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DEPUIS SES PREMIERS TEXTES, J.R Léveillé joue avec la matière des mots. Alors que la poésie franco-manitobaine a fait ses débuts en relatant des événements historiques ou de circonstance, Léveillé se situe parmi ces poètes explorateurs adeptes de la métapoésie et du déconstructionisme. Le fait de faire partie d’une communauté minoritaire aurait peut-être joué un rôle dans son écriture qu’il a lui-même décrite dans son Anthologie de la poésie franco-manitobaine « comme un phénix renaissant de ses cendres » (76).[1] Lorsque l’on observe les titres des premières œuvres de J.R. Léveillé, on remarque le thème polymorphe de la mort. Ainsi, après avoir écrit les romans Tombeau et La Disparate, l’auteur fait paraître, en 1977, son premier recueil de poésie qu’il intitule : Œuvre de la première mort. Celui-ci constitue, pour qui s’intéresse au thème de la mort dans la poésie canadienne-française, une œuvre à explorer d’autant que l’adjectif ordinal « première » met déjà l’accent sur la multiplicité de la mort en poésie. Dans cet article, nous avons voulu découvrir l’ « architecture intérieure » (7), pour employer une expression de Jean-Pierre Richard qui a d’ailleurs dirigé les études de Léveillé à l’Université de Paris, puisqu’elle se détache des différents réseaux d’images où il est question de la mort. À partir de l’intuition de la mort comme espace d’écriture, nous avons donc cherché à dégager une lecture des images poétiques en lien avec la mort.

Une telle lecture de l’espace de la mort[2] dans la poésie aurait été difficile sans une compréhension préalable de l’image poétique comme allant bien au-delà des jeux de langage. D’où l’importance, dans ce travail, de La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard qui a tant influencé la critique thématique. Pour le phénomènologue de l’imagination poétique, c’est dans la résonance (6) qu’il faut chercher à comprendre l’image, puisque « le poète, en la nouveauté de ses images, est toujours origine du langage » (4). Ainsi, l’espace imaginaire de la mort telle qu’elle est représentée par les multiples images poétiques chez Léveillé rejoint une architecture du retentissement, soit une étude de la perception des images poétiques sans les doctrines causales de la psychologie ou de la psychanalyse : « Dans la résonance, nous entendons le poème, dans le retentissement nous le parlons, il est nôtre» (6).[3] Ainsi, toujours selon Bachelard, par cette créativité de l’être parlant devant l’image poétique, « la conscience imaginaire se trouve être, très simplement mais purement, une origine » (8) et c’est justement cette valeur d’origine, associée à la mort dans les images poétiques, qui nous intéressent. De plus, parmi écrits de Bachelard, son travail sur « l’immensité intime »[4] permet de relater l’espace hors du réel tel que se présente l’espace de la mort ainsi que celui de l’infini à l’intérieur de soi souvent rattaché aux réflexions sur la mort.

Vient compléter notre approche théorique, une conférence de Michel Foucault publiée sous le titre « Des espaces autres. » Dans ce texte où il est question de l’espace comme étant la grande hantise du XXe siècle, Foucault développe le concept d’hétérotopie. Ce dernier répond à cinq critères applicables, dans une certaine mesure, à l’espace de la mort poétique. Le premier témoigne de l’aspect localisable dans des emplacements réels des hétérotopies qui sont d’abord des hors lieux du fait qu’elles sont des produits des sociétés et des cultures. La poésie, bien qu’elle soit tirée de l’imaginaire, fait aussi partie du monde réel en ce qu’elle est tangible sur le papier. Le deuxième critère nous apprend que les hétérotopies peuvent évoluer avec le temps et même fonctionner simultanément de manières différentes. Par l’intertextualité et les références culturelles, la poésie permet elle aussi à divers univers de coexister. Ainsi, l’écriture de Léveillé puise dans l’univers du poète de la vie intérieure de Joë Bousquet, dans l’univers d’Edgar Allan Poe où la mort est un thème important, ainsi que dans les univers poétiques d’autres auteurs tels Edmond Jabès et Mallarmé. Troisièmement, Foucault nous dit que « l’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel, plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles » (48).[5] Cet aspect peut correspondre à la poésie, puisque l’ajout de citations de poètes d’autres époques juxtapose les voix de poètes qui de leur vivant n’auraient pu se croiser et qui ont aussi vécu dans des lieux différents. En plus, les hétérotopies sont liées à des découpages de temps, des hétérochronies; selon Foucault, « l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel » (48) (la poésie ne répond-t-elle pas au seul temps du poème?). Finalement, les hétérotopies reposent sur des systèmes de frontières qui les isolent mais qui aussi les rendent pénétrables. L’hétérotopie poétique est un peu du même ordre : univers perméable par la résonance d’une image, cette dernière isole aussi la poésie si elle ne provoque pas un retentissement chez son lecteur.

Ainsi, ce travail divisé en six parties permettra d’éclairer les fondements thanatotopiques du premier recueil de Léveillé. En premier lieu, nous sommes attardé au premier poème qui est consacré à Edgar Allan Poe, puis avons observé une « synthèse des contraires » (Bachelard 185) en lien avec la mort et en son rapport avec le temps. Ce qui nous a amené à considérer l’immensité de l’espace de la mort léveillienne. Ensuite, nous nous sommes penchée plus attentivement sur l’absence reliée à la mort en traitant les réseaux sémiotiques de l’écriture, de la mémoire et de l’énigme.

La mort n’est pas un ennemi dans Œuvre de la première mort. Elle n’est pas non plus décomposition ni de l’ordre du macabre. Elle fait partie des couples antinomiques qui selon Jean-Pierre Richard reflètent la présence « de l’émerveillement et du conflit » (7) dans la poésie moderne. En ce sens, la poésie léveillienne ne fait pas exception puisqu’elle repose sur des réseaux inter reliés d’antonymes découlant du rapport au temps tels la vie et la mort ainsi que le jour et la nuit (et l’ombre). Pourtant, aux dichotomies classiques régies par une force de répulsion, la poésie de Léveillé laisse place à des dyades qui se complètent et qui tissent à partir de la page blanche un imaginaire spatio-temporel empreint d’immensité.

Vie et mort de Poe

Dès le premier poème du recueil apparaissent les thèmes de la vie et la mort. Il va de soi qu’avec un titre « Pose : vie et mort d’Edgar Allan Poe, » le poème allait reprendre les leitmotiv du corbeau et de la « chute » (13) associés au célèbre poème de Poe « The Raven. » Sauf que chez Léveillé, le corbeau est devenu un « vautour » prêt à dévorer le corps de Poe qui se décompose. La mort est ainsi symbolisée par la figure des vautours, qui multiples, ont pris la place du corbeau, tout comme le titre du recueil transforme cet événement unique en une série morts.

Pourtant les carnassiers ne font pas que signaler la mort, ils font aussi partie du processus vie-mort dans le poème de Léveillé. En effet, d’après le vers « le TOMBEAU des vautours, »[6] ces derniers sont eux aussi entraînés dans cette mouvance des corps qui se poursuit au-delà de la mort. Cette décomposition fait aussi l’objet du nom du poète américain. Nommé tour à tour Poe, E.A.P., Allan P. et finalement Edgar, ces variantes onomastiques permettent à Léveillé de créer divers jeux de mots à caractère homonymique. Par exemple, dans Poe et peau, le dernier terme possède un lien étroit avec le corps qui « se désarticule[r] » alors que le vers « tombe POE tombe POE » constitue une homonymie partielle avec « TOMBEAU » (13). Il est à noter que la répétition de l’expression « tombe POE », elle-même composée de deux labiales qui se suivent, amplifie le motif de la chute et peut-être même le sentiment de dégoût face à la décomposition liée, il va sans dire, à la mort. Notons que la décomposition (ainsi que la chute vers la mort) amènent malgré tout le retour de la vie à travers la peau (dans le jeu de mot « tombe Poe ») selon le vers suivant : « elle [la peau] se nidifie pour la tendresse » (13). Ces trouvailles confirment la présence de la vie et de la mort dans ce premier poème. Elles distinguent aussi la « mort biologique » (du grec bios « vie ») associée au cadavre, selon les catégories établies par l’anthropologue de la mort Louis-Vincent Thomas, de cette « mort psychique, celle du “fou” (mis en italiques par l’auteur) » (8) qui caractérise « The Raven. » Ainsi, en plus de montrer la vie dans la mort à partir du mouvement de décomposition imaginée d’après la mort psychique (8) de Poe, l’image poétique du cycle de la vie et de la mort est paradoxalement une image figée, une « pose » d’après le titre. Il s’agirait là d’un espace assujetti à une rupture temporelle telle que Foucault décrit l’hétérotopie, un lieu où le temps correspond au corps en décomposition sans toutefois négliger la souveraineté de la mort de « ce corps pèse. »

La nuit, le jour et l’ombre

À propos du plus récent recueil de Léveillé, Fastes, Rosmarin Heidenreich a dit que « ce qui est nié dans tous les poèmes, c’est la tendance fatale de s’engouffrer dans les conceptions polarisées (dérivées d’une téléologie chrétienne) d’avant et d’après — paradis / perdu » (11). Dans Œuvre de la première mort, point de polarisation, on assiste plutôt à un rassemblement, une relation dyadique entre deux éléments tels la nuit et le jour. D’abord, la nuit fait seule son apparition dans les premières pages du recueil. Celle-ci est alors qualifiée de « souveraine, » est accompagné de l’ « abscisse, » représentation mathématique du temps, ainsi que du bruit d’une horloge signalant le temps qui s’écoule de la nuit vers le jour. Alors que l’abscisse traduit ce concept abstrait qu’est le temps en une possibilité de points sur un graphique, le poème « espace » nous fait entrer dans la relation de complémentarité entre le jour et la nuit :

Le livre est écrit dans le jour

Le livre est écrit dans la nuit

Jour et nuit se livrent

En échange de mots (31)

L’image poétique d’un échange entre les deux pôles du temps circadien a lieu dans l’espace du livre. Celui-ci permet l’impensable coexistence simultanée de deux moments du cycle d’environ 24 heures, répondant ainsi au critère d’hétérochronie dicté par Foucault.

Faisant partie du même champ sémantique que la nuit, l’ombre invite à penser au-delà de la concomitance du jour et de la nuit et laisse place à l’entre-deux, tel un corps qui n’est plus que son ombre, « un corps d’ombre » (34). Le retentissement de cette image nous ramène clairement au thème de la mort. Alors que le poids du corps était celui de la mort dans le premier poème, l’ombre souligne le passage vers la nonexistence. Tel était l’idée d’Hegel selon le philosophe Emmanuel Lévinas : « la mort n’étant ici ni une chose ni une personne, mais une ombre » (99). Dans les vers suivants où le désir d’être à l’extérieur du temps appelle l’ hétérochronie, se trouve l’ombre, elle aussi en lien avec le temps de l’homme.

Est-ce Hortense

ou autrement

hors du temps

Hombre

l’ombre d’homme (17)

L’ombre émane de l’homme dans ce passage si bien que les deux termes fusionnent en un seul mot emprunté à l’espagnol et qui renvoie à l’homme. Cette zone sombre, produit de la lumière sur un objet opaque, signale elle aussi le temps dans l’espace de l’homme dans une métaphore où la lumière diminue, où l’espace devient moins palpable, moins visible, et plus de l’ordre de l’imaginaire et du hors lieu. Nous approchons peutêtre l’espace poétique de la mort chez Léveillé. Également signe de la nuit dans le jour, l’ombre indique le défilement du temps puisqu’elle marque, par l’angle de la lumière qui frappe l’objet, l’heure de la journée. Elle devient alors métaphore de la chute (de celle de Poe reprise par Léveillé), de la fin de la journée et par extension de la mort :

danse dans le déclin

et le décor

tranchant d’horizon

descente de soleil (25)

Parmi ce passage aux nombreuses allitérations en « d, » le poète reprend ce thème du « déclin, » de la « descente, » mais sur un ton très différent du délire présent dans « The Raven ,” celui de la célébration de l’approche de la mort. Dans le poème de Léveillé, il n’existe pas de proximité étouffante du protagoniste dans l’espace, ni de petite chambre close comme dans le poème publié en 1845, mais plutôt la construction d’un espace immense à partir du coucher de soleil. En effet, la chute verticale du temps représenté par le soleil amène un « décor tranchant d’horizon, » une image qui par le verbe « trancher » n’est pas sans rappeler la mort et qui rejoint un autre signe du temps qui s’étire sur un plan horizontal : l’abscisse. « L’immensité se développe » (177), selon la belle expression de Bachelard, ici à partir de la dilatation du temps et s’intègre à la position horizontale du corps mort. En effet, la suite du poème relate l’autre célébration de la tombée du jour, celle d’Éros joignant Thanatos dans un lit qui invoque à la fois la petite et la grande mort :

croissant désir

de la couche

autre lame du lit (25)

Le poète nous rappelle lui-même que toute cette horizontalité qui s’étire dans la mort est un « décor. » Un des deux épigrammes du livre énonce d’ailleurs clairement cette idée de présentation d’un espace autre : « Un Lieu se présente, scène, majoration / devant tous du spectacle de Soi. » Ce passage de Mallarmé est intéressant puisqu’il ajoute un aspect intime à l’immensité ressenti à la lecture de l’espace de la mort léveillien et qui pourrait s’apparenter à l’intimité[7] du poète Joë Bousquet auquel Léveillé dédie trois fragments de poésie (Léveillé 70-71). Cherchons maintenant comment le rapport à la production textuelle –plus particulièrement le rapport entre la blancheur de la page et l’encre des mots– traduit le mieux cette « immensité intime » dont a traité Bachelard et qui relate l’expérience poétique de la mort comme moteur d’écriture.

La page espace

L’immensité de l’espace poétique du recueil se trouve dans la page même au dire du poète : « Blanche page de vaste domaine / et dépendances d’encre » (33). Bien entendu, faire de la page un « domaine ,” c’est déjà suggérer son étendue. À cela, il convient d’ajouter le mot « vaste » évoquant, selon Bachelard, tout un « complexe d’images » (176) chez Baudelaire, et qui laisse ici une impression de grandeur à l’image. L’adjectif de couleur « blanche » ajoute à cette résonance une atmosphère de neige à perte de vue. De même, le blanc typographique suggère la vastitude de l’espace poétique dans le recueil de Léveillé. En général, plusieurs poèmes courts se situent dans le bas de la page, alors que dans le deuxième recueil de Léveillé, ils se trouvent dans la partie supérieure.

Œuvre de première mort pourrait bien signifier une émergence de la poésie par le bas, la chute de Poe, conséquemment par la mort. Dans son Introduction à l’analyse du poème, Gérard Dessons cite le vers suivant du Coup de dés de Claudel : « le blanc n’est pas en effet seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors. Il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration » (Dessons 57). Comme le silence, le blanc participe ainsi du langage du poème, il montre que celui-ci repose sur la surface qu’est la page, mais il souligne tout de même que l’écriture s’érige en quelque sorte à partir du silence, de la non-existence, donc d’une mort symbolique. En ce sens, les vers de « Pose : vie et mort d’Edgar Allan Poe, » par exemple, sont disposés de manière à relater le leitmotiv de la chute. Effectivement, un nombre croissant d’entre eux débutent de plus en plus à droite de la page au fil du poème. Il y aurait peut-être chez Léveillé la présence ténue de ce que Bachelard a appelé un « espace-substance » (186), c’est-à-dire un élément qui dans un rapport intime tel l’écriture deviendrait lui-même un espace, ce qui confirmerait notre hypothèse de la mort comme un espace hétérotopique dans le recueil du poète franco-manitobain. Cet espace-substance dépeint aussi l’harmonie entre des couples antinomiques dont il est question depuis le début de notre article. Ainsi l’espacement d’une ligne blanche entre les vers des distiques et du tercet composant le deuxième poème crée une pause, correspondant lors de la lecture à une aspiration d’air aussi bien qu’à un « vide, » selon le vocabulaire de Henri Morier (Dupriez 334-335)[8] qui emploie ce terme pour qualifier l’espace entre les lignes lorsqu’il possède une valeur d’évocation. Dans l’espace-substance de la page blanche, la valeur d’évocation de cette pause résiderait dans la juxtaposition d’une action avec son contraire, surtout que les deux premiers vers sont unis par l’esperluette qui agit comme conjonction de coordination :

Je te fais

& Je te défais

[…]

tu es là mais

tu es ailleurs

ou tu n’es pas (et je te perds)

mais je te perds

autrement (15).

Dans ce passage, l’image poétique de la fabrication est bien présente, ainsi que l’idée de la perte entraîne possiblement celle de la mort et signifie n’être plus dans l’espace. Quant à l’adverbe « autrement », il va dans le même sens que l’adjectif ordinal qui fait de la mort un événement réitérable.

La page temps

L’image poétique de la page blanche comme « substance-espace » et « vaste domaine » (33) se construit aussi grâce au temps car elle est aussi « page nuit » (35). L’apport du temps à cet espace autre qui retentit des images poétiques de Léveillé ne nous est guère étranger à présent, puisque le temps est si intimement lié à la thématique de la mort. Celui-ci s’étale sur l’axe des « x » lorsque l’abscisse pointe sans fin vers « l’heure éployée / en l’âme du livre » (27). La page et, par conséquent, le livre sont autant de représentations de la « substance-espace » par laquelle se poétise la mort. Ils sont espace-temps. À la nature spatiale de l’immensité, il convient donc d’ajouter sa nature temporelle. Ainsi la symbiose du temps possède un lieu « réel » — la page — et un lieu hétérotopique — la « page nuit » — alors que le rapprochement de la nuit avec la mort mène paradoxalement à concevoir le fini et l’infini dans cette image poétique. La réflexion philosophique d’Emmanuel Lévinas sur la mort et le temps semble avoir sa place dans le retentissement de la « page nuit. » Dans La Mort et le temps, un cours professé par le philosophe où il répondait à la démarche heideggerienne, Lévinas exprimait l’infini dans le temps comme à l’intérieur du fini (127), ce qui correspond à l’un des critères de temps de l’hétérotopie. D’autres vers illustrent le paradoxe d’une image de la continuité et de la finitude, notamment celui-ci : « nomades millénaires / qui durez tant que durera le temps » (77). Certes, nous sentons la ligne du temps s’allonger avec un mot comme « millénaires, » alors que le verbe « durer » rend compte de la fin de l’existence, de cette mort ici célébrée quoique inévitable :

dure / et douce

durée d’être

entre le désir fatal

et fol destin le florilège (79)

La barre oblique qui sépare le couple « dure » et « douce » est une des rares ponctuations de ce recueil; avec la conjonction « et » qui suit le deuxième terme du couple cette barre exprime un état paradoxal de rupture et d’addition entre les deux qualificatifs. En plus de l’allitération en «d», ce vers se remarque par l’isolexisme entre les mots « dure » et « durée » alors que ces deux mots phonétiquement proches mais aux significations différentes résultent en un sens nouveau. En effet, conférer un aspect palpable à un concept abstrait telle la durée de l’existence, c’est témoigner de la suprématie du « destin » malgré l’aspect lacanien de la pulsion de mort qui émane de l’expression « désir fatal. » La définition du Petit Robert du mot « durée » de la même famille étymologique que l’adjectif « dur » est intéressante car elle joint temps et espace : « Espace de temps qui s’écoule par rapport à un phénomène, entre deux limites observées (début et fin) » (694). Alors que les « millénaires » eux, continuent à défiler sur la ligne du temps, contribuant à cette poétique dilatatoire du temps, la vie, elle, est bel et bien nourrie à la fois par sa finitude que par son immensité intérieure face à la mort. En ce sens, coexistent dans ce livre de Léveillé le temps infini à l’intérieur des limites de la mort et le temps heiddegerien, c’est-à-dire un temps qui ne dépend point de la mort tel que le montre le passage « l’Heure d’ombre » (Léveillé 64). Conséquemment, nous pour-rions affirmer que cette conception du temps d’ombre chez Léveillé est hétérotopique parce que ce temps correspond à une réalité hors des corps et de la vie. Dans son recueil de poésie, il y a le temps de l’homme (qui vit dans l’immensité de son intérieur lorsqu’il regarde la mort) et l’infini du temps qui se poursuit au-delà de la mort de l’homme.

Le premier recueil de J. R. Léveillé fait de la mort l’objet à partir duquel écrire. Les différents couples antinomiques y témoignent de la coexistence de la vie et de la mort et de la nécessité de cette dernière pour que l’acte de création poétique ait « lieu. » Le temps est sans contredit omniprésent notamment dans le champ sémantique du jour et de la nuit, mais aussi dans l’immensité de la page blanche. Il est de l’ordre du fini et de l’ordre de l’infini face à la mort en plus d’être au-delà de la mort. Ainsi, il participe à l’élaboration d’un espace autre, d’une hétérotopie. L’écriture inscrit le passage du temps sur cet espace immense que constitue la page blanche dont les silences sont autant de rappel de la mort que les mots eux-mêmes. Jusqu’à présent, cette étude a permis de révéler par les couples que nous avons d’abord cru dichotomiques, tout un réseautage régi par la double conception du temps : fini et infini. D’autres caractéristiques issues de l’insaisissable qu’est la mort sur le « triple plan du perçu, du vécu et de l’imaginé » (Thomas 8) permettent de dévoiler l’espace de la mort léveillien et de montrer comment celle-ci est hétérotopique. Elles peuvent être regroupées sous le thème de l’absence. Il s’agit de l’écriture, de la mémoire et de l’énigme.

L’écriture de la mort

L’encre marque les heures sur le papier dans la poésie de Léveillé :

éparse couleur

sur la page

traces d’heure

pure

de la nuit au même

âge (66)

L’écriture semble « trace » qui tente de s’inscrire dans le temps de l’homme, son « âge », tel que nous le dit Michel Serres dans Statues. « La génération qui veut bien mourir partout » (Serres 62), celle qui perçoit les frontières comme étant ouvertes, donc qui vit dans l’immensité de l’espace, souhaite paradoxalement gravé son nom dans la pierre (ou la page); elle aspire à une « transmutation de la substance chair en substance inerte » (Serres 65). En ce sens, le recueil correspond au désir de créer un espace pour organiser la mort sur la page blanche, une hétérotopie écrite dans la sérénité parce que rappelant l’origine et le recommencement. Ainsi, le lien entre la nuit, moment de la création, et la noirceur de l’encre qui fixe l’es-pace de la « page nuit » incite à interpréter ensemble ces réseaux de Thanatos. La couleur noire portant en son sein cette thématique de la mort qui nous préoccupe est même au cœur de la création suivant le vers « moi noire semence d’homme » (35). La résonance de cette image poétique est grande car elle insinue, du moins selon notre interprétation, que le germe de l’écriture est la mort. Par conséquent, tout comme la « page nuit » nous est apparue être plus qu’une page sur laquelle le poète pose ses mots, l’encre anime la création par le silence et l’immensité de la page blanche. Tel est ce que nous permet de constater la métaphore de la semence qui par sa couleur se rattache à la nuit, mais aussi à la mort. L’écriture thanatographique est donc mise en perspective parce qu’elle repose sur l’immensité d’un espace de lumière, de jour et de blanc. De tant de « noir » comment ne pas y voir la mort, comment ne pas voir que cette poésie se développe à travers sa présence, comment ne pas faire le lien entre cette émergence poétique et le titre du recueil. Car il se pourrait que le titre Œuvre de la première mort nous indique que la parole poétique passe par la mort.

L’écriture thanatographique de Léveillé ne tente pas d’apprivoiser la mort ni de la célébrer en l’esquivant dans un espace imaginaire comme le paradis, elle cherche plutôt à établir un espace de la mort où la poésie peut prendre « place. » Puisque le titre annonce le recueil comme une première mort, il n’est pas exagéré de parler de l’élaboration d’un « décor » tel que nous en avons discuté précédemment, d’une représentation de la mort. Sigmund Freud, dans « Notre rapport à la mort, » un essai légèrement remanié d’une conférence donnée pendant la Première Guerre mondiale, parle de l’irreprésentabilité de la mort-propre. Il affirme que la littérature –plus particulièrement de la fiction — constituerait un « substitut aux pertes inhérentes à la vie » (145) et qu’elle permettrait au lecteur de « vivre » la mort par identification avec les personnages tout en restant à l’abri. Ceci pourrait bien s’appliquer au recueil de Léveillé[9] car le livre se termine sur la possibilité d’une deuxième mort :

le vainqueur n’a rien à

craindre de la seconde mort.

saint jean le divin

l’apocalyse (91)

Ici, ce verset de l’Apocalypse annonce l’existence de cette mort qui est sans rédemption, celle qui ne mène pas au paradis. En rétroaction à partir de cette interprétation des textes sacrés, la première mort devient celle du péché des hommes, d’où la volonté d’écrire cette mort pécheresse pour se la re-présenter. D’ailleurs, l’épigramme de Mallarmé pourrait être liée à cet espace de la re-présentation du péché : « un Lieu [qui] se présente, scène, majoration devant tous du spectacle de Soi » (11). Cette connotation chrétienne pourrait être la clé de la « parole » dont il est question dans le recueil de Léveillé.

Effectivement, dans une strophe du poème « Âge, » la parole se juxtapose au passage de l’homme sur terre et se nourrit de sa mort-propre : « délire de cendres / divine passion du passage / en la souveraine parole » (24). La parole poétique devient l’espace d’un passage qui se construit sur les « cendres, » portant en elle la célébration des morts. D’ailleurs, dans ce recueil où les majuscules sont très peu nombreuses (on les retrouve au début des strophes, mais rarement dans le titre des poèmes ni au commencement des autres vers), l’adjectif possessif à la majuscule sacralisant ne passe pas inaperçu :

Tant de ciels

sous d’autres encore abolis

d’un simple scintillement

de Ta parole

surgit un firmament (22)

L’adjectif possessif à la deuxième personne encore rare dans le premier recueil, mais qui deviendra beaucoup plus courant dans les œuvres subséquentes de Léveillé nous entraînerait dans une autre interprétation religieuse si une atmosphère cosmologique n’enveloppait pas ce poème. En effet, l’impression d’immensité de la page blanche est suggérée par le mot « firmament » alors il se pourrait fort bien que le « Ta » réfère simplement à la « souveraine nuit » (22), d’autant plus que le titre de ce poème est « voilactée. » Ainsi, cette poésie serait née de la mort; et de l’encre sur l’immensité de l’espace naîtraient des mots qui rejoignent l’immensité de la parole, soit-elle religieuse ou plutôt d’ordre cosmologique. Cet enchevêtrement d’espaces rejoint une hétérotopie tout en poésie, sauf que pour renaître de ses cendres, il faut aussi voir ce qu’il advient de la mémoire.

Se construire une mémoire

D’emblée, nul doute quant au fait que la parole soit fondée sur le silence dans le recueil de Léveillé. Il s’agit à présent de comprendre comment cette poésie traduit un espace hétérotopique marqué par la thématique de Thanatos. À partir de cette « semence noire » qu’est l’écriture, le sujet poétique se dit :

né dans la parole

énergéthique [sic]

dans le mot de racine

dans la page d’origine

dans le livre que j’imagine

dans l’espace sans lieu

dit

mention de mon être (71)

Le « motif de l’éternel retour » (11) mis à jour dans Fastes par Rosmarin Heidenreich se trouve déjà dans le premier recueil de Léveillé. Ici, la quête identitaire est nourrie par la mémoire, les mots nous disant ce dont il faut se rappeler et ce qu’il faut oublier. Ainsi la poésie correspond à un effort de perpétuer l’origine dans le temps infini, et surtout sur l’hétérotopie d’un « espace sans lieu. » Il semble que le poète soit conscient d’établir un réseau sémantique (avec des mots comme « origine » et « racine ») à propos de ses ancêtres dans ces vers et que cette quête de sens émerge de la parole. La poésie de Léveillé appartiendrait donc à une écriture de l’exiguïté[10] au sens où l’entend François Paré, soit une écriture qui, par sa langue, est en situation minoritaire dans la province d’origine de l’artiste. Nous pourrions alors ajouter une autre strate à notre étude de l’architecture poétique de l’espace de la mort en parlant de la « symbolique de la mort culturelle » (163) à l’image du travail d’Alexandre L. Amprimoz et de Dennis F. Essar sur la poésie italo-canadienne et italo-québécoise. À propos de la poétique de la mort, ces derniers ont émis « l’hypothèse de la nécessité de la mort comme force génératrice poétique » (172), ce qui fait de la mémoire une manière de contrer la disparition culturelle (n’estce pas l’ « espace sans lieu, » celui où le sujet poétique n’est pas mentionné), et qui fait ressortir, du même coup, le pouvoir sélectif et malléable de la mémoire. C’est du moins notre lecture des deux strophes suivantes :

nécessité d’acte

mémoire abolie

en un immense effort

idée

absconse mémoire omise (20)

À la répétition du mot «mémoire» dans ce poème intitulé « ANGE » s’ajoute une famille de mots qui expriment la difficulté de conserver le souvenir, « immense effort, » « absconse, » le besoin de se remémorer, la « nécessité, » mais surtout la disparition : la « mémoire abolie. » Ce dernier passage qui nous porte à penser à la disparition des cultures minoritaires, bien que cette interprétation soit pour l’instant discutable car aucun passage du recueil ne mentionne ce qui pourrait directement nous indiquer la présence de la mort identitaire d’une communauté. Paradoxalement à cette interprétation de la mémoire difficile à conserver, mais aussi à comprendre et qui a été oubliée, se juxtapose la question de la construction d’une mémoire à travers les mots de la poésie: « Il me fallut des souvenirs pour ce que j’ai dû oublier » (71). Ce vers est riche en ce qu’il porte en lui le paradoxe de la mémoire : sa capacité à se souvenir et sa défaillance à conserver intacte toute l’information. Il invite à concevoir la poésie de Léveillé en tant qu’outil à fabriquer des souvenirs, des souvenirs qui remplaceraient ceux qui ont été perdu et surtout ceux qui sont trop lourds à porter. À la classification des types de mort de Louis-Vincent Thomas nous pourrions ajouter la mort de la mémoire. En ce sens, le recueil permet de dire la manipulation de l’interprétation du passé dans un espace hétérotopique où en utilisant la malléabilité de la mémoire pour éviter la disparition, il est possible d’imaginer un lieu « hétérochronique » pour le passé. D’où l’importance de l’Œuvre de la première mort, un livre où l’on déterre certaines idées (soit des références à la mythologie ou à des poètes du passé) en créant à partir des dépouilles de ces dernières, tout comme la vie qui renaît du tombeau de Poe. Encore une fois, la poésie de Léveillé semble prôner l’état mitoyen plutôt que les pôles, dé-placer, transformer et non complètement rejeter ou accepter. Une telle atmosphère où l’entre-deux peut avoir lieu rejoint ce passage d’Edmond Jabès sur le thème de l’eau :

Mais l’eau dans la mémoire morte de l’eau

Vivre, dans la mort vivre,

Entre le souvenir et l’oubli de l’eau.[11]

Voilà qui me semble résumé le projet du recueil de poèmes de J.R. Léveillé : vivre en poésie dans la mort entre le souvenir et l’oubli. La parole poétique porte en elle la capacité de se renouveler, afin que la mémoire puisse renaître de ses cendres. Elle crée un espace hétérotopique puisqu’elle se construit à partir de fragments mémoriels. Au-delà de l’acte d’écrire un espace à partir des souvenirs arrachés ou tout simplement disparus, il reste que l’énigme de la mort constitue la force génératrice d’une écriture thanatotopique en poésie.

L’énigme de la mort

L’écriture léveillienne permet donc de se réinventer, de renaître de ses cendres à la manière du Phénix, mais aussi de s’interroger sur ce qu’est la mort. D’où la référence au Sphinx qui pose l’énigme du couple vie-mort et du passage sur la terre :

masque de mots

sphinx de mon séjour

œil d’ombre et jour extrême d’interrogation (34)

Extraits d’un poème intitulé « énigme », ces vers montrent la mort comme l’objet de la question posée par le monstre fabuleux. Nul doute après le passage « jour extrême d’interrogation » que Léveillé fait de la mort l’inconnaissable. Les mots soulignant la trace et récrivant des souvenirs pour éviter la disparition du sujet poétique ne résolvent pas l’ « interrogation » du couple antithétique à la base du recueil : l’existence et l’inexistence. La mort apparaît comme la question sans réponse alors que la poésie pose à la fois l’énigme et les solutions possibles. Cependant, les mots forment un « masque » empêchant de voir le visage de la mort. Le cinquième critère de l’hétérotopie avec les frontières à la fois fermées et pénétrables correspond donc à la résonance de ces vers. La poésie crée un espace qui constitue une trace contre l’absence, quoique les mots soient aussi le voile qui empêche de voir celui que Lévinas appelle l’« être-néant » (9). Dans le leitmotiv de l’ « œil d’ombre », le ressentiment est de l’ordre du retournement: ce que l’œil, qui représente le désir de scruter la mort, essaie de voir l’empêche justement de voir. Ainsi, la mort est l’ombre et l’ombre (tout comme la nuit) empêche de bien voir la mort. L-a poésie peut dire l’énigme de la mort, faire des mots les traces de sa présence puisque le Sphinx détient mais cache aussi la réponse.

Immensité de l’intime, énigme, ces termes se recoupent car ils cachent quelque chose en même temps qu’ils énoncent l’irreprésentabilité de la mort. En ce sens, le texte est donc un espace voilé dans la poésie de Léveillé, il contient

[…] en son milieu la clé du trésor caché (X), en nous marquant
le lieu en nous, en nous marquant du lieu :

teXte (89)

Celui qui scrute l’espace de la mort dans toute l’immensité de l’intime comprend que le lieu de la réponse, le « trésor », est paradoxalement à l’intérieur de soi, qu’il se trouve dans l’inexistence d’où naît aussi la parole :

tombeau

ces lèvres que je soulève

pour retourner

d’où je viens (59)

En effet, dans ce passage, le « tombeau » (après celui de Poe) réitère le lieu de la mort comme étant celui de la naissance, selon Serres qui a affirmé que nous descendons de la pierre et que l’écriture fait partie de notre désir de retourner à ce stade d’immuabilité. Cette représentation de la mort serait à l’opposé de l’immensité de l’intime. Ce serait par cette concomitance entre l’immensité intime liée à la mort et le désir d’immuabilité représenté par la trace poétique que nous définirions le mieux l’espace de la mort léveillien.

À ces considérations, il ne faudrait pas oublier le pouvoir du Sphinx de donner la mort à ceux qui ne sont pas en mesure de répondre à son énigme dont la solution est l’homme. L’espace de la mort est donc celui d’un sujet poétique qui veut comprendre le pourquoi de la vie passagère et l’ « immensité-néant » de la mort. La disparition, le hors lieu, « l’espace sans lieu / dit / mention de mon être » (71) sont autant de vers qui nous convainquent du désir de poétiser un espace (de la mort) où laisser sa trace. Le temps joue donc un facteur important puisqu’il fait de la vie un « séjour. » Michel Serres propose une conception de l’espace contemporaine comme étant plus un passage et un non-lieu que par le passé. Selon Serres, ce « séjour » hétérotopique correspondrait à la perte du lieu propre à notre contemporanéité.

Ci le seul mot qu’écrivaient ceux qui ne savaient pas écrire : qu’on m’enterre là. Et qu’on grave mon nom ou seulement mes initiales sur la pierre ou qu’on les trace à même la poussière.

Là se lève la génération qui veut bien mourir partout, perdant le lieu, gagnant la Terre, debout sur l’universel, les langues rapides et les signes doux. Leurs parents posaient les pieds sur la terre et le dur, ils avaient les signes dans la tête. Où avons-nous donc la tête nous qui marchons sur le logiciel? […] Que vont écrire sur le non-lieu ceux qui, parmi nos neveux, ne sauront pas écrire? Ils se moquent de la pierre et du support des signes écrits. Leurs cendres volantes occuperont un instant l’espace (Serres 63-64).

Rejoindre l’espace ne serait plus que l’affaire d’un instant pour notre géné-ration qui a principalement quitté le travail de la terre permettant un contact direct avec le lieu pour l’éphémère de l’instant qu’entraîne le passage d’un lieu à un autre. À ce titre, on peut soutenir que les « cendres volantes » de Serres avaient déjà été poétisées dans ces vers de Léveillé :

de lèvres

en sidérale Tête

cinéraire crâne

où je constelle

et m’éclipse

en tout tombeau (61)

Le « cinéraire » juxtapose ici le terme « crâne », ce qui nous fait dire que la parole et la réflexion se construisent de cette atmosphère d’immensité de l’intime qu’est la réduction de l’existence en poudre d’os. L’énigme rejoint elle aussi l’hétérotopie car elle montre que l’espace de mort (du moins celle de Léveillé), qui est de l’ordre de l’immensité intime, repose sur l’inconnu et l’absence. Le lieu recherché est à l’intérieur du soi sauf que la quête identitaire s’obscurcit lorsqu’elle passe par l’inexistence liée à la mort, d’autant plus que le sujet contemporain ne peut se fixer dans l’espace comme le faisaient ses ancêtres. Alors, même la plus petite marque d’un lieu, la trace, repose sur l’aléatoire, un aléatoire qui rejoint le désir de la mort.

Face à l’interrogation sur la fin de la vie, le texte devient le lieu d’où chercher à l’intérieur de soi le sens de la chute vers la mort. Trois figures issues de croyances mythologiques ou religieuses — la muse, la sainte et le Sphinx — illustrent ce que nous appellerons un déplacement vers le bas. En premier lieu sont mentionnés la muse qui inspire le poète (et qui est le titre du poème) et la sainte, deux personnages féminins pour lesquels l’admiration et le désir sont aussi forts qu’ils sont inatteignables. Ensuite le Sphinx entraîne « l’enquête » (23) vers le désir charnel et la dévoration, ce qui n’est pas sans rappeler le sort des voyageurs avant la venue d’Œdipe :

Délire d’être

entre griffe et dents

l’irrévocable parole (23)

La fatalité de la parole est donc liée au « délire » de l’existence, rejoignant le poème de Poe, alors que la mort par la dévoration fait appel à l’animal et surtout, à la prédation. Il faut se rappeler que le Sphinx est un monstre énigmatique à la tête et au buste de femme, mais aussi au corps de lion du temps des Grecs. L’énigme, le désir, et la mort sont rassemblés dans cette figure mythique. La strophe entrouvre le désir d’une jouissance de la mort qui n’est pas sans rappeler la pulsion de mort lacanienne. D’énigme, l’espace de la mort est transposée en lieu de désir de la mort. Éros rejoint Thanatos dans toute la révélation des plaisirs de la mort. En ce sens, il est probable que le titre du poème, « muse », évoque celle qui inspire le poète et que cette dernière soit aussi la sainte. Précisément, cette dernière, avec son « front de feu, » porte en elle l’image de désir et de mort alors que l’énigme du Sphinx devient un secret « inchaste ». Cet adjectif qualificatif porte l’ambiguïté de la double négation; il montre la transformation (et par extension la muse) d’un désir mystique en un aveu qui passe par la souillure du corps :

Sainte

au front de feu

toi le sévère sphinx

de l’inchaste aveu (23)

Par cet extrait, l’acte de parole a lui-même rejoint le péché de la première mort selon les préceptes chrétiens. Ainsi en suivant l’imaginaire léveillien de l’énigme, l’espace de la mort nous est apparu aussi sous les caractéristiques du péché, du désir et de la dévoration. Cet espace en est aussi un de la jouissance comme nous l’apprend le poème « muse » :

Faste de l’enquête extatique gémissement

de

l’espace dans l’éclair orgiaque de réplique (23)

À toutes les caractéristiques hétérotopiques de l’espace de la mort léveillien, s’ajoute le désir de cette chair qui est dévorée par les vautours du poème de Poe aussi bien que par le poète. Il convient de dire que cette dévoration est de l’ordre de la parole « poétique » car les corps dévorés sont ceux de Poe et de la muse, deux figures qui inspirent la poésie.

Notre article nous a permis d’observer que les images poétiques permettent la construction d’une hétérotopie de la mort au sens où Michel Foucault l’entend. En effet, Œuvre de la première mort est à la fois un produit de la culture et de la société contemporaine : d’une part, il relate la préoccupation de notre époque selon Foucault, l’espace; d’autre part, il correspond à l’abstraction de l’espace, le passage d’un lieu à un autre, dont parle Serres à propos de la conception de l’espace aujourd’hui. Cela répond au premier critère de l’hétérotopie, c’est-à-dire un espace réel lié à des hors lieux. Le deuxième critère foucaldien, celui de la multiplicité de fonctionnements de l’hétérotopie, est satisfait par les références mythologiques et religieuses présentes dans le recueil. À cela, s’ajoute la conception mathématique du temps avec l’abscisse. Quant au troisième critère qui consiste à juxtaposer en un lieu plusieurs espaces, il correspond à l’intertextualité présente dans le recueil. En ce sens, l’épigraphe de Mallarmé, la dédicace de quelques poèmes à Joë Bousquet et à Edmond Jabès, sans compter le poème initial sur Poe sont quelques exemples d’apports hétérotopiques à l’espace de la mort léveillien. Le quatrième critère de l’hétérotopie consiste en un espace lié à des découpages temporels que Foucault nomme des hétérochronies. Nous avons largement démontré cet aspect de ruptures et de dilatation du temps dans notre article car il est primordial à la prise de conscience « poétique » de la mort. Les jeux dichotomiques tels la vie et la mort, le jour et la nuit, l’encre et la page nous ont permis de constater que la poésie de Léveillé est construite sur une tentative de complétude entre réseaux antithétiques, voire d’entre-deux comme nous l’avons observé en étudiant l’ombre. Il s’avère que l’espace de la mort est de l’ordre de l’intime car il est fondé sur l’existence et la non-existence, et que face à l’irreprésentable qu’est l’absence de soi le temps se dilate et l’imaginaire de l’espace devient immensité. L’ « être-néant » de Lévinas nous amène au cinquième et dernier critère de l’hétérotopie.

Les images poétiques de ce recueil dévoilent l’irreprésentabilité de la mort, son caractère à jamais énigmatique. Elles créent des espaces autres où la mort peut avoir « lieu » en poésie. Cependant, le poète a pris soin à la fin de son recueil d’exprimer que les mots, même s’ils ouvrent les portes, cachent en eux le secret de la mort-propre. La mort est le tombeau d’où naît la poésie dans ce premier recueil de la première mort. Les mots de certains poètes disparus sont la chair qui permet à Léveillé de laisser à son tour sa trace dans ce cycle de la mort et de la vie. Ainsi, la trace scripturaire est à l’image du tombeau et l’écriture tente d’inscrire le soi hors de l’absence.