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Le thème de la maison en littérature n’est pas nouveau. La maison, tout comme son archétype, la grotte, répond à un besoin physique d’être logé et, à cet égard, la maison participe au pacte réaliste de l’écriture en situant le récit et ses personnages dans l’espace. Cependant, la maison est également investie d’une charge symbolique importante, car on ne peut parler de la maison sans parler de soi : « La maison constitue donc, entre le microcosme du corps humain et le cosmos, un microcosme secondaire, un moyen-terme dont la configuration iconographique est par là même très importante dans le diagnostic psychologique et psychosocial. On peut demander : “Dis-moi la maison que tu imagines, je te dirai qui tu es” » (Durand 277). Dans la littérature acadienne, l’espace est investi d’un poids symbolique accru par la perte traumatique du territoire lors de la déportation acadienne, et par l’impossibilité de réintégrer l’espace original (Masson 37). Ce qui est récurrent sur le plan historique peut être transposé au niveau symbolique, et comme l’affirme Masson : « Écrire et habiter, c’est occuper un peu d’espace, sur la page, dans le monde » (35).

Curieusement, on s’est assez peu attardé à l’analyse symbolique de la maison en littérature acadienne, même si les études sur l’espace urbain de Moncton se multiplient (voir, à cet égard, les articles de Lord et de Boudreau). De même, certains se sont référés à certains auteurs acadiens comme architectes, notamment dans le cas de France Daigle :

La métaphore la plus juste pour exprimer l’originalité de cette œuvre est sans doute celle de la maison en devenir. Non pas une maison solidement plantée dans le sol, comme on en voit dans les campagnes québécoises ou françaises, mais une maison en apparence fragile, au style un peu baroque et biscornu, qui n’en dégage pas moins une impression de force tranquille. France Daigle est l’architecte de cette maison qui se construit peu à peu, une architecte patiente et réfléchie, qui connaît autant la valeur du temps que le sens de l’espace. Cette image de l’architecte, on la retrouve d’ailleurs dans plusieurs de ses romans, comme si l’écriture n’était au fond que la transposition du travail de l’architecte, notamment de sa liberté de jouer avec les formes et les volumes, mais aussi de l’exigence infinie de sa démarche. (Morency 9)

Cette abstraction de la maison en tant que métaphore de l’œuvre qui se construit est fort intéressante. Toutefois, le motif récurrent de la maison dans les romans de Daigle et d’autres auteurs acadiens contemporains n’a pas encore été abordé de façon systématique et peut fournir de précieux renseignements quant à l’importance symbolique de celle-ci dans la littérature acadienne contemporaine. À ce sujet, Masson note qu’ « on aurait tort de compter pour rien les évocations, souvent très suggestives, de l’habitat » (44). Il décrit plus loin cette préoccupation que nous considérons comme centrale à la littérature acadienne :

Il importe en premier lieu de souligner que la littérature acadienne d’aujourd’hui, tous genres confondus, et quelle que soit la qualité du texte envisagé, se préoccupe de l’espace habitable. Qu’elle essaie même de le constituer. Écrire plutôt que s’installer devient un mode d’habitation. Étrange problème. Il suffit de songer à la littérature française : elle vit dans ses meubles, armoires de Guillevic, descriptions de Robbe-Grillet, discussions sur la décoration chez Nathalie Sarraute, choses et immeuble de Perec; en ce sens, elle demeure balzacienne : le personnage sécrète autour de lui sa coquille, riche de significations. Processus naturel? Mais c’est ce que Bloupe ne parvient jamais à faire, ce que voudrait l’architecte de France Daigle, ce que n’envisage même pas Gérald Leblanc. (45)

Selon Masson, les tentatives de représenter la maison chez Gérald Leblanc, France Daigle et Jean Babineau, l’auteur du roman éponyme Bloupe, n’aboutissent pas, du moins si on les mesure au standard de la littérature française. Il s’avère donc utile de décrire ces représentations afin d’en dégager un schéma symbolique propre à la littérature acadienne. Les œuvres de quatre romanciers acadiens ont été examinées sous cet angle afin de décrire et d’analyser les multiples représentations de l’habitation en tant que schéma récurrent dans le roman acadien contemporain. Le concept de la maison a été élargi à tout espace habité ou qui fait figure de contenant puisque : « tout espace vraiment habité porte l’essence de la notion de maison » (Bachelard, La poétique de l’espace 24). Aux trois auteurs mentionnés par Masson, nous nous permettons d’ajouter Antonine Maillet qui, par son rayonnement national et international, mérite de figurer dans cette liste. De plus, comme pour les auteurs relevés par Masson, Maillet fait figurer nombre de maisons, cabanes, phares et autres logements dans ses romans.

En plus d’être un symbole de l’intimité, du repli sur soi, donc extension du « je », selon Bachelard (La poétique 23), la maison symboliquement complète contient une cave et un grenier pour mieux répondre aux besoins de ses habitants. Des cabanes de Puçois au phare d’Antonine Maillet; de l’escargot, qui porte sa maison sur son dos, aux lofts de France Daigle; des fonts baptismaux à la construction du Gîte de Jean Babineau en passant par les nombreux appartements de Gérald Leblanc, il se trouve effectivement un bon nombre de niveaux ou d’étages dans les maisons du roman acadien contemporain. Dans tout ce foisonnement d’images d’habitacles, est-il possible de reconstituer une maison symboliquement complète? Et quelles sont les valeurs symboliques rattachées à la maison dans ces textes?

Les auteurs étudiés sont : Jean Babineau et ses deux premiers romans, Bloupe et Gîte; France Daigle à travers sa trilogie Pas pire, Un fin passage et Petites difficultés d’existence; Gérald Leblanc, qui a écrit un seul roman, intitulé Moncton mantra; et une tranche de romans d’Antonine Maillet, Don l’Orignal, Le chemin Saint-Jacques et Madame Perfecta. Dans chaque cas, la maison est soit un thème central du récit : par exemple, le narrateur construit sa maison dans Gîte; on a un projet utopique de récupération d’un vieil édifice pour le transformer en lofts dans Petites difficultés d’existence; et la narratrice récupère un phare dans Le chemin Saint-Jacques tandis qu’elle rénove une vieille maison dans Madame Perfecta. Ou encore il s’agit d’un motif récurrent incontournable : par exemple, l’érection de cabanes cause la consternation chez les habitants de la terre ferme dans Don l’Orignal; les personnages sont en phase de transition et déménagent d’appartement en appartement dans Moncton mantra ou se trouvent à l’étroit dans des chambres d’hôtel dans Un fin passage; ou encore la maison participe à une catharsis, comme dans la scène du baptême dans Bloupe, et représente un lieu sûr pour la narratrice agoraphobe dans Pas pire.

Rappelons que la mythanalyse et la mythocritique, nourries de la phénoménologie bachelardienne, de la psychanalyse et du surréalisme, ne doivent pas être vues comme des systèmes unitaires. Il ne s’agit pas d’établir des correspondances absolues entre l’image et le sens, mais plutôt de cerner une structure qui impliquerait « une relation entre des éléments qui sont ses sous-systèmes et cela à l’infini et ce que nous décrivons et classons est bien patent, connu, répété dans tous les mythes et les poèmes de l’humanité “depuis la fondation du monde” » (Durand 14). En effet, pour qu’il y ait structure saisissable, il doit y avoir répétition et cohérence entre les éléments qui constituent le système. Les multiples représentations du logis dans le roman acadien contemporain nous semblent pleinement satisfaire à ces conditions.

Comme Durand, nous appliquons la méthode de convergence « qui tend à repérer de vastes constellations d’images, constellations à peu près constantes et qui semblent structurées par un certain isomorphisme des symboles convergents » (40). Si les symboles forment des constellations, c’est « parce qu’ils sont des développements d’un même thème archétypal, parce qu’ils sont des variations sur un archétype. […] Ce sont ces ensembles, ces constellations où viennent converger les images autour de noyaux organisateurs que l’archétypologie anthropologique doit s’ingénier à déceler à travers toutes les manifestations humaines de l’imagination » (Durand 41).

Si on met le mythanalyste en garde contre la tendance à assigner un fil conducteur, un sens progressif à l’interprétation, l’analyse, elle, doit procéder de façon essentiellement linéaire vu les contraintes du texte. Sans vouloir assigner un début ontologique à l’axe conducteur qui nous fera visiter les diverses manifestations du logis en évolution chez les auteurs acadiens, nous n’hésitons pas à faire comme le charpentier et à commencer par la fondation. Et ce n’est sans doute pas un hasard que cet ordre tend à correspondre à l’évolution chronologique de chaque auteur.

I – La fondation

Les figures du logis creux (souterrain) sont présentes dans plusieurs romans acadiens sous diverses formes. Afin de bien comprendre l’étendue de l’univers sémantique de la cave, il convient de rappeler le lien à l’archétype de la racine, du retour aux origines et au ventre maternel (Bachelard, La poétique; Durand). C’est pourquoi le peuple de l’Îleaux-Puces d’Antonine Maillet, dans son roman Don l’Orignal, est « né là, y ayant planté ses cabanes et creusé son puits » (12). On plante des cabanes comme dans le monde végétal, en prenant racine, et on creuse vers le bas ou le ventre, descendant dans nos propres profondeurs, afin d’y trouver de l’eau, source de toute vie. L’enracinement est également souligné chez bon nombre de nos romanciers par cette imagerie du soussol. Tout se passe comme si l’on ressentait l’importance de commencer en explorant ses racines (ou en se les inventant, au besoin), mais aussi de ressortir de cette matrice humide et tellurique, donc nourricière, pour se donner une cosmogonie propre.

Dans son premier roman, Bloupe, Babineau joue avec les langues et registres de l’Acadie du Sud-Est du Nouveau-Brunswick de façon très innovatrice. Lorsque le protagoniste et sa famille arrivent à un moment clé dans le roman où ils vivent une sorte de crise identitaire collective, le personnage éponyme décide qu’ils doivent se creuser des fonts baptismaux :

Et, en plus de ça, la famille décide que c’est le Temps pour un autre baptême : celui de toute la famille. À savoir, redevenir des Bloupe. Qui au juste avait décidé de changer, angliciser le nom de famille? Pourquoi? Quand? Mais ils disent tous : « C’est assez! » Et Bloop, Itso dit : « J’ai une idée. C’est Pascal Poirier qui m’a annoncé ça hier soir lors de sa dernière apparition. J’va’s bâtir, excuse, nous allons bâtir, nos propres fonts baptismaux. Il y a des briques à la cave, ainsi que des tuiles de céramique (pour avoir un contact plus lisse avec la peau). Pour ce qui est du sable pour le mortier, on pourra aller le chercher à la Plage Sablée, et le mica, on le filtrera du sable pour en augmenter la concentration afin d’obtenir un mortier plus brillant. Il faudra utiliser des coquilles dans la construction, à savoir des coquilles de différents fruits de mer : coques, palourdes, couteaux, coques de sables, huîtres, mouques, etc. (174-175)

Les fonts sont composés d’éléments durables (trouvés à la cave) et de sable francisé de Sandy Beach (la Plage Sablée) qui sert de mortier, donc d’élément de cohésion. Les coquillages ont aussi une grande valeur symbolique que nous retrouverons dans Pas pire à travers le symbole de l’escargot.

Le coquillage s’apparente à l’image du germe enfermé et à l’œuf. Bachelard voit dans le coquillage « la vraie retraite, la vie enroulée, la vie repliée sur soi-même, toutes les valeurs du repos » (La terre et les rêveries du repos 18). L’intimité de la famille et du retour aux sources, avec tout ce qu’il comprend de danger d’exclusion de l’autre, est bel et bien présente dans la scène du baptême familial dans Bloupe. Mais l’œuf primordial doit être hermétiquement clos pour survivre, alors que d’autres contenants suggèrent symboliquement un besoin de respirer. C’est le cas de Dive Bouteille, fille de Bloupe (il s’agit, bien sûr, d’un clin d’œil rabelaisien), qui est prise dans un contenant bouché qui veut exploser. En tant que jeune adolescente en quête d’identité, Dive rejette sa culture pour tenter une intégration ratée à l’école anglaise. Blessée, elle se referme sur elle-même, tente de trouver le sens du mot « Cajun » et vit une période difficile jusqu’à ce qu’on lui permette de respirer en ouvrant son contenant.

Pour sa part, France Daigle, dans un roman fictivement auto-biographique, Pas pire, trouve dans le contenant un abri rassurant. L’escargot y représente le mouvement et la permanence puisqu’il transporte sa maison sur son dos. On y retrouve l’archétype de la spirale qui « constitue un glyphe universel de la temporalité, de la permanence de l’être à travers les fluctuations du changement » (Durand 361). Pour la narratrice-auteure agoraphobe, l’escargot symbolise le monde parfait dans lequel on se meut sans être obligé de changer de maison, d’identité, de culture. Car la maison, c’est aussi la culture, ce que Daigle nous rappellera dans Petites difficultés d’existence, que nous aborderons plus loin.

Dans Le chemin Saint-Jacques, roman d’Antonine Maillet qui se rapproche étrangement de sa propre vie, la protagoniste découvre dans « les caves des Trois-Mailletz » (269), à Paris, la trace de ses ancêtres. C’est par cette cave qu’elle apprend l’origine de son nom : « Ma maison qui est aussi la tienne, Sophie, celle de tous les descendants des trois frères chefs de la guilde des maçons qui en 1250 sculptaient la façade de Notre-Dame et qui ont reçu cette année-là le nom de leur outil, le maillet » (266). Le retour aux racines se fait donc toujours par la descente vers la cave : « Si d’un pas solitaire, en songeant, l’on descend dans une maison qui porte les grands signes de la profondeur, par l’étroit escalier obscur qui enroule ses hautes marches autour du pivot de pierre, on sent bientôt qu’on descend dans un passé. […] Descendre […] c’est aussi descendre en nous-mêmes » (Bachelard, La terre 124). De là l’importance de commencer par ce repli sur soi, ce retour aux ancêtres, mais il ne faut pas s’y arrêter.

II – Passages

Bachelard s’intéressait surtout à la verticalité de la maison, identifiant la cave et le grenier comme les deux pôles nécessaires à l’élaboration de la maison archétypale complète. S’il s’attarde au symbolisme des escaliers en tant que participants nécessaires à cette ascension, il ne s’attarde pas aux couloirs ou passages qui ne sont ni des figures de la descente ni des figures de l’ascension.

Pourtant, dans nos romans, il se trouve une deuxième constellation importante qui semble se situer, chronologiquement et thématiquement, après l’établissement de la fondation. Ce sont les nombreux couloirs, passages et autres lieux transitoires. Le couloir relie normalement deux pièces et donc, par définition, n’est pas un lieu d’arrêt, mais de transition. Si la cave est le ventre de la matrice, les couloirs peuvent être vus comme ses membres car ils indiquent une certaine mobilité.

Dans Gîte, le deuxième roman de Jean Babineau, nous retrouvons le thème de la construction d’une maison – encore une fois pas entièrement fictive car l’auteur-charpentier a écrit ce roman pendant la construction de sa propre maison à Barachois. Son épouse, fictive et réelle, peint des maisons pendant que l’auteur-narrateur-écrivant s’efforce de vaincre la page blanche et fait des recherches généalogiques à la maison des Melanson. Les deux conjoints se retrouvent pour faire le ménage toujours à recommencer dans la maison en chantier, le processus de devenir étant toujours plein de déchets et nécessitant une remise en ordre toujours à recommencer… un peu comme celui de l’écriture. Les deux processus ont aussi l’allure d’un labyrinthe :

Il ne trouve pas ses livres. Il se met à la recherche. Toutes les choses semblent enfouies sous d’autres choses. La construction perpétuelle de la maison a quelque chose à faire avec ça. Il court ici et là afin de ramasser ce qu’il a besoin pour aller travailler et ensuite il doit courir ici et là afin de trouver la sortie de la maison. Et le bruit et la poussière qui revole lorsque le Melanson court dans les couloirs.

[…]

qui m’indiquera la porte

des catacombes,

seul labyrinthe

plus fort

que l’obnubilation?

Et puis lorsqu’il regarde la porte de sortie, il se dit qu’il serait bien bon de faire installer une série de fenêtres chaque côté de ce passage pour indiquer que celui-ci mène à la sortie et en même temps en faire une maison partielle de clarté naturelle. (52-53)

Cet extrait exprime le fait qu’il est difficile d’entrer dans le labyrinthe identitaire sans tomber dans les catacombes. Le couloir sans fenêtre s’apparente à la cave par son côté ténébreux, sauf qu’il mène quelque part, à une sortie vers la lumière que le narrateur s’efforce de repérer. Il se dit alors qu’il faudrait installer beaucoup de fenêtres afin de laisser entrer la lumière et d’indiquer la porte de sortie. La perméabilité de la maison revient régulièrement comme valeur symbolique dans les schémas de maisons, et nous pouvons en retenir une valeur d’ouverture, une façon d’éviter le repli sur soi stagnant et néfaste.

Le ménage, mouvement récurrent dans un bon nombre de ces romans, semble aussi être représenté comme un moment de transition entre le vieux et le neuf, comme un rituel d’assainissement, de remise en ordre. Les nombreuses femmes de ménage de l’œuvre d’Antonine Maillet font figure d’éclaireuses, apportant avec elles une sagesse et une clarté de vision.

Le voyage est aussi une forme de passage, menant à un autre lieu de connaissance de soi ou de l’Autre. Tout le récit de Pas pire tourne autour du voyage de la narratrice (bien fictive cette fois), qui effectue un voyage en France pour participer à un enregistrement de l’émission Bouillon de culture. Il s’agit d’un voyage difficile pour une agoraphobe terrifiée par les avions. Elle s’entoure donc de talismans et se fait accompagner d’un ami acadien, tel l’escargot qui transporte sa maison sur son dos, et dans le prochain roman, Un fin passage, elle poursuit dans cette veine car tous les personnages sont en transition. Terry et Carmen, les amants monctoniens qui parlent chiac, se rendent également en France, où ils logent dans une chambre d’hôtel très modeste : « Quand elle sort de la salle de bains, Terry est étendu en travers du lit, s’efforçant – y réussissant même – de toucher les murs opposés de la pièce du bout des doigts et des pieds » (35). Si l’intimité représentée par la pièce exiguë est importante pour ce couple nouvellement formé, Terry et Carmen restent des individus lorsqu’ils se parlent d’une pièce à l’autre : « C’était comme si les cloisons permettaient des prises de position plus fermes » (34).

D’autres personnages de ce roman sont entièrement transitoires et destinés à disparaître ou à réapparaître dans d’autres romans. Hans, par exemple, a vendu toutes ses possessions matérielles pour loger dans une petite chambre légère et intemporelle : « Au réveil, il a longuement examiné sa chambre, les murs blancs, les rideaux transparents aux fenêtres, les majestueuses poutres couleur miel soutenant le plafond » (74). Les chambres d’hôtel et autres logements à loyer ne peuvent donner l’impression de permanence puisqu’ils ne sont pas ancrés, n’ont pas de fondation solide : « une maison sans cave est une demeure sans arché-type » (Bachelard, La terre 105). Une cave réelle n’est pas absolument nécessaire, quelques marches pouvant suffire à « creuser » le logis, mais ces hôtels ne sont qu’un assemblage de couloirs.

Le roman de transition par excellence de notre corpus, cependant, est sans aucun doute Moncton mantra de Gérald Leblanc. Autre roman appartenant au genre de l’autofiction, il relate le récit du jeune Leblanc qui se cherche pendant les années tumultueuses d’une décennie qui sera déterminante pour la littérature acadienne : les années 1970. Le narrateur quitte la chambre de la maison des parents, à Bouctouche, pour errer des États-Unis jusqu’à Moncton en passant par Montréal, d’un appartement à un autre, en manque de stabilité. Il va alors réintégrer l’intimité de la maison familiale à Bouctouche afin de revenir à ses racines pour y rédiger son premier recueil de poésie et ce, à porte close. Par la suite, il s’installe dans un appartement à Moncton avec des amis. Cet espace est un espace commun, de société, car le narrateur a non seulement des colocataires, mais aussi bon nombre d’amis et de connaissances qui n’hésitent pas à débarquer chez lui sous n’importe quel prétexte.

Tous ces gens croient que le live and let live signifie que n’importe qui peut rentrer chez toi n’importe quand, manger ce qu’il y a dans le frigo, coucher dans ton lit sans te le demander après avoir bu ta bière et fumer tes joints en balbutiant des monosyllabes. Cool, man. De la marde, que je me dis. C’est la fin avril. Les appartements se libèrent en ville à la fin de l’année universitaire, et je commence à m’enquérir s’il n’y aurait pas quelque chose d’abordable. Par l’entremise d’un ami, je déniche un appartement sur la rue Dufferin, au coin de la Archibald. Il y a quatre appartements dans cette maison couleur bourgogne, assez vieille et entourée d’arbres. Tout le monde se connaît. (79-80)

Le narrateur décide alors de faire face à sa solitude dans cette maison, domicile qu’il s’approprie pour la première fois :

Rue Dufferin. Je répète le nom de ma nouvelle rue, rue Dufferin, que je commence à aimer follement, que je commence à habiter pour de vrai dans mon corps, que j’habite dans le bruit des voisins, dans les grands arbres devant la maison, que j’habite dans le trafic de ma rue, que j’habite dans les paroles de Roland, que j’habite dans mon bain chaud, dans les musiques de mon stéréo, dans les visites magiques d’Anne-Marie, que j’habite dans l’idée que j’en ai et que je m’en fais.

Cet appartement m’apparaît de plus en plus comme la réponse à toutes mes attentes. Un lieu où je vis enfin seul, où je crée mon propre espace, un lieu où je peux me recréer moi-même. (84)

Moncton mantra met en scène de nombreux écrivains ayant participé au mouvement littéraire acadien des années 1970, et c’est dans tout ce foisonnement artistique et social que l’auteur-écrivant doit tenter de se situer. Il se sent étouffé par ces lieux communs qui ne lui appartiennent pas, qu’il ne peut pas habiter et qui manquent de base solide. Par opposition, sa nouvelle demeure est décrite comme une « maison » d’un certain âge, entourée de grands arbres aux racines anciennes (symbole souterrain par excellence et lien à l’histoire); et afin de se l’approprier, il commence par faire le grand ménage. Faute d’avoir une cave et un grenier, l’espace physique comprend néanmoins un haut et un bas : « Je frotte les murs, le plancher, le plafond. » On ne peut lire cette phrase que de façon symbolique car on imagine la difficulté de frotter un plafond. Ce nettoyage est une remise à neuf, une façon de se débarrasser du malsain, un exercice de purification même : « Tout en astiquant l’évier, je me propose d’apporter des changements radicaux à ma routine. Dans un premier temps, je compte modérer ma consommation d’alcool et de drogues; ensuite, lire davantage, écrire, écrire et écrire. Je frotte les armoires avec ardeur […] » (81). Ce logement sur la rue Dufferin sera le plus marquant pour l’auteur, car il lui a inspiré, entre autres, les paroles de la chanson bien connue « Rue Dufferin », du groupe de musique populaire 1755.

L’auteur habite cette résidence comme son propre corps, mais alors, pourquoi toutes ces portes? « Je constate que la cuisine a cinq portes. En fait, c’est une pièce composée de presque rien d’autre que des portes : l’entrée, la salle de bain, la chambre à coucher, le salon et la sortie de secours. Je suis dans l’espace des Doors pour de vrai » (85). Selon Bachelard, la psychanalyse classique « a depuis longtemps repéré la signification des pièces en enfilade, de toutes les portes qui s’offrent, toujours entr’ouvertes, accueillantes à n’importe qui, le long des couloirs » (La terre 103). Il s’agit, bien sûr, d’une grande permissivité sexuelle, de l’incitation à se tromper de porte. Ce thème se trouve effectivement dans ce roman, car la permissivité sexuelle fait aussi partie de l’univers des années 1970, mais le schéma dominant du roman tend plutôt à suggérer des portes de sortie, d’ouverture à l’Autre, mais aussi des choix qui se présentent à l’écrivain pendant cette période décisive de sa carrière dans le monde de la littérature acadienne. Il reste toutefois un soupçon d’instabilité, voulue ou non par l’auteur, causé par cette pièce, la cuisine, rappel au centre, à la matrice nourricière trouée de partout. C’est un point de départ, comme le suggèrent les cinq portes, mais pas la destination ultime.

III – Le grenier

Le grenier est le double de la cave, selon Bachelard, puisqu’il mène aussi aux ancêtres. Durand ira plus loin, affirmant que « monter au grenier […] c’est encore descendre au cœur du mystère, d’un mystère, certes, d’une autre qualité que celui de la cave, mais tout aussi teinté d’isolement, de régression, d’intimité » (280) et que « ce sont toujours les schèmes de la descente, du creusement, de l’involution et les archétypes de l’intimité qui dominent les images de la maison » (Durand 280). Le grenier est bien présent dans Le chemin Saint-Jacques et Madame Perfecta, deux romans de Maillet. Pourtant, dans les deux cas, il est difficile d’y voir une descente. L’intimité, par contre, est présente dans l’attique de la vieille Lamant, que la petite Radi explore dans son enfance, mais où elle trouve bien plus. L’enfant y découvre la sagesse de l’aînée, mais aussi une vision alternative de son univers; elle y apprend à voir l’envers des choses et à lire entre les lignes. Il s’agit donc d’un espace empreint d’une certaine magie et de créativité retrouvée à travers les ancêtres.

Dans Madame Perfecta, l’adulte rejoint l’enfant dans le grenier où ses personnages de romans trouvent la vie : « Et j’envahis la place, charriant livres, cartables, feuilles détachées, crayons, affile-crayons, gommes à effacer, manuscrits complets ou à peine ébauchés, mon vrai monde qui s’engouffre dans l’attique de ma nouvelle maison et s’y installe pour l’éternité » (26). Le grenier rejoint alors la cave dans le sens où il donne la vie, mais il s’agit ici d’une vie intellectualisée, d’une sphère élevée ou spirituelle. Loin d’être un toit fermé, cependant, la tête de la maison s’ouvre vers le haut chez Maillet, et le grenier est un foyer intellectuel et spirituel sans limites. Toujours dans le même roman, Mme Perfecta, femme de ménage réfugiée de l’Espagne de Franco, et qui deviendra une grande complice de la narratrice, n’aime pas le plafond de la maison nouvellement achetée. La narratrice, pour sa part, déclare que ce plafond est « rond comme un œuf » (32) et donc, hermétiquement clos. Elle y donne un coup de poing, ce qui a pour effet de défoncer la coquille pour révéler « un deuxième plafond, le vrai » (32). Mme Perfecta et la narratrice passent littéralement toutes les deux à travers le premier pla-fond pour découvrir, « sous la coque de carton, un authentique plafond sillonné de poutres d’origine qui nous offre le plus beau dessin jamais conçu dans un ciel de maison » (33). Avec l’aide de celle qui va lui faire voir plus loin que ses propres limites, la narratrice défonce le toit et passe de la coquille de l’œuf à l’infini du ciel. Il ne peut s’agir que de figure ascensionnelle ici, sinon par la position élevée du grenier, alors sûrement par le mouvement vers le haut accompagné d’éléments de spiritualité et de créativité.

Et que faire de ces maisons qui n’en sont pas tout à fait, ce phare d’Antonine Maillet et ces lofts de France Daigle, par exemple? Les deux sont des figures de la verticalité.

Le phare fait une apparition à la fin de Madame Perfecta, mais c’est surtout dans Le chemin Saint-Jacques qu’on apprend les détails sur le vieux phare du Fond de la Baie, que la narratrice tente de redresser. Après avoir suivi la trace de ses ancêtres dans les « vieux pays », elle revient assister à la dernière année de vie de sa sœur mourante et réintégrer l’Acadie avec une vue du haut de son phare :

Dès demain je m’attelle à la besogne de redresser le vieux phare qui pique dangereusement du nez du côté de la mer au Fond de la Baie; et dans un an, du haut de sa tour, je balayerai des yeux les quatre horizons qui enferment le pays que vous, mes morts glorieux, avez bâti, enrichi, diverti, scandalisé, viré sens dessus dessous. (252-253)

De la cave des Mailletz, où elle a retrouvé les fondateurs du nom, au phare du Fond de la Baie, du haut duquel elle peut voir tout son héritage, il y a certainement figure d’élévation. Le phare menace de tomber et elle a pour tâche de le redresser, de lui redonner sa fière allure. La contribution de Maillet à la littérature et à la culture acadiennes n’a fait rien de moins.

France Daigle, dans Petites difficultés d’existence, participe aussi au mouvement ascensionnel, mais de façon résolument plus contemporaine. Zed, personnage bien modeste qui porte comme nom la dernière lettre de l’alphabet, habite chez ses parents, mais l’idée lui vient de recycler un ancien édifice du centre-ville de Moncton afin d’en faire une sorte de communauté coopérative qui alliera la culture et les arts à l’économie. Comme le phare de Maillet, la structure en question « a d’l’air parée à débouler » (49) et exigera des rénovations majeures. Ce projet utopique comprendra une galerie d’art, une librairie, un restaurant et des commerces au rez-de-chaussée, un petit marché de fermiers à l’arrière et des lofts à l’étage supérieur. Le schéma du roman suggère une volonté d’entrer dans la modernité sans renier ses racines, mais comme l’exprime si éloquemment un charpentier : « mélanger du neuf avec du vieux, ça peut être trichant. C’est pas si aisé que ça paraît » (79). En effet, comment réconcilier le passé et l’avenir?

Contrairement aux appartements de Gérald Leblanc, les lofts de France Daigle cherchent une harmonie dans une collectivité où l’entraide n’entrave pas l’individualité, et elle prend soin de bien ancrer la « maison » vers la terre (le marché de fermiers) tout en complétant le schéma vertical par les lofts qui, par leur appellation même, invitent à la rêverie et à l’élévation de l’âme.

Conclusion

Afin de créer leur propre univers symbolique, les romanciers acadiens que nous venons d’examiner exploitent le thème du logis dans toutes ses formes, créant, par ce motif récurrent, des constellations de sens qui s’éloignent des modèles culturels de la littérature française cités par Masson au début de cet article. Parmi les figures de la maison archéty-pale dans le roman acadien contemporain, nous avons pu dégager trois grandes constellations. La première constellation représente la fondation (puits, caves, fonts baptismaux) et se trouve chez Maillet (Don l’Orignal et Le chemin Saint-Jacques), Babineau (Bloupe) et Daigle (Pas pire). Cette constellation symbolise un désir de retour aux origines, un repli sur soi et contient des éléments telluriques. La deuxième constellation importante est celle des passages et elle se trouve dans les romans de Babineau (Gîte), de Leblanc et de Daigle (Un fin passage). Cette constellation est peuplée de couloirs, de chambres et d’appartements, et les récits sont dominés par le mouvement, la transition et la socialisation. Finalement, les greniers ou « attiques » forment une troisième constellation qui regroupe les espaces élevés dans les romans de Maillet (Madame Perfecta et Le chemin Saint-Jacques) et de Daigle (Petites difficultés d’existence). Dans ces romans, ces espaces sont un lieu de spiritualité et de création, reflétant un désir de transcender sa condition par un mouvement ascensionnel.

Si certains auteurs parmi ceux que nous avons examinés restent au niveau des passages horizontaux, d’autres, dans leurs parcours respectifs, partent des figures de l’enracinement pour aller vers un mouvement ascensionnel. Ce mouvement peut refléter un désir d’émancipation de la littérature acadienne, qui s’élève au-delà des limites du passé sans toutefois oublier ses racines. Parmi les autres traits relevés, on remarquera que les maisons symboliques construites dans ces textes sont préférablement perméables (ayant beaucoup de fenêtres) avec murs amovibles qui devront sûrement subir d’autres rallonges, rénovations, etc.

Cependant, une autre caractéristique commune à plusieurs romans examinés ci-dessus mérite d’être relevée. En mettant en scène diverses formes de logis, de nombreux auteurs mettent l’accent sur la construction en tant que processus, choisissant de se concentrer sur l’élaboration du foyer familial et communautaire en tant qu’espace à refaire à l’image de l’Acadie. Babineau construit des fonts baptismaux à partir de matériaux bruts trouvés dans sa cave pour franciser sa famille dans Bloupe et le roman Gîte est entièrement bâti autour d’un projet de construction d’une maison réelle et fictive. Dans le troisième et dernier roman de sa trilogie, Petites difficultés d’existence, Daigle fait tourner ses personnages autour d’un projet qui devient communautaire et collectif : celui du recyclage d’un édifice du centre-ville en lofts. Et Maillet, pour sa part, amène les Puçois à « planter » leurs cabanes sur l’île qui portera leur nom dans Don l’Orignal, alors que les narratrices dans Le chemin Saint-Jacques et Madame Perfecta se donnent comme objectif de rénover une vieille maison et un phare qui menace de s’écrouler. Ainsi, la construction et la rénovation sont des leitmotivs constants chez tous nos auteurs sauf Leblanc, qui reste en phase de transition alimentée par une urbanité en mouvement perpétuel. C’est pourquoi Masson observe que Leblanc « n’envisage même pas » (45) l’élaboration d’une demeure permanente pour la collectivité acadienne.

Le retour des Acadiens au berceau étant impossible, chaque reconstruction est incomplète, inadéquate, et l’on persiste à recommencer et à se redéfinir. Certains pourraient y voir une errance perpétuelle dans la lignée des enfants symboliques d’Évangéline, mais nous suggérons parallèlement une vision de l’avenir optimiste, toujours à redéfinir en fonction des tensions sociales et linguistiques de l’Acadie contemporaine. Il s’agit d’un certain refus du statu quo, d’une volonté de refaire le monde autour de soi qui peut verser dans l’utopie ou être condamnée à l’échec. Certes, les romanciers acadiens ne vivent pas dans les « armoires de Guillevic » (Masson 45), ni même dans celles de Maillet, mais le souhaiterait-on?