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Expérimentations pour les acteurs et objets de recherche pour les spécialistes en sciences sociales, les changements à l’organisation et aux relations du travail, en cours depuis plus de deux décennies dans les entreprises, ont donné lieu à l’émergence de nouveaux modèles de travail appelés à adapter, renouveler ou dépasser le taylorisme et le fordisme. Sur la base d’une étude de six usines innovatrices dans le secteur des pâtes et papiers au Québec, nous analysons l’un de ces nouveaux modèles, le partenariat, sous l’angle de ses rapports avec la démocratie et l’évolution du syndicalisme en milieu de travail[1].

Après avoir dressé un bilan de la littérature pertinente et posé la question de recherche, nous présentons les cas étudiés. Par la suite, nous analysons les innovations organisationnelles et institutionnelles en regard de la nature des dispositifs participatifs qui y sont mis en oeuvre. En prenant en considération la dynamique des relations entre acteurs, nous tentons de concevoir un modèle théorique de la trajectoire de la participation syndicale à la gestion et de construire deux configurations opposées au sein même du partenariat. Cela nous permettra de mieux évaluer la nature et l’évolution de la démocratie au travail et du pouvoir syndical.

Changements au travail et dans les entreprises

Les recherches antérieures sur les changements au travail et dans les entreprises ont, en premier lieu, bien démontré les rapports systémiques qui existent entre les relations et l’organisation du travail. Certains chercheurs ont approfondi l’analyse de ces rapports et proposé une distinction entre les dimensions, institutionnelle et organisationnelle, constitutives de l’entreprise, afin de bien faire ressortir les rapports hiérarchiques et complémentaires qui existent entre les relations et l’organisation du travail (Bélanger et Lévesque 1994 ; Coriat et Weinstein 1995). En tant qu’institution, l’entreprise est considérée comme un espace de définition des règles qui viennent préciser les modalités d’exercice du pouvoir dans l’entreprise et définir le système de prise de décisions, en attribuant droits, devoirs et responsabilités aux différents acteurs. C’est le système politique de l’entreprise et de gestion des conflits. Il encadre l’exercice du travail au niveau organisationnel, soit les formes de division et de coordination du travail et de gestion de la production. Le niveau organisationnel est largement déterminé par la dimension institutionnelle dans la mesure où il relève du compromis institutionnalisé dans le système politique. Les chercheurs ont construit ainsi diverses configurations, en insistant sur leur cohérence interne.

Sur un autre plan, en s’inspirant principalement de la sociologie française des organisations, des recherches empiriques ont porté sur le processus et la dynamique des changements en milieu de travail. Elles ont mis en évidence les jeux d’acteurs, sur la base de leurs ressources et autour d’enjeux spécifiques. En sortant du cadre formel et normatif des configurations, elles ont montré comment les changements se construisent et comment ils affectent la dynamique des relations entre acteurs. Certaines recherches ont porté sur la coopération et la confiance entre acteurs, patronal et syndical (Harrisson et Laplante 1994) et d’autres ont traité du travail d’équipe (Lévesque et Côté 1999).

Dans le cadre des développements récents de la recherche, les innovations organisationnelles sont considérées comme étant insérées dans un nouveau paradigme technico-productif conjuguant informatisation de la production, réduction des inventaires, flexibilité, qualité, différenciation des produits et réduction des divers temps de cycle (Coriat 1997). Inspiré des principes de la production allégée, ce paradigme entraîne globalement une requalification du travail et exige une participation accrue des salariés (Macduffie et Krafcik 1992). Contrairement à ce que soutiennent certains auteurs (Womack, Jones et Roos 1992), il n’y a toutefois pas de déterminisme reliant l’introduction de ce paradigme à la nature de la participation et à l’évolution de la qualification pour une catégorie professionnelle particulière. Selon les milieux de travail, on assiste plutôt à un phénomène de dichotomisation professionnelle plus ou moins accentuée (Lutz et Hirsch-Kreinsen 1988) et à la mise en place de divers programmes de qualité, plus ou moins centralisés (Appelbaum et Batt 1994) et de divers modèles d’équipes de travail (Procter et Mueller 2000 ; Durand, Stewart et Castillo 1998).

Concernant la participation syndicale à la gestion, les préoccupations actuelles de recherche portent davantage sur les conditions de cette participation, sa dynamique, ses tensions et ses dilemmes ainsi que leurs effets sur l’évolution du pouvoir syndical (Wells 1993 ; Bourque 1999 ; Lapointe et Bélanger 1996 ; Lapointe 1998). D’autres recherches concernent les ressources à mobiliser dans le cadre de cette participation (Lévesque et al. 1997).

Un autre courant de recherche sur la démocratie au travail (Heller et al. 1998) s’interroge sur les conditions de possibilité et de développement de la démocratie au travail et sur les différentes formes qu’elle est susceptible de revêtir. Il distingue également la participation de la démocratie. Celle-ci implique nécessairement une redistribution des pouvoirs et une participation à la prise de décisions, alors que la participation sans pouvoir est qualifiée de pseudo démocratie.

Tous ces changements au travail et dans les entreprises soulèvent un débat fondamental en regard d’un possible dépassement des formes anciennes, tayloriennes et fordiennes. Est-ce qu’ils atténuent ou accentuent les côtés sombres du taylorisme avec plus ou moins de contrôle et de déqualification ? Est-ce qu’ils renforcent ou affaiblissent les aspects positifs du fordisme avec une extension ou une réduction des règles collectives ? En réponse à ces questions, nombre d’auteurs ont mis de l’avant l’existence d’un nouveau modèle partenarial qui conjuguerait requalification, autonomie accrue et participation dans des formes collectives de travail (équipes et groupes d’amélioration de la qualité) avec un élargissement du rôle du syndicalisme, sa participation à la gestion et un accroissement de la coopération patronale-syndicale (Verma et Cutcher-Gershenfeld 1993 ; Kochan et Osterman 1994 ; Bélanger et Lévesque 1994).

Nous faisons l’hypothèse que le partenariat représente un changement de paradigme par rapport aux formes anciennes, organisées autour de la double exclusion : exclusion des salariés de la participation à l’organisation et exclusion de leur syndicat de la participation à la gestion. Le nouveau paradigme implique la participation des salariés à l’organisation et celle des syndicats à la gestion. Il s’agit d’un déplacement des tensions et des enjeux, en regard principalement de la répartition des pouvoirs et de la démocratisation du travail en entreprise. Participation avec ou sans pouvoir au niveau organisationnel et participation syndicale à la gestion avec renforcement ou affaiblissement du syndicalisme, tels sont les enjeux fondamentaux du partenariat.

Six études de cas dans le secteur des pâtes et papiers au Québec

Dans chaque usine, le même devis de recherche a été suivi. Après la présentation d’un résumé des objectifs de la recherche et de la méthodologie, nous avons obtenu la collaboration de la direction et du syndicat pour mener nos enquêtes, qui se sont déroulées entre 1992 et 1998[2]. La méthodologie utilisée repose sur une triangulation des sources : entrevues, observation et étude du matériel documentaire. Des entrevues ont eu lieu avec les principaux dirigeants, tant patronaux que syndicaux. Le président du syndicat et le directeur des ressources humaines ont été rencontrés à au moins deux reprises, soit au début et à la fin de l’enquête. En moyenne, nous avons interviewé une dizaine de salariés, choisis en partie sur la suggestion de la direction ou du syndicat et en partie à la suite d’un repérage effectué lors de l’observation dans l’usine. Toutes les entrevues, d’une durée moyenne d’une heure et demie, ont été enregistrées et retranscrites. Quant à l’observation, elle a duré en moyenne une cinquantaine d’heures. Avec la permission de la direction, nous avions alors la liberté de nous déplacer dans l’usine, d’observer les salariés dans leur travail et de discuter avec eux, sans nuire toutefois à la bonne marche des opérations. Concernant l’étude du matériel documentaire, nous avons dépouillé les conventions collectives, les rapports annuels et divers documents d’usine (plans d’affaires, programmes de réorganisation, statistiques diverses et, dans certains cas, comptes rendus de réunions des comités paritaires ou comités d’entreprise). Les études de cas, de nature longitudinale, se sont déroulées sur des périodes plus ou moins longues, variant selon les cas entre deux et six ans. Elles se sont enfin appuyées sur le même instrument de recueil des données (Lapointe 1993), facilitant de la sorte la comparaison des résultats.

Le secteur québécois des pâtes et papiers a connu de profondes transformations au tournant des années quatre-vingt-dix. Les bases traditionnelles de sa compétitivité, soit principalement l’abondance et la proximité des forêts de conifères, se sont effondrées, alors même que les usines se sont retrouvées avec des technologies désuètes pour affronter la concurrence de nouveaux producteurs étrangers, disposant de coûts de production inférieurs grâce à l’usage de nouvelles technologies et matières premières. Au même moment, les nouvelles normes environnementales obligeaient les usines à utiliser davantage de matières recyclées et à améliorer leurs équipements de production ainsi que leur méthode de transport des fibres, afin de réduire les émissions dans l’environnement. En outre, les producteurs ont dû revoir leur trop forte spécialisation dans le papier journal et se réorienter vers les papiers et cartons spécialisés (Lauzon 1995 ; Price Waterhouse 1994). Par ailleurs, il se produisit dans la même période des changements importants au chapitre de la propriété et de l’importance relative des producteurs. Abitibi-Price et Stone Consolidated ont fusionné pour former Abitibi-Consolidated et devenir l’un des principaux producteurs en Amérique du Nord. D’autres entreprises, notamment Domtar et PFCP, se sont spécialisées dans certains produits et se sont départies ou ont fermé des usines qui ne correspondaient pas à cette réorientation. Enfin, des entreprises indépendantes, comme Cascades et Tembec, ont connu une expansion importante étant donné leur capacité d’occuper de nouveaux créneaux très spécialisés. Tous ces changements ont entraîné, entre 1989 et 1995, une réduction de 30 % des emplois (Lapointe et Caron 1994).

Les études de cas ont porté sur des usines et non sur les entreprises. Nous avons fait l’hypothèse que l’usine était le lieu le plus approprié pour étudier les innovations sociales, qui obéiraient davantage à une dynamique locale, conformément d’ailleurs au mouvement général de décentralisation des entreprises. Les usines étudiées ont été choisies en raison des formes différentes de partenariat et de modernisation sociale qu’elles illustrent et pour assurer une diversité dans la propriété, l’appartenance syndicale des salariés et la localisation géographique (voir tableau 1).

Tembec, au Témiscamingue, a été constituée en 1973 grâce à la mobilisation des travailleurs et cadres pour acquérir et réouvrir leur usine que la CIP avait fermée un an plus tôt. Regroupés en coopérative, les travailleurs, affiliés à la FTQ, se sont alors portés acquéreurs de 30 % du capital-actions de la nouvelle compagnie et ont obtenu deux représentants au conseil d’administration. En 1985, le Fonds de solidarité de la FTQ a acquis les actions de la coopérative, devenant ainsi l’actionnaire majoritaire pendant une courte période avant de se départir de la majorité de ses actions. Cette acquisition lui a permis de déléguer l’un de ses représentants au conseil d’administration pour y occuper pendant quelque temps le deuxième siège ouvrier aux côtés du président du syndicat local. Depuis la réouverture de l’usine, il n’y a eu aucun conflit de travail et l’emploi n’a cessé de croître, passant de 540 à 950 en 2000 (Lapointe 2000). L’usine Tripap, située à Trois-Rivièves, a été fermée en 1992 au moment où elle était la propriété de PFCP et alors qu’elle employait près de 1000 travailleurs. Réouverte deux ans plus tard, grâce à l’intervention du Fonds de solidarité, elle donnera de l’emploi à environ 450 travailleurs. Le Fonds se retire en 1996, lorsque la survie de l’usine semble être assurée et avec l’arrivée d’un nouveau propriétaire, Uniforêt (Malo, Drapeau et Lapointe 2000). La cartonnerie Jonquière, ouverte en 1962, a été acquise par Cascades en 1984 alors qu’elle était en difficulté financière. Après l’acquisition de l’usine, Cascades procéda à un redressement, sur la base de changements technologiques importants et d’une fermeture unilatérale d’une partie des installations, entraînant une réduction de 40 % du personnel (Lapointe 1997, 1999).

Tableau 1

Usines étudiées

Usines étudiées
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La CSN représente les employés généraux et les employés de métier.

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La FTQ représente les papetiers.

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L’emploi est pour l’année 1997.

-> Voir la liste des tableaux

Les trois autres usines étudiées appartiennent depuis 1997 à la même corporation, Stone-Consolidated, qui résulte de la fusion d’Abitibi-Price, anciennement propriétaire des usines Kénogami et Alma, et de Stone-Consolidated, ex-propriétaire de l’usine Belgo. Dans les deux premières usines, les menaces de fermeture ont suscité une forte mobilisation des acteurs locaux en vue d’améliorer les performances, grâce à l’introduction d’innovations organisationnelles et l’amélioration des relations du travail. De la sorte, on espérait obtenir du siège social des investissements majeurs garantissant les emplois à long terme. À Kénogami, ce fut en vain qu’on attendit des investissements pendant dix ans et la situation est demeurée excessivement précaire, alors qu’à Alma des investissements majeurs se sont réalisés, assurant ainsi la survie à moyen terme. Dans les deux cas, toutefois, l’emploi a été réduit de moitié au cours des années quatre-vingt-dix, passant de 1000 à plus ou moins 500, selon les usines. Les travailleurs de l’usine Kénogami appartiennent à deux syndicats : celui des papetiers, affilié à la FTQ, et l’autre, regroupant les ouvriers généraux et les ouvriers de métier, affilié à la CSN. À l’usine Alma, tous les travailleurs sont affiliés à la CSN. Quant à l’usine Belgo, elle employait en 1996 environ 600 travailleurs syndiqués, affiliés à la FTQ, soit 200 de moins qu’en 1990. Cette année marqua le début d’une modernisation sociale et technologique de l’usine, entreprise dans une première phase de manière unilatérale puis poursuivie dans une seconde phase à l’intérieur d’un plan de survie négocié en 1993 (Sarmiento et Lapointe 2000).

Nouveau paradigme technico-productif et formes sociales de la participation directe

Les innovations organisationnelles introduites dans les usines forment un nouveau paradigme technico-productif. En premier lieu, une nouvelle économie du temps et du contrôle, pour reprendre une expression de Coriat (1979, 1990), tend à s’imposer partout. Au taylorisme, centré sur le poste individuel de travail, se substitue une approche plus globale avant tout préoccupée par la coordination de l’ensemble du processus de production et par la réduction des temps de cycle de fabrication d’un produit, des temps d’ajustement des machines et des inventaires en cours de fabrication. Cette nouvelle approche s’appuie sur une informatisation de la gestion de la production qui entraîne un accroissement considérable des possibilités de contrôle du processus de production et des résultats du travail, grâce à la démultiplication des paramètres de régulation que l’on peut suivre en temps réel ou en un temps différé très court. En deuxième lieu, les exigences accrues de qualité sont portées par les différents programmes de certification qui exigent la formalisation de l’ensemble des procédures de travail et de production. En troisième lieu, la direction recherche une plus grande souplesse dans l’utilisation de la main-d’oeuvre et une diminution des temps morts engendrés par le cloisonnement des postes de travail. Son introduction entraîne une réduction substantielle des classifications, tant dans la production que dans les métiers, s’accompagnant ainsi d’un élargissement des tâches. Les cloisonnements entre la production et l’entretien sont également rendus plus perméables, en ce sens que les opérateurs sont désormais autorisés à faire des travaux d’entretien mineur. Enfin, dans la majorité des usines, la supervision directe a été allégée, soit par une dévolution de responsabilités aux ouvriers ou par la substitution d’ingénieurs et de techniciens aux contremaîtres de premier niveau.

Les modifications à l’organisation du travail et à la production soulèvent des enjeux importants. Au lieu de simplement enfermer la relation entre contrôle et autonomie dans l’alternative classique, où le développement de l’un se ferait au détriment de l’autre (Zuboff 1988), le nouveau paradigme technico-productif s’accompagne du développement simultané de l’un et l’autre. Le contrôle est renforcé par l’informatisation et par la standardisation du travail, mais la fragilisation et la complexification du système productif rendent indispensables les interventions humaines et l’autonomie ouvrière (voir aussi, à ce propos Macduffie et Krafcik 1992). En outre, le développement de la standardisation et l’enrichissement des procédures écrites reposent sur la nécessaire participation des ouvriers, dont la mise à jour des pratiques de travail sert de base à la rédaction de nouvelles procédures, redonnant de l’importance aux interventions humaines et à l’autonomie, ainsi que les analyses de Ségrestin (1996) l’ont bien montré. Par ailleurs, la plus grande diversité des produits fabriqués entraîne une multiplication des périodes de changement de produits et de réajustement des équipements, tout en accroissant le nombre de paramètres productifs à maîtriser.

Les nouvelles caractéristiques du travail et de la production contribuent à définir un nouvel espace de qualification. Malgré un mouvement général de requalification du travail, force est de constater que les diverses catégories ouvrières et professionnelles ne sont pas touchées de la même manière. Dans plusieurs cas, il se produit un mouvement de dualisation professionnelle : les ingénieurs, techniciens et opérateurs de systèmes informatisés voient leurs qualifications considérablement accrues, alors que celles des opérateurs affectés à la manipulation des matières et des produits finis demeurent à peu près inchangées.

Une intensification du travail a été observée dans toutes les usines étudiées. Elle s’insère bien sûr dans une stratégie patronale de réduction des coûts de main-d’oeuvre et elle est en partie acceptée par les salariés en vue d’assurer la compétitivité et la survie de leur usine. L’assouplissement des règles de travail, l’introduction de la flexibilité, l’élimination des cloisonnements et la réduction du nombre de classifications représentant autant de conditions favorables à l’intensification du travail. Celle-ci comporte toutefois des menaces à la sécurité au travail et, dans une usine en particulier, elle a été associée à un accident mortel. L’intensification du travail est aussi partiellement responsable de la réduction des emplois. Pour toutes ces raisons, elle est source de vives tensions, susceptibles de conduire à une remise en cause de l’acceptation des innovations.

Toutes ces nouvelles caractéristiques du système productif renforcent les dimensions de coopération et d’entraide au travail. Il est difficilement possible d’effectuer un travail de manière individuelle et isolée, laissant à la hiérarchie le soin d’assurer la coopération, l’affectation des salariés aux tâches à exécuter et la circulation des informations. Ces dimensions sont désormais parties intégrantes de n’importe quel poste de travail et les salariés doivent coopérer et échanger des informations pour résoudre des problèmes de production ou s’entraider lorsque l’un d’entre eux fait face à un surplus de travail. C’est la contrepartie de la nouvelle économie du temps et du contrôle. Les ouvriers doivent s’impliquer davantage et mettre à contribution leurs capacités pour assurer le bon fonctionnement de la production et son amélioration. En d’autres termes, la participation et l’implication deviennent des enjeux majeurs. Dès lors se pose la question centrale de leur mise en oeuvre. Apparaissent alors, dans toutes les usines étudiées, divers dispositifs participatifs, que l’on peut distinguer selon deux axes, soit leur nature (activités et composition), soit le degré d’autonomie (ou de pouvoir) des salariés.

Tout d’abord, la participation ouvrière à la production prend place dans deux dispositifs distincts : les groupes d’amélioration de la qualité et les équipes de travail. Les premiers réunissent des travailleurs de production et d’entretien, avec des ingénieurs, des techniciens et des cadres, en vue de résoudre des problèmes de production ou de qualité. Ce sont des groupes « off-line » qui correspondent à des cercles de qualité ou des groupes d’amélioration continue. Quant aux équipes de travail, elles regroupent des ouvriers sur la base de leur groupe de travail, soit des ouvriers intervenant dans le même segment de production, en vue d’assumer collectivement certaines responsabilités relatives à l’organisation du travail et à la gestion des ressources humaines. Ce sont des équipes « on-line », qui peuvent notamment prendre la forme de groupes semi-autonomes ou d’équipes de travail autogérées.

En second lieu, les dispositifs participatifs se distinguent selon le degré de participation des salariés et les pouvoirs dont ils disposent. Dans le cadre d’une participation avec pouvoir, les employés participent à la prise de décisions et jouissent de responsabilités étendues dans l’accomplissement de leur travail. Par contre, lorsque la participation est sans pouvoir, les employés dans les groupes de qualité sont limités à communiquer des informations et donner leur avis, pendant que la direction conserve le droit de décider ; quant aux équipes de travail, elles sont conçues pour maximiser les effets de coopération et d’entraide, sans dévolution de responsabilités.

En accord avec les analyses de Appelbaum et Batt (1994), deux modèles d’amélioration de la qualité ont été observés : l’un est plus centralisé et hiérarchique et fait appel à une participation sans pouvoir, alors que l’autre est plutôt décentralisé et s’alimente à une participation avec pouvoir. Dans le premier cas, les problèmes sont choisis par la direction, la participation des salariés est minoritaire et ceux-ci sont plutôt invités à enrichir les solutions proposées par les ingénieurs. Enfin, une importance très grande est accordée sur le partage d’une vision commune à l’égard de la nécessité d’améliorer la qualité et la productivité. Dans un département d’une usine où cette approche dominait, les salariés invités à participer dans un groupe d’amélioration de la qualité étaient libérés pour trois semaines. Au cours des deux premières semaines, ils recevaient de la formation sur la vision de la direction à l’égard de la qualité et sur les défis de l’environnement. Pendant la dernière semaine, ils participaient aux activités d’un groupe d’amélioration de la qualité, formé majoritairement de cadres. Ici, la priorité est mise sur l’acquisition de nouvelles attitudes et de nouveaux comportements. Dans l’autre modèle de participation au sein des groupes d’amélioration de la qualité, observé dans une autre usine, les travailleurs, majoritaires dans les groupes, présentent les problèmes à résoudre et ils ont la responsabilité de proposer des solutions aux problèmes soulevés. Le rôle des ingénieurs concerne l’évaluation de la faisabilité technique des propositions et l’appui à donner aux travailleurs dans la réalisation du projet.

Ces deux formes de participation sont confrontées au dilemme classique entre la centralisation et la décentralisation des processus de décisions. La centralisation assure une meilleure coordination des actions et une plus grande standardisation des résultats et de leur évaluation ; elle s’insère également plus facilement dans les structures hiérarchiques. Par contre, le peu de pouvoir et d’autonomie accordé aux salariés exerce un effet dissuasif sur leur implication et leur participation, risquant de tarir la source d’innovations. Dans l’une des usines, où elle avait été introduite, cette forme de participation s’est vite confrontée au désenchantement et à la désaffection des salariés. La décentralisation est plus susceptible d’inciter à l’implication et à la participation ; par contre, elle poserait des problèmes de coordination et d’uniformité dans les résultats. En fait, nous avons pu observer que pour faire face à ces problèmes, les acteurs dans certaines usines avaient mis sur pied des formules originales conformes aux principes de la participation, soit des structures paritaires patronales-syndicales, ayant pour mandat de coordonner les activités des groupes d’amélioration de la qualité. Cela indique, par ailleurs, les liens de complémentarité entre la participation directe et la participation représentative.

En regard des équipes de travail, on distingue généralement deux grands modèles, le modèle japonais (« lean production team ») et le modèle socio-technique. Dans le modèle japonais, les équipes sont d’abord constituées d’ouvriers polyvalents, capables d’exécuter toutes les tâches dans leur groupe de base ainsi que certains travaux mineurs d’entretien ; les tâches sont étroitement définies, peu différentes les unes des autres et leur temps de cycle est très court. Les équipes, dirigées par un cadre ou un chef d’équipe nommé par la direction, assument les responsabilités de gestion et de coordination du travail et de la production. En ce sens, la hiérarchie n’est pas remise en cause et la priorité est accordée à la polyvalence et la flexibilité interne. Dans le modèle socio-technique, les équipes regroupent des ouvriers également polyvalents, mais qui exécutent des tâches d’un cycle beaucoup plus long et exigeant plus de qualification. Elles sont dirigées par un chef élu par ses coéquipiers et elles assument de manière autonome et collective des responsabilités étendues. Ici, la hiérarchie est fortement remise en question et l’accent est mis sur la démocratie au travail et sur la qualification (Berggren 1992 ; Lévesque et Côté 1999 ; Procter et Mueller 2000).

Dans les usines étudiées, nous avons observé la présence de trois formes différentes d’équipe de travail (les types 1, 2 et 3). Dans le type 1, les ouvriers ont peu de responsabilités, si ce n’est celle d’assurer la coopération et l’entraide au cours de la réalisation du travail. Alors qu’auparavant la circulation des informations entre les ouvriers et leur assignation à des tâches différentes au cours d’un quart de travail se faisaient par l’intermédiaire de la hiérarchie de premier niveau, ces responsabilités sont désormais assumées par les ouvriers qui échangent continuellement des informations, discutent de la meilleure façon de résoudre les problèmes de production et de qualité et se déplacent de manière plus ou moins spontanée et concertée sur les tâches qui exigent des interventions d’urgence ou qui connaissent un surplus de travail. C’est la dimension élémentaire du travail d’équipe. Lorsque les équipes se limitent à cette seule dimension, la structure hiérarchique n’est pas remise en cause, bien qu’elle puisse connaître une évolution nouvelle. Ainsi, dans le cas d’un département où cette forme de travail d’équipe existait, l’équipe était dirigée par un travailleur syndiqué (« shift coordinator »), nommé chef d’équipe par la direction et exerçant une fonction hiérarchique. Par ailleurs, la division traditionnelle du travail en différents postes reliés par un système de progression avait été préservée.

Les deux autres types de travail d’équipe observés représentent des formes plus développées. Les responsabilités assumées par les salariés englobent la gestion du remplacement des absences (le recours à une personne en temps supplémentaire ou non), les décisions relatives à l’arrêt des machines en cas de difficultés majeures et les relations en amont et en aval avec les autres services. Dans le type 3, l’autonomie est plus grande et les ouvriers étaient en outre responsables de la gestion des vacances et de l’attribution du travail à faire pendant le quart de travail.

Dans les types 2 et 3, le travail d’équipe s’accompagne également d’une remise en question de la division horizontale et verticale du travail. Ainsi, la hiérarchie de premier niveau, incarnée par le contremaître de quart, avait été supprimée. Dans le type 2, c’est le travailleur, occupant le poste le plus élevé dans le système de progression, qui assumait la fonction de chef d’équipe, alors que dans le type 3, il n’y avait pas de chef d’équipe. Dans le type 2, le système de progression, avec des salaires différents selon le poste de travail, a été conservé, tandis que la rotation sur les postes était volontaire. Dans ce cas, il y a une tension entre les principes du travail en équipe, reposant sur une égalisation des salaires et postes de travail, et la persistance de règles de travail qui s’appuient sur une différenciation des postes de travail, des compétences et des salaires. Dans le type 3, ces différenciations ont été supprimées ; un seul poste de travail a été défini afin d’inclure toutes les tâches reliées à l’opération et les coéquipiers touchent le même salaire. Dans ce cas également, la rotation était obligatoire. En somme, différentes formes se développent à l’intérieur d’un même mouvement tendu vers plus de coopération et de travail d’équipe. Alors que le premier type s’apparente davantage au modèle japonais, les autres types s’inscrivent plutôt dans la tradition socio-technique des groupes semi-autonomes.

Au sein de chaque usine, prévaut une certaine cohérence concernant le degré de participation dans les groupes d’amélioration de la qualité et les équipes de travail. D’une part, les groupes d’amélioration de la qualité de nature consultative (participation sans pouvoir) et s’insérant dans une approche centralisée et hiérarchique vont de pair avec des équipes de travail de nature élémentaire, principalement axée sur la coopération et l’entraide et reproduisant l’ancienne structure hiérarchique. D’autre part, les groupes d’amélioration de la qualité de nature substantive (participation avec pouvoir) et s’insérant dans une structure paritaire de coordination se rencontrent dans les usines où se retrouvent des équipes de travail, laissant davantage de responsabilités autonomes aux ouvriers. Il est, en somme, possible de répartir les usines étudiées sur l’axe de la participation organisationnelle entre deux pôles : à une extrémité se concentrent les usines où la participation est sans pouvoir, alors qu’à l’autre extrémité, se regroupent les usines où la participation avec pouvoir représente une certaine forme de démocratie directe. Cette cohérence dans les formes de la participation organisationnelle s’explique en partie par la nature de la participation institutionnelle, notamment la participation syndicale à la gestion.

Participation syndicale à la gestion

Dans toutes les usines étudiées, la convention collective fordiste, construite sur la gestion bureaucratique des conflits, ainsi que les relations du travail basées sur « l’adversarialisme » et la non-coopération entre les acteurs, patronal et syndical, sont remises en question. Dans un contexte de crise de l’emploi et de menaces de fermeture, les syndicats ont été le plus souvent acculés à faire des concessions importantes sur les règles de travail afin d’assurer une plus grande flexibilité organisationnelle. En échange, ils ont revendiqué ou se sont vus offrir une participation à la gestion, qui s’appuyait au départ sur la conjugaison et la confrontation de deux logiques. Dans le cadre de la première logique, la participation syndicale à la gestion est sollicitée par la direction, parce qu’elle s’avère essentielle pour négocier en permanence les changements requis aux règles de travail, pour gérer conjointement les réductions d’emplois exigées par la redéfinition de la mission des usines ou l’introduction de changements technologiques et pour donner une légitimité à tous ces changements. Elle est également envisagée comme un moyen essentiel pour amener les syndicats à prendre en compte les contraintes économiques, financières et commerciales, afin qu’ils acceptent de faire les concessions nécessaires et qu’ils sensibilisent leurs membres en conséquence. Comme le disait en entrevue le directeur général d’une usine étudiée, il faut faire en sorte que le syndicat « pense business ». Au sein de la seconde logique, cette participation est considérée par les syndicats comme le moyen privilégié pour assurer la protection de l’emploi. Il s’agit alors d’intervenir au niveau stratégique, avant même que les décisions ne se prennent. Certains auteurs ont d’ailleurs fait l’hypothèse que les syndicats pourraient compenser la disparition des règles traditionnelles de travail, qui leur procuraient un pouvoir appréciable au niveau de l’atelier, par un déplacement des interventions au niveau stratégique (Macduffie 1995 ; Kochan et Osterman 1994 ; Kochan, Katz et McKersie 1986). Il apparaît nécessaire d’évaluer la nature de cette participation pour mieux cerner l’évolution du pouvoir syndical et de la démocratie au travail.

En s’appuyant sur les travaux de Heller et al. (1988, 1998), il est possible de décomposer en quatre dimensions le processus de prise de décisions en entreprise : (1) les objets ; (2) les étapes ; (3) les instances ou les catégories managériales impliquées ; (4) le degré d’influence des participants.

Les décisions portent sur trois grandes catégories d’objets : stratégique, tactique ou opérationnelle. Elles se différencient par le temps requis pour les prendre, l’espace auquel elle s’applique et leur degré d’incertitude. Les décisions d’ordre stratégique sont longues à prendre, concernent l’avenir de l’ensemble de l’entreprise et comportent un fort degré d’incertitude. Elles portent sur les objets suivants : définition ou réorientation de la mission des usines, allocation des investissements et des ressources à chaque usine ; détermination des performances à atteindre ; fixation des prix et choix des marchés. Les décisions d’ordre tactique s’appliquent à une usine en particulier et consistent en la combinaison des ressources allouées par le niveau stratégique. Ses objets les plus usuels concernent l’organisation du travail et de la production, les relations du travail et la gestion des ressources humaines. Enfin, les décisions de type opérationnel regroupent toutes les décisions prises au jour le jour pour assurer l’accomplissement du travail et le fonctionnement de la production. Dans les usines étudiées, la participation syndicale à la gestion concerne les décisions de types stratégique et tactique.

Les étapes de la prise de décisions sont au nombre de quatre : (1) le diagnostic ou la définition du problème ; (2) la recherche de solutions ou l’élaboration de différents scénarios en vue de résoudre le problème diagnostiqué ; (3) l’évaluation finale des différentes solutions en vue d’en choisir une et d’en autoriser la réalisation ; (4) l’implantation de la décision prise. Le fait de participer à l’une ou l’autre de ces étapes de la prise de décisions n’implique pas le même degré de pouvoir. Heller et al. (1988) définissent cinq modèles de participation : (1) dominance sans responsabilité, soit la participation seulement à l’étape du diagnostic ; (2) dominance avec responsabilité, c’est-à-dire la participation élevée aux étapes un et trois et faible aux étapes deux et quatre ; (3) surimplication ou la participation élevée à toutes les étapes ; (4) participation contrôlée, il s’agit de la participation élevée aux étapes deux et quatre et faible aux étapes un et trois (le groupe est alors contrôlé par ceux qui décident en un et trois) et (5) participation dépendante, soit la participation limitée à la seule étape de l’introduction.

Les instances de prise de décisions renvoient aux différentes catégories au sein du management : la direction centrale, le conseil d’administration, la direction locale et les cadres intermédiaires et ceux de premier niveau. Quant au degré d’influence qu’exercent les participants à la prise de décision, il se compose des divers degrés réunis dans « l’Influence Power Continuum » : (1) pas d’information, (2) information, (3) opportunité de donner son avis, (4) avis pris en compte, (5) décision commune et (6) contrôle complet (Heller et al. 1998).

En appliquant ce modèle aux usines étudiées, il est possible de faire une première évaluation de la participation syndicale à la gestion (voir le tableau 2).

La plupart des syndicats participent désormais à la gestion au niveau stratégique, confirmant la thèse d’un déplacement de l’action syndicale. Dans certains cas, cette participation est importante, car elle concerne les phases les plus cruciales dans la prise de décision. C’est le cas du syndicat local aux usines Tembec et Tripap, qui est représenté au conseil d’administration de l’entreprise. Le syndicat de Tembec y possède un représentant direct (son président local), et un autre représentant indirect (un représentant du Fonds de solidarité de la FTQ). Toutefois, cette participation est minoritaire, soit deux représentants sur un total de douze personnes qui composent le conseil d’administration. En outre, les représentants syndicaux ne sont pas membres des comités du conseil qui ont la responsabilité de préparer les décisions majeures qui sont ensuite entérinées par le conseil. Chez Tripap, il y avait un représentant des employés au conseil d’administration, élu par l’ensemble des employés (qu’ils soient cadres ou ouvriers syndiqués). En fait, le syndicat a préféré ne pas s’impliquer dans l’élection de ce représentant et c’est un employé cadre qui a été choisi pour occuper ce poste. Le conseil d’administration se composait également de représentants du Fonds de solidarité qui pendant une courte période, après la réouverture de l’usine, ont occupé la majorité des postes. Dans ces deux usines, la participation de type stratégique, au conseil d’administration, ne s’est pas prolongée de manière significative sur les questions de type tactique. À Tembec, il existe certes un grand nombre de comités paritaires, mais ils portent sur des questions traditionnelles, tels les mouvements de main-d’oeuvre, l’embauche et la discipline ; quant aux innovations organisationnelles (certification de qualité, groupes de qualité et équipes de travail), elles sont introduites de manière unilatérale par la direction. À Tripap, la direction a ouvert certains espaces de participation que le syndicat local n’a pas su occuper. Dans cette expérience, l’emploi représentait l’enjeu majeur. Les acteurs syndicaux et les salariés avaient placé toute leur confiance dans le Fonds et estimé que c’était la responsabilité de ce dernier de préserver l’emploi. En conséquence, il y avait peu d’incitation à s’impliquer activement dans des innovations organisationnelles et institutionnelles.

Tableau 2

La participation syndicale à la gestion

La participation syndicale à la gestion

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Dans deux autres usines, Alma et Kénogami, le syndicat local participe à la prise de décisions de type stratégique aux étapes de l’élaboration de scénarios et de l’introduction des décisions, dans un modèle qualifié de participation contrôlée. Ces étapes prennent place au niveau de l’usine locale, en associant la direction locale, ses cadres de haut niveau et les représentants élus du syndicat local. Une intense activité s’y est alors déployée autour de l’élaboration de scénarios devant assurer la survie de l’usine et préserver le plus grand nombre d’emplois. Les divers scénarios étudiés sont en fait élaborés par les experts de la direction centrale et locale. Ils sont exposés aux représentants syndicaux qui les discutent et les analysent en compagnie de la direction locale, dans le cadre d’un comité spécial, ayant pour mandat de préparer un plan stratégique pour l’usine. Ce plan stratégique, soit le plus souvent le scénario le plus favorable à l’emploi, compte tenu des contraintes commerciales, économiques et financières, est ensuite présenté aux employés, avant même d’être soumis à la direction centrale. Dans les deux usines en question, les représentants syndicaux, accompagnés de la direction locale, se sont rendus à maintes reprises au siège social pour rencontrer la direction centrale, lui soumettre le plan stratégique et argumenter en faveur de son approbation. Ils ont alors également exhibé, plus ou moins fièrement, les résultats obtenus par l’usine puisque l’une des conditions posées par le siège social avant toute approbation d’un plan stratégique était une amélioration significative des performances organisationnelles (productivité, qualité et flexibilité), des comportements de la main-d’oeuvre (absentéisme et accidents de travail) et des relations du travail (coopération entre les parties, illustrée notamment dans le fait qu’elles puissent faire une présentation commune au siège social, réduction du nombre de griefs) ainsi que la réussite dans l’introduction de la flexibilité organisationnelle et de programmes d’amélioration de qualité.

Dans le cadre de cette logique qui relie l’approbation éventuelle d’un plan d’affaires à l’amélioration des performances organisationnelles de l’usine, les syndicats locaux sont conduits à participer aux décisions de type tactique, dont l’une des préoccupations est de contrôler la réalisation des objectifs fixés par le siège social. D’ailleurs, dans l’une des usines, le comité chargé de l’élaboration du plan d’affaires s’appelait « Constant High Performance » (CHP), indiquant bien par là l’un de ses mandats principaux, soit le contrôle des performances organisationnelles.

Il y a un lien très étroit entre la participation de type stratégique, à la phase de l’introduction des décisions, et la participation de type tactique, au niveau de l’usine. En effet, les décisions de type stratégique, adoptées par la direction centrale, sont à implanter dans les usines et dans ce processus d’implantation, elles se transforment en décisions de type tactique. Deux exemples permettront mieux de saisir cette dynamique. La direction centrale décide d’introduire un programme de certification qualité dans toutes ses usines, en vue d’en améliorer les performances au chapitre de la qualité. Dans chaque usine, et c’est notamment le cas dans l’une des usines étudiées, soit Belgo, la direction locale associera le syndicat à cette introduction. Celle-ci devient une décision d’ordre tactique, pour laquelle l’étape du diagnostic n’est plus vraiment aussi cruciale, car le diagnostic a déjà été posé par la direction centrale. Par contre, les autres étapes du processus décisionnel sont très importantes. Dans le choix des modalités de fonctionnement du programme de qualité, divers scénarios sont possibles et le syndicat local peut jouer un rôle important. À Belgo, il a saisi cette opportunité et a proposé un plan d’amélioration de la qualité, composé de groupes d’amélioration à la base et coordonné par un comité paritaire. Cette proposition a été acceptée par la direction locale et les deux parties ont contribué étroitement à son implantation. Un autre exemple concerne la décision de la direction centrale d’introduire un changement technologique majeur dans une usine. Là encore, en vue de son introduction, la direction locale associera le syndicat dans le cadre d’une gestion prévisionnelle de l’emploi. Cette fois-ci, le processus de décision prendra plutôt la forme de négociations, dans le but d’en arriver à une entente qui réduira au minimum les pertes d’emploi, tout en demeurant dans le cadre des investissements octroyés et en respectant les objectifs de performance fixés par la direction centrale. La direction locale dispose d’une autonomie assez grande à ce chapitre et cela s’inscrit dans le processus de décentralisation des entreprises.

C’est donc au niveau local et sur le choix des moyens à mettre en oeuvre pour réaliser les objectifs fixés par la direction centrale et dans le cadre des ressources allouées par cette même direction, que le partenariat, voire la cogestion, et la participation syndicale à la gestion sont le mieux développés. C’est effectivement le cas dans trois usines étudiées, où les acteurs ont construit toute une structure de comités paritaires. Cette structure n’est institutionnalisée dans la convention collective d’aucune des usines et sa formalisation est variable. Dans deux usines, Alma et Belgo, on retrouve à peu près le même modèle : un comité de pilotage coordonne les activités d’un ensemble de comités paritaires, ayant chacun une vocation spécialisée, comme la formation ou l’amélioration de la qualité. Dans l’autre usine, Kénogami, il n’y a pas de comité clairement identifié de coordination, quoique le comité responsable de l’élaboration du plan stratégique et du contrôle des performances semble remplir une fonction de coordination.

Les types de participation, stratégique et tactique, sont intimement liés et hiérarchisés. Le premier type contraint l’autre. Non seulement la participation de type stratégique sensibilise-t-elle les représentants syndicaux aux contraintes économiques, commerciales et financières, mais elle les incite aussi fortement à adopter les perspectives de la direction en regard de ces contraintes. En effet, faute de ressources indépendantes, en termes d’expertise et d’informations, lesquelles ressources sont le plus souvent fournies par la direction, il est très difficile pour les représentants syndicaux de développer une perspective indépendante. Animés par la même vision des contraintes, les acteurs, direction locale et représentants syndicaux, collaborent ainsi plus facilement au niveau local et sur les questions d’ordre tactique. La confiance entre les partenaires est grande, mais cela indique-t-il que le syndicat voit son pouvoir s’accroître dans la défense et la promotion des intérêts de ses membres ? La réponse à cette question exige la poursuite de l’analyse avec la prise en compte de la dynamique des relations entre acteurs.

Dynamique des relations entre acteurs et configurations partenariales

Les acteurs, leurs ressources, leurs stratégies et leurs enjeux sont désormais au centre de l’analyse. C’est la dynamique de leurs relations qui permet d’établir la trajectoire que connaîtra la participation syndicale à la gestion et la configuration qui sera revêtue par le partenariat. Les contextes institutionnels, de l’emploi, des relations entre les acteurs sociaux à l’échelle sociétale et les rapports de force sur le marché influencent grandement les stratégies que les acteurs adoptent et les ressources qu’ils peuvent mobiliser. Les principales dimensions de ce modèle d’analyse sont présentées à la figure 1.

Figure 1

Contexte et constitution des acteurs

Contexte et constitution des acteurs

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Si le contexte de l’emploi est marqué par un chômage élevé et que l’usine est menacée sérieusement de fermeture, les salariés vont grandement privilégier l’emploi au détriment des conditions de travail et de la rémunération. Ils sont prêts à consentir des sacrifices énormes pour sauvegarder leur emploi. À l’inverse, si l’emploi est moins valorisé, dans un contexte de faible chômage, et qu’on accorde aux conditions de travail et aux salaires une grande importance, les salariés seront plus sensibles à ces dimensions dans leurs revendications et comportements au travail.

La dynamique des relations entre acteurs est fortement influencée par l’état des rapports de force sur le marché. Si, comme c’est le cas dans les usines étudiées, elles dominent largement, les directions d’entreprise pourront ainsi plus facilement imposer leur agenda et prendre l’offensive dans les modifications à introduire à la convention collective et à l’organisation du travail et de la production.

La constitution interne du management joue également un rôle majeur. Lorsque ce sont les actionnaires qui dominent, les contraintes sur les rendements à court terme sont fortes et laissent moins de marge de manoeuvre pour les directions locales afin d’introduire des conditions favorisant la réussite des innovations en milieu de travail. Par contre, si les industriels et les ingénieurs dominent, l’entreprise sera très dynamique et très innovatrice au point de vue des technologies et des produits. Selon l’importance accordée aux ressources humaines et aux relations avec les syndicats, les stratégies patronales varieront également.

Du côté syndical, si le contexte est fortement marqué par une crise de l’emploi, si le syndicat local est dépourvu d’expertise, de ressources, externe et interne, et si la démocratie est déficiente, le rendant incapable d’assurer une prise en compte des préoccupations des salariés, il est fort probable qu’il soit incapable d’adopter une position indépendante de la direction. Il misera alors sur la seule protection de l’emploi, dans le cadre d’un pragmatisme plutôt limité.

Nos résultats de recherche permettent de reconstituer deux situations contrastées. Dans le premier cas, les pressions sur l’emploi étaient à l’origine très fortes dans une petite ville, isolée des grands centres. Même si l’emploi dans l’usine est en criossance depuis sa réouverture, il demeure encore pour les plus vieux travailleurs l’enjeu majeur, car ils ont connu la fermeture de l’usine et les mobilisations nécessaires pour sa réouverture. Pour les plus jeunes, recrutés partout au Québec pour leur qualification, l’emploi est secondaire par rapport aux salaires et aux conditions de travail. Les salariés sont en conséquence très divisés sur les revendications à mettre de l’avant et sur les stratégies que leur syndicat devrait poursuivre. Par ailleurs, la direction de l’entreprise, dynamique et innovatrice, composée en grande partie de cadres et d’ingénieurs en provenance de l’usine, attache une grande importance à l’emploi. Aux yeux des salariés, elle est responsable des bonnes performances à cet égard. Quant au syndicat, ses positions sur l’emploi sont similaires à celles de la direction : c’est le principal enjeu et tous les autres sont secondaires. Les représentants syndicaux sont relativement isolés du reste du mouvement syndical et même s’ils sont affiliés à une centrale syndicale, ils ne font pas appel à ses ressources. Ils participent au conseil d’administration de l’entreprise et à ce titre ils auraient besoin d’une expertise particulière. Même si le Fonds de solidarité a été présent à ce même conseil pendant cinq ans, cette présence n’a pas constitué une ressource pour le syndicat local, en termes d’information et de formation, ni pour l’élaboration de stratégies communes sur certains dossiers. La seule formation qu’ils ont reçue pour participer au conseil d’administration leur a été donnée par un haut cadre de l’entreprise. Ils ne sont pas suffisamment au courant des projets de développement de la direction et sont dans l’incertitude quant à l’avenir de leur usine. Ils sont toutefois très sensibilisés aux contraintes économiques et financières qui pèsent sur l’entreprise et leur usine et ils sont toujours ouverts aux concessions demandées par la direction. Auprès des salariés, ils contribuent à entretenir l’image d’une usine toujours menacée et fragile, pour la survie de laquelle il faut travailler de concert avec la direction, qui d’ailleurs ne ménage pas ses efforts à cette fin. Sur le plan des innovations organisationnelles introduites dans l’usine, ils sont totalement absents. En entrevue, ils ne semblaient même pas informés de la présence de telle ou telle innovation dans leur usine. À l’interne, le syndicat dispose de peu de ressources. Seul, le président est libéré à temps plein pour vaquer aux affaires syndicales pour un groupe de plus de 800 travailleurs. La convention collective est d’ailleurs muette au chapitre des libérations syndicales. Il est par ailleurs de tradition que le président du syndicat, à la fin de sa carrière syndicale, passe du côté de la direction pour y occuper un poste de cadre, le plus souvent relié à la gestion des ressources humaines ou aux relations du travail. La démocratie syndicale est en outre peu vivante et les dirigeants syndicaux s’appuient sur le groupe des vieux travailleurs qui ont connu la fermeture et la réouverture de l’usine et qui, en conséquence, sont prêts à tout sacrifier pour la protection de l’emploi. Les nouveaux travailleurs récemment embauchés dans le cadre d’une expansion de l’usine sont l’objet d’une clause de discrimination salariale, en vertu de laquelle leur salaire est inférieur de 5 % par rapport à celui des autres travailleurs. Ils se sentent laissés pour compte et ont l’impression de ne pas être entendus dans leurs revendications. Certains ont tenté de changer le cours des choses, mais ils se sont butés à une forte résistance de la part de l’appareil syndical. Ils sont démobilisés, mais néanmoins très insatisfaits de leurs conditions. Le syndicat est très divisé. Compte tenu de cette dynamique et dans ces circonstances, qui sont incidemment celles que nous avons retrouvées à l’usine Tembec, il n’est pas étonnant de constater que le partenariat, malgré la présence d’une relation de confiance très importante et durable entre la direction et les représentants syndicaux, prend la forme d’une pseudo démocratie, avec l’affaiblissement du syndicat local. Cette situation pourrait également, avec quelques nuances cependant, s’appliquer à l’usine Tripap.

À l’opposé, on retrouve une situation bien différente à l’usine Belgo. L’emploi était certes très important au début des changements, mais d’autres enjeux presque aussi importants sont également apparus. La stratégie syndicale ne porte pas sur une intervention au niveau stratégique, au conseil d’administration ou dans d’autres instances. L’usine fait partie d’un grand conglomérat et le syndicat ne se fait pas d’illusions sur sa capacité d’influencer les stratégies d’affaires de l’entreprise. Il préfère intervenir au niveau des innovations organisationnelles, dont il se fait le promoteur dans la mesure où elles sont susceptibles d’améliorer les performances de l’usine et les conditions de travail. C’est d’ailleurs leur introduction qui a initié une dynamique de démocratisation du travail, que le syndicat a pu renforcer compte tenu des ressources dont il dispose et de la démocratie qui le caractérise. En effet, les problèmes quotidiens, reliés à l’intensification du travail de même que les enjeux de pouvoir et d’autres reliés aux conditions de travail dans le cadre de la participation et de la réorganisation ont vite fait surface dans le syndicat et, compte tenu de la démocratie interne qui l’anime, ils ont amené les dirigeants syndicaux à prendre position et à s’impliquer dans les changements, en faisant la promotion des préoccupations des salariés. Le syndicat utilise largement les services de sa centrale et a participé à des sessions de formation sur les changements en milieu de travail. Au point de vue interne, il dispose également de nombreuses ressources libérées à temps plein ou à temps partiel pour intervenir dans les différents dossiers reliés à la réorganisation et dans les différentes instances.

Les autres cas représentent des situations intermédiaires. Le cas Alma se rapproche très nettement du cas Belgo, si ce n’est que les dirigeants syndicaux sont davantage impliqués au niveau stratégique, notamment dans l’élaboration de plan d’affaires, et qu’ils accordent une très grande priorité à l’emploi et la coopération avec la direction locale au détriment des autres revendications reliées aux conditions de travail et au partage des gains. Les tensions sont plus fortes parmi les membres qui estiment leurs représentants trop proches de la direction et pas assez à l’écoute de leurs préoccupations. Au cours de l’étude, il y a eu un changement de direction au syndicat et les nouveaux dirigeants ont été élus pour leur plus grande sensibilité aux préoccupations des membres, tout en promettant la poursuite du partenariat. Le cas Kénogami illustre, pour sa part, les difficultés rencontrées par un syndicat local dans la construction d’une position indépendante, dans le contexte où chaque élection syndicale amène un changement de dirigeants et de positions à l’égard de la participation syndicale à la gestion. Pendant que le syndicat local hésite sur les positions à prendre, la direction générale, dominée par les actionnaires, tergiverse sur la réalisation des investissements promis et la direction locale fait montre d’une grande agressivité, n’hésitant pas à contourner les dirigeants syndicaux, lorsqu’ils sont opposés à la participation. Quant au cas Jonquière, le partenariat s’est révélé impossible, les positions des acteurs, syndical et patronal, étant trop opposées. La direction refuse la participation syndicale à la gestion, alors que le syndicat revendique cette participation sur la base d’un programme tout à fait indépendant, construit avec la participation des membres et le recours aux ressources de sa centrale et à des experts externes.

Sur la base de cette dynamique des relations entre les acteurs dans les usines étudiées, il est possible de construire une trajectoire de la participation syndicale à la gestion (voir la figure 2).

Figure 2

Trajectoire de la participation syndicale à la gestion

Trajectoire de la participation syndicale à la gestion

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Les menaces sur l’emploi et la survie de l’usine représentent l’élément déclencheur des innovations. Dans un contexte excessivement défavorable aux syndicats locaux, prennent alors place des négociations en vue d’obtenir certaines concessions syndicales sur les règles de travail et d’autres conditions d’emploi, voire un gel ou une réduction des salaires, en vue de sauver des emplois en rendant l’usine plus compétitive. Dans certains cas, la situation est tellement dramatique que l’usine est fermée avant même que ne débutent les négociations. Dans les autres cas, les négociations sont suivies d’une réduction drastique de l’emploi, opérée de manière unilatérale par la direction. C’est seulement alors que les syndicats sont invités à participer à la gestion. En échange de garanties relatives à la protection des emplois et une participation reconnue dans la gestion, les travailleurs et leur syndicat acceptent l’introduction des innovations organisationnelles et technologiques et des concessions aux règles de travail en vue d’introduire la flexibilité organisationnelle. Cette participation syndicale à la gestion entraîne des tensions au sein du syndicat local et génère des insatisfactions parmi les travailleurs.

En ce qui concerne les travailleurs, les insatisfactions portent sur les contreparties à recevoir en échange de leur implication dans les innovations organisationnelles et technologiques : les salaires, l’emploi, la formation, la qualification et les charges de travail. La principale insatisfaction réside le plus souvent dans l’intensification du travail et dans les nombreux problèmes quotidiens qui surgissent dans le cadre des innovations organisationnelles et la disparition ou l’affaiblissement des règles traditionnelles, laissant libre cours au développement de l’arbitraire, du favoritisme et de la pression exercée par les pairs pour la réalisation des performances organisationnelles. La participation syndicale à la gestion, en mobilisant toute l’attention sur les problèmes de l’emploi et de survie de l’usine et en entraînant des préoccupations trop grandes pour les contraintes économiques, commerciales et financières, engendre chez les représentants syndicaux une « secondarisation », voire un abandon, des préoccupations des salariés. Quant aux tensions syndicales, elles se développent à propos de la légitimité de la participation syndicale à la gestion. Les dirigeants syndicaux sont interpellés en regard de leur représentation des préoccupations des travailleurs et de leur indépendance à l’égard de la direction.

En vue de résoudre ces tensions et insatisfactions, trois orientations sont alors possibles. Dans le premier cas, la participation syndicale à la gestion est tout simplement rejetée parce qu’elle suscite trop d’opposition parmi les membres. On revient aux relations du travail caractéristiques du fordisme. Toutefois, cela engendre des tensions avec les formes de participation organisationnelle qui n’en persistent pas moins et qui exigeraient une adaptation des règles de travail. Pire encore, à défaut d’une participation syndicale à la gestion dans des structures susceptibles de coordonner le fonctionnement de la participation organisationnelle, la direction aura tendance à s’adresser directement aux salariés et à ainsi contourner le syndicat, qui sera de nouveau placé devant le dilemme de la participation à la gestion. Cette évolution a été observée dans une usine, soit Kénogami.

Dans le cadre de la deuxième orientation, le syndicat local accorde davantage d’importance à sa participation à la gestion, notamment au conseil d’administration, tandis que les préoccupations des travailleurs viennent en second lieu. Les dirigeants syndicaux cherchent à légitimer la participation sur la base instrumentale de la protection des emplois et de la survie de l’usine, qui avait été invoquée et acceptée à l’origine. Certains travailleurs, qui adhèrent encore à cette logique, servent de base d’appui aux dirigeants syndicaux. Toutefois, une importante fraction des salariés, plus sensibles aux conditions de travail et aux salaires, n’accepte pas cette légitimation et la division est profonde au sein du syndicat local. En l’absence d’une véritable démocratie syndicale, l’écart se creuse entre la base et les dirigeants syndicaux, qui sont sans ressources internes et externes. Dans ce cas, la participation syndicale à la gestion se caractérise par une pseudo démocratie et par un affaiblissement du syndicat local.

La troisième orientation a été observée dans deux usines. La participation syndicale a été redéfinie pour tenir compte des préoccupations et des critiques exprimées par les salariés. Dès lors, elle se démocratise et s’accompagne d’un renforcement du syndicat local, dont le nouveau rôle, comparé à son rôle traditionnel, s’étend sur un nombre de questions bien plus grand. Dans le premier cas, les dirigeants syndicaux, jugés trop proches de la direction et pas suffisamment sensibles aux préoccupations des travailleurs ont été remplacés par d’autres dirigeants élus, sur la base d’une participation syndicale redéfinie pour tenir compte des préoccupations des salariés et pour marquer davantage d’indépendance à l’égard de la direction. Dans l’autre cas, les dirigeants syndicaux, qui étaient peu impliqués dans la gestion de type stratégique et fortement impliqués dans la gestion de type tactique et donc plus soucieux de définir les innovations organisationnelles en conformité avec les préoccupations des travailleurs, n’ont pas vu leur légitimité remise en cause. Par contre, ils ont été incités, sous la pression des membres, à créer de nouvelles instances, où les salariés pourront exprimer leurs préoccupations en regard des changements organisationnels et participer aux décisions relatives à leur conception et introduction.

Les orientations prises en bout de piste par la trajectoire de la participation syndicale à la gestion donnent lieu à deux configurations partenariales opposées, que l’on peut reconstruire en conjuguant dans chaque usine les formes, organisationnelle et institutionnelle, de participation, avec l’évolution du pouvoir syndical (voir la figure 3).

Figure 3

Deux configurations partenariales opposées

Deux configurations partenariales opposées

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Dans la configuration de démocratie salariale, on observe la présence simultanée d’une participation démocratique à la gestion, d’une participation organisationnelle avec pouvoir et d’un renforcement du syndicat. Par contre, la pseudo démocratie se caractérise par une participation instrumentale, une participation organisationnelle sans pouvoir et un affaiblissement du syndicat. Les dimensions qui composent une configuration sont intimement reliées et cohérentes entre elles. Dans le cas de la démocratie salariale, la participation syndicale à la gestion se caractérise par son caractère démocratique, permettant ainsi aux dirigeants syndicaux de mieux prendre en compte les problèmes quotidiens (surcharge de travail, favoritisme et pression, entre autres) que les ouvriers rencontrent dans le cadre des innovations et de faire en sorte que les décisions prises en tiennent compte. Ce faisant, ils contribuent à redéfinir les dispositifs participatifs au niveau organisationnel pour qu’ils donnent plus de pouvoir aux ouvriers pour faire fonctionner les dispositifs à leur avantage. Dans ce processus, le syndicat local se renforce en rehaussant sa légitimité. La dynamique inverse est observée dans la configuration de pseudo démocratie. Des dirigeants syndicaux, préoccupés par la question de l’emploi, considèrent les problèmes quotidiens comme la nécessaire contrepartie à la sauvegarde de l’emploi. Leurs interventions dans les instances représentatives de gestion sont concentrées sur la seule question de l’emploi et ils délaissent le domaine des innovations organisationnelles et des dispositifs participatifs au niveau organisationnel. Ces derniers sont donc le plus souvent introduits de manière unilatérale par la direction et confèrent peu de pouvoir aux travailleurs, qui n’ont pas l’appui de leur syndicat pour les redéfinir en y renforçant les dimensions d’autonomie et de démocratie. Par ailleurs, relativement incapables de prendre en compte les revendications des membres, les dirigeants syndicaux contribuent à une certaine délégitimation du syndicat, au sein duquel les tensions et les divisions sont grandes.

Conclusion

Les innovations en milieu de travail, que nous avons étudiées dans six usines de pâtes et papiers au Québec, sont telles qu’il est tout à fait possible d’affirmer l’émergence d’un nouveau modèle de travail, passablement différent du taylorisme et du fordisme. Sur la base d’un socle commun, soit un même paradigme technico-productif, caractérisé par une plus grande flexibilité organisationnelle et une nouvelle économie du temps et du contrôle, ce modèle, associé au partenariat, requière davantage de coopération et de participation de la part des salariés et de leur syndicat. Bien plus qu’un approfondissement de la rationalisation, il représente une rupture à l’égard du taylorisme qui nie la participation des salariés et exige une coopération minimale, assurée par les règles et la hiérarchie. Il se démarque également du fordisme qui consacre l’exclusion syndicale de la gestion, érigée en domaine exclusif de la direction.

Sollicitée dans tous les milieux et située au centre du partenariat, la participation revêt une intensité et des formes différentes d’une usine à l’autre, bien que celles-ci soient inscrites sur un même continuum. Dans ses formes élémentaires, la participation se caractérise par l’absence de pouvoir et d’influence dans la prise de décisions. Les groupes d’amélioration de la qualité s’inscrivent alors dans une approche centralisée et hiérarchique, tandis que la participation des salariés est axée sur l’amélioration des projets conçus par les ingénieurs et les cadres. Quant aux équipes de travail, la priorité est accordée à l’accroissement de la coopération et de l’entraide entre les salariés, tandis qu’une forme de direction hiérarchique se perpétue. La participation syndicale à la gestion, pour sa part, confine les représentants syndicaux à l’expression de leur avis et à la réception des informations de la direction. Dans ses formes les plus développées, la participation se conjugue par contre avec le pouvoir et l’influence sur la prise de décisions. Dans les groupes d’amélioration, insérés dans une structure paritaire de coordination, les salariés jouent un rôle de premier plan, en choisissant les problèmes à étudier et en proposant les solutions à retenir, alors que les ingénieurs et les cadres interviennent à titre de conseillers techniques ou de facilitateurs. Dans les équipes de travail, la dévolution de responsabilités aux salariés est importante en regard de l’organisation de leur propre travail, pendant que les fonctions de coordination sont assumées par un chef d’équipe syndiqué ou par l’ensemble des coéquipiers. Par ailleurs, les décisions dans les instances de participation syndicale à la gestion sont prises en commun.

Il se dégage en outre une forte cohérence et des relations de synergie entre la participation organisationnelle et la participation syndicale à la gestion. Ainsi, dans les formes les plus avancées de participation, les salariés interpellent leurs représentants pour avoir plus de pouvoir dans les dispositifs participatifs et ils incitent leurs représentants à mieux prendre en compte leurs préoccupations dans les instances de participation à la gestion. Pour leur part, les représentants se servent de leur participation dans les instances appropriées pour introduire et étendre la participation organisationnelle. Quand cette cohérence n’existe pas, les tensions sont vives et les conflits importants. Notamment, quand la direction cherche à promouvoir la participation organisationnelle et la participation à la gestion en faisant appel directement aux salariés, tout en mettant à l’écart les représentants syndicaux, les conflits sont majeurs autour de la légitimité syndicale qui est alors menacée et autour de la participation, à laquelle le syndicat s’oppose ou dans laquelle il revendique une place.

Concernant la participation syndicale à la gestion, nos résultats font apparaître une relation inversement proportionnelle entre d’une part, le pouvoir syndical et d’autre part, l’importance relative de l’instance et des étapes de la prise de décisions auxquelles participe le syndicat. Plus sont élevées et cruciales les instances et les étapes de la prise de décisions associant les représentants syndicaux, moins grande est leur influence et plus le pouvoir syndical s’affaiblit. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette relation. En premier lieu, la participation au niveau stratégique dans les étapes cruciales de la prise de décision exige une expertise et des informations que les syndicats locaux ne possèdent pas. La participation de ce type est en outre fortement contrainte par une logique technique, financière et commerciale, que seuls les experts sont capables de comprendre et dans laquelle les décisions semblent s’imposer en vertu du poids des contraintes du marché. Par ailleurs, les membres d’un conseil d’administration n’ont pas l’habitude de concilier des perspectives différentes et conflictuelles, entre lesquelles il faudrait par surcroît négocier des compromis. Il y a donc peu d’espace pour l’expression de points de vue différents et les représentants syndicaux sont grandement incités à adopter la logique dominante. Enfin, ce type de participation en requérant la confidentialité sur nombre d’informations stratégiques rend difficile la diffusion des informations auprès des membres et la discussion des enjeux abordés dans les instances supérieures de participation.

Par contre, au niveau local et sur des questions tactiques relatives aux innovations, la participation syndicale à la gestion va plus facilement de pair avec un renforcement du syndicat et une influence réelle sur les décisions. Les représentants syndicaux sont davantage susceptibles d’intervenir sur des problèmes qu’ils connaissent mieux, étant donné leur grande proximité avec le travail et la production dans l’atelier. En outre, l’existence d’une marge de manoeuvre et d’un espace de choix à l’égard des contraintes techniques est mieux reconnue et cela facilite l’étude de solutions différentes. Les relations étroites avec les membres sont plus faciles à maintenir sur des questions vécues au quotidien et pour lesquelles les connaissances sont supérieures. Enfin, la direction locale est davantage susceptible d’accepter une participation conflictuelle et de négocier des compromis entre des perspectives différentes, étant donné toute l’expérience acquise dans les relations du travail.

La participation syndicale à la gestion s’insère dans une trajectoire spécifique qui débute avec une menace de perte d’emplois et de fermeture de l’usine. À son origine, elle est instrumentale et elle a pour but de protéger l’emploi. Dans la perspective de la direction, il est essentiel d’introduire une flexibilité organisationnelle et d’encourager les travailleurs à adopter les comportements appropriés. À cette fin, elle sollicite la participation syndicale. Cette participation crée des tensions internes à l’intérieur du syndicat en regard de sa légitimité. Elle est aussi la source d’insatisfaction parmi les salariés concernant l’intensification du travail et l’absence de contreparties au chapitre notamment de la sécurité d’emploi. L’ampleur et la nature de ces tensions ainsi que la manière dont elles sont prises en considération par le syndicat conduisent à trois évolutions différentes. Dans certains cas, la participation est tout simplement rejetée. Dans d’autres cas, les syndicats se révèlent incapables de prendre en compte les tensions et les insatisfactions suscitées par la participation et ils sont impliqués dans un processus d’affaiblissement. Dans d’autres cas enfin, les syndicats sont conduits à une réorientation stratégique afin de prendre en considération les préoccupations des travailleurs et de promouvoir leur propre conception de la réorganisation du travail et de la participation à la gestion. Dès lors, s’amorce un processus de démocratisation du travail et de renforcement du syndicalisme.

Parmi les facteurs susceptibles d’expliquer cette évolution, trois caractéristiques de l’action syndicale locale se sont révélées d’une importance majeure. Il s’agit d’abord du degré d’autonomie ou d’indépendance du programme syndical sur les innovations en regard du programme de la direction. En deuxième lieu, c’est l’ampleur des ressources syndicales, en termes d’information et d’expertise pour intervenir sur des questions complexes et nouvelles, telles les questions de développement stratégique, d’emploi, de comptabilité et de réorganisation du travail, notamment. Ces ressources sont internes, lorsque mesurées par le nombre et la qualité des militants et permanents libérés, ou externes, en provenance de l’affiliation externe (fédération, syndicat national ou international, confédération). Troisièmement, il est question de la qualité de la démocratie interne. Les syndicats locaux possédant un programme indépendant ou un agenda distinctif, disposant de bonnes ressources internes et externes et jouissant d’une grande démocratie interne sont davantage susceptibles de contribuer à une démocratisation du travail, lorsqu’ils participent à la gestion. En l’absence de ces conditions, une évolution opposée prend place.

En tout dernier lieu, il est nécessaire de s’arrêter sur les limitations de la présente recherche et d’attirer l’attention sur des questions que la recherche ultérieure devrait approfondir. Cette recherche s’appuie sur des études de cas, qui sont certes nécessaires et fort utiles pour comprendre des phénomènes nouveaux, mais qui ne permettent pas une généralisation des résultats. Cette dernière nécessiterait des études quantitatives pour mesurer la diffusion des phénomènes, sans toutefois leur dénier toute la complexité et la variabilité des formes qu’ils sont susceptibles de revêtir. Les études de cas permettent alors la conception des dimensions et des indicateurs les plus pertinents à mesurer dans les enquêtes par questionnaire. Heureusement, de telles enquêtes, jusqu’alors quasi absentes au Québec, sont actuellement en cours, et leurs résultats sont fortement attendus. Par ailleurs, il serait nécessaire de faire des études de suivi sur les cas, car ils sont largement instables et entichés d’une grande fragilité. La compréhension du partenariat en serait d’autant enrichie. S’impose aussi une étude portant sur les conditions favorisant la diffusion du partenariat et de la démocratie en milieu de travail. Ces conditions (mise en place de dispositifs participatifs, temps consacré à la discussion et à la prise de décision, formation et garanties d’emploi) vont à l’encontre des exigences de rendements à court terme, posées par les actionnaires et les financiers. L’étude de la domination financière sur les milieux de travail, exacerbée dans le contexte de la mondialisation, est désormais tout à fait essentielle et elle devrait permettre de mieux cerner les obstacles et les aides à la diffusion des innovations. Enfin, cette recherche a porté sur les nouveaux modèles de travail les plus favorables aux syndicats et aux salariés. D’autres modèles existent et ils représentent des évolutions beaucoup moins favorables. Les milieux de travail associés à ces évolutions ont été beaucoup moins étudiés. C’est compréhensible dans la mesure où leur accès pour les chercheurs est plus difficile, car les acteurs, et principalement les directions d’entreprise, sont moins intéressés à dévoiler des situations problématiques. Néanmoins, la recherche sur ces milieux de travail est d’une impérieuse nécessité afin d’avoir une meilleure compréhension des changements dans l’ensemble des milieux de travail.