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Le 22 avril 1999, l'Université du Québec à Hull accueillait les participants au colloque « Travail social et empowerment à l'aube du xxie siècle ». Plus de 225 personnes ont participé aux discussions ; on y retrouvait des chercheurs, des intervenants, des étudiants, des représentants de la communauté, tous préoccupés par la question de l'empowerment. Les participants provenaient en majorité de la région de l'Outaouais, tant des groupes communautaires que des CLSC, mais aussi de l'Ontario francophone... et même de Montréal ! Un groupe d'étudiants de l'Université de Paris VIII, accompagnés de leurs professeurs, dont Dan Ferrand-Bechman, ont aussi assisté au colloque. Leur participation à ce colloque coïncidait avec un voyage d'observation qui faisait partie de leur programme d'études.

Le colloque s'est déroulé de la façon suivante. Tout d'abord, les partenaires associés – dont Liliane Bertrand, organisatrice communautaire au CLSC de Hull et représentante du Regroupement québécois des intervenantes et intervenants en action communautaire (RQIIAC), ainsi que Michel-Pierre Leclerc, représentant de l'Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec – ont prononcé une conférence. Par la suite, trois conférenciers ont lancé la discussion : Lucie Fréchette, professeure au Département de travail social de l'Université du Québec à Hull ; Yann Le Bossé, professeur au Département d'orientation, d'administration et d'évaluation en éducation de l'Université Laval ; Gilles Rondeau, professeur à l'École de service social de l'Université de Montréal. Après ces conférences, les membres de l'assemblée ont pu débattre avec les panélistes, et aussi entre eux, de l'un ou l'autre des points qui avaient été soulevés par ces conférenciers.

Au début de l'après-midi, les participants se sont dirigés vers l'un des 14 ateliers offerts. Ces ateliers étaient axés sur l'analyse d'expériences pratiques des participants à partir des points de vue avancés par les panélistes du matin. Les participants ont discuté du lien entre l'empowerment et les pratiques portant sur l'intervention en tant que telle (intervention personnelle, de petits groupes), ou sur des groupes particuliers (familles, jeunes, personnes âgées), ou sur des approches telles que le développement local en milieu rural ou urbain et l'intervention de quartier. La conférence de clôture fut prononcée par la professeure Dan Ferrand-Bechman.

Ce colloque, de l'avis de ceux et celles qui y ont participé, fut très stimulant et les discussions se sont déroulées dans une bonne atmosphère. Il est impossible de rendre justice aux conférences et allocutions prononcées au cours de cette journée, pas plus qu'aux discussions qui ont eu lieu. Nous relèverons plutôt quelques points qui ont attiré notre attention et autour desquels nous avons articulé notre réflexion[1].

Un des objectifs poursuivis par les organisateurs du colloque consistait à réfléchir sur la notion même d'empowerment et d'en relever la signification pour le travail social. Or, ce qui nous a d'abord frappé, c'est justement la difficulté de traduire le mot empowerment en français. Évidemment, il s'agit d'un obstacle auquel se butent depuis belle lurette les Québécois, de même que les autres francophones d'Amérique, mais cette question est revenue suffisamment de fois dans les conférences et les conversations pour mériter qu'on s'y arrête. Certains ont renoncé à traduire ce terme et l'utilisent tel quel ; en revanche, d'autres se sont acharnés à trouver une traduction qui leur convienne. Les suggestions furent nombreuses : pouvoir d'agir ou capacité d'agir (Le Bossé), appropriation du pouvoir (Rondeau), acteur de soi (Ferrand-Bechman). D'autres, dont Lucie Fréchette, l'ont relié à des pratiques apparentées comme la conscientisation, l'éducation populaire, la participation, l'approche structurelle, la prise en charge, l'alternative sociale, la transformation sociale, l'organisation communautaire.

Il faut avouer que ces courageuses tentatives de traduction et de définition ont laissé plusieurs participants sur leur faim. Le problème vient peut-être du fait qu'à l'instar de certains mots qui surgissent dans le vocabulaire, et souvent emprunté à la langue anglaise le mot empowerment est un concept plastique, un de ces mots qui véhiculent plusieurs sens et chacun peut lui donner celui qui lui convient. À sa racine, le mot empowerment traite du pouvoir : cela a fait l'unanimité chez les participants. Mais, ensuite, les choses se corsent : empowerment signifie parfois agir en vue d'aider les personnes laissées pour compte à acquérir du pouvoir ; d'autres fois, il désigne un objectif vers lequel il faut tendre, ce qui le rapproche de la démocratie comme fin et moyen ; pour certains, l'empowerment représente une stratégie dont les travailleurs sociaux se réclament ; pour d'autres, il renvoie à un processus qui s'apparente à la solidarisation des milieux en vue d'améliorer les conditions de vie de leurs habitants. Voilà donc un concept dont le sens nous échappe et où chacun est renvoyé à sa propre définition, selon l'aspect qu'il veut mettre en lumière. La confronter à celle des autres n'arrange rien puisqu'il s'est avéré difficile de dégager un consensus. Bref, on peut trouver des traces de l'empowerment en de nombreux endroits sans pouvoir vraiment le cerner.

Un deuxième objectif était d'analyser des expériences de développement local et de prévention / promotion des réseaux en rapport avec l'empowerment. Ici, au problème de définition s'est ajouté celui de l'opérationalisation du concept – plus important encore nous semble-t-il. En effet, nous avons tant de difficultés à traduire et à définir le concept d'empowerment, est-ce vraiment plus facile de s'en servir comme fil directeur d'une pratique professionnelle renouvelée ? Comment traduire en action un concept qui véhicule tant de sens parfois apparentés, parfois opposés ? Évidemment, une définition unique ne règle rien, mais la multiplicité de sens indique une certaine incompréhension. La difficulté n'est pas mince et les discussions dans les ateliers s'en sont ressenties. L'analyse a parfois été escamotée au profit de description d'expériences dont les liens avec l'empowerment n'étaient pas toujours clairs.

Le troisième objectif, soit l'analyse critique des rapports entre l'empowerment et le travail social, a été le mieux atteint. Les divers conférenciers ont mis en lumière les multiples angles à partir desquels on peut observer le pouvoir dans la pratique professionnelle : l'empowerment des intervenants, ses liens avec l'intervention de quartier, le partage de pouvoir entre les professionnels et les usagers, entre les groupes et les communautés et la pratique professionnelle comme source d'empowerment.

Les différentes conférences ont permis de mesurer l'étendue et la complexité de ce concept dans la pratique. Les discussions que nous avons eues nous ont amené à faire cette constatation : en dépit de ses difficultés de définition et d'opérationalisation, le concept d'empowerment ne suscite pas moins un écho favorable chez les intervenants sociaux en général. C'est signe qu'il doit les aider de quelque façon à comprendre la situation actuelle. Aussi, de notre point de vue, la popularité du courant de l'empowerment s'explique-t-elle par le fait qu'il correspond à la pratique de l'action politique des années 1990.

Il y a une vingtaine d'années, les organisateurs communautaires faisaient leur pain et leur beurre de l'action politique militante et de la défense des droits. Par contre, les années 1980 en ont refroidi plusieurs : la morosité ambiante, le néolibéralisme, la mise au pas des organisateurs communautaires des CLSC, le travail de sape des groupes d'extrême-gauche et l'écoeurement qu'ils ont suscité, la réduction du champ d'action de l'organisation communautaire, tous ces facteurs ont fait en sorte que l'action politique fut peu à peu évacuée, non seulement de la pratique mais aussi du discours des organisateurs communautaires. Cependant, peut-être l'inévitable politique est-elle en train de réapparaître mais à la mode des années 1990. D'une part, notre temps est marqué par le postmodernisme, un temps de désarticulation où le néolibéralisme continue de faire des ravages d'autant plus dommageables que la gauche tarde à réagir. D'autre part, tout le système social prend conscience qu'il faut redonner du pouvoir à ceux et à celles à qui on l'a enlevé : on n'entend plus parler que du pouvoir des gens, de la communauté, des acteurs, des usagers. De ce point de vue, la popularité de l'empowerment traduirait, d'une certaine façon, le retour de la politique dans l'action des mouvements sociaux ; en revanche, elle pourrait tout aussi bien représenter la nouvelle idéologie des organisateurs communautaires, la direction qu'ils veulent donner à leur pratique et les difficultés qu'ils éprouvent.

Sans vouloir le placer dans un dilemme où une seule direction s'impose, le courant d'empowerment se trouve à la croisée des chemins. D'une part, cette action politique peut se réduire à ce que l'État veut bien en faire, c'est-à-dire une action d'amélioration de la situation des gens, des communautés, voire des régions, mais dans un cadre prédéfini préalablement que personne ne remet en question. Le néolibéralisme ne demande pas mieux. D'autre part, l'empowerment peut aussi viser une action politique ; une éducation politique au sens large, avec une finalité de transformation sociale ; une formation politique au sens plus restreint, comme l'appropriation du pouvoir dans un quartier, en vue de déboucher sur une action politique plus large. À ce chapitre, il faut approfondir le lien entre la politique et l'empowerment pour éviter qu'il ne soit réduit à une mode ou à un truc.

Au-delà de ces difficultés sémantiques, ce fut un colloque qui a capté l'intérêt des participants tout au long de la journée. Il y eut bien quelques insatisfactions, d'ailleurs justifiées, comme le fait que les exposés, tant en plénière qu'en ateliers, plaçaient l'empowerment sur différents registres, de sorte qu'il était difficile de démêler les différentes acceptions du concept et les pratiques qui s'en réclamaient. L'éventail des conceptions et des positions était si large que certains participants en sont restés sur leur faim. D'autres auraient aimé disposer de plus de temps pour discuter : certains ateliers étaient si populaires que les participants ont tout juste eu le temps de se présenter. Peut-être les objectifs étaient-ils trop ambitieux pour être atteints en une seule journée de discussion.

Malgré ces incidents de parcours, ce colloque fut un succès, tant sur le plan de la participation que sur celui de l'intérêt démontré. Cette impression fut confirmée par l'évaluation que plus de la moitié des participants ont remise avant de partir. Enfin, si les participants ont discuté ferme, la question de l'empowerment n'a pas été vidée pour autant. Et c'est tant mieux, d'une certaine manière : sans en faire une règle d'or, le plaisir se trouve parfois davantage dans la recherche d'une réponse que dans la satisfaction de la trouver.