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Est-il « grand temps (...) qu’on dépasse l’individualisme » (CC, 162) ?

DÈS LE TITRE DU ROMAN de Monique LaRue[1], les notions de copie, d’image, de « la récurrence orbitale des modèles et (…) [de] la génération simulée des différences » (Baudrillard 1981 : 12) se mettent progressivement en relief. Ce sont des notions dites postmodernes[2] qui viennent caractériser l’univers de référence que constitue San Francisco. Elles viennent tout particulièrement décrire les citoyens de cet univers qui sont chacun « pur écran, pure surface d’absorption et de résorption des réseaux d’influence » (Baudrillard 1987 : 25). Dans ce cas, il n’est pas étonnant que la protagoniste-énonciatrice montréalaise (Claire Dubé) se voit confrontée au phénomène du « simulacre » (Baudrillard 1981) depuis son arrivée dans la ville américaine. Au lieu de se conformer toutefois à une norme de simulation, en adoptant peu à peu le mode de vie des Californiens à l’instar d’autres étrangers, Claire choisit une démarche auto-interrogative, en posant implicitement la question suivante. Comment être dans un monde postmoderne? Autrement dit, comment y assumer une identité authentique?

Pour démontrer à quel point cette question existentielle est centrale au roman, il faut d’abord s’attacher aux critères opératoires dans la construction et la valorisation du monde san-franciscain. Autrement dit, il importe de considérer en quoi ce monde est établi comme « un réel sans origine ni réalité » (Baudrillard 1981 : 10). Ayant repéré les éléments constitutifs de l’existence californienne, on pourra ensuite analyser le mode d’être de Claire spécifiquement en fonction de ces éléments de référence. Pris dans une structure de contraste et de comparaison, le mode auquel elle tient de plus en plus se fait attribuer un sens et une valeur particuliers. Suite à cette étape, on sera en mesure d’interpréter la vision existentielle que propose le roman entier.

Copies conformes présente la protagoniste comme une mère de famille qui a passé les six derniers mois en Californie, pendant que son mari travaillait à Berkeley sur l’invention de « l’interlangue » (CC, 13). Ce dernier ayant dû rentrer subitement à Montréal, c’est Claire qui se charge de récupérer la macrodisquette contenant toutes les informations précieuses sur l’interlangue. En même temps, afin d’obtenir un remboursement de certains frais, elle s’occupe de trouver Ron et Brigid O’Doorsey, propriétaires de leur maison à Berkeley et aussi de la compagnie informatique The Maltese Falcon Inc. Étant à la fois détective recherchant certains éléments avant de partir et mère-épouse angoissée par ses relations amoureuses avec l’ingénieur Diran Zarian et par l’attachement de son enfant Phil à la Californie, elle se lance dans des démarches qui exigent la distinction du « vrai » et du « faux ». Cette différentiation ne s’avère pas facile, surtout que Claire se heurte constamment à ce que Robert Dion nomme des « faux-semblants » (41) dont l’influence fait vaciller sa raison profonde.

Le postmodernisme de l’univers californien

Au niveau de la diégèse, la quête effectuée par Claire Dubé fait ressortir la grande importance que les Californiens accordent aux phénomènes de la copie et de l’interminable génération d’images. Tel que mentionné cidessus, Claire cherche la version originale d’une importante plaquette appartenant à son mari, linguiste et informaticien. Elle doit alors s’introduire dans le monde du simulacre par excellence, à savoir le domaine californien des ordinateurs et des micro-ordinateurs qui sont « les doubles [du] cerveau [humain] » (CC, 82). Ce monde est également celui des « pirates » comme Ron et Brigid O’Doorsey qui, à l’aide de la clé universelle de l’informatique, font reproduire tout programme informatique sans laisser « aucune trace (…) de son génial [créateur] » (CC, 81). Ainsi, la protagoniste découvre que nulle idée ne peut échapper au vol et à la simulation. En plus, elle apprend que la plaquette qu’elle cherche est perdue à jamais, étant indifférenciable des multiples copies que Ron en a faites. Cette perte souligne le fait que l’original, une fois imité et même « perfectionné » (Chassay 178), n’a plus d’importance pour les Californiens. En même temps, pour résister aux stéréotypes américains de « mother-woman » (CC, 43) et de « friendly khébékwase » (CC, 105), Claire se met en quête d’une identité personnelle. Sa double démarche finit alors par souligner le fait qu’elle ne partage pas la vision des Californiens, ces derniers cherchant à balayer l’individualisme à tout prix[3]. En somme, dans le registre de la diégèse, les notions du simulacre et de la réduplication sont reliées exclusivement à la civilisation san-franciscaine. Cette association est encore plus développée, si l’on considère que le sommaire « en abyme » du Maltese Falcon[4], le « roman le plus célèbre de San Francisco » (CC, 101), est « le médiateur d’une thématisation inaugurale de la fausseté absolue du monde californien » (Dion 47).

Alors que sur le plan de l’énonciation, la protagoniste Claire Dubé est le sujet « je » ou, pour utiliser le terme de Gilles Thérien, la conscience-centre, les Californiens constituent des objets du discours dont les propos sont souvent rapportées dans le texte. Leurs paroles s’avèrent postmodernes en ce qu’elles sont marquées de nombreuses pensées inauthentiques : des simulacres de pensées originales[5]. Ron O’Doorsey, par exemple, a l’habitude de reproduire certains discours socio-politiques comme « Make love, not war! » (CC, 20) et « Il [faut] (…) que les efforts soient partagés, qu’on dépasse l’individualisme » (CC, 162). Plagiant Dashiell Hammett, il se sert du titre The Maltese Falcon pour désigner sa compagnie informatique. De plus, Ron emploie avec excès plusieurs tournures de politesse (« I’m sorry. I’m sorry » (CC, 21)) et de sympathie (« Poor Bob » (CC, 155)), tournures qui ne reflètent nullement ses sentiments authentiques, voire son indifférence totale à l’égard d’autrui. Sa soeur Brigid possède cette même indifférence qui est, selon Diran Zarian, « incompatible avec ses […] propos, avec ce […] qu’elle di[t].… » (CC, 106).

Les paroles des San-franciscains sont constituées de multiples clichés langagiers et culturels (tels que « positive thinking » (CC, 102), « no problem! » et « smile! » (CC, 159)) et d’un jargon de l’industrie « fast-food » et du monde criminel. Ils sont également ponctués non seulement de quelques slogans politiques encourageant l’immédiateté et la rupture du passé (notamment « Live here and now » (CC, 130)), mais aussi de certaines bribes de fiction. La phrase, « All we’ve got is the fact that maybe you love me and maybe I love you » (CC, 55), constitue un des emprunts faits à la version originale (en anglais) du Maltese Falcon. Dans la mesure où les citations et les clichés paraissent en anglais et/ou en italiques, les Californiens sont littéralement désignés comme étant « archifaux » au niveau du discours. En plus, la récurrence des « indicateurs » (Hartog 1980) « ces » , « ils » et « eux » réduisent ces personnages à une collectivité d’êtres « désindividués[6] » . L’indicateur « ces » — se retrouvant souvent dans la locution réitérée « ces damnés californiens » — contribue fortement à l’abstraction des citoyens de référence.

Exemplifiant les énoncés de ce groupe, les propos de Brigid O’Doorsey, « reine de la baie de San Francisco » (CC, 156), sont pour la plupart inauthentiques. En fait, Brigid emprunte des phrases comme « Nobody, you know, nobody wants to kill me » (CC, 46) à la belle et séduisante Brigid O’Shaughnessy, « la fameuse héroïne » (CC, 101) du Maltese Falcon. Qui plus est, elle les répète de telle sorte qu’elles deviennent inintelligibles. Autrement, Brigid parle très peu, laissant toute expression à des représentations non-verbales, à savoir aux photographies et aux publicités dans lesquelles elle figure en tant qu’incarnation de la femme fatale. Ainsi, sur le plan de l’énonciation, cette Californienne est tout à fait postmoderne. Tantôt elle fait écho aux productions verbales associées à un certain personnage fictif, tantôt elle fonctionne à titre de pure surface d’absorption et de résorption d’images non-verbales.

Dans le registre du cadre spatio-temporel, l’univers san-franciscain est établi comme postmoderne en ce qu’il simule divers espaces et divers temps à la fois, confondant le réel et la fiction, le vrai et le faux, pour alors « rend[re] la réalité incertaine » (Chassay 181). En définitive, l’infrastructure de San Francisco se caractérise par son manque de centre (CC, 135) et son aspect illusoire est négatif : « ‘There is no there, there’ » (CC, 135). Les multiples quartiers — qui rappellent d’autres faubourgs nord-américains — sont sans frontières précises. Un réseau de highways joignent les diverses parties de la ville et en même temps planent au-dessus d’elles, permettant la circulation sans destination et « le triomphe de l’instantané sur le temps comme profondeur » (Baudrillard 1986 : 19). En plus, les petites rues, balisées de sens interdits, se ressemblent formant un véritable labyrinthe où l’on cherche en vain des points de repères.

Parmi les constructions et les édifices de « la civilisation de l’image » (CC, 99, 110), les maisons à Berkeley imitent différents styles architecturaux pour évoquer une pluralité d’époques et de lieux étrangers. La villa des O’Doorsey, par exemple, est une « pompeuse construction à colon-nades » (CC, 19), voire une « authentique copie de maison romaine » (CC, 19) dont la porte d’entrée couverte de tuiles rappelle les villas d’Espagne. L’intérieur de la maison renvoie toutefois aux espaces de la fiction et de la science-fiction. Le bleu (la couleur préférée de Brigid O’ Shaughnessy dans The Maltese Falcon) recouvre les murs, le sol et les meubles. Les jouets informatisés et les poupées aux yeux bleus et perçants abondent. Les placards, eux, sont remplis d’une quantité énorme de boissons artificiellement sucrées et de produits qui simulent la nourriture. Cependant, ailleurs à San Francisco, les maisons préfabriquées et prédécorées imitent toutes un même style et les « piscines caricaturales (…) entouré[e]s de plantes en pots » (CC, 24) ont un effet de « trop connu, déjà vu » (CC, 24). De plus, les enseignes lumineuses au néon qui ornent certains bâtiments, les garages souterrains avec des voies en spirale, et les « fastueux centres commerciaux » (CC, 189) créent le sentiment d’être « un peu dans le futur » (CC, 29). Par contre, le Golden Gate Bridge peint en rouge, les gratte-ciel en miroirs et les voiles de catamarans sur le Pacifique donnent l’impression d’être « un peu dans un film, de l’autre côté de l’écran » (CC, 24), dans « un musée, sur une carte postale » (CC, 62), en somme dans l’irréel où le temps est « mort » (CC, 11). Cette impression est appuyée et même accentuée par la mise en abyme, car cette stratégie textuelle permet la confusion progressive du monde san-francis-cain (découvert par Claire aux années 80) et de l’univers fictionnel du roman de Dashiell Hammett.

Outre l’infrastructure et les constructions, la végétation et le climat contribuent également à l’aspect « parfaitement absurde et irréel » (CC, 62) de San Francisco. Les pelouses sont « aussi vertes qu’un gazon irlandais » (CC, 27), les feuilles « trop brillantes, trop foncées » (CC, 27), et les multiples fleurs ont des couleurs qui sont trop vives pour être authentiques. De plus, un grand nombre d’arbres et de plantes (tels que le cyprès, le séquoia, le ginkgo bilobé, le cerisier japonais et le palmier de Floride) sont transplantés de tous les coins du monde pour embellir les jardins de San Francisco. Ces jardins sont « artificiellement maintenus » pendant toute l’année afin de créer un paysage « à photographier en Ektachrome » (CC, 27). Qui plus est, ces jardins se répandent et se reproduisent afin que tous les quartiers, y inclus « les quartiers noirs, plus pauvres, [puissent avoir] quelque chose d’esthétique » (CC, 29). En ce qui concerne le climat, il est qualifié comme étant invraisemblablement stable : six mois de soleil et six mois de pluie. Il est également associé à l’excès ou à la « démesure » (CC, 53) de ce que Baudrillard nomme l’hyperréalité. En été, « le beau temps (…) semble presque cruel » (CC, 7), le ciel est « parfaitement bleu » (CC, 7), et la période de sécheresse longue, tandis qu’en hiver, le mauvais temps dure longtemps et les pluies s’avèrent « violentes » et « dommageables » (CC, 18).

Enfin, les multiples ordinateurs exemplifient la démarche post-moderne d’améliorer et de remplacer l’être humain. Parmi les objets inventés à San Francisco, les disquettes peuvent à tout moment transmettre des renseignements pratiques ou simuler un monde divertissant, enlevant ainsi toute nécessité de communication interpersonnelle. De plus, à l’exception de l’instrument ne permettant que la traduction imparfaite, les micro-ordinateurs qui sont les « doubles [du] cerveau » (CC, 82) accomplissent diverses tâches compliquées en très peu de temps. Les machines-opérateurs simulent la voix humaine[7] et déclenchent l’envoi des messages, tandis que les machines-répondeurs sont programmées pour « écouter » et reconnaître les paroles humaines, ou plutôt « l’image d’une configuration sonore » (CC, 51). Même les caméras derrière chaque fenêtre ont d’« invisibles yeux électroniques » (CC, 28) capables de reproduire ou plutôt d’apporter des « améliorations » à la perception humaine.

Si, au niveau de la figurativisation, les Californiens sont présentés comme des êtres qui « abdiquent toute individualité » (CC, 88) et toute « vérité », c’est à cause de certaines comparaisons. En général, ils se confon-dent à ce que Gould nomme « cliché-ridden Hollywood images » (Gould 1996 : 203). Comme on l’a déjà vu dans le cas de Brigid O’Doorsey, simulacre de l’image de la femme fatale, les citoyens de San Francisco reprodui-sent des modèles stéréotypés (telles que le lunatique malhonnête et avide de pouvoir et l’homme bronzé à la mâchoire carrée et aux épaules larges) tout aussi bien que des personnages fictifs et des idoles célèbres (comme Miss Marple et David Bowie respectivement). Sinon, les Californiens incarnent plusieurs stéréotypes. Ces hybrides sont, entre autres, l’obèse violent, la prostituée-de-luxe anorexique, l’homme-femme, « l’ingénieur postmoderne » (CC, 86) d’origine arménienne, et l’intellectuel drogué et bisexuel[8]. Rapprochés universellement des images réelles qu’ils reproduisent, les citoyens sont comparés, en particulier, à la machine, à la poupée, et au spectre. Or, c’est surtout l’association de Brigid O’Doorsey à ces phénomènes qui renforce le « caractère hyperbolique et inhumain » (Baudrillard 1986 : 21) du collectif dont elle est la « reine » (CC, 156).

Étant donné que Brigid participe à la reproduction et à la diffusion des programmes informatiques, elle est forcément associée à l’ordinateur. Or, celle-ci est encore plus rapprochée de la machine par son manque de passion. Elle est strictement « indifféren[te] » (CC, 106) à l’égard de l’idéologie de partage qui est la dite cause du mouvement de réduplication informationnelle. Selon son mari Diran Zarian, c’est à titre d’automate que Brigid obéit aux instructions de son frère le pirate et qu’elle suit toute mode ou tout mouvement social à San Francisco. De plus, elle « s[e] fich[e] [a]bsolument » (CC, 31) de son mariage, celui-ci n’étant qu’un moyen de gagner la confiance de l’Arménien pour voler ses inventions. Enfin, elle ne cache surtout pas son détachement postmoderne du passé, de l’Histoire des petits pays, et des traditions de famille. À part une absence totale d’émotion, Brigid a une voix progressivement « artificielle » (CC, 117), des « yeux inhumains » (CC, 117), un « ton abrupt » (CC, 40), et un corps qui ne consomme aucun aliment naturel — tout comme celui d’un robot.

Si Brigid O’Doorsey paraît dans ses photos comme une « poupée en robe de dentelle (…), les cheveux roux parfaitement coiffés » (CC, 42), c’est qu’elle est transformée en « chose » faite simplement « pour être ‘vue’ » (CC, 42). Brigid a « l’équilibre précaire des statuettes de Giacometti » (CC, 176) et le « visage plastifié, momifié » (CC, 41) de ses multiples figurines reproduisant l’image de Brigid O’Shaughnessy. De plus, elle possède multiples souliers, froufrous, et robes farfelues qu’elle change quatorze fois par jour (CC, 116) comme si elle s’imaginait être une poupée. Artificielle, elle l’est, jusqu’au point de ne porter que des produits synthétiques, des fragrances pétrochimiques, et du bleu (pour copier ad infinitum la couleur préférée de Brigid O’Shaughnessy). En somme, cette femme est trop semblable à une « poupée de cire poupée de son » (CC, 38), c’est-à-dire « ‘trop’ californienne (…) pour être réelle » (CC, 24).

Enfin, à force de se remodeler et se « perfectionner » par le biais des opérations esthétiques, Brigid finit par ressembler à un spectre grotesque. Sa peau s’amincit chaque fois qu’elle se fait tirer l’épiderme, un muscle est abîmé quand elle essaie de faire modifier son sourire. Son corps, lui, devient progressivement « famélique, desséchée » (CC, 176) et enfin squelettique (CC, 67) en raison de ses régimes alimentaires extrêmes. Elle perd jusqu’à la trace de son propre visage (CC, 176) pour devenir — non pas la femme la plus belle ou la plus désirable qui soit — mais l’ombre d’elle-même. Partant de la phrase de Platon qui est citée deux fois dans le texte, Brigid devient « [l’]ombr[e] projet[ée] par [l’]objet fabriqu[é] » (CC, 71). Déshumanisée et horrifiante, elle exemplifie la fatalité de la simulation constante et de la négativité de l’univers californien dont elle est le (re-)produit.

L’existence de Claire Dubé

Tout en développant les aspects « détachés » et « archifaux » de l’univers de San Francisco et ses citoyens, le texte souligne le manque et la négation progressive de ces mêmes caractéristiques chez Claire Dubé. Sur le plan du récit, Claire est présentée en fonction de son incapacité à « penser le contraire de ce qu’[elle] pens[e] » (CC, 83) pour se transformer en simulacre. Elle refuse de se réduire au statut de Québécoise purement symbolique ou d’une « mother-woman » (CC, 43), et de contribuer ainsi à la génération simulée des différences. Au contraire, c’est à San Francisco qu’elle parvient à affirmer sa position authentique et constamment renouvelée au sein de la culture québécoise. Elle visite les statues des artistes québécois, fait l’effort de chercher des livres en français à la librairie, saisit chaque occasion de parler français, et enfin persiste à conduire la petite Renault 5 avec la plaque d’immatriculation où est marquée la phrase : « Je me souviens ».

De plus, Claire ne se conforme pas à l’idéal de la femme fatale, préférant se raccrocher aux événements individualisants de son passé. Comme Gould le suggère (1993 : 29), la protagoniste tente d’imiter Brigid, sans être satisfaite des résultats. C’est ainsi qu’elle s’oppose aux « nouveaux assimilés » tels que l’Arménien devenu « ingénieur postmoderne » (CC, 86), l’Asiatique surnommée Hawaiian Rainbow, l’Indienne de la boulangerie, rue Market, et le Japonais qui travaille dans l’ancien bureau de son mari. Si elle persiste dans ses fonctions de mère et d’épouse sans carrière (en dépit des modes contraires et de son étiquette péjorative de « femme traditionnelle »), c’est qu’elle se construit peu à peu une identité positive de « mère moderne » (CC, 126). Elle choisit d’assumer le rôle original de femme qui sait prendre la parole et raisonner, aimer profondément sans dire l’énoncé-cliché « Je t’aime. » et agir pour protéger ses intérêts et ceux des siens. N’est-ce pas elle qui arrive finalement à obtenir pour son mari au moins une copie de la plaquette, à se faire rembourser pour les frais de réparation du toit, et à ne manquer ni l’avion ni le rendez-vous qu’elle a promis à son fils?

Dans le registre de l’énonciation, le discours de la protagoniste — le « je » — n’est pas constitué de pensées fausses. Claire affirme elle-même (CC, 190) qu’elle n’est nullement une actrice dont les paroles sont prescrites et elle refuse de prononcer toute formule du style « Je t’aime ». Certes, elle emploie une citation de Ducharme (« Nous sommes des désespérés, mais nous ne nous découragerons jamais » (CC, 9)) ainsi que certains clichés tels « Le fil du temps ne casse jamais » (CC, 186), mais ses emprunts contestent (paradoxalement) le balayage de l’individualisme et la simulation « d’un réel sans origine ni réalité » (Baudrillard 1981 : 10). En effet, ses phrases sont marquées de ses propres angoisses et de ses doutes en tant que mère d’un enfant séduit par le postmodernisme californien, épouse d’un mari-informaticien absent, et femme seule en civilisation étrangère. Claire n’est pas alors comme les Californiens qui refoulent ou renient toute émotion, ou qui sont incapables d’éprouver des sentiments. Si « [l]a grande, la seule différence entre les machines et les hommes reste l’émotion » (CC, 182), Claire est véritablement humaine.

Par ailleurs, l’individualité discursive de la protagoniste est accentuée par des néologismes comme « (être) individuée » (CC, 38), « (regard) chosificateur » (CC, 27) et « (visages) désincrustés » (CC, 41) et par des mots sensuels et onomatopéiques tels que « clapotis » (CC, 71) et « gazouiller ». Cette individualité est particulièrement soulignée par quelques indicateurs de la subjectivité (« je », « moi » et « moi-même ») qui sont currents dans des phrases comme la suivante : « Je dérivais et m’éloignais de moi-même et cela ne m’avançait en rien » (CC, 62-63). En fait, ces indicateurs situent la question de son identité personnelle au coeur du texte. Même les « modes d’énonciation » (Hartog) du penser et du dire viennent souligner l’aspect distinct des propos de Claire : « J’allais enfin pouvoir réfléchir un peu. T’appeler [pour discuter]. Te consulter » (CC, 36). Au niveau de la forme, l’ensemble des énoncés qui constituent le roman évite toute catégorisation générique. On se demande : constituent-ils une suite de pensées intimes ou un monologue intérieur? Font-ils partie d’un dialogue que Claire entretient avec elle-même? Ou bien forment-ils une espèce de communication destinée au mari (au « tu »)? C’est ainsi que le discours de Claire s’offre en tant que création authentique. C’est également ainsi que la Québécoise contraste très vivement avec le « spectre » nommé Brigid qui ne favorise ni l’énonciation ni la communication.

Sur le plan du l’espace-temps, l’univers montréalais représente l’« extra-territorialité » (Harel) à laquelle Claire pense et choisit de retourner. Comme Dion le propose, le texte de LaRue confère à cet univers une certaine « réalité » ou « vérité » qui n’est pas associée à la stabilité ou au « surcroît d’existence tangible » (Dion 57). Cette réalité est plutôt liée au dynamisme et à la complexité, si ce n’est que par le truchement de la problématique langagière et culturelle au Québec. Tout d’abord, les immeubles de Montréal sont associés au réel en ce qu’ils conservent « les traces impudiques » (CC, 126) de la vie, du passage de temps et du va-et-vient des personnes et des entreprises. L’ombre des parents morts semble se faufiler dans les maisons de brique rouge et les bâtiments éventrés dévoi-lent la couleur des intérieurs et les escaliers inutiles. En plus, les bâtiments sont caractérisés par le changement continuel, ce qui, d’après Claire, fait leur « beauté désespérée » (CC, 126). Les restaurants et les magasins, par exemple, changent de nom aussi rapidement que de clientèle. Même les théâtres et les musées d’art sont liés à cette « résistance (...) à se figer dans la moindre tradition » (CC, 126), dans la mesure où ils représentent la diversité, l’individualité et la création du nouveau. Ainsi, l’identité complexe, originale et dynamique de la protagoniste est soulignée par les bâtiments de la ville à laquelle elle se raccroche. Comme les immeubles, Claire Dubé conserve les traces de sa vie[9] et refuse toute image fixe.

Ensuite, la végétation et le climat montréalais ne sont pas du tout évocateurs de la constance et de « l’univocité du factice » (Dion 58). Rapportés positivement dans les souvenirs de Claire, les jardins ne sont pas universellement maintenus et ne donnent pas la même impression de perfection extrême. Au contraire, les jardins « naturels » sont composés d’arbres et de plantes qui sont indigènes à la région, dont les feuilles tombent ou deviennent fades au cours de l’année. En d’autres termes, la forme et la couleur de la végétation tendent à varier selon la saison et même d’année en année. De plus, les conditions climatiques sont modérées et diverses. Il n’y a pas la rupture absolue entre l’été et l’hiver, le soleil et la pluie, mais plutôt une fluctuation des températures et une incertitude barométrique (qui fait altérer le montant de précipitation). De plus, ces variations ont lieu à la fois entre les quatre saisons et au cours de chacune. Ainsi, par association, le climat et la végétation de Montréal établissent la posture modérée, réelle et positive de Claire.

Au niveau de la figurativisation, l’image de la protagoniste ne correspond pas à celle du Californien postmoderne transformé en statut de machine, de poupée et de spectre. Au contraire, Claire est « construite » et valorisée comme étant humaine. En effet, la Québécoise est représentée comme un être « imparfait » (CC, 13). Elle dévie du modèle de la perfection (que Brigid voudrait constituer) en ce qu’elle possède des rides naissantes, des « jambes molles » (CC, 96), et des hanches et des fesses qui sont simplement « convenables » (CC, 10). Certes, avec ses yeux pâles, ses cheveux blonds et son sourire authentique, Claire est « naturellement » jolie (CC, 10). Pourtant, à cause de ses traits marquants, c’est-à-dire ses taches de rousseur, son « air de petite fille » (CC, 10) et son ossature de petite personne, elle n’est pas conforme à l’idéal féminin incarné par les mannequins. Par ailleurs, elle ne porte aucun vêtement, soulier ou parfum artificiel, étant « plutôt du genre cotonnade, toile, textile naturel » (CC, 75).

La Québécoise constitue également un « être pensant ». Au fur et à mesure qu’elle cherche en même temps la disquette et son identité, Claire développe un esprit critique qui contredit son étiquette de « petite fille naïve ». Aussi arrive-t-elle à démythifier « l’illusion san-franciscaine ». Elle découvre que la « vérité » à San Francisco est effectivement la fausseté et l’atemporalité, et non pas la « vie réelle » qui « se joue en un instant [et dont] (...) on se rappelle par la suite » (CC, 75). Et encore, par son refus d’utiliser les ordinateurs et les machines informatisées qui simulent et remplacent le cerveau humain, elle maintient son statut de sujet pensant. Ne cherchant pas à être améliorée et remplacée par les machines, la protagoniste est effectivement méfiante du robot de Joe qui semble posséder une volonté humaine. Les jeux d’ordinateur écartant toute réflexion individuelle lui déplaisent également. En somme, si Claire ne « partage pas la passion des machines » (CC, 92), c’est parce que sa « pensée est bien la chose la plus précieuse qu’[elle] poss[ède] » (CC, 151) et qu’elle ne veut pas la perdre. Son énonciation — qui constitue le roman entier — est par ailleurs ponctuée de nombreuses phrases interrogatives, soulignant sa capacité de mettre en question les images et les données de l’univers sanfranciscain. De plus, ses propos logiques et ses petites listes inscrites dans son agenda viennent établir et même authentifier sa position de détective (qui sait raisonner — sans doute mieux que Sam Spade du Maltese Falcon) et d’énonciatrice (qui sait articuler ses réflexions de façon cohérente et intéressante).

Enfin, Claire est posée en tant qu’un « être moral » qui, ayant une conscience, diffère de la machine et de la poupée. Elle est incapable de mentir. Lorsqu’elle passe la nuit chez Diran Zarian, elle ne peut pas nier cette action en rentrant. En fait, elle se sent mauvaise lorsqu’elle essaie de tromper autrui. Ainsi, elle refuse de passer pour une femme fatale : « Je ne pouvais pas penser le contraire de ce que je pensais, je ne pouvais pas dire le contraire de ce que je disais » (CC, 83). Par ailleurs, Claire pense aux autres. Elle n’est pas du tout égoïste comme les Californiens super-ficiels. Pour limiter les dégâts durant les grands ouragans en février, par exemple, elle fait immédiatement réparer le toit des O’Doorsey à ses propres frais. Avant de rentrer à Montréal, elle nettoie à fond la maison à la rue Golden Gate. Elle se dépêche pour ne pas faire attendre les gens, et elle ne veut surtout pas décevoir son fils « qui n’a qu’elle dans le monde ». Ainsi, lorsqu’elle est obligée de retrouver la disquette, elle se sent coupable quand elle doit négliger son ami Vasseur et son enfant Phil. Enfin, Claire est polie, s’excusant même lorsqu’elle n’a pas tort (CC, 18). À cause de sa très forte « voix de raison », elle refuse à la fin de « cour[ir] à [sa] perte, aveuglément, dans les bras des inconnus » (CC, 128). Par opposition à Brigid, elle n’est pas du genre à « changer de lit changer de corps » (CC, 129). Elle ne se conforme pas non plus aux images d’« Emma Bovary, Anne-Marie Stretter, Anna Karenine, mortes de passion et d’amour » (CC, 128). En somme, elle n’est pas aussi ambivalente que Brigid envers les événements de son passé et n’est « pas prête à tout quitter pour un regard, à [s]’acheminer vers l’autodestruction comme une vraie grande amoureuse [illusionnée] » (CC, 128).

Or, si le texte insiste d’une part sur l’illusion et la fausseté de la civilisation san-franciscaine, et, d’autre part, sur l’individualité et l’humanité de Claire, c’est qu’il développe une polarisation dramatique des Californiens et de la Québécoise. Celle-ci est effectivement construite comme Autre (à valeur positive) dans un monde de Mêmes (à valeur négative) par le truchement de diverses stratégies textuelles. Ainsi, l’existence non-postmoderne que Claire représente acquiert une valeur positive, tandis que l’existence postmoderne de Brigid O’Doorsey et de ses concitoyens est progressivement dévalorisée. Quels effets de sens découlent alors de cette polarisation?

C’est certes par le biais de Claire que le roman offre une critique efficace du postmodernisme apocalyptique[10]. Les réflexions émotionnelles, la tendance raisonneuse et, comme Gould le suggère (1996 : 189), la position marginale de celle-ci permettent la mise en question des éléments constitutifs de l’univers californien. En plus, le départ éventuel de Claire de San Francisco symbolise le rejet définitif de toute perspective qui prône la reproduction et la circulation du modèle, voire qui évacue l’individualité existentielle au profit des images déshumanisantes. Le texte finit alors par critiquer la civilisation de l’image en tant que « lieu des signes d’une impérieuse nécessité (…) mais vides de sens, arbitraires et inhumains » (Baudrillard 1986 : 248)[11]. Il appuie effectivement les points de vue de Baudrillard et de Platon[12], en laissant entendre que « la génération simulée des différences » (Baudrillard 1981 : 12) est « le comble de la barbarie » (CC, 25) et que la diffusion de l’image parfaite crée un monde de « monstres » (CC, 151) ne ressentant aucune émotion, ne sachant ni penser ni distinguer entre le vrai et le faux.

Ainsi, Copies conformes valorise une existence aussi distincte qu’elle est authentique. En particulier, le roman présente une manière d’être (Autre) qui combine les fonctions traditionnelles de mère et d’épouse, et aussi les rôles de créateur (au niveau énonciatif) et de maître (sur le plan de l’action). Après tout, Claire produit un discours original qui est lié à son instabilité émotionnelle et à sa personnalité distincte, mais également à sa maîtrise de soi-même. En plus, elle agit en sa propre faveur, choisissant de n’écarter ni les événements ponctuant sa vie (surtout la naissance d’un enfant, le mariage et l’amour) ni les responsabilités qui en découlent : « [q]uoiqu’il arrive, [elle] doi[t] [s]’occuper de [son fils] » (CC, 172). En somme, étant « contre l’univocité du factice, [Claire] asserte la complexité de la vérité; sentiments, attaches, fuites et retours » (Dion 58).

Dans la mesure par ailleurs où l’énonciatrice représente primordialement les gens de son pays natal, son rejet du postmodernisme constitue la renonciation de la part des Québécois à la simulation et au modèle sans origine ni réel. En d’autres termes, c’est par le truchement de Claire que le roman insiste sur l’aspect positif du mode d’existence québécois. Authentique et réel, ce mode l’est, dans la mesure où il est fondé sur de vraies et signifiantes distinctions — et non pas sur des signes identiques et vides de sens. Cette façon d’être, ou du moins celle de Claire, tient compte des anciennes traditions et valeurs (comme la famille et le mariage) tout en affirmant les variantes régionales et actuelles de la langue française au Québec, les particularités diverses de l’espace et du climat, et les aspects instables de la société qui ne cesse de se modifier. C’est assurément au nom du collectif québécois que Copies conformes promouvoit une identité précaire et alors d’autant plus réelle : « ce qui compte, c’est la réalité » (CC, 55).

Pour conclure, Claire prend en charge son altérité par rapport aux Californiens. Or, selon Greimas et Courtès (1979 : 13), l’altérité est un concept relationnel qui n’est défini que par opposition à un terme du même genre, à savoir l’identité. En d’autres termes, la signification et la valeur que l’on y attribue varient selon le contexte et, en particulier, selon les critères de référence. Cela dit, tout ce que l’héroïne observe vis-àvis du comportement et de l’existence des ses contemporains américains, elle le compare et le contraste avec ses démarches et ses expériences propres. En s’inscrivant dans le rapport « moi/eux », Claire finit également par attribuer un contenu favorable à son individualité établie en termes de traits personnels et d’expériences vécues, ceci pour mettre en valeur sa différence relative à la convention des modèles récurrents et des particularités simulées. Dans ce cas, elle illustre l’apport que les citoyens de Californie peuvent avoir pour la construction ou pour la concrétisation de son identité positive comme personnage Autre.

C’est donc grâce à l’héroïne que la vision suivante se présente. Contrairement à ce que prétend le personnage Ron O’Doorsey, il n’est nullement l’heure de dépasser l’individualisme. Dans un monde où le terme « authenticité » semble avoir presque perdu son sens, il est au contraire temps de résister à la mécanisation et à l’absorption de l’individu dans la masse technologique. Il s’avère même préférable de respecter les événements qui ont ponctué sa vie, même lorsque ceci veut dire assumer certaines fonctions comme celles de la « mother-woman » (CC, 43) que l’on voudrait archaïques et démodées : « Je n’avais jamais partagé l’illusion qu’on puisse choisir sa vie, mais je désirais être fidèle à ce qui ait eu lieu » (CC, 65). Ceci dans la condition où ce sont exactement les attaches et les sentiments qui déterminent et qui vérifient l’être au monde.