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Les littératures autochtones d’expression française et anglaise au Canada témoignent de la situation politique et culturelle particulière d’un pays qui s’est construit dans les suites d’une double colonisation. Malgré les nombreuses caractéristiques qu’ils partagent, les deux corpus demeurent séparés par des barrières linguistiques qui déterminent leurs relations avec les champs littéraires québécois et canadien, ainsi qu’avec les aires linguistiques anglophones et francophones en Amérique du Nord de même qu’ailleurs dans le monde. Si les littératures autochtones sont relativement bien établies au Canada anglais, il en va autrement dans le cas du Québec, où le statut de la littérature autochtone fait toujours l’objet de discussions. Il n’est donc guère étonnant que les chercheurs qui souhaitent étudier des œuvres d’auteurs autochtones dans l’espace francophone du Québec se heurtent à un manque de travaux théoriques et analytiques portant sur la question : les œuvres des écrivains autochtones sont peu enseignées dans les universités et peu de discours critiques ont été élaborés sur la question.

Plutôt que de chercher à définir ce qu’est la littérature autochtone et ce qui la constitue, il s’agira ici de se demander vers quels outils théoriques un chercheur peut se tourner pour interpréter et analyser des œuvres littéraires en particulier. En effet, il serait dommage d’écarter des œuvres sous prétexte que les contours de la littérature autochtone de langue française ne sont pas encore suffisamment définis. Si l’on prend, par exemple, une œuvre du dramaturge wendat Yves Sioui Durand, du poète wendat Jean Sioui ou encore de la poète innue Joséphine Bacon, à quelles théories peut-on recourir pour articuler une analyse littéraire pertinente? Comment bien situer et comprendre une œuvre littéraire ou théâtrale, mettre en relief non seulement son contenu, mais aussi sa forme, sa structure narrative, son esthétique? Quelles sont les particularités des littératures autochtones en Amérique du Nord? Quels sont certains des enjeux que pose la recherche dans le domaine des études littéraires autochtones? Sans prétendre vouloir épuiser le sujet, nous esquisserons un bref portrait de la littérature autochtone dans l’espace francophone du Québec, puis nous dégagerons quelques pistes de recherche tirées des discours critiques élaborés par les études littéraires autoch-tones dans l’espace anglophone au Canada et aux États-Unis.

Nous nous intéresserons à l’épistémologie de la recherche, à la (ré)appropriation des récits, à l’écriture du traumatisme et à l’oralité à l’œuvre dans la création littéraire et théâtrale tout en sachant que ces catégories ne sont ni exhaustives ni mutuellement exclusives, mais visent plutôt à orienter la réflexion. Nous verrons en quoi ces travaux peuvent enrichir les réflexions qui prennent forme autour de la littérature autochtone au Québec et soutenir la légitimation de cette dernière dans les universités francophones, tout en favorisant les rapprochements entre les littératures de peuples dont l’histoire précède et suit l’arrivée des Européens sur le continent. Dans cette perspective, le rôle de la traduction comme importateur de savoirs n’est pas à négliger, d’autant plus qu’elle peut permettre aux littératures autochtones de s’appuyer mutuellement.

La littérature autochtone dans l’espace francophone du Québec

La situation des écrivains autochtones qui œuvrent dans l’espace franco-phone du Québec se rapproche et diffère à la fois de la situation de leurs homologues qui évoluent plutôt dans l’espace anglophone du Canada. Tout en partageant avec les peuples autochtones du Canada des conditions historiques, politiques et culturelles, ces auteurs s’inscrivent dans le contexte politique et culturel particulier du Québec, lui-même marqué par son statut minoritaire dans l’ensemble canadien. De ce fait, ils doivent composer avec une double exiguïté : d’une part, les barrières linguistiques issues de la colonisation compliquent les échanges avec le milieu littéraire autochtone d’expression anglaise en Amérique du Nord; d’autre part, l’exiguïté du marché francophone diminue les possibilités de production et de diffusion, ainsi que la masse possible de discours critiques. Le nombre de locuteurs autochtones francophones est par ailleurs d’autant plus restreint que toutes les nations autochtones au Québec n’ont pas adopté cette langue comme langue première ou seconde, ce qui fait que des écrivains mohawks, par exemple, seront essentiellement en rapport avec les réseaux d’édition et les études autochtones anglophones, alors que des écrivains abénaquis ou atikamekw œuvreront surtout pour leur part dans les milieux francophones.

Du fait qu’ils écrivent en français ou publient des textes écrits en langue autochtone accompagnés d’une traduction française, des écrivains amérindiens et inuits évoluent donc dans un monde franco-phone plutôt qu’anglophone. C’est en ce sens que l’on parle d’une littérature amérindienne ou d’une littérature inuite au Québec, ou encore de littérature autochtone pour parler de l’une ou de l’autre ou pour englober les deux termes. Parmi les auteurs autochtones qui contribuent à l’élaboration d’un corpus d’œuvres littéraires relativement récentes, on compte l’écrivain d’origine algonquine, crie et canadienne-française Bernard Assiniwi, le dramaturge wendat Yves Sioui Durand, l’écrivaine crie Virginia Pésémapéo Bordeleau, le poète wendat Jean Sioui, de même que des auteurs qui écrivent en langue autochtone, parfois également en français, et publient souvent en édition bilingue, telles les écrivaines et poètes innues An Antane Kapesh, Rita Mestokosho et Joséphine Bacon, ainsi que l’écrivaine inuite Mitiarjuk Nappaaluk.

Publiée en 2004 sous la direction de Maurizio Gatti, une anthologie intitulée Littérature amérindienne du Québec : écrits de langue française regroupe les biographies et des extraits de contes et légendes, poésie, théâtre, roman, récits et témoignages d’une trentaine d’écrivains amérindiens qu’elle contribue ainsi à faire mieux connaître à un public élargi. Grâce à un partenariat avec l’organisme culturel autochtone Terres en vues, l’anthologie est distribuée dans les centres de documentation et les bibliothèques des communautés autochtones du Québec, sans compter qu’elle circule aussi dans les milieux culturels et littéraires québécois. Une toute récente réédition, à laquelle viennent s’ajouter les noms de Joséphine Bacon, Virginia Pésémapéo Bordeleau, Louis-Karl Picard-Sioui et Yves Sioui Durand, témoigne à la fois de l’intérêt porté à cette littérature et de la volonté des écrivains de participer à l’anthologie. Du côté inuit, un dossier sur les phénomènes contemporains de la culture inuite paru dans la revue Spirale élabore dans l’espace francophone un discours sur cette littérature qui circule surtout en langue anglaise (comme en témoignent les articles publiés en traduction dans ce dossier) et dont les relations avec le monde circumpolaire inuit dépassent manifestement les frontières du Québec. Par ailleurs, les liens entre littérature inuite et littérature amérindienne demeurent ténus, et cette dernière occupe une place prépondérante dans les milieux littéraires autochtones au Québec.

Que ce soit par le biais de l’édition, de la réception ou de collaborations diverses, les écrivains autochtones sont en relation avec le milieu littéraire québécois et, plus largement, avec le milieu littéraire français. Le prix littéraire France-Québec Jean-Hamelin attribué à Assiniwi pour son roman La saga des Béothuks, l’ouvrage collectif Aimititau! Parlonsnous!, qui regroupe des correspondances littéraires entre auteurs autoch-tones et auteurs québécois, et la pièce de théâtre La conquête de Mexico produite par Ondinnok en collaboration avec Jean-Pierre Ronfard et le Nouveau Théâtre Expérimental en constituent quelques exemples. Par ailleurs, comme en témoigne la publication d’un recueil regroupant des textes d’auteurs autochtones du Québec, de la Polynésie française, de l’Afrique du Nord et de la Nouvelle-Calédonie, les écrivains autochtones dépassent l’exiguïté linguistique en s’enrichissant d’interactions avec des créateurs autochtones de la francophonie. Enfin, un travail de création, de diffusion et d’édition se poursuit bien sûr au sein de différents groupes et communautés autochtones au Québec. Fondé par Jean Sioui et Louis-Karl Picard-Sioui, le Cercle d’écriture de Wendake offre ainsi un lieu propice à la création littéraire, alors que l’Institut Tshakapesh, qui promeut la culture innue, poursuit pour sa part un travail d’édition qui rend manifestes les liens entre récits oraux, transcriptions et littérature écrite. En même temps qu’elle s’inscrit dans le champ littéraire québécois et s’ouvre aux littératures de la francophonie, la littérature autochtone intègre et renouvelle des formes artistiques qui prennent vie et se transforment depuis longtemps au sein même des cultures autoch-tones dans les Amériques.

En ce qui a trait au discours critique sur la littérature amérindienne au Québec, deux ouvrages parus à 10 années d’intervalle comptent parmi les ouvrages de référence les mieux connus. Publié en 1993, l’essai de Diane Boudreau Histoire de la littérature amérindienne au Québec s’intéresse à la tradition orale, aux mythes et aux personnages légendaires, ainsi qu’à la littérature amérindienne contemporaine. Si l’ouvrage reconnaît l’existence, l’historicité et la spécificité des différentes nations et cultures autochtones, il cerne avec difficulté la relation entre passé et présent, ce qui donne l’impression qu’il n’y a qu’un mince espace de jeu pour l’actualisation des cultures autochtones. De plus, il propose essentiellement une catégorisation des récits, dont l’analyse tient davantage de la description que de la réflexion théorique. Tout en concédant qu’il s’agit d’un essai précurseur, Gilles Thérien reproche ainsi à Boudreau de parler au nom de l’institution littéraire occidentale et d’appliquer la littérature amérindienne à des catégories très européennes. Publié plus d’une décennie plus tard, l’essai de Maurizio Gatti Être écrivain amérindien au Québec : indianité et création littéraire s’intéresse à la désignation de la littérature amérindienne comme objet d’étude et de savoir. Qu’est-ce qu’un auteur amérindien? Comment définit-on l’amérindianité? Comment les œuvres sont-elles reconnues? L’ouvrage se donne pour objectif de situer les conditions de production, de diffusion et de réception de la littérature amérindienne contemporaine. Pour ce faire, il retrace les enjeux identitaires, l’histoire de la colonisation et les traditions amérindiennes, puis dresse un portrait du discours social qui circule dans les milieux amérindiens et québécois au sujet de l’identité et de la littérature autochtones. Les nombreuses comparaisons avec les littératures du monde laissent deviner un désir de l’auteur de briser les images figées et contraignantes de l’identité pour mieux faire place à la subjectivité et à la liberté d’expression de l’écrivain. Si l’ouvrage ne propose pas d’analyse théorique des récits, il offre toutefois un excellent tremplin au discours critique sur la question dans la mesure où il jette les bases d’une discussion approfondie.

Guy Sioui Durand, sociologue wendat, critique d’art et commissaire indépendant, fait ainsi paraître dans la revue Recherches sociographiques un compte-rendu qui, bien que fort sévère, lance quelques pistes de recherche qui gagneraient à être envisagées de plus près. Le sociologue wendat estime que l’ouvrage de Gatti surestime l’influence de la vision européenne dans un contexte où « les littératures écrites francophone, anglophone et espagnole s’enrichissent [depuis déjà longtemps] de contributions inter, multi et transculturelles hors des anciennes capitales coloniales » (185). En plus de regretter que l’ouvrage ne tienne pas suffisamment compte du corpus littéraire autochtone anglophone « dont les chefs-d’œuvre et les anthologies sont traduits en français » (184), Sioui Durand reproche à l’auteur de « se déleste[r] de l’univers de la littérature orale transcrite, pourtant réservoir de savoirs et courroie fondamen-tale de la réappropriation culturelle contemporaine » (184). Selon lui, l’approche privilégiée par Gatti mènerait à faire l’impasse sur « la substance imaginante, préhistorique et historique (les pétroglyphes, wampums, codex et les littératures orales transcrites) qui fonde l’imaginaire artistique et, conséquemment, la littérature contemporaine des Indiens d’Amérique » (185). Ce compte-rendu esquisse toutefois là un vaste programme de recherche qu’un chercheur à lui seul aurait difficilement pu réaliser, surtout s’il s’était donné pour objectif de cerner la spécificité de la littérature amérindienne qui circule actuellement dans les réseaux de l’édition francophone au Québec. Enfin, des écrivains autochtones tels Bernard Assiniwi et Yves Sioui Durand tiennent un discours critique sur leurs propres œuvres, ainsi que sur la littérature et le théâtre autoch-tones en général. Si ces essais et ces articles parmi d’autres témoignent de l’élaboration d’un discours critique sur la littérature autochtone dans l’espace francophone du Québec, il demeure toutefois difficile de trouver des outils théoriques aidant à mettre en contexte et à analyser les œuvres d’écrivains autochtones. C’est dans cette perspective qu’il apparaît pertinent de se tourner vers les travaux réalisés dans le cadre des études littéraires autochtones en Amérique du Nord.

Les théories littéraires autochtones dans l’espace anglophone

Les études littéraires autochtones dans l’espace anglophone en Amérique du Nord se nourrissent de réflexions issues de différentes disciplines des sciences humaines, et plus particulièrement des études autochtones. Selon de nombreux auteurs et chercheurs, la théorisation et l’analyse des œuvres et des littératures autochtones soulèvent des questions épistémologiques importantes non seulement parce qu’elles engagent des négociations entre différentes aires culturelles, mais également parce qu’elles s’inscrivent dans un contexte profondément marqué par la colonisation. Comme l’ont montré les études autochtones, les questions d’éthique que pose tout acte de recherche apparaissent avec une évidence particulière lorsque la relation entre chercheur et objet de recherche se développe dans un contexte marqué par des rapports de pouvoirs inégaux. Ainsi les théories occidentales de la connaissance et de sa validité ont-elles pu servir à délégitimer et à marginaliser les cultures autoch-tones, sans compter que les interprétations des cultures autochtones se sont souvent élaborées à l’écart des principaux intéressés, de sorte que de nombreuses recherches pourtant bien intentionnées comportent d’importants points aveugles. C’est d’ailleurs ce rapport particulier à la production des connaissances qui a incité les Premières nations à se donner des principes visant à garantir leur autonomie dans les recherches à leur sujet.

Concernant la propension du discours savant du XIXe siècle à s’enfermer dans son propre contexte d’énonciation et de réception en éludant la question du destinataire, l’anthropologue québécois Rémi Savard met en évidence un problème méthodologique clé : alors même qu’ils voulaient s’abstraire de la situation de communication pour garantir l’objectivité scientifique, les anthropologues omettaient de considérer que leurs interlocuteurs pouvaient modeler leur discours en fonction de la situation d’interaction. Dans le même esprit, le chercheur Peter Cole, membre de la Première nation Douglas, incite à ne pas se préoccuper des « white "indian experts" », ces indianologues blancs qui n’écrivent pas toujours l’histoire qu’ils croient écrire : « let them write what they want they’re not talking about us anyway / only about themselves » (Coyote and Raven 84, 91). En plus de reprocher à ces derniers de ne parler que d’eux-mêmes, Cole réprouve vivement l’élaboration et la validation des connaissances qui se font en cercle fermé dans les milieux non autoch-tones, en l’absence des communautés concernées. Jusqu’à ce jour, en effet, de nombreux travaux théoriques et analytiques élaborés sur les cultures autochtones, et ce, essentiellement par des auteurs allochtones à partir de cadres d’interprétation occidentaux, rejouent une approche des cultures qui demeure étrangère à l’expérience des communautés qui les vivent, les transforment, les transmettent et les perpétuent.

De ce point de vue, on peut comprendre que les théories littéraires occidentales telles celles d’un Mikhaïl Bakhtine ou d’un Jacques Rancière ne semblent pas suffire à apprécier la littérature autochtone dans toute sa richesse et sa complexité, bien qu’elles puissent apporter des éléments de réflexion pertinents. De même, si le postcolonialisme s’intéresse à la déconstruction de l’image monolithique de la société dominante et à l’ouverture d’interstices que peuvent effectivement inve-stir les artistes autochtones, il ne semble pas nécessairement privilégié par les auteurs et les chercheurs qui réfléchissent à la création et à l’étude des littératures autochtones dans l’espace anglophone au Canada et aux États-Unis. La chercheuse d’origine ojibway et allemande Kimberly M. Blaeser considère ainsi que l’interprétation de la littérature autoch-tone essentiellement à partir des théories littéraires occidentales viole l’intégrité de cette dernière et accomplit un nouvel acte de colonisation et de conquête. Selon elle, en effet, une telle approche fait rejouer une dynamique coloniale par laquelle l’autorité d’un centre critique se voit imposée à des récits marginalisés (« Native Literature » 55-56). En plus de privilégier des critères d’évaluation occidentaux, le fait de s’appuyer principalement sur des théories occidentales a pour effet d’éluder le discours critique et la tradition littéraire autochtones, ce qui perpétue l’impression selon laquelle il n’existerait pas de traditions intellectuelles autochtones et laisse entendre que ces littératures viendraient se greffer à partir de rien à la tradition littéraire occidentale.

C’est dans cette perspective que la chercheuse Rauna Kuokkanen, à propos de la littérature samie, revendique un retour aux traditions, aux pratiques et aux épistémologies aborigènes qui offrent des représentations et des perceptions créées par des Autochtones et peuvent contribuer à concevoir des façons novatrices de théoriser les littératures autochtones (citée dans Ruffo 10). Soulignant le lien entre souveraineté littéraire et souveraineté politique, des auteurs et critiques autochtones, comme Craig Womack aux États-Unis et Janice Acoose au Canada, préconisent le recours aux traditions intellectuelles et culturelles de leurs peuples respectifs dans l’interprétation des œuvres littéraires. Des préoccupations similaires se trouvent à l’origine de deux anthologies de textes critiques qui font valoir, par le biais d’auteurs autochtones, un point de vue autochtone sur cette littérature. Dans Looking at the Words of Our People (1993), l’écrivaine et chercheuse okanagane Jeannette Armstrong préconise la reconnaissance de la spécificité culturelle des voix littéraires autochtones et le recours à l’expertise issue des cultures autochtones dans l’étude des littératures des Premières nations (7). Naturellement, il ne s’agit pas ici de prétendre qu’un lecteur allochtone ne serait pas en mesure d’apprécier les littératures autochtones ni que les chercheurs allochtones devraient se tenir à l’écart de ce domaine de recherche, mais plutôt de faire valoir qu’une étude sérieuse réalisée en contexte universitaire saurait difficilement faire abstraction des savoirs autochtones. Dans (Ad)dressing Our Words, l’écrivain et chercheur ojibway Armand Garnet Ruffo constate pour sa part qu’une nouvelle génération de chercheurs et d’écrivains autochtones (re)cherchent leurs traditions et les intègrent à la création et à l’analyse littéraires. Il met de l’avant la notion d’initiation culturelle, qu’il juge cruciale à la production de discours critiques sur les œuvres puisque ces auteurs et ces chercheurs connaissent le territoire à partir duquel ils écrivent. Plusieurs auteurs autochtones, que l’on pense à Jeannette Armstrong ou à Thomas King, se font d’ailleurs écrivains et critiques à la fois.

Malgré (et en raison de) cette insistance à privilégier un lieu d’énonciation autochtone, des chercheurs non autochtones convoquent dans leurs travaux des savoirs et des voix autochtones afin d’apporter un point de vue autochtone à l’étude des œuvres littéraires. Parmi ceux-ci, la chercheuse canadienne d’origine allemande Renate Eigenbrod explique qu’elle a été amenée à repenser les notions de vérité, d’objectivité et de recherche en s’inspirant non pas des théories postcoloniales, mais bien des réflexions d’auteurs et de chercheurs autochtones tels Basil H. Johnston et Emma LaRocque. Tout en s’efforçant de reconnaître et de dépasser les frontières culturelles, Eigenbrod adopte une posture réflexive qui reconnaît le jeu de sa subjectivité dans le processus de recherche. S’inspirant de l’écrivaine et critique Lee Maracle, qui juge qu’une histoire située en contexte vaut mieux qu’une théorisation hors contexte, Eigenbrod présente ses travaux en alternant entre le mode analytique et le mode narratif de manière à persuader le lecteur à l’aide d’arguments intellectuels aussi bien que d’expériences vécues. La démarche théorique de cette chercheuse allochtone indique que les études autochtones peu-vent tirer profit de méthodologies qui reposent sur les traditions intellectuelles autochtones et sur les relations soutenues avec les communautés sans pour autant demeurer figées du point de vue de l’identité ou de l’idéologie. En effet, il ne s’agit pas d’imposer un ensemble de règles à observer aveuglément, mais bien d’entretenir une réflexion sur le processus de la recherche et de savoir mettre à profit le potentiel herméneutique des théories littéraires élaborées à partir des savoirs autochtones.

La (ré)appropriation des récits

Dans un contexte où la parole des peuples autochtones n’a pas été reçue par la société canadienne, laquelle s’est par ailleurs arrogé le droit de parler en leur nom, (re)prendre la parole signifie aussi se réapproprier ses récits dans la littérature. Les œuvres littéraires et les travaux de recherche dans l’espace anglophone au Canada ont beaucoup réfléchi à la question de l’appropriation culturelle. L’écrivaine et conteuse ojibway Lenore Keeshig-Tobias considère ainsi que les récits ne tiennent pas simplement du divertissement, mais demeurent au cœur même des relations de pouvoir. Si les cultures et les littératures du monde abondent naturellement de diverses représentations de l’altérité, la question de l’appropriation des récits et de la construction des représentations prend une tournure particulière dans un contexte marqué par la colonisation. À cet effet, la poète d’origine crie et métisse Marilyn Dumont met en relief le caractère aliénant des représentations faussées de l’identité qui circulent dans l’imaginaire populaire, notamment dans le cinéma hollywoodien. Dans le même esprit, l’artiste cayuga et mohawk Jerry Longboat soutient qu’il est hasardeux de laisser les autres s’approprier les récits et s’arroger le droit de définir l’identité autochtone. Conscients du rôle joué par les récits dans la construction de la réalité, des écrivains autochtones s’efforcent de cerner et de contrer, par l’écriture et dans l’écriture, la distorsion de l’histoire et la négation de la parole.

Cette démarche d’écriture se retrouve aussi chez des écrivains autochtones dont les œuvres circulent dans l’espace francophone. Dans la préface de son récit Eukuan nin matshimanitu innu-iskueu. / Je suis une maudite sauvagesse, écrit en innu et publié en 1976 avec une traduction française, Kapesh rend explicite sa volonté de se mettre à l’écriture pour se défendre et se porter à la défense des siens : « Quand j’ai songé à écrire pour me défendre et défendre la culture de mes enfants, j’ai d’abord bien réfléchi car je savais qu’il ne fait pas partie de ma culture d’écrire et je n’aimais pas tellement partir en voyage dans la grande ville à cause de ce livre que je songeais à faire » (7). Dans son récit, dont la structure narrative reprend des formes propres à l’oralité, la narratrice énonce qu’elle a l’intention de prendre la parole pour son peuple précisément pour empêcher le Blanc de le faire à sa place. Un peu à la manière du roman Le bras coupé, d’Assiniwi, le récit de la décolonisation de Kapesh cherche à dévoiler la duplicité, les injustices et la répression qui ont soutenu le processus de colonisation. Les mots du colonisateur, qui apparaît sous la figure du Blanc, sont rapportés par la narratrice, qui se charge d’énoncer à sa place les intentions malhonnêtes que celui-ci a pris soin de dissimuler à son arrivée :

Quand le Blanc a pris nos enfants pour les éduquer à sa manière, il ne nous a pas dit ceci : « Vous, les Indiens, êtes-vous d’accord que je donne à vos enfants une éducation de Blanc dans le but unique de détruire leur culture et leur langue? [...] »

Le Blanc n’a pas parlé de cela à l’Indien. Ce qu’il ne lui a pas dit, c’est qu’il voulait tuer notre culture à notre insu, il voulait tuer notre langue à notre insu et il nous volait notre territoire. (17-18)

La narratrice fait connaître les intentions cachées du « Blanc » en décrivant ses actions telles que perçues et éprouvées par sa communauté. Tout en recensant les pertes infligées aux siens, elle réaffirme la valeur du mode de vie, de la culture et de la tradition orale innus, et valorise la pertinence de la parole autochtone dans l’interprétation de l’histoire. Elle précise : « voici ce que je pense : chaque Indien possède des histoires dans sa tête, chaque Indien pourrait raconter la vie que nous vivions dans le passé et la vie des Blancs que nous vivons à présent, il pourrait dire à quel point le Blanc nous a trompés depuis que c’est lui qui nous administre » (24). En appelant une rectification du récit colonial à la lumière des récits innus, Kapesh rejoint les propos de l’auteure anishinabe Kateri Damm, qui insiste sur le pouvoir de la parole pour contrer les images négatives des peuples autochtones et transformer le rapport à l’identité (« Says Who » 24). C’est aussi ce qu’exprime Yves Sioui Durand lorsqu’il écrit : « Toute ma dramaturgie traduit une spiritualité visionnaire, elle est prise de parole, dénonciation des images toutes faites de l’indianité à travers le corps de l’acteur et les objets archétypaux de notre mythologie » (« Y a-t-il un nouveau monde » 512). Si elle peut se faire sur le mode de la dénonciation, la déconstruction des stéréotypes peut également passer par la simple mise en avant de récits littéraires d’auteurs autochtones. Dans le contexte que l’on connaît, en effet, la création d’œuvres littéraires originales et la mise en scène de person-nages autochtones complexes peuvent à elles seules contribuer à contrer les représentations réductrices des individus et des peuples autochtones.

Dans « Opening Address », LaRocque déplore que les études littéraires autochtones privilégient les dimensions politiques et ethnoculturelles des récits littéraires au détriment de l’humanité de l’écrivain et de l’esthétique des récits. Selon elle, il est essentiel de reconnaître la singularité de l’auteur, de même que le style, les formes narratives et l’imaginaire qui caractérisent son écriture (12-13). Par ailleurs, tout comme les œuvres littéraires n’abordent pas toutes nécessairement des questions à caractère politique ou ethnoculturel, les dimensions politiques et esthétiques des œuvres littéraires ne sont pas forcément inconciliables. Ainsi que l’illustrent ces vers du recueil Poèmes rouges, de Jean Sioui, l’expérience de la dépossession peut se voir transformée dans l’écriture poétique :

Des troupeaux de neige     écorchés
leur mépris caribou plein la gueule.

Des chasseurs de villes     abandonnés
leurs malheurs aux tavernes des Blancs.

Têtes en brosse     trappeurs attrapés
au poignard du Nouveau Monde
crever     en sudation     sans honneur
dans les bras d’une maison étrangère. (40)

Plutôt que de reprendre les termes du discours politique habituel, le poète opère un travail sur les images et les mots afin d’évoquer sous d’autres formes les souffrances causées par la conquête des Amériques. Les écrivains donnent à envisager des représentations et des visions du monde qui s’expriment à partir des cultures autochtones, mais qui font à la fois œuvre de création. La subjectivité de l’écrivain et le caractère esthétique des récits littéraires demeurent donc une question centrale à l’étude des littératures autochtones, ce que tendent d’ailleurs à prendre en compte les discours critiques dans l’espace francophone du Québec.

L’écriture du traumatisme

Puisque l’articulation du lieu d’énonciation et de la subjectivité de l’auteur influe sur l’écriture de différentes manières, la prise en compte du contexte spécifique d’où sont issues les œuvres littéraires peut aussi contribuer à l’élaboration de discours critiques pertinents. Pour de nombreux auteurs et critiques autochtones, la création littéraire et théâtrale constitue un moyen de revenir sur son histoire, de retravailler ses deuils individuels et collectifs de façon à mieux les transformer. Dans son récent ouvrage Taking Back Our Spirits: Indigenous Literature, Public Policy, and Healing, Jo-Ann Episkenew examine ainsi le rôle joué par la littérature autochtone dans la guérison des individus et des communautés. De la même manière, le dramaturge ojibway Drew Hayden Taylor constate que les dramaturges autochtones au Canada anglais ont d’abord mis en scène des histoires dures et remplies de colère, qui exprimaient le non-dit. Il cite en exemple la pièce Dry Lips Oughta Move to Kapuskasing, du dramaturge cri Tomson Highway, qui met en scène un viol dont le symbolisme renvoie aux violences perpétrées au nom de la religion chrétienne contre les peuples autochtones des Amériques. Pour Highway, la mise à jour de ces souffrances est une étape essentielle à la guérison.

Dans l’espace francophone, on retrouve cette écriture de la rupture et de la perte dans des œuvres telles que Le porteur des peines du monde, d’Yves Sioui Durand, « Femme et esprit », de l’auteure et illustratrice wendat et abénaquise Christine Sioui Wawanoloath, et Fou, floue, fléau Nin tshishe ishkuess, de la jeune poète gréco-innue Mélina Vassiliou. Si les problèmes d’alcool, de suicide, d’égarement et de violence qui découlent des traumatismes issus de la colonisation sont thématisés dans la poésie, les romans et les nouvelles, ils semblent tout particulièrement agissants du point de vue de la création théâtrale. Ainsi, peu après la crise d’Oka, la communauté atikamekw de Manawan invite la compagnie de théâtre autochtone Ondinnok à venir sur place développer un théâtre de guérison. Trois pièces de théâtre, Opitowap, Sakipitcikan et Mantokasowin, naissent de ce projet collectif de création théâtrale qui vise à contrer la violence sous toutes ses formes en incitant les gens à l’exprimer et à en dévoiler les origines. Pour mieux comprendre de quelle manière les traumatismes infligés par la colonisation sont retravaillés dans l’écriture, il serait intéressant de mettre en relation des questionnements tels ceux du dramaturge Yves Sioui Durand, qui s’interroge à savoir : « Que signifie notre survivance, notre résistance à l’assimilation, notre entêtement pour la survie de l’humanité? » (Le porteur 12), et de la chercheuse Renate Eigenbrod, qui pose la question du rôle du lecteur critique et enseignant d’une littérature qui transforme les traumatismes en textes. Les réflexions sur les rapports entre création artistique et reconstruction culturelle de même que les expériences de création théâtrale réalisées dans les espaces anglo-phone et francophone gagneraient à être envisagées à la lumière de leurs points communs pour élargir et enrichir l’espace critique.

Il est d’ailleurs significatif que des œuvres de dramaturges autoch-tones soient déjà passées d’une aire linguistique à l’autre, que l’on pense à The Sun Raiser, d’Yves Sioui Durand, qui fut jouée par des comédiens autochtones de l’Ouest canadien, à Une truite pour Ernestine Shuswap, de Highway, qui fut jouée à Montréal par des comédiennes québécoises, ou encore aux Contes d’un Indien urbain, création de Darrell Dennis qui fut présentée au Québec et en France par Ondinnok. Les pièces de ces dramaturges mettent en scène les diverses manières dont sont vécues, envisagées et négociées les situations d’empiètement territorial, de dépos-session culturelle et de quête identitaire. En puisant dans le répertoire de la dramaturgie autochtone anglophone pour créer la version française de Tales of an Urban Indian, Ondinnok concrétise de manière originale l’inscription de son œuvre théâtrale dans « un vaste mouvement pan-canadien de théâtre autochtone soutenu par des créateurs tels que Tomson Highway et Drew Hayden Taylor » (« Notre théâtre »). Tout comme Yves Sioui Durand situe son œuvre théâtrale aux côtés de celles de dramaturges autochtones qui évoluent dans l’espace anglophone du Canada, les discours critiques sur le théâtre autochtone pourraient tenter de s’élaborer de manière à refléter les échanges culturels qui ont lieu dans le milieu artistique et à en bénéficier. Dans le contexte du Québec, tout particulièrement, il serait possible de mieux situer les peu nombreuses créations théâtrales autochtones de langue française et de mieux en faire sens en les mettant en relation avec un espace culturel et littéraire autochtone élargi.

L’oralité à l’œuvre dans la création théâtrale et littéraire

Les littératures autochtones s’inspirent de traditions culturelles qui se poursuivent depuis des millénaires et continuent aujourd’hui de s’actualiser sous différentes formes. En ce sens, il serait peut-être utile d’envisager l’« émergence » de la littérature autochtone au Québec non dans le sens d’une apparition venue se greffer à la tradition littéraire occidentale, mais bien dans un sens large d’essor, de transformation et de réorientation d’une littérature à un moment crucial de son développement. Plusieurs auteurs et critiques insistent en effet sur la façon dont les formes artistiques propres aux traditions culturelles autochtones imprègnent les œuvres littéraires et théâtrales actuelles. Selon Taylor, le théâtre autochtone connaît une grande effervescence au Canada parce que cette forme d’expression constitue un prolongement logique des techniques narratives de la tradition orale (« Alive and Well » 29). Yves Sioui Durand, l’un des membres fondateurs d’Ondinnok, explique pour sa part que le théâtre tire sa source des pratiques chamaniques, dans lesquelles le chaman « incarne devant tous (le public), dans un lieu précis (la scène), la manifestation de la cosmogonie culturelle ou le voyage à travers les nœuds de l’identité personnelle et collective » (« Y a-t-il » 509). De son côté, Eigenbrod montre que des récits littéraires autochtones se construisent en reprenant des techniques de la tradition orale, notamment en faisant rejouer la posture narrative du conteur dans l’écriture. Selon elle, la technique de survie que l’on retrouve dans la mythologie autochtone se rejoue dans la littérature dans la mesure où l’auteur accepte et s’approprie les possibilités et les limites de son personnage, tout comme Nanabush endosse celles de la créature en laquelle il (ou elle) s’est transformé. Cette technique narrative consiste à se glisser dans la peau des personnages et des éléments environnants afin d’appréhender la réalité à partir du point de vue subjectif de ces derniers plutôt que par l’intervention d’un narrateur omniscient.

Si l’oralité se trouve au cœur de la création théâtrale, comme il apparaît avec évidence dans la pièce Contes d’un Indien urbain, de Darrell Dennis, elle se joue aussi sous différentes formes dans l’écriture. King met de l’avant l’idée d’une « littérature interfusionnelle » mêlant oralité et écriture, passé et présent, monde autochtone et monde occidental (cité dans Ruffo 6-7). Il observe également une relation entre oralité et communauté de même qu’entre peuples autochtones et communauté en jeu dans les œuvres littéraires autochtones (All My Relations xi). Venue à l’écriture en partie en réaction à la perte d’importance des récits oraux, la chercheuse d’origine saulteuse et métisse Janice Acoose explique, dans « A Vanishing Indian? », en quoi son récit familial tel que transmis par tradition orale diffère de l’incorporation d’éléments de la vie de ses ancêtres dans les vers du poète canadien Duncan Campbell Scott. Elle montre également que l’oralité ne se résume pas à une allitération, à une musicalité ou même à une certaine simplicité, comme le suggèrent certains critiques, mais qu’elle consiste en une façon de raconter qui tire son efficacité d’un ensemble complexe de règles et de conventions. En réponse à la question lancée par Gatti à propos de la présence de l’oralité dans les œuvres littéraires, nous pourrions dire que l’idée n’est pas de rechercher absolument les marques de l’oralité dans l’écriture, mais plutôt de savoir les reconnaître lorsqu’elles y sont et d’être au fait des outils théoriques qui aideront à en étudier les formes littéraires. Puisqu’elles se sont intéressées spécifiquement aux formes théâtrales et littéraires de l’oralité, les théories élaborées dans le domaine des études littéraires autochtones au Canada et aux États-Unis pour-raient contribuer à en étudier le fonctionnement dans la poésie, le théâtre, les romans et les nouvelles d’écrivains autochtones dans l’espace francophone du Québec, sans compter qu’elles pourraient aussi, par la légitimité qu’elles ont acquise, appuyer les démarches épistémologiques qui privilégient les savoirs autochtones dans le milieu universitaire francophone. Combinées aux nombreux travaux réalisés au Québec dans les domaines de l’anthropologie et de l’histoire, ces théories pour-raient inciter à explorer la façon dont les structures narratives de l’oralité se jouent dans les différentes cultures autochtones et dans l’écriture singulière de chaque auteur.

Au Québec, des écrivains autochtones abordent cette question de façon explicite. Dans l’avant-propos de son recueil Bâtons à message / Tshissinuatshitakana, par exemple, la poète innue Joséphine Bacon situe son énonciation dans la continuité des récits des aînés et annonce le passage de l’oralité dans l’écriture poétique :

Les aînés se sont tus, nous laissant l’écho de leur murmure... Leurs atanukan nous ont appris à vivre. Mon grand-père a joué du teueikan à l’âge de quatre-vingt-huit ans, trop jeune, disait-il, pour en jouer. Mon père Pierrish a rêvé de Papakassiku, le Maître du caribou. J’ai rêvé deux fois au tambour. Nous sommes un peuple de tradition orale. Aujourd’hui, nous connaissons l’écriture. La poésie nous permet de faire revivre la langue du nutshimit, notre terre, et à travers les mots, le son du tambour continue de résonner. (7-8)

Pour mieux éclairer le récit, il pourrait être pertinent de s’interroger sur la signification des atanukan (mythes fondateurs, légendes) et du teueikan (tambour), par exemple, ainsi que sur le rôle du rêve et de la tradition orale dans la culture innue. Comment le rêve devient-il moteur de la parole? De quelle manière la poésie fait-elle « revivre la langue du nutshimit »? Il serait également utile de voir comment la poète, qui est également traductrice et réalisatrice, met en relation sa démarche d’écriture et son expérience de la transmission des récits qui perpétuent la tradition orale : 

Ça fait au moins une trentaine d’années que je travaille avec les aînés, qu’ils me racontent des légendes, des vieux récits. Je trouve ça important. On commence à écrire la langue et à la lire [...] Quand moi je vais vieillir, il y a des jeunes anthropologues qui vont venir me voir en me disant : grand-mère, raconte-nous. Je vais raconter en disant : « mon grand-père me racontait ». Cela perpétue la tradition orale. J’essaie de transmettre beaucoup de ce que j’ai reçu, de ce qu’on m’a donné, de ce que j’ai hérité, de cette générosité. Il faut qu’à mon tour, je puisse le transmettre à d’autres qui sont intéressés à savoir. À l’occasion, je deviens conteuse. Je raconte comme une vieille Innue, comme on m’a raconté. (« Transmission des récits »)

Sachant que les histoires occupent une place centrale dans la transmission de l’expérience, de nombreux auteurs autochtones soulignent l’importance de pouvoir raconter son histoire, de transmettre une parole afin de survivre culturellement.

De manière intéressante, ces auteurs n’insistent pas tant sur le contenu des histoires, qui se transforme au fil des époques et selon les situations, que sur le fait que ces histoires soient dites, partagées, qu’elles prennent vie et soient transmises au sein des cultures autochtones. Plutôt que de proposer une liste d’éléments qu’il faudrait absolument inclure dans le récit, le recueil de Bacon se conclut ainsi sur des vers qui évoquent une transmission vivante de la parole : « Quand une parole est offerte, / elle ne meurt jamais. / Ceux qui viendront / l’entendront. / Menutakuaki aimun, / apu nita nipumakak. / Tshika petamuat / nikan tshe takushiniht » (Bâtons 130-131). Comme dans le roman La saga des Béothuks, d’Assiniwi, la parole semble ici appelée à traverser les générations et à jouer de ce fait un rôle clé dans la survivance collective. Le titre même du recueil de Bacon renvoie d’ailleurs aux différentes formes que peut prendre la relation entre parole, orientation et survie :

Tshissinuatshitakana, les bâtons à message, servaient de points de repère à mes grands-parents dans le nutshimit, à l’intérieur des terres. Les Innus laissaient ces messages visuels sur leur chemin pour informer les autres nomades de leur situation. Ils plantaient deux morceaux de bois d’épinette blanche, plus ou moins courts, l’un à l’oblique de l’autre. Un bâton penché très près du sol contre un bâton vertical signifiait la famine, et son orientation désignait, comme une boussole, le territoire où ils se rendaient. Les tshissinuatshitakana offraient donc des occasions d’entraide et de partage. À travers eux, la parole était toujours en voyage. (Bâtons 7)

De même que les bâtons à message indiquent aux voyageurs la direction empruntée par ceux qui les ont précédés sur le territoire, les récits aident à mieux tracer les parcours individuels et collectifs. Si les bâtons à message permettent de faire sens des territoires géographiques, les récits permettent d’en faire autant des territoires imaginaires et symboliques. Inversement, comme l’évoque le recueil, un sentiment de désorientation et de perte résulte d’une rupture dans la transmission des récits. Du point de vue de nombreux auteurs autochtones, la littérature se voit donc convoquée pour donner sens à l’histoire individuelle et collective, renouveler les formes culturelles et imaginer un avenir qui soit en continuité avec le passé. Yves Sioui Durand considère à cet effet que les Autochtones du Québec ont « terriblement besoin d’une littérature qui transcende les lieux communs du discours politique, des stéréotypes identitaires désuets », et ce, « pour que nous puissions retrouver dans la liberté de penser et de parole, la réalité profonde de ce que nous sommes » (« Kaion’ni » 55-56).

Tout comme les écrivains autochtones donnent souvent à voir une littérature capable de s’approprier et de faire siennes les transformations du monde auxquelles ils contribuent activement, plusieurs chercheurs exigent que les études littéraires autochtones évoluent en interaction avec les cultures et les expériences des communautés d’où sont issus les écrivains. Dans cet esprit, le chercheur d’origine creek et cherokee Craig Womack explique qu’il préfère s’intéresser aux innovations et aux initiatives réalisées par les Autochtones dans l’analyse de leurs propres cultures que de se référer aux travaux qui cherchent à déconstruire les points de vue autochtones, à leur attribuer des fondements européens ou encore à mettre de l’avant les atrocités blanches et les victimes indiennes (12). Si les démarches de recherche privilégiant les travaux théoriques et analytiques élaborés à partir des communautés et des savoirs autochtones comportent effectivement une dimension politique rattachée à la reconstruction et au renforcement des cultures autochtones, elles ne doivent pas pour autant être perçues comme une fermeture, une contrainte ou un appauvrissement, bien au contraire. En effet, dans un contexte où les voix autochtones ont été systématiquement repoussées et délégitimées par les sociétés et les institutions occidentales, cette démarche épistémologique doit plutôt être comprise comme une ouverture sur les cultures autochtones et une volonté de faire reconnaître et de mettre à profit la richesse et la pertinence des savoirs rattachés aux différents lieux d’énonciation.

Conclusion

Pour répondre au besoin d’outils théoriques et analytiques pour l’étude des œuvres littéraires autochtones dans l’espace francophone du Québec, il serait utile de reconnaître les potentialités et la pertinence de travaux de recherche réalisés dans le domaine des études littéraires autochtones dans l’espace anglophone en Amérique du Nord. En effet, le recours à ces travaux peut non seulement aider à cerner la situation politique et culturelle spécifique des peuples autochtones dans l’ensemble canadien, mais aussi conférer un poids interne à la littérature autochtone dans l’espace francophone dans la mesure où les œuvres littéraires et les discours critiques en études littéraires autochtones ont acquis une légitimité dans l’institution littéraire et dans le monde universitaire au Canada et aux États-Unis. En plus d’apporter une épaisseur critique aux travaux en cours sur les littératures autochtones dans les universités franco-phones du Québec, ces acquis théoriques ont le potentiel d’alimenter le discours critique et de fournir de fructueuses pistes de recherche. Les réflexions sur l’épistémologie de la recherche, la (ré)appropriation des récits, l’écriture du traumatisme et l’oralité dans la création théâtrale et littéraire abordées dans cet article en constituent quelques exemples, et plusieurs autres questions auraient également pu être explorées dans cette perspective, que l’on pense à la circularité des récits, à la langue d’écriture ou encore à l’humour, lequel est toutefois surtout présent dans les œuvres de langue anglaise. Plutôt que de limiter l’étude de la littérature autochtone à son expression dans l’espace francophone du Québec ou de l’analyser uniquement à la lumière des travaux réalisés dans le domaine des études littéraires québécoises, les écrivains autochtones et les chercheurs qui s’intéressent au sujet pourraient donc tirer profit du travail de création et de recherche de leurs homologues dans l’espace anglophone au Canada et aux États-Unis. Inversement, une meilleure prise en compte des apports théoriques de la littérature autochtone du Québec par ces derniers favoriserait la diffusion de ces réflexions, ainsi que celle des œuvres, dans les milieux littéraires anglophones.

En tant qu’outil permettant des transferts culturels productifs et fructueux, la traduction peut faciliter les échanges entre écrivains et chercheurs qui évoluent dans différentes aires linguistiques et culturelles, mais sont reliés par leur intérêt pour les cultures et les littératures autochtones. En plus des œuvres littéraires et théâtrales, des travaux théoriques et analytiques tels ceux proposés dans les anthologies critiques dirigées par Armstrong et Ruffo gagneraient à être introduits dans l’espace francophone par le biais de la traduction. En effet, si les compétences linguistiques des chercheurs peuvent faciliter les passages entre les aires linguistiques, il reste que les textes demeurent plus accessibles à l’enseignement et à la diffusion dans les milieux franco-phones lorsqu’ils sont disponibles en traduction française. La traduction facilite les échanges non seulement sur le plan de la compréhension (tous ne maîtrisent pas les langues concernées), mais aussi sur celui de la cohérence et de la précision (une traduction officielle offre une référence plus fiable que diverses traductions libres). Par ailleurs, dans la mesure où, comme le souligne Antoine Berman, le rapport à l’étranger instauré par la traduction peut être productif culturellement s’il n’est pas imposé par la force mais répond plutôt à un besoin, à une vision issue de la culture réceptrice dans une conjoncture historique et culturelle donnée, il ne s’agit pas d’imposer aux études littéraires autochtones francophones l’ensemble des réflexions élaborées dans l’espace anglophone, mais bien de cibler les éléments pertinents à la compréhension des œuvres littéraires autochtones dans l’espace francophone du Québec. La façon dont le contexte du Québec informe la création et les études littéraires autochtones demeure d’ailleurs à déterminer. En quoi la posture des écrivains et des chercheurs dans l’espace francophone se rapprochet-elle et se distingue-t-elle de celle de leurs contreparties autochtones anglophones? Quelle est la spécificité de la littérature autochtone dans l’espace francophone en Amérique du Nord? Quelles théories peuvent contribuer à éclairer quelles œuvres? Quelle place sera accordée à la littérature autochtone à l’intérieur des départements d’études littéraires dans les universités francophones? Comment s’articuleront les relations entre le milieu universitaire, les écrivains et les communautés autochtones au Québec? En ce qui a trait aux particularités de la situation minoritaire de la langue française que partagent Autochtones et Québécois, par exemple, on pourrait se demander si l’exiguïté n’inciterait pas les écrivains et les chercheurs autochtones à collaborer beaucoup plus étroitement avec les milieux allochtones. À cet effet, Guy Sioui Durand considère que des romans d’auteurs québécois et canadiens diffusés en français, tels ceux de Louis Hamelin et de Douglas Glover, « construisent une zone de création littéraire commune » (« Maurizio GATTI, Être écrivain » 186) aux écrivains amérindiens dans l’espace francophone du Québec. Sioui Durand parle plus précisément d’une « originale territorialité littéraire d’appartenance amérindienne au Québec qui a pris son élan dans les années 1990 et où se rencontrent [...] écrivains autochtones et allochtones » (« Maurizio GATTI, Être écrivain » 186). Si cette territorialité littéraire est bien à l’œuvre dans les récits littéraires d’auteurs autochtones et québécois, il sera fort intéressant d’observer en quoi elle influencera le discours critique sur la question.