santé et l’intérêt des acteurs pour la santé au travail qui, lui, est relié certes à cette connaissance mais aussi à la connaissance de la loi en SST qui définit les droits et obligations de chacun. La méconnaissance de la loi en SST est assez généralisée dans l’ensemble des petites entreprises[6]. En effet, l’analyse montre une ignorance avouée, plus ou moins grande, de ces éléments et fait état d’un besoin d’information et de sensibilisation en ces domaines. Ainsi, 60 % des travailleurs seulement se disent satisfaits de l’information reçue concernant les risques auxquels ils sont exposés. Ce désir d’information est présent aussi bien chez les employeurs que chez les travailleurs et cohabite avec l’intérêt pour la santé et la prévention qu’affirme avoir la majorité d’entre eux. Toutefois, cet intérêt est freiné par la précarité économique de la petite entreprise face à la concurrence. Chez les employeurs, cette précarité accentue le sentiment d’être limités par les contraintes financières et la survie de l’entreprise que vient remettre en cause l’application à la lettre de la loi et de certaines de ses exigences. Chez les travailleurs, la précarité des emplois qui découle de la fragilité de l’entreprise accentue la peur de perdre son emploi, ce qui pousse ces derniers à adopter deux types de comportements qui servent de stratégies défensives contre l’anxiété et la peur ressenties : soit ils nient les risques (déni de perception), soit ils font silence sur ces risques, de peur que leur mise au jour impose des interventions dont les exigences mettraient en cause la survie de l’entreprise. Toutefois, nos résultats montrent que ces perceptions et stratégies sont en partie influencées par le développement de la dimension culturelle de la prise en charge. En effet, là ou cette dimension est plus développée, ce qui va de pair avec un climat de travail de respect et de confiance mutuels, les travailleurs ont tendance à minimiser les risques, étant convaincus que leur patron fait tout ce qu’il peut en matière de prévention. À l’inverse, dans les entreprises où la dimension culturelle de la prise en charge est moins développée, les risques à la santé deviennent un lieu où se cristallisent les mauvaises relations de travail, les travailleurs considérant que la présence de ces risques traduit le peu d’intérêt de leur employeur à l’égard de ses employés. On retrouve ici un phénomène analogue à celui observé par Eakin (1997) à l’effet que le rapport du travailleur à sa santé est socialement produit par l’état des relations sociales de travail. Cette influence de la dimension culturelle de la prise en charge se fait également sentir sur la perception de l’utilité des interventions en santé au travail.

En effet, la perception qu’ont les employeurs et les travailleurs de l’utilité des interventions en santé au travail, telles que faites à ce jour, varie selon le degré de développement de la dimension culturelle de la prise en charge dans l’établissement. Notons immédiatement que cette perception ne comporte pas un jugement sur la nécessité des interventions qui est généralement reconnue aussi bien par les employeurs que les travailleurs. Cependant, il est intéressant de noter que les acteurs des entreprises où la dynamique culturelle de prise en charge est plus forte ont tendance à juger le genre d’interventions actuellement pratiquées comme étant moins utiles que dans les entreprises où cette dynamique culturelle est moins développée. C’est que l’existence d’une véritable « culture de la SST » dans le milieu de travail assure une forme d’autorégulation qui rend moins perceptible l’utilité d’une intervention extérieure, particulièrement lorsque cette dernière tient peu compte de la réalité du contexte spécifique de l’entreprise, comme c’est le cas actuellement. À l’inverse, là où une telle culture préventive est peu développée, la faiblesse des éléments qui la composent ne permet pas une autorégulation et rend alors plus évidente, aux yeux des employeurs et des travailleurs, l’utilité des interventions. Pour les travailleurs, cette intervention est perçue comme un soutien à la revendication de protection de leur santé ; quant aux employeurs, ils estiment que ces interventions ont comme principale utilité de fournir un bilan de la santé au travail de leurs employés qui peut être rassurant pour ces derniers et ainsi calmer leurs craintes en matière de santé au travail. Toutefois, ces perceptions divergentes associées à un climat plutôt tendu de relations de travail font en sorte que la méfiance qui entoure le déroulement des interventions affecte négativement le suivi de l’intervention.

De fait, les perceptions du suivi post-intervention sont également en partie influencées par la dynamique culturelle de prise en charge de l’établissement. Ainsi, là où cette dernière est forte, 67 % des travailleurs se disent satisfaits du suivi des recommandations effectué par leur employeur, comparativement à seulement 21 % dans les établissements où la dyna-mique culturelle de prise en charge est faible. Toutefois, au-delà de cette perception, les travailleurs et les employeurs estiment que le support des intervenants au niveau du suivi est généralement faible. Ainsi, à peine la moitié des travailleurs sont satisfaits de l’information reçue des intervenants à propos des résultats des tests médicaux ou de dépistage. De plus, dans le cas des PII, même si le suivi existe parce qu’obligatoire, il demeure incomplet dans le sens où il n’est fait qu’auprès des employeurs, laissant les travailleurs dans l’ignorance de ce qui a été exigé, négocié et fait, tandis que dans le cas des PSSE, une fois le programme formellement élaboré et déposé, les travailleurs et employeurs ne se sentent pas soutenus, encadrés et stimulés par un suivi systématique. Cette absence de suivi mine la crédibilité des intervenants et invite peu, en dehors des actions ponctuelles, à une prise en charge de la prévention.

Ces éléments de perception nous semblent très féconds en regard d’un travail de renouvellement d’un modèle d’intervention. Ils démontrent la nécessité de « contextualiser » tout travail d’intervention, ce dont une logique instrumentale de type biomédical ne tient pas compte. En effet, les moyens à mettre en place en vue d’une fin particulière ne peuvent être adéquatement définis, dans ce cadre de grande hétérogénéité observée chez les petites entreprises, sans un lien serré avec la dynamique de prise en charge de la prévention dans le milieu de travail, et notamment sa dimension culturelle qui est associée au climat des rapports sociaux de travail existant à travers les relations verticales (avec la hiérarchie) et horizontales (avec les pairs). Le constat de la prédominance de la dimension culturelle est déjà un indicateur important de la nécessité de contextualiser l’intervention et, notamment, de bien saisir les éléments reliés aux relations de travail avec lesquels il faut composer lors de l’intervention et sur lesquels un mode approprié d’intervention peut aussi agir. Nous y reviendrons lors de la présentation d’un modèle renouvelé d’intervention, mais avant il faut aussi tenir compte de l’éclairage apporté par les perceptions des intervenants.

Perceptions des différents intervenants

L’analyse des perceptions des intervenants montre plusieurs points de concordance avec les perceptions des acteurs du milieu déjà indiquées. Nous en retiendrons quatre. En premier lieu, les intervenants du CLSC pointent, eux aussi, le peu de connaissance qu’ils ont de la PE où ils interviennent comme un handicap à leur action. Ils constatent que cela les prive de la saisie d’éléments qui les informeraient tant sur le contexte organisationnel où se vivent les risques que sur le degré de sensibilisation des travailleurs, des superviseurs et des gestionnaires face aux risques à la santé. Les intervenants admettent toutefois que cette situation dépend moins d’une organisation rigide de leur travail que d’habitudes inscrites dans leurs pratiques de travail. Ce sont des pratiques qu’ils questionnent car elles génèrent un sentiment d’inconfort. Cette faible connaissance du milieu les conduit à une « logique de l’expert », peu nourrie par le point de vue des acteurs impliqués, logique qui se conjugue bien avec le modèle biomédical qui structure leurs interventions. Cette « logique de l’expert » se manifeste, par exemple, dans la recommandation systématique de telle mesure préventive qui vient avec tel type de risques, nonobstant le contexte qui entoure ce risque.

Un deuxième point de vue partagé est celui qui touche la faible connaissance des risques à la santé reconnue par les travailleurs principalement. Les intervenants du CLSC conçoivent donc le travail de sensibilisation comme un préalable à l’intervention. Et dans ce sens, ils reconnaissent la nécessité de dépasser la connaissance théorique des risques et d’avoir une connaissance sensible, contextualisée, des risques de chacune des petites entreprises. Un troisième point de convergence concerne l’applicabilité de la loi SST à la petite entreprise. Ils conviennent que la fragilité économique de plusieurs de ces entreprises les place dans un dilemme : appliquer la loi à la lettre et mettre sérieusement en danger la survie de l’entreprise ou appliquer la loi de manière plus souple et prendre le risque de mettre en danger la santé des travailleurs à plus ou moins long terme. Cette situation est vécue par les intervenants (CLSC, CSST) comme très anxiogène et n’est pas prise en compte, selon eux, par les organismes qui gèrent leur travail. Cette source d’anxiété est clairement plus grande pour les inspecteurs de la CSST dont le mandat, assorti d’un pouvoir coercitif, est de faire appliquer la loi et les règlements. C’est un dilemme anxiogène et ils sont laissés seuls face aux solutions et à la position à prendre. Un dernier point de similitude mérite notre attention ; il a trait à la question du suivi post-intervention. Les intervenants du CLSC sont conscients de la faiblesse, voire de l’inexistence, du suivi et ne minimisent pas son impact sur les interventions. Ce suivi concerne les PSSE car, dans le cas des PII, il est obligatoire. Les intervenants mesurent bien l’attaque implicite à leur crédibilité générée par cette absence de suivi et savent nommer l’influence négative qu’elle a sur la prise en charge par le milieu des problèmes de santé.

Au-delà de ces similitudes, quelques points de vue des intervenants manifestent une divergence de perceptions qu’il est utile d’identifier car elles influencent leur mode d’intervention. Un premier concerne l’intérêt réel que disent avoir les employeurs pour la SST. Les intervenants ont plutôt la perception contraire : selon eux, la majorité des dirigeants de petites entreprises n’ont pas intégré cette préoccupation comme étant prioritaire et la situation financière précaire, bien que réelle, sert trop facilement d’alibi et occulte le faible niveau d’intérêt pour la santé. Ils rappellent combien il leur est souvent difficile, voire impossible, de rencontrer les travailleurs lors de leur première visite à l’entreprise. En effet, une demande dans ce sens auprès de l’employeur a souvent peu de chances, selon eux, d’être exaucée de sorte que rarement ils la feront et quand ils la font, elle est rarement acceptée. Cette fin de non-recevoir apparaît peu conciliable avec l’intérêt déclaré par les employeurs pour la SST. Et quand il y a collaboration des employeurs comme dans le cas des PII, elle est motivée, selon les intervenants, par le pouvoir coercitif de la loi. Nous avons vu, un peu plus avant, que tous s’entendent pour dénoncer une méconnaissance trop généralisée des risques. On peut alors penser que le faible intérêt des employeurs dont parlent les intervenants est aussi tributaire de cette méconnaissance, l’intérêt ne pouvant concerner que les risques identifiés. Par ailleurs, certains intervenants, dont les inspecteurs de la CSST, diront clairement que la petite entreprise n’est pas le lieu privilégié d’intervention parce que, selon eux, l’indice de risques (critère utilisé pour cibler les lieux d’intervention par la CSST, par exemple) y est globalement moins élevé que dans les moyennes et grandes entreprises. Ne peut-on pas penser qu’une présence plus grande des intervenants — comme les médecins qui travaillent actuellement (faute d’effectifs, dit-on) principalement aux problèmes liés aux retraits préventifs et de ce fait sont peu présents et investissent peu dans les PSSE, ou encore comme les inspecteurs dont la présence est faible dans les petites entreprises — aurait une influence sur la motivation des acteurs du milieu qualifiée de faible par les intervenants ?

Un second point de divergence touche la question de l’utilité des interventions telles que menées actuellement. Divergence car même si, comme on l’a vu, certains travailleurs et employeurs jugent leurs interventions utiles, on est loin de l’unanimité et, de plus, la perception de l’utilité est plus forte chez les intervenants des unités de santé au travail. En effet, malgré les difficultés rencontrées, un consensus clair émerge de l’analyse des entrevues des intervenants quant à la nécessité de leurs interventions et surtout quant à leur utilité, même si cette dernière n’est pas toujours mesurable et même s’ils la savent limitée et pas toujours reçue comme une aide ou un soutien. Cette perception les conduit à questionner leur mode d’intervention, mais elle les conduit aussi à identifier un autre élément qui joue sur leurs interventions. Il s’agit de la confusion des rôles que font les acteurs du milieu entre les différents intervenants des CLSC et de la CSST, les premiers étant souvent assimilés aux deuxièmes. La confusion est telle qu’elle nuit aux interventions des infirmières et des techniciens en hygiène qui doivent d’abord déconstruire l’image de « contrôleurs » qu’ont les inspecteurs de la CSST avec lesquels on les confond, pour faire saisir leur rôle de soutien et d’aide. Cette confusion est encore plus présente dans le cas des PII car les inspecteurs de la CSST sont liés à ces interventions. Cette situation appelle à une plus grande visibilité des intervenants des CLSC et à plus d’information à transmettre aux petites entreprises sur la spécificité de leur travail.

Enfin, un dernier pan non négligeable des perceptions des intervenants du CLSC concerne leur propre réalité de travail. Pour la cohérence de l’article, nous y reviendrons plus loin, car ces perceptions relatives à l’organisation de leur travail s’insèrent dans les conditions de succès du modèle renouvelé d’intervention ébauché ci-après.

Vers un modèle renouvelé d’intervention

L’analyse, qui a mis en lumière les convergences et les divergences des perceptions, a permis d’identifier plusieurs éléments nouveaux qui devraient être considérés comme des intrants additionnels dans la perspective de reconceptualiser le processus d’intervention en santé au travail dans les petites entreprises. Rappelons les plus importants de ces éléments dont le poids, corroboré dans certains cas par des résultats d’études antérieures, devrait servir d’intrants pour un modèle renouvelé d’intervention : (1) la nécessité de contextualiser l’intervention afin de jeter les assises d’une relation de confiance employeur/intervenants dont l’impact sur la réceptivité des interventions a déjà été avancée (Limborg et Hasle 1997 ; Eakin et Weir 1995) ; (2) le travail de contextualisation qui, parce qu’il repose sur une connaissance pré-intervention, pourrait assurer à la fois une intervention mieux adaptée à l’entreprise (Spiegel et Yassi 1989 ; Gignac 1996, 1997) et la permanence de ses effets ; (3) la faible connaissance des risques, trouvée chez les employeurs et les travailleurs, comme l’avaient aussi noté Gignac (1996, 1997) et Champoux et Brun (1999) appelle à un effort d’information et de formation ; (4) l’importance cardinale de la dimension culturelle d’une dynamique préventive qui ressort avec force et devrait guider le travail d’ajustement du modèle d’intervention. L’aspect intégrateur de ces éléments relève de l’importance de prendre en compte les dimensions sociales, culturelles et subjectives absentes du modèle actuel, plus instrumental et basé sur l’approche biomédicale. Si ce modèle d’intervention est à certains égards très utile, son efficacité peut s’accroître s’il se nourrit des dimensions sociales et subjectives mentionnées.

Si on accepte l’analyse des perceptions présentée et la place prépondérante qui est donnée à la dimension culturelle de la dynamique de prise en charge dans les petites entreprises, tout renouveau du modèle d’intervention devrait s’y articuler, la prenant comme pivot central des nombreuses interactions imbriquées dans toute intervention en santé au travail. La reconnaissance de ces interactions devrait, selon notre analyse, être au coeur d’une démarche commune d’intervention, qui, si elle est le fruit d’un travail conjoint de tous les intervenants et de leur expertise, assurera une plus grande uniformisation des interventions et, conséquemment, rendra possibles l’évaluation et le suivi de l’intervention. Cette démarche commune pourrait comprendre les cinq étapes suivantes :

  1. Une période de consultation à la fois des données disponibles sur l’entreprise et des interventions déjà faites par les unités de soins et par les inspecteurs ; ce faisant, on favorise l’accès à certaines informations utiles au travail de contextualisation que devront prendre en charge les intervenants.

  2. Une période d’observation sur le terrain (avec un protocole d’observation à construire), observation commune par les membres de l’équipe (technicien, infirmière, médecin) ; cette observation sera le lieu d’échanges informels avec les employeurs et avec les premiers impliqués face aux risques, les travailleurs. Être à l’écoute de ceux qui vivent le risque et le gèrent, c’est se donner une clé pour l’efficacité recherchée. On ouvre ainsi sur la connaissance du terrain, la dynamique de prise en charge présente et le sens des comportements des acteurs du milieu, ce qui pourra orienter et renforcer le travail de contextualisation. On conçoit facilement que les aspects de la dimension culturelle de la dynamique de prise en charge sont moins visibles que les éléments de sa dimension structurelle, alors cette observation permettra de les documenter (par exemple, en s’inspirant des indicateurs présentés au tableau 1). Cette phase nous apparaît cruciale dans la mesure où elle est l’assise de la construction d’interventions en lien avec la réalité spécifique de l’entreprise, mais aussi parce qu’elle représente l’étape où peut se bâtir un lien de confiance intervenants-acteurs du milieu.

  3. Un échange entre les trois membres de l’équipe sur les priorités à fixer face aux risques décelés, sur les exigences maximales et minimales à définir selon le type d’intervention (PSSE ou PII) et sur la meilleure manière d’intervenir selon la réalité de l’entreprise (économique, organisationnelle, culturelle, structurelle, etc.) dont ils auront, grâce aux étapes précédentes, un aperçu plus raffiné. Cet échange aiderait également à cimenter l’équipe d’intervenants et à briser leur isolement tout en mettant à profit l’expertise spécifique de chacun.

  4. Une élaboration du programme de santé bien ajusté au contexte de la petite entreprise, ce qui suppose : (a) qu’on prenne en compte les données contextuelles recueillies, (b) qu’on s’assure, en proposant des étapes à l’application du programme de santé, qu’il contribue à une démarche de prise en charge de la santé par le milieu et (c) qu’on concilie, dans l’élaboration de la démarche, les exigences eu égard à la santé des travailleurs et au contexte de l’entreprise.

  5. Un suivi à assurer selon un « protocole de suivi » à construire par les intervenants avec la collaboration des cadres et gestionnaires des organismes responsables de ces interventions. Cette étape est essentielle si on veut : (a) jouer correctement le rôle de soutien inhérent aux interventions, (b) se donner des outils d’évaluation de l’intervention en impliquant les acteurs du milieu, et (c) assurer la pérennité du travail de sensibilisation et de prévention. Ce protocole concerne les PSSE puisque, dans le cas des PII, le suivi est obligatoire et encadré par la Commission de santé et de sécurité et par l’unité de santé régionale. Ce dernier élément du modèle nous apparaît être le deuxième en importance car une fois qu’une intervention contextualisée a été faite, il faut pouvoir, lors de visites subséquentes, prendre le pouls de l’efficacité et faire les réajustements nécessaires. Rappelons que ce travail d’accompagnement n’est pas développé dans les interventions actuelles et cet état de fait est critiqué par tous, acteurs du milieu et intervenants. Il devrait, nous semble-t-il, comporter deux volets : d’abord un travail de soutien dans l’application des recommandations, puis un volet axé sur l’évaluation des résultats du programme, tel qu’appliqué, tant en regard de son impact sur les risques à la santé qu’en regard de son influence sur la dynamique de prise en charge.

Cette ébauche de modèle met l’accent sur le travail de contextualisation, dont la charge revient principalement aux intervenants des unités de santé au travail étant donné l’absence très répandue dans les petites entreprises de structures pouvant assumer la médiation entre les intervenants et le milieu. Mais, il nous semble que l’actualisation de ce modèle suppose aussi certaines conditions en lien avec quelques aspects de la charge de travail de ces intervenants, telle qu’elle est organisée et vécue par eux, actuellement. Comme nous l’avons annoncé plus haut, il est utile d’analyser ici certaines perceptions qui génèrent un questionnement des dynamiques propres, cette fois, au travail de ces intervenants, car elles nous paraissent mettre en lumière des conditions nécessaires à l’application efficace du modèle proposé.

L’analyse des entrevues faites auprès des intervenants (techniciens en hygiène, infirmières et médecins) des unités de santé au travail indique clairement que les interventions dans les petites entreprises (pour les PSSE et dans une moindre mesure pour les PII) sont problématiques, anxiogènes, voire déstabilisantes et démotivantes malgré la conviction partagée par tous de l’absolue nécessité de leur travail. Un certain nombre d’éléments problématiques de leur pratique jouent, selon eux, sur le mode d’intervention et sur son efficacité.

Notons d’abord que le travail spécifique de ces intervenants ne semble pas suffisamment visible au sein du CLSC et auprès des petites entreprises, de sorte que cela crée un sentiment de non-reconnaissance des exigences du travail réel et des réalisations faites. Un effet démotivant s’ensuit et rend plus fragiles leurs interventions. À ce sentiment de non-reconnaissance s’ajoute l’inconfort d’une autonomie dans leurs pratiques qui, bien qu’on conçoive qu’elle pourrait être une source de valorisation, est plutôt vécue comme une autonomie piégée étant donné qu’ils se sentent responsabilisés mais sans véritable pouvoir coercitif (pouvoir qu’ont les inspecteurs de la CSST) et démunis d’outils et de soutien. À cet égard, ils ont le sentiment que la formation et l’information en regard de l’intervention sont insuffisantes, malgré les efforts sporadiques faits dans ce sens, et que la faible visibilité de la spécificité de leur travail d’aide vient ajouter à leur insatisfaction car leur crédibilité auprès des petites entreprises est entachée. Cela est vécu comme une absence de soutien adéquat et leur renvoie une image peu valorisée de leur travail.

Il semble également qu’une définition plus claire des rôles de chacun au sein de l’équipe favoriserait échanges et partage des connaissances et des trucs reliés à l’expertise disciplinaire de chacun. La faible participation, faute de temps, des médecins au travail d’équipe (dont ils font structurellement partie) renforce l’imbroglio autour des rôles et tâches de chacun. En l’absence de cette clarification, l’anxiété s’installe, le silence sur ce qu’on fait et le repli sur soi et sur la « logique de l’expert » prennent place — stratégies défensives et protection contre le regard de l’autre perçu comme menaçant. La confiance au sein de l’équipe s’étiole, rendant impossible tout collectif de travail et privant alors les intervenants du soutien cognitif et affectif qu’il peut apporter. Si collaboration il y a, elle se fait de façon informelle et reste trop tributaire des rapports particuliers entre les individus. Et pourtant, cette collaboration même sporadique est toujours un lieu de soutien qui maximise le succès des interventions. Enfin, cette faiblesse au sein de l’unité de santé au travail conduit à des pratiques trop individualisées, ce qui ne permet pas l’existence de savoir-faire collectifs (protocole précis d’intervention, protocole de suivi, etc.) et rend difficile la mesure de l’efficacité des interventions. Cela ne peut être qu’un frein à la motivation, à l’investissement et à la satisfaction dans le travail de prévention.

L’analyse de ces perceptions rappelle que la mise en place d’un nouveau modèle d’intervention devra s’accompagner d’une attention particulière accordée au travail des intervenants et de ses exigences. En effet, transparaît la nécessité d’une plus grande reconnaissance du travail spécifique aux unités de soins de santé dans les CLSC ainsi que d’une plus grande visibilité de leur rôle. Cette reconnaissance et cette visibilité recherchées nécessiteraient à la fois un réaménagement de leur temps de travail et une clarification, accompagnée d’une promotion, de leur travail, auprès des entreprises. Cela aurait force de valorisation et évacuerait la confusion entre leur travail et celui des inspecteurs. Leur travail étant complémentaire, les premiers visant la prévention des problèmes de santé et les seconds répondant à une demande de solutions de problèmes, il est nécessaire pour l’efficacité des interventions en santé de briser la confusion. De plus, cette clarification ne pourrait que favoriser la collaboration de ces deux types d’intervenants dont les échanges formels et informels devraient être encouragés, voire coordonnés, afin de mettre à profit l’expertise de chacun.

Enfin, une attention particulière devrait être portée au fonctionnement interne de l’équipe d’intervenants des unités de soins de santé afin de favoriser la création et le soutien d’un véritable collectif de travail. De nombreuses recherches (Brun 1992 ; Carpentier-Roy 1995 ; Cru et Dejours 1983 ; Davezies 1991 ; Dodier 1985) ont déjà montré que ces collectifs sont un soutien cognitif et affectif essentiel dans tout travail et a fortiori dans un travail aussi exigeant qu’est le travail d’intervention dans les petites entreprises. Ils sont un outil de visibilité et d’expression de la culture de métier, ils favorisent le sentiment d’appartenance dont on sait le poids par rapport à l’investissement structurant dans le travail. Ils permettent aussi l’expression de la créativité qui peut se matérialiser dans des re-configurations du travail, dans des trucs de métier et dans la mise en place de stratégies défensives pour faire face aux éléments anxiogènes qui sont soit inhérents à des situations de travail, soit reliés à des aspects de l’organisation du travail. Ces collectifs rendent aussi possible la construction de stratégies ouvrant sur le plaisir que peut apporter un travail d’aide comme l’est le travail d’intervention.

Conclusion

Bien que limitée par le nombre restreint de petites entreprises étudiées et par son caractère exploratoire, cette étude nous apparaît porteuse au plan théorique et pratique parce qu’elle introduit un concept bi-dimensionnel de la dynamique de prise en charge de la prévention en milieu de travail et qu’elle montre, selon une perspective systémique, comment cette dynamique, notamment dans sa dimension culturelle, est un intrant majeur qui conditionne divers aspects du processus d’intervention par les professionnels en santé au travail dans les petites entreprises. L’étude révèle cependant que les pratiques actuelles d’intervention de ces professionnels s’opérationnalisent selon un modèle biomédical qui n’est pas articulé de façon congruente avec cette réalité de la prise en charge, et que cette non-congruence, qui est perçue par tous les acteurs concernés, affecte leur collaboration et nuit à l’efficacité des interventions. Pour établir cette congruence, nous proposons un modèle renouvelé d’intervention permettant de contextualiser l’intervention en santé au travail en tenant compte de la dynamique de prise en charge spécifique à la petite entreprise, ainsi que d’autres dimensions sociales et subjectives présentes dans cette dernière. Un modèle qui intégrerait ces dimensions aurait plus de chances de vivifier l’intérêt pour la prévention dans les petites entreprises et donnerait aux interventions de meilleures garanties d’efficacité.