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Dans la majeure partie des études consacrées à Angéline de Montbrun, les critiques ont concentré leurs analyses sur le personnage féminin dit principal, soit Angéline. On résume ainsi le roman : « une jeune fille, marquée par ses instincts au coin de la tourmente amoureuse, souffre en son cœur le combat que toute liberté humaine livre en face d’une destinée dont la maîtrise finale lui échappe fatalement » (Dionne 19-20). Pourtant, cela ne concerne que la deuxième et la troisième partie du roman. Rappelons que le texte, écrit par Laure Conan et publié en 1884 en volume, est divisé en trois ensembles : une première partie est constituée de l’échange épistolaire entre plusieurs personnages; un court récit à la troisième personne fait suite; enfin, on retrouve le journal intime d’Angéline. Traditionnellement, ce dernier a fait l’objet des études les plus diverses — psychanalytiques, stylistiques, théologiques. Mais l’échange de lettres, lui, ne séduit guère : Louis Fréchette n’était pas « frappé très favorablement » (4); Pierre J.-O. Chauveau effleurait quelques extraits de lettres en les citant, mais il ne les commentait pas (49-64). Comme si la première partie devait être tue pour conserver tout le prestige de la dernière partie.

Que nous racontent les lettres? Elles mettent en place le cadre de l’action et présentent le paradis terrestre qu’est Valriant. Elles nous apprennent les liens qui existent entre les personnages principaux, soit Angéline, son père, Charles, et les Darville, Maurice et Mina. Au fil des lettres, des alliances se font sur la base de l’amour sincère et du respect de la relation père-fille. Angéline est-elle l’héroïne de cette partie épistolaire? Oui, puisqu’elle est au cœur des conversations entre les écrivants. Et c’est précisément ce qui cloche : nous la voyons, mais ne l’entendons pas. Sur les 31 lettres qui composent cette partie, seules deux sont de la main d’Angéline. Curieux phénomène pour une héroïne, surtout au sein d’un échange épistolaire.

Revenons à la définition sémiotique que livre Philippe Hamon à propos du personnage principal, le héros. Celui-ci se trouve défini selon des constantes qui le différencient des autres personnages :

  1. Une qualification différentielle : le personnage sert de support à un certain nombre de qualifications que ne possèdent pas, ou que possèdent à un degré moindre, les autres personnages de l’œuvre [. . .]

  2. Une distribution différentielle. Il s’agit là d’un mode d’accentuation purement quantitatif et tactique [. . .]

  3. Une autonomie différentielle. Certains personnages apparaissent toujours en compagnie d’un ou de plusieurs autres personnages, en groupes fixes à implication bilatérale alors que le héros apparaît seul, ou conjoint avec n’importe quel autre personnage [. . .]

  4. Une fonctionnalité différentielle. Le héros est ici, en quelque sorte, enregistré comme tel à partir d’un corpus déterminé, et a posteriori; une référence à la globalité de la narration et à la somme ordonnancée des prédicats fonctionnels dont il a été le support, et que la culture de l’époque valorise, est nécessaire. [. . .]

  5. Une prédésignation conventionnelle. Ici c’est le genre qui définit a priori le héros. (90-93)

Au vu de l’ensemble de ces critères, Angéline semble désignée pour être l’héroïne du roman de Laure Conan. Selon les autres personnages, elle se distingue par sa beauté (« la plus belle rose que le soleil ait jamais fait rougir ne mériterait pas de lui être comparée », selon Maurice) (17) et sa simplicité déconcertante (« Son éclatante beauté éblouit trop tes pauvres yeux. Tu ne vois pas la beauté de son âme, et pourtant c’est celle-là qu’il faut aimer », rétorque Mina) (36). Elle est au centre des conversations de tous, objet d’échange entre le père et le fiancé, amie et « sœur » de Mina (54). La « prédésignation conventionnelle » est évidente, puisque le roman porte le nom de la jeune fille. Cependant, là où le bât blesse, c’est peut-être dans cette « autonomie différentielle » que suggère Philippe Hamon. Car si elle surpasse les personnages par ses qualités, Angéline n’en reste pas moins liée étroitement à son père, à qui elle ressemble tant. Ils forment un couple indissociable. Ce n’est pas tout. Dans son article, Philippe Hamon précise que certains genres, comme le roman à lettres, « en faisant varier perpétuellement la focalisation du texte, changent perpétuellement de héros tout en maintenant le même schéma actanciel stable » (94). Ainsi, Angéline n’apparaît plus comme le personnage central de l’histoire. La structure narrative la disperse derrière d’autres personnages dont on entend davantage la voix.

Dès lors, nous croyons voir apparaître un deuxième héros. S’agit-il de Maurice? S’il ouvre le roman avec sa première lettre, très vite, il est exclu du champ d’action proposé par la forme épistolaire. Le héros est ailleurs, ou du moins l’héroïne. En effet, nous pensons que Mina est le personnage principal de la première partie d’Angéline de Montbrun. Cela se vérifie sur le plan strictement formel, grâce à ses interventions fréquentes dans l’échange de lettres; mais aussi sur le plan de l’histoire. Car enfin, qui voudrait d’une héroïne pour qui tout va bien? Les ressorts romanesques arriveront en temps et en heure pour Angéline. Dans la première partie du roman, ce qui importe réellement, c’est le malaise de Mina, perceptible et en même temps dissimulé par le bonheur de son amie. Mina Darville serait-elle une héroïne oubliée?

« Le modèle des correspondantes »

Le roman épistolaire fait alterner les voix au sein d’un même cadre narratif. Il faut étudier la répartition de ces voix pour comprendre que Mina domine l’échange des lettres. L’analyse de la composition d’Angéline de Montbrun faite par Pierre H. Lemieux souligne la « position stratégique des lettres de Mina dans cet arrangement » (56). Le critique ne va pas plus loin, son étude portant uniquement sur l’agencement des lettres et du journal intime. Il faut donc comprendre cette « position stratégique » et en quoi Mina domine le discours. Sur 33 lettres qui composent la première partie, 17 sont écrites de la main de Mina, soit la moitié. Maurice n’en produit que neuf, Charles et Angéline n’en écrivent que deux chacun, et Emma, l’amie de Mina, écrit une seule lettre. Quoi qu’il en soit, Mina se fait une place de choix au sein des instances narratives. Et si Angéline est la narratrice autodiégétique de la dernière partie, Mina, elle, occupe cette même place dans la partie épistolaire du roman.

Dès lors, puisque le système épistolaire introduit un émetteur et un récepteur, il est essentiel de considérer les divers destinataires de celle qui se désigne comme « le modèle des correspondantes » (75). Mina s’adresse avant tout à Maurice (cinq lettres). Lorsque Mina écrit à son frère, ses motivations sont diverses. Tout d’abord, elle le conseille. Elle incarne « la sagesse de la famille » (22) et exerce à ce titre « le métier de confidente d’un amoureux », le métier « le plus ingrat qui soit au monde » (22). Elle est en position de supériorité par rapport à Maurice, qui lui demande de l’aide. Elle prend la place du chef de famille : elle compatit avec son frère, le réprimande quand il n’agit pas correctement, se moque même de lui. En témoigne cette pointe d’ironie à la fin d’une lettre : « J’espère que le pèlerinage à l’étang s’est accompli heureusement », en référence au lieu où Maurice a déclaré son amour à Angéline de manière imprudente et où le jeune homme se plaît à revenir (37). À une époque où les genres sont encore très codés, les rôles sont inversés : nous pourrions même dire que Maurice manque de virilité, contrairement à sa sœur.

De plus, la parole de Mina est tournée vers Valriant, le domaine des Montbrun où Maurice séjourne. Mais on trouve aussi dans ces lettres le récit de la vie de Mina à Québec. Cela lui permet de faire des digressions au sujet de ses sentiments patriotiques, religieux, moraux. Et alors que Maurice est uniquement tourné vers Angéline qu’il aime, Mina dépasse les événements de Valriant pour se concentrer sur plusieurs espaces spatio-temporels.

L’autre ensemble épistolaire de Mina est composé d’un échange presque unilatéral de 11 lettres entre elle (10 lettres) et Emma S*** (une lettre). À première vue, Mina adopte ici la posture d’une chroniqueuse : alors qu’elle a rejoint Valriant, elle tente de décrire ses journées à une amie. À travers de petits faits divers, elle éclaire sa correspondante sur les liens entre Maurice et Angéline. Mais surtout, c’est l’occasion pour Mina de s’ériger en sujet du discours. Sa vision empirique de Valriant se prête à des considérations sur sa place dans le monde. Enfin, elle fait état de son amour pour Charles de Montbrun de manière implicite. En plus de dominer par ses nombreux discours la première partie du roman — elle passe de l’ironie à la compassion, de la plaisanterie à la nostalgie, ce qui reflète la diversité de sa personnalité —, elle en est le véritable sujet actant et parlant.

Identifications littéraires, révélations amoureuses

Dans la préface qui allait consacrer le roman, l’abbé Casgrain reprochait à Laure Conan son abus des citations : « il y a un trop grand nombre de citations, de réminiscences [. . .] Laure Conan, j’y insiste, se souvient plus qu’il ne faut de ses lectures. Son esprit est encore trop chez les autres, elle n’est pas assez elle-même » (226). En effet, Angéline de Montbrun joue constamment sur le rappel d’autres textes. Comme le rappelle Nicole Bourbonnais, le « principe de la table rase » (80) n’existe pas à l’époque : pour créer, il faut se servir de ce qui a déjà été écrit, afin de s’inscrire dans un continuum littéraire — la surconscience littéraire[1]. De fait, Laure Conan, grande lectrice, s’inspire des textes littéraires, très souvent français. Un phénomène d’intertextualité se produit, au sens où une « relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes » s’établit (Genette 8)[2].

En se penchant sur les références faites par Mina, on constate qu’un sous-texte semble appuyer les révélations du personnage. Ainsi, dans sa première lettre, la jeune femme cite tout autant Corneille (« Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans . . . ») (22) et Hugo (« Le vent qui vient à travers la montagne ») (23) que Louis XIV (« Qu’en pense votre solidité? ») (22). Témoignant dans un premier temps de sa connaissance des textes littéraires, les citations intertextuelles révèlent un penchant du personnage pour le poème romantique et la tragédie classique, ce qui ne saurait mieux préfigurer la suite des événements. Par ailleurs, Mina apprend à son frère qu’elle et Angéline aiment les histoires de chevalerie, « les vaillants et les grands coups d’épée » (22). Une première référence aux contes de Perrault — ici Barbe bleue — est faite : « je serais montée dans la tour solitaire, où un beau page m’apporterait des nouvelles de tes hauts faits » (22). Dans ces références littéraires, la femme — Chimène, la dame, la femme de Barbe bleue — est au cœur du récit et des actions des hommes : elle est érigée en objet de conquête. Commence à poindre le malaise de Mina, héroïne délaissée du roman, qui tente par le phénomène intertextuel de se faire une place dans l’histoire. La littérature permet au personnage de développer une représentation mythique de l’amour à travers des figures littéraires connues. À deux reprises, elle endosse le rôle de Cendrillon : « j’aurais tant souhaité avoir une fée pour marraine, comme Cendrillon » (50); « M. de Montbrun prétend que les succès de Cendrillon ont dû me faire rêver de bonne heure » (66). Plus loin, Mina promet « de dire exactement comme la Belle au Bois dormant » (69). Pour la jeune femme, la littérature apparaît comme une promesse d’avenir. Les contes, les récits chevaleresques et la poésie romantique font de l’amour un sentiment noble et triomphant, bien que source de souffrance.

C’est justement l’amour qui est peu à peu révélé, dans les lettres de Mina à Emma notamment. Dans les premières lettres de la partie épistolaire, c’est l’amour de Maurice pour Angéline qui occupe le devant de la scène, ce même amour qui entre en compétition avec l’affection sans faille que porte M. de Montbrun à sa fille. Mais une fois le contrat de mariage tacite résolu, le triangle amoureux principal vaque à ses occupations. S’élabore alors une deuxième intrigue sentimentale. Le discours amoureux de Mina se construit méthodiquement, par étapes. Tout d’abord, elle reconnaît la beauté et la prestance du maître des lieux :

Je vous avoue que je ne m’habitue pas au charme de sa conversation. Pourtant, son esprit s’endort souvent, sa pensée a besoin du grand air, et jamais il ne cause si bien qu’à travers champs, mais n’importe. Même dans un salon bien clos, il garde toujours je ne sais quoi qui repose, rafraîchit, et fait qu’on l’écoute comme on marche sur la mousse, comme on écoute le ruisseau couler.

Il ne lui manque qu’un peu de ce charme troublant qui nous faisait extravaguer devant le portrait de Chateaubriand. Je dis faisait. Au fond, cette belle tête peignée par le vent, me plaît encore plus qu’on ne saurait dire. (55)

Puis, l’arrivée de Madame H . . . à Valriant devient un danger pour Mina, car elle voit en cette intruse une rivale. Mais Madame H . . . ne représente en rien une menace, et Mina est rassurée par l’attitude de M. de Montbrun, qui « n’avait pas l’air plus ému qu’il fallait » (58). Plus le temps passe, plus les sentiments de Mina à l’égard de Charles s’intensifient : « et croyez-moi, ce serait une belle chose de troubler ce beau calme, de voir l’humiliation de ce superbe » (63). Elle espère un signe, comme en témoigne ce détail a priori sans importance : « [Angéline] me fit remarquer le bois et l’écorce soigneusement disposés dans l’âtre, n’attendant qu’une étincelle pour prendre feu. Je vous avoue que ce petit détail me fit rêver » (64-65). Cette étincelle qu’espère Mina, c’est l’aveu de l’amour de Charles en retour du sien : la possibilité pour cette coquette mondaine de sédentariser son amour. C’est Emma qui ose révéler à Mina le mariage dont cette dernière rêve secrètement :

Sans flatterie, je m’étonne qu’il tienne si longtemps. Chère Mina, vous m’avez donné bien des soucis. Vous voulez vous marier, et, sous des dehors un peu frivoles, vous cachez tout ce qu’il faut pour n’aimer jamais qu’un homme qui ait du caractère, de la dignité, de la délicatesse, et — j’en demande pardon à ces messieurs — tout cela me semble bien rare. [. . .] Courage, ma chère. On vous trouve bien un peu frivole, mais on finira par s’avancer [. . .]. (68)

Les sacerdoces d’une femme « libre »

Si l’on s’en tient aux analyses de Nathalie Heinich dans États de femme, Mina vit la trajectoire d’une femme qu’on qualifierait de « libre » (Heinich 304). Au début de la correspondance, elle est isolée du reste des épistoliers. Ceux-ci — Maurice, Charles de Montbrun, Angéline — sont à Valriant, alors que Mina demeure à Québec. Dans cette ville, elle cultive les sociabilités diverses, comme en témoigne sa première lettre : « beaucoup me rendent justice », « Malvina B . . . et d’autres prophétesses de ma connaissance » (21). Elle est au centre de la bonne société de Québec, au point d’être aimée par un révérend anglais. Elle multiplie les aventures, ce qui agace M. de Montbrun, comme le laisse entendre Maurice :

M. de Montbrun m’a longuement parlé de toi. Il trouve que tu as trop de liberté et pas assez de devoirs. Il m’a demandé combien tu comptais d’amoureux par le temps qui court, mais je n’ai pu dire au juste.
D’après lui, l’atmosphère d’adulation où tu vis ne t’est pas bonne.
D’après lui encore, tu as l’humeur coquette, et il vaudrait mieux pour toi entrer dans le sérieux de la vie. (29, nous soulignons)

M. de Montbrun a en effet de quoi réprouver l’attitude de Mina, lui qui éduque Angéline de manière diamétralement opposée. Il a appris à sa fille à être vraie et sincère et à n’obéir qu’à ces règles. Mina, elle, est plus libre dans son attitude. Son éducation ainsi que son vécu de femme du monde lui offrent la possibilité de jouer sur les registres tantôt lyriques, tantôt comiques, voire ironiques. Plus que Maurice, qui évolue dans un discours classique de l’amoureux, ou que Charles de Montbrun à l’écriture qu’on qualifierait de paternaliste et morale, Mina verse dans l’ambivalence discursive avec chacun de ses correspondants. Elle est fraternelle et cynique à l’égard de son frère, pleine de bonnes intentions pour Angéline et ambivalente avec Emma, qui agit comme une confidente racinienne.

Pour autant, Mina la femme libre n’est pas heureuse. Plus le temps passe, plus son état de femme indépendante l’ennuie. Ainsi se confie-telle à Angéline :

Ma belle fleur des champs, que vous êtes heureuse d’avoir peu vu le monde! Si c’était à refaire, je choisirais de ne pas le voir du tout, pour garder mes candeurs et mes ignorances. Voilà où j’en suis après deux ans de vie mondaine. Jugez ce que dirait Mme D . . . si elle pouvait parler.

J’ai eu des succès. Veuillez croire que je le dis sans trop de vanité. Vous savez qu’Eugénie de Guérin n’a jamais été recherchée. Il y a là matière à réflexion pour Mina Darville et son cercle d’admirateurs. Pauvres hommes! partout les mêmes. (47)

La légèreté des sentiments ne correspond plus à la mondaine. Cette lettre, qui annonce l’arrivée de Mina à Valriant, fait état d’un changement progressif. La jeune femme refuse une chambre avec une « nature riante », lui préférant une autre avec une vue sur « une allée bordée de sapins, pour mes méditations » (48-49). Il lui est encore difficile d’être entièrement démondanisée. Mina conserve un goût tenace pour les nombreux vêtements qui composent sa garde-robe. Elle ne veut pas être vue — et se voir — comme une « dangereuse coquette », mais davantage comme une « âme élevée qui voyage » (48).

La crise d’état[3] s’accentue dans les lettres envoyées à Emma S*** : « Vraiment, je ne sais comment je pourrai reprendre la chaîne de mes mondanités. [. . .] Mais l’amour est une belle chose . . . Aimer, c’est sortir de soi-même » (50). Si Mina se démondanise, c’est avant tout par amour. Pour qui, on ne l’apprend pas tout de suite. Mais déjà, une tension s’installe entre un état passé et les sentiments actuels. Mina refuse de renouer avec la vie à Québec. C’est un premier pas vers le couvent, bien qu’elle ne le sache pas encore : « Avez-vous jamais descendu le Saguenay? Franchement, la vie religieuse m’apparaît comme cette étonnante rivière, qui coule paisible et profonde, entre deux murailles de granit. C’est grand, mais triste. Ma chère, l’inflexible uniformité, l’austère détachement ne sont pas pour moi » (49). Peu à peu, une distance s’établit entre elle et son passé de femme du monde : « Je donnais à tous l’élan patriotique. J’éteignais les lustres des bals, je supprimais l’extravagance des banquets, tout ce qui se dépense inutilement, je persuadais à chacun et à chacune de le donner pour la colonisation » (52). Mina s’associe peu à peu au peuple et à la terre. Il y a là deux raisons. Bien évidemment, un « élan patriotique » s’empare de la jeune femme — rappelons qu’elle s’intéresse grandement à la politique et qu’elle a ses propres idées à ce sujet. Mais surtout, elle aspire à l’amour et au mariage avec Charles de Montbrun, agriculteur et défenseur des vertus nationales et religieuses. Elle s’adapte à l’homme aimé, en vue de devenir la première de M. de Montbrun, bien qu’elle ne soit en réalité qu’une seconde femme et, qui plus est, passant derrière les intérêts d’Angéline[4].

« Pour moi, je ne suis nécessaire à personne »

Angéline de Montbrun s’ouvre sur une première lettre de Maurice à Mina; laissons-lui le soin d’introduire notre propos : « Chère Mina, je l’ai vue — j’ai vu ma Fleur des Champs, la fraîche fleur de Valriant — et, crois-moi, la plus belle rose que le soleil ait jamais fait rougir ne mériterait pas de lui être comparée » (17). Ainsi la première phrase du roman est-elle un compliment célébrant la beauté physique d’Angéline. D’entrée de jeu, le personnage féminin est caractérisé par sa beauté sans pareille. Maurice l’amoureux ne tarit pas d’éloges sur la jeune fille. Sa première lettre abonde de détails insistant sur la perfection du visage et du corps d’Angéline : « L’adorable campagnarde! elle n’a plus son éclatante blancheur de l’hiver dernier. Elle est hâlée, ma chère. Hâlée! que dis-je? n’est-ce pas une insulte à la plus belle peau et au plus beau teint du monde? » (18). Il s’attarde sur ses yeux, « ces beaux lacs perdus au fond des bois [. . .] et que Dieu semble avoir faits pour refléter l’azur du ciel ». La comparaison avec le soleil est récurrente (20). Du reste, rien n’est dit sur son éducation, et aucune parole n’est rapportée. Pour Maurice, Angéline n’existe que par sa beauté lumineuse.

Le discours amoureux est délibérément dénué de sens critique. Celui d’une amie, en revanche, parvient à trouver un équilibre. Mina fournit à ce sujet un discours moins univoque que Maurice. Elle invite dans un premier temps son frère à considérer Angéline autrement que par sa beauté : « Ce qu’elle vaut, je le sais mieux que toi. Son éclatante beauté éblouit trop tes pauvres yeux. Tu ne vois pas la beauté de son âme, et pourtant c’est celle-là qu’il faut aimer » (36). Mais les compliments faits à Angéline sont suivis d’un autre propos qui nuance le discours. Mina se met en avant et établit une comparaison avec la jeune fille : « Tenir la plus jolie fille du Canada cachée dans un village de Gaspé, c’est un crime. Bien éclipsée je serais, si elle se montrait [. . .] » (31). La beauté de Mina est sous-jacente à ces remarques; pourtant, elle est surpassée par celle d’Angéline. Jalouserait-elle la fille de M. de Montbrun? Sa confession à Emma est éloquente : « C’est bien singulier, mais Angéline m’inspire trop souvent une pitié qui ne peut se dire. Je la trouve trop belle, trop charmante, trop heureuse, trop aimée » (59). L’adverbe intensif est péjoratif et la mondaine, qui semble manifester de la pitié, marque ici un certain mépris à l’égard d’Angéline. Elle est pourtant son amie, sa sœur, au dire de tous . . . .

Dans ce roman, le champ lexical de la beauté est le plus utilisé pour caractériser un personnage, qu’il s’agisse d’Angéline — décrite par la fratrie Darville essentiellement — ou de M. de Montbrun. C’est dire si l’apparence prime sur le reste. Elle permet notamment d’instaurer un premier rapport de force entre les deux personnages féminins. D’un côté, Angéline domine : sa beauté est vantée et fait l’objet de nombreuses lettres. De l’autre, Mina tente de se faire valoir en se comparant à Angéline. Évidemment, elle est défaite par la beauté de sa « sœur », qui apparaît au fur et à mesure de l’échange de lettres comme une rivale. Mina est acculée dans l’insatisfaction d’être la seconde, celle qui vient après. Car la beauté est le premier signe avant-coureur d’une hiérarchie des personnages qui se met en place. 

La troisième lettre de Mina à Emma est remarquable dans l’élaboration du complexe de la jeune femme. Tout d’abord, elle permet de relativiser sur l’amitié existant entre Mina et Angéline. La sincérité n’est pas totale entre les deux « sœurs » : « Angéline a toute mon amitié, toute ma confiance, mais elle m’est trop supérieure à certains égards [. . .] et conséquemment je m’observe toujours un peu. Avec vous, je suis plus libre » (53). Le propos s’annule de lui-même : l’amitié se trouve embarrassée d’un sentiment d’infériorité qui joue sur les rapports sociaux. Qui plus est, Emma est l’ancienne compagne de couvent de Mina, et toutes les deux ont en partage les souvenirs de leurs années passées ensemble. La différence entre Angéline et Mina est trop grande pour que les deux femmes puissent faire face à ces souvenirs communs de jeunes filles d’école. La suite de la lettre révèle bien des douleurs dans l’âme de Mina :

Vous n’ignorez pas comme j’ai désiré la réalisation du rêve de Maurice. Sans doute je savais que je passerais au second rang. Mais est-ce le second rang que je tiens? Y a-t-il comparaison possible entre son culte pour elle et son affection pour moi?

Il est vrai, qu’en revanche Angéline m’aime plus qu’autrefois; elle m’est la plus aimable, la plus tendre des sœurs, mais naturellement je viens bien après son fiancé et son père.

Quant à celui-ci, the last but not the least, qu’est-ce que cet aimable intérêt qu’il me porte? Je l’admets, dans ce cœur viril le moindresentiment a de la force. Mais encore une fois, qu’est-ce que cela? Si vous saviez comme il aime sa fille!

Pour moi, je ne suis nécessaire à personne. Ma chère Emma, j’éprouve ce qu’éprouverait un avare qui verrait les autres chargés d’or, et n’aurait que quelques pièces de monnaie. (54)

On ne s’est jamais penché sur cet aveu qui, pourtant, confère à Mina une texture romanesque grandiose. Dans le système sentimental qui s’établit, elle reste en périphérie, alors qu’Angéline constitue le point névralgique de ce système. De là naissent la jalousie, l’apitoiement et la peur de ne jamais parvenir à être utile à quelqu’un. Emma semble vouloir réconforter son amie, mais en vain, car la mondaine reste sceptique : « Vous dites, chère amie, que la seule chose triste, ce serait d’être aimée par-dessus tout. Triste, est-ce bien là le mot? Disons redoutable, si vous le voulez, mais soyez tranquille, je suis bien à l’abri de ce côté. Sans doute, il est plus doux, plus divin de donner que de recevoir. Mais le désintéressement absolu, où le trouve-t-on? » (54). En deux lettres, Angéline devient la rivale sur de nombreux points. Tout d’abord visà-vis de Maurice. Le dialogue entre les Darville est interrompu et ne reprendra qu’avec la dernière lettre de la partie épistolaire. Il faut rappeler que la fratrie se trouve à Valriant. Et pourtant, dans le récit que fait Mina à son amie Emma, Maurice est un personnage qu’elle observe, mais avec qui elle ne communique plus. Ensuite, et c’est le plus important, Angéline est la première femme aux yeux de M. de Montbrun. Mina devient jalouse : « Qu’il est donc aimable avec elle! qu’a-t-elle fait, dites-moi, pour mériter d’être si parfaitement aimée! » (63). Bien qu’elle cultive l’amitié d’Angéline, Mina se sent lésée par ce bonheur qui ne la touche pas.

Les plans amoureux de la mondaine, ainsi que ses épanchements, sont coupés court par la mort de M. de Montbrun. Sans prévenir, le narrateur du récit central précise : « Dans l’hiver qui suivit la mort de M. de Montbrun, Mlle Darville entra au noviciat des Ursulines » (79). Rien n’est dit sur Mina, alors que les sentiments de Maurice et d’Angéline sont davantage explicités; comme si la jeune femme n’avait plus son mot à dire. Elle entre au couvent et est réduite au silence. Ses propos antérieurs sur la vie religieuse laissaient pourtant entendre un refus complet de cette vie. Une interrogation surgit : pourquoi Mina décide-t-elle de se retirer au couvent dans la deuxième partie, alors qu’elle est diamétralement opposée à cette idée dans la première partie? La mort de M. de Montbrun explique peut-être ce changement radical. Le rêve qu’elle décrivait à Emma prend alors tout son sens, puisqu’elle voit Madeleine de Repentigny l’inviter à franchir la porte du monastère. Ce personnage emblématique au Canada français fait partie d’une prémonition lancée à Mina, qui tente de résister à l’appel du couvent[5].

Mina rejoint la communauté religieuse des Ursulines, ce qui implique l’arrêt de toute parole. Dans la troisième partie, il est dit qu’elle échange des lettres avec Angéline. Mais contrairement à Mlle Désileux, au père S*** ou même à Maurice, le lecteur ne trouve aucune trace de ces lettres. Nathalie Heinich résume de façon assez claire l’état d’« épouse de Dieu », état final de la trajectoire romanesque de Mina :

Autant dire que si le couvent apparaît parfois comme la seule échappatoire à des tensions insoutenables, cette fuite hors du réel se paie au prix fort : le couvent, vu du monde auquel il permet d’échapper, équivaut à la mort, dont il est un équivalent socialement institué [. . .] Et il est aussi la mort romanesque pour peu que la condition de nonne soit acceptée, ou que son refus ne puisse s’exprimer. (31)6

Comparée à la très sage et radieuse Angéline, Mina apparaît bien comme une « voix de résistance » (Smart 50). Elle n’a rien de l’image traditionnelle de la jeune femme canadienne-française. Elle fait preuve d’une éducation et d’une culture littéraire remarquables, elle ose se prononcer sur la vie politique canadienne ou française et possède des qualités rhétoriques évidentes. Patricia Smart la qualifie de « double positif d’Angéline » (57), même si, pour le XIXe  siècle, elle est davantage dans la négation de la norme. Femme célibataire et émancipée, elle voyage et pense seule, sans chaperon ni mari ou fiancé pour la contraindre au silence ou à la tempérance. Tout comme Junie dans Britannicus, elle se retranchera dans la vie religieuse après la mort de l’être aimé. La comparaison avec l’œuvre de Racine n’a rien d’une gratuité rhétorique : au fil des lettres, la tragédie de Mina s’élabore. Elle n’est pas l’objet du roman, mais la délaissée, la « mise de côté ». À travers notre regard actuel, et après les trois vagues féministes du XXe  siècle, ne sommes-nous pas plus touchés par ce personnage féminin avide de liberté et d’amour? Évidemment, Angéline saura reprendre le dessus sur sa sœur-rivale. Une voix se tait, l’autre naît. Et la magie d’Angéline de Montbrun réside peutêtre justement dans cette transmission de la parole entre deux héroïnes qui, chacune à leur manière, livrent un témoignage au féminin de la fin du XIXe  siècle canadien-français.