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AU CANADA FRANÇAIS, le roman historique jouit d'une popularité presque continue depuis plus d'un siècle. En 1970, Maurice Le . mire avait recensé les romans historiques canadiens-français et pouvait écrire : « nous comptons trois fois plus de romans historiques que de romans du terroir » (1). Certes, à la suite de la Révolution tranquille, ce genre littéraire a subi une certaine éclipse, mais en cette fin de siècle, il connaît un regain de popularité. Madeleine Ouellette-Michalska, Louis Caron, Chrystine Brouillet, Ariette Cousture, Maryse Rouy, Micheline La-chance, parmi tant d'autres, ont redonné au roman historique ses lettres de noblesse. Qu'en est-il en Acadie? Depuis une dizaine d'années, deux romanciers en particulier ont fait oeuvre durable. Jacques Gauthier a publié Les chroniques d'Acadie, quatre romans parus de 1992 à 1996, et Claude Le Bouthillier, Le feu du mauvais temps et Les marées du Grand Dérangement, parus en 1989 et en 1994 respectivement.

Dans le roman historique traditionnel, les personnages sont bien typés et l'intrigue, bien qu'elle soit tirée de l'Histoire, connaît des rebondissements parfois surprenants. Quelquefois le héros est un personnage énigmatique, ténébreux, dont les origines, l'identité, la qualité, les fonctions sont tenues secrètes. D'autres fois l'origine du héros nous est révélée, dès le début, dans une saga qui traverse le temps et les lieux et qui met en valeur l'ascendance du héros. A ce moment-là, le héros apparaît plus grand que nature et ses origines prennent une importance démesurée. Ce qui étonne dans les romans de Gauthier et de Le Bouthillier est l'origine de leurs héros, une origine équivoque, à la fois glorieuse et plus ou moins inavouable ou menaçante, qui fait de ces hommes des êtres certes supérieurs, mais tenaillés par le passé et par la quête de leur identité, quête qui s'insère dans celle de ce pays disparu : l'Acadie. Ces héros sont semblables aux hommes que l'on côtoie tous les jours, avec leur questionnement sans fin, leurs ambitions grandioses, leurs amours souvent désordonnées, mais ils sont en

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même temps plus grands que les hommes puisqu'ils ont de ces derniers les qualités et les défauts de façon suréminente. Ils sont semblables aux autres, sauf qu'ils savent mieux que les autres affronter les dangers, protéger la vie de leur société ou accomplir quelque haut fait, et toujours réaliser une plénitude de vie enviée par plusieurs. Bon sang ne saurait mentir et ces héros sont marqués pour de grandes oeuvres dès leur naissance.

Les fils du roi

Sachant jouer des ambiguïtés de l'histoire, le Gaspésien d'origine acadienne Jacques Gauthier a rédigé une série d'oeuvres, Les chroniques d'Acadie, où il raconte, dans un peu plus de mille sept cents pages, l'histoire de l'Acadie à travers les vicissitudes de l'existence de deux familles ennemies.1

Dans le premier roman, Clovis, qui se déroule en France, en 1591, un nouveau-né est découvert, abandonné, au château de La Roche-Guyon, le jour même de la visite du roi. Mme de Guercheville le place sous sa garde et Henri IV, pour ne pas être en reste avec la comtesse, le baptise Clovis et promet de le faire éduquer. Mais ce conte fleur bleue s'embrouille d'une étonnante manière et le lecteur ne connaîtra le fin mot de l'intrigue que dans les dernières pages du roman. En effet, la maîtresse du roi, l'intrigante et ambitieuse Gabrielle d'Estrées, qui se croit assurée de devenir reine de France et de faire de son fils légitimé, César de Vendôme, le dauphin de la dynastie bourbonienne, prend ombrage de l'intérêt que porte le roi pour Mme de Guercheville et a deviné que Clovis n'est pas un enfant trouvé, mais bien le fils du roi, d'où son désir de le faire disparaître à tout prix.

À cet enchevêtrement d'intrigues nobiliaires s'ajoutent la « volonté de Dieu » et une série d'événements mystérieux. Pendant le baptême, le vent se lève : « Il vient de l'orient, suit le cours de la Seine et descend vers la mer » (53). Ce vent est violent, pourtant la flamme des cierges allumés pour la cérémonie reste droite et immobile : « Les spectateurs ayant remarqué la chose, un murmure s'élève dans la foule et plusieurs fidèles s'agenouillent naturellement devant le prodige, en criant au miracle » (53). Une paysanne meurt empoisonnée après avoir goûté au biberon du bébé. La demoiselle d'honneur de la comtesse est poignardée après avoir voulu prévenir Clovis d'un complot. Lui-même échappe à plusieurs tentatives d'assassinat. Enfin, Gabrielle d'Estrées meurt de façon mystérieuse et le roi, à l'annonce de la mort de sa maîtresse, de s'exclamer : « Ceci est la main de Dieu » (90). Comme l'écrit le père Coton, confesseur du roi et ami de la comtesse de Guercheville : « Les desseins de Dieu notre Seigneur

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et Maître sont insondables et il n'appartient pas à l'homme de deviner Ses intentions » (65-66). De tels événements surnaturels ou divins ne cessent de se manifester dès qu'il est question de Clovis.

Devenu adolescent, Clovis s'embarque pour Port-Royal. Blond, musclé et puissant, il s'adapte remarquablement bien à son nouveau pays, combat aux côtés des Souriquois (ou Micmacs), épouse la fille d'un sagamo (chef), devient lui-même souriquois et prend le nom de Kitpoo (aigle). Il n'éprouve aucun regret d'avoir quitté l'Europe : « Qui sommesnous pour penser que notre façon de vivre est la seule qui soit possible? Avez-vous donc tant de mépris pour les Souriquois et leur mode d'existence, pour croire que je ne peux vivre heureux et en bonne santé parmi eux? Ma nouvelle famille, ma nouvelle vie sont ici » (156-157). Clovis fréquente Champlain, Poutrincourt, Lescarbot, Membertou, La Tour et Biencourt, voyage de Port-Royal à Mallebarre (Cape Cod), de Jamestown à Québec, de Saint-Sauveur (devant Mount Desert Island) à Adjimsek (Jemseg) sur la rivière Saint-Jean. Somme toute, on le retrouve en première ligne lors de tous les événements marquants de la fondation de l'Acadie. Lors de l'attaque de Samuel Argall à Saint-Sauveur, Clovis perd sa femme, fauchée par un boulet, et des papiers importants envoyés par sa mère : « Ma mère me priait de garder ces documents comme s'ils étaient ce que j'avais de plus précieux car, ajouta-t-elle, et je me souviens de ses paroles, "ils pourraient être d'une importance vitale pour l'avenir du royaume de France" » (280). De nombreux personnages sont à la recherche de ces documents mystérieux.

Une trentaine d'années plus tard et à la suite d'une série d'aventures trop longue à énumérer, Clovis est grièvement blessé lors du siège du fort Sainte-Marie par Charles de Menou d'Aulnay. Clovis dicte ses dernières volontés, « tout le monde peut entendre les efforts que le seigneur d'Adjimsek fait pour livrer son dernier message. Même la brise, qui plus tôt glissait par les fenêtres ouvertes, s'est arrêtée, comme si toute l'Acadie était dans l'attente » (427), puis il demande au père Ronsard de célébrer une messe avec les ornements et vases des jésuites celés dans un coffre depuis la destruction de Saint-Sauveur. Le coffre est ouvert avec grands efforts et on y trouve, comme par hasard, les documents de Mme de Guercheville. Ces documents confirment que Clovis est bien le fils du roi Henri IV, prédisent que Clovis et sa descendance sont « destinés aux plus grandes choses dans ce monde » (453) et reproduisent un sizain mystérieux de Nostradamus.

Sicambre né de Vendosme et Ponese

Race à derrain en Arcadie genèse,

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Mise en desfaulx, quatre cents ans pasra;

César l'agnat pointera Franc loyal, Mépris faus voir dans l'engeance royal, Cap inocent, par le péché Casra. (452-453)

Après la lecture de ces documents, le Fils du roi s'éteint paisiblement et le roman prend fin.

Dans le deuxième volume des Chroniques d'Acadie, Oscar, nous sommes plongés dans les guerres coloniales du dix-huitième siècle qui ont mené à la destruction de l'ancienne Acadie. Le Micmac d'adoption, Hughes Doucet, combat avec férocité les Anglais qui ne cessent d'étendre leur territoire et de commettre des injustices envers les Amérindiens et les Acadiens. À la veille de sa mort, en 1754, il révèle qu'il est le frère jumeau du petit-fils de César de Vendôme, donc un descendant de Gabrielle d'Estrées. Son père, craignant d'avoir à diviser la couronne fran-çaise à laquelle il croyait toujours, l'avait fait disparaître en l'envoyant à Port-Royal.

— Mais, Monsieur, il y avait déjà longtemps que les Vendôme savaient bien que le trône de France, s'il était passé près d'eux, n'allait plus jamais revenir. — Allez dire ça à ceux qui ont failli s'y asseoir. La maison d'Orléans en est un bel exemple. Ils font mille complots pour y parvenir. Il n'est pas dit qu'un jour ils n'y parviendront pas. Les Vendôme, dont tout le monde croit aujourd'hui qu'ils se sont éteints, y ont cru jusqu'au dernier descendant. (352)

Afin que le secret de la naissance de l'enfant ne soit pas éventé, celui-ci fut élevé par des Souriquois dont il adopta le costume et les usages. Dans les années qui précèdent le Grand Dérangement, Hughes voit mourir sa femme, son fils et tous les membres de sa famille, victimes de la cruauté des Anglais. Seul son petit-fils Oscar survit aux massacres. Enfin, Hughes a en sa possession des documents qui confirment son origine princière. Parmi ces documents se trouve une lettre de Gabrielle d'Estrées adressée à César de Vendôme. La maîtresse du roi prétend avoir été empoisonnée par Mme de Guercheville et exhorte son fils à la venger et à exterminer Clovis et ses descendants.

Si vous n'êtes pas capable d'accomplir mon voeu, faites en sorte que l'un de vos descendants prenne la relève. N'ayez de cesse, mes enfants, que vous ayez anéanti cette lignée maudite. Tant qu'un seul d'entre

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eux restera vivant, votre avenir ne sera jamais assuré, une épée de Damoclès restera pour toujours suspendue au-dessus de vos têtes. (425-426)

Oscar, le petit-fils d'Hughes et le descendant des Vendôme, participe à la défense du fort Beauséjour, où les Français n'avaient « ni les hommes ni les vertus » (390) pour résister, puis se réfugie avec sa famille à Cobeguit, où ils sont faits prisonniers et déportés. Il tente de s'emparer du navire qui les transporte, mais est abattu d'un coup de mousquet dans le dos. Sa femme, Marie-Ange, qui se retrouve seule avec leur fils, réussit à survivre, tant bien que mal, grâce au soutien que les Acadiens se procurent les uns les autres. Quelques années après son arrivée en terre d'exil, elle épouse un compatriote, déporté comme elle, fonde une deuxième famille et s'établit dans la région de Boston.

Si les deux premiers volumes des Chroniques d'Acadie sont des romans historiques, les deux suivants relèvent davantage du roman policier. Dans Tranquille et Modeste et S'en vont chassant, la vendetta, qui avait opposé les deux familles depuis le début de la colonie, prend une tournure inusitée et se déplace du « petit Canada » de Salem, en Nouvelle-Angle-terre, en 1870, aux forêts de la Gaspésie, en 1991. Dans le dernier volume, à la suite de l'assassinat d'un chasseur, d'une longue enquête policière et d'un procès riche en rebondissements, l'on apprend qu'un descendant de Gabrielle d'Estrées avait voulu assassiner le descendant d'Antoinette de Guercheville, mais qu'il s'était trompé de personne et avait tué un innocent. Se voyant sur le point d'être accusé de meurtre, le descendant des Vendôme se suicide, tandis que quatre cents ans après la naissance de Clovis réapparaît aux yeux du public son descendant et que s'accomplit la prophétie de Nostradamus, dont les premiers vers peuvent se traduire de la manière suivante :

Clovis, le fils de Henri IV et d'Antoinette de Pons

Implantera la dernière race des Bourbons en Acadie, Mais elle ne réapparaîtra qu'au bout de quatre cents ans. (90)

Les fils de Dieu

Le romancier et psychologue Claude Le Bouthillier s'est lui aussi penché sur l'histoire de l'Acadie et la tragédie de la déportation de 1755 dans son quatrième roman, Le feu du mauvais temps. Selon la tradition acadienne, le feu du mauvais temps est une boule de feu qui se déplace sur mer, en particulier dans la baie des Chaleurs, en changeant de vitesse, de forme

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et de direction. A l'intérieur de cette boule de feu vogue un vaisseau tout noir avec de grandes voiles blanches et, sur le pont, des marins qui s'agitent. Dans la plupart des versions, le vaisseau fantôme serait un navire de la marine anglaise qui aurait participé à la déportation des Acadiens.2 Dans le roman de Le Bouthillier, c'est un navire portugais, que les Amérindiens auraient brûlé pour se venger d'une razzia sur leurs côtes. L'apparition du navire fantôme annonce toujours une terrible tempête. Cette image du feu du mauvais temps symbolise bien le roman de Le Bouthillier : le feu des canons et des incendies; le vaisseau de la guerre, de la déportation et de la mort qui pourchasse sans relâche un peuple abandonné par la mère patrie; le mauvais temps qu'ont traversé les Acadiens entre 1740 et 1763. Enfin, au niveau anecdotique, Feu du mauvais temps est le nom de la goélette de Joseph Le Bouthillier, une goélette construite en Acadie avec, à la proue, un dragon sculpté semblable à celui qui aurait orné un drakkar viking échoué près de Miscou « peu avant l'arrivée des Français » (27).

Dans ce roman, les origines du héros, Joseph Le Bouthillier, sont entourées de mystère. L'orphelin, adopté par des quadragénaires de Québec, porte sur la poitrine, côté coeur, un tatouage qui représente des armoiries et dans une de ses malles se trouve, bien enveloppé, rien de moins qu'un stradivarius sur lequel est gravé un nom, « Le Bouthillier. » Devenu adulte, l'orphelin a, bien entendu, toutes les qualités du héros-aventurier :

Bien campé, blond, prunelles en perles grises, nez très effilé, barbe drue et brune teintée de roux, longs cheveux bruns noués par une boucle, il émanait de lui une aura de noblesse, de grandeur et de générosité, comme son héros Sinbad. Sa musculature nerveuse laissait deviner une grande force; sa démarche avait la fluidité de la mer, et ses mains noueuses et fines avaient à la fois la robustesse des mains de l'ouvrier et la sensibilité de celles du violoniste. (1 8)

Gravement blessé lors d'une expédition de trappe, Joseph tarde à revenir à Québec. À son retour, il apprend que sa fiancée enceinte, Émilie, le croyant mort, a quitté le Canada. Il décide alors de refaire sa vie ailleurs. Dans la région de la baie des Chaleurs, au lieu dit le « Ruisseau » (Bas-Caraquet, où est né l'auteur), Joseph s'éprend d'Angélique, une jeune veuve issue d'une mère micmaque et d'un père huguenot qui s'est échappé des galères du roi. Angélique a les cheveux dorés, trait génétique hérité des Vikings qui auraient, du moins dans ce roman, noué des liens avec les Micmacs à une époque reculée.

En 1757, Joseph, porteur d'une lettre du gouverneur Vaudreuil, se rend en France pour obtenir des renforts, découvrir ses origines et, mal-

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gré son amour pour Angélique, retrouver Emilie. À Nantes, il découvre que les armoiries tatouées sur sa poitrine sont celles des ducs de Bretagne. Il apprend aussi que vers 1715, un des neveux des ducs de Bretagne, Jean Le Bouthillier, s'était amouraché d'une gitane de passage. La mère disparut peu après et le père mourut d'une mort suspecte. Mais Joseph n'a pas le temps d'approfondir son enquête car il doit remplir sa mission. À Versailles, Joseph ne réussit pas à convaincre le gouvernement d'intercéder massivement au Canada. Il retrouve Emilie et, en route pour l'île de Guernesey, Joseph et Emilie disparaissent dans une tempête.

La deuxième partie du roman se déroule en 1981 à Paris. Christian Le Bouthillier, boursier du gouvernement français, essaie de retracer le passage de son ancêtre Joseph en France. Pendant qu'il fait des recherches, il rencontre et devient amoureux de la juive Dalila. Christian qui a toujours éprouvé un attrait pour le peuple juif, « le peuple élu, choisi, unique » (389), comme il le dit, considère les Acadiens en quelque sorte comme la « treizième tribu » (393) : « Comment une Juive, songe-t-il, peut-elle ne pas voir de similitudes entre nos deux peuples, l'oppression qui a été, à des degrés différents, notre héritage? » (393). Enfin, dans les îles anglo-normandes, Christian découvre que Joseph et Emilie n'ont pas péri dans un naufrage et que Joseph est mort presque centenaire.

Un tel résumé ne rend pas compte du foisonnement de personnages ni de l'enchevêtrement des intrigues ni du sujet véritable de ce roman : la description des sociétés micmaque, acadienne et française du milieu du dix-huitième siècle. Claude Le Bouthillier brosse le tableau de trois cultures, chacune régie par un code moral et éthique qui lui est propre. Il se fait le partisan passionné des cultures micmaque et acadienne où la vie est simple et libre, où le partage et l'entraide vont de soi. A ces sociétés « sauvages » s'opposent l'intolérance, le mépris et la corruption des aristocrates français. Les sociétés autochtones et agricoles sont donc valorisées au détriment des sociétés urbaines et « civilisées ». Joseph, véritable person-nage picaresque, traverse toutes les couches de ces sociétés et nous fait part de ses impressions. Désinvolte et épris de liberté, il est toujours prêt à partir à l'aventure, s'adaptant avec une aisance remarquable aux circonstances et au milieu dans lequel il se trouve.

Le Bouthillier renoue avec la tradition littéraire amorcée par Longfellow lorsqu'il décrit les souffrances individuelles et collectives des Acadiens dépossédés, mais il participe aussi à la remise en question de cette tradition en décrivant la résistance acharnée de personnages exemplaires et la volonté commune des réfugiés de rester dans la région de la baie des

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Chaleurs et de se réenraciner. Le Feu du mauvais temps ressuscite la culture et le passé de l'Acadie et permet d'entrevoir l'avenir de cette communauté fragile, exiguë, qui refuse de disparaître, comme l'exprime cette image de l'inextinguible petite flamme de l'espoir :

[...] ils [René et Mathilde] posèrent la main sur un disque qui devait exprimer la réponse contenue en eux et qui prédirait leur avenir et celui de leur peuple. Le disque choisi, comme l'indiquait le livre ouvert par Angélique, symbolisait l'enracinement et la croissance. Tous les Acadiens présents décidèrent de rester au Ruisseau, et il leur sembla que la flamme de la chandelle s'était mise à répandre une lumière plus vive, symbole d'une Acadie qu'on n'avait pas réussi à tuer. (380)

Claude Le Bouthillier n'avait pas prévu d'écrire une suite au Feu de mauvais temps, mais à la suite « des réactions encourageantes des lecteurs tant en Amérique qu'en France » (363), il décida de raconter la suite des aventures de Joseph. Dans Les marées du Grand Dérangement, Joseph entreprend de résoudre le mystère de ses origines (entre autres choses). Il découvre à la bibliothèque de l'abbaye du Mont-Saint-Michel que les ducs de Bretagne auraient été les gardiens du Graal, le vase de la dernière Cène dans lequel on aurait recueilli le sang du Christ lorsqu'il eut le flanc percé par un centurion. Ce vase aurait des propriétés miraculeuses. Il n'en faut pas plus pour que Joseph se mette à la quête du Graal, et ce, d'autant plus, que selon une légende, le Graal serait en Acadie. En effet, Jésus aurait eu des enfants avec Marie-Madeleine, la Magdaléenne, fille de Joseph d'Arimathie et soeur de Lazare (celui que Jésus avait fait ressortir vivant de son tombeau). Ceux-ci auraient suivi Joseph d'Arimathie en Europe et, de là, ils auraient essaimé. Ces descendants seraient des Graals en chair et en os avec dans leurs veines le sang du Christ. Des vases vivants, en somme, et qui se seraient mêlés aux Acadiens.

Y avait-il un grand secret? Les Anglais en avaient-ils eu vent pour déporter si soudainement et avec tant de fanatisme les Acadiens? Tout faire pour vider le territoire et s'acharner sur un petit peuple? Un moment il crut qu'il devenait le prophète Elie, et l'Acadie lui apparut comme un lieu saint, au même titre que Jérusalem et La Mecque. Puis, comme Moïse sur le mont Tabor, il entendit une voix grave clamer que les descendants de la lignée sacrée avaient mêlé leur sang à celui des Acadiens; [...] que le peuple acadien était devenu le gardien du Graal; que tous ceux qui avaient joué ce rôle dans l'histoire avaient souffert [...] Puis d'autres images se juxtaposèrent et il vit la

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chrétienté partir en croisade pour libérer ce lieu saint, l'Acadie. Les chrétiens accouraient de partout pour libérer ce peuple, dépositaire de la lignée sacrée, que l'Anglais persécutait., (281-282)

Peu après la mort d'Émilie, Joseph retourne en Acadie et refait sa vie avec Angélique. Mais Joseph demeure obsédé par la quête du Graal.

— Dans l'Antiquité, le peuple juif était le peuple élu, choisi par Dieu, mais, aujourd'hui, pourquoi le peuple acadien ne pourrait-il être celui-là? Avec toutes les souffrances que les Acadiens ont subies, on ne douterait pas de leur filiation avec le Seigneur. Ça expliquerait aussi leur penchant pour la généalogie [...]. (357)

Des feuillets trouvés à l'intérieur de la bible de son beau-père huguenot citent des prophéties de Nostradamus qui doivent se réaliser autour de l'an deux mille. Il y est surtout question d'un messie issu d'Acadie qui viendrait sauver la terre.

« L'an mil neuf cent nonante neuf sept mois (juillet 1999), Du ciel viendra le Grand Roy de frayeur, ressusciter le grand Roi d'Anglomois, avant après Mars régner par bonheur. » Joseph ne savait trop si cette prophétie parlait d'espoir ou de fin du monde. L'autre, d'un illustre inconnu, était plus précise : on y décrivait un monde empoisonné par les hommes, où le soleil brûlait la peau et où l'été devenait l'hiver. Il était question de la glace des pôles qui fondait, de l'eau des océans qui montait, d'éruptions volcaniques... d'une église assaillie de toutes parts, d'une maladie comparable à la peste noire qui décima l'Europe, une maladie causée par le sexe et le sang. Il y était en outre question d'une pointe de terre, une péninsule, « là où la baie court à la mer », avec un grand voilier à la coque noire et aux voiles blanches enveloppé dans une boule de feu, ainsi que d'un messie issu de cet endroit qui viendrait sauver la terre. [...] le peuple d'où viendra ce messie, ce sauveur, ce grand monarque, est censé rayonner à travers le monde et ramener l'espoir en l'avenir. (359-360)

En 1805, Joseph retourne encore en France, déterminé à rencontrer l'empereur Napoléon afin de l'amener à libérer l'Acadie. Au large de Caraquet, Joseph voit, pour une dernière fois, ce phénomène mystérieux annonciateur des tempêtes : le feu du mauvais temps.

[...] une boule de feu s'éleva au-dessus de l'eau [...] Et dans ce cristal liquide, cette sphère de lumière, il y avait non pas un vaisseau mais un vase qui brillait de tous ses feux. Le Graal s'élevait au large des côtes de

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l'Acadie pour signifier que ce peuple était protégé par son Créateur. (362)

Les Marées du Grand Dérangement est un récit complexe qui décrit les multiples déportations des Acadiens pendant une période de quarante ans. Comment le résumer sinon en reprenant les paroles d'Angélique qui raconte à son mari retrouvé les épisodes de sa vie : « Elle lui décrivit chacun de ses enfants et de ses petits-enfants, récit qui prit un peu des allures de conte des Milles et Une Nuits » (356). Certes, le lecteur s'empêtre trop souvent dans la lourdeur des intrigues qui n'en finissent plus de s'éterniser, comme la vie de Joseph d'ailleurs, mais comment faire autrement dans un roman qui se propose de décrire le sort des familles acadiennes éparpillées aux quatre coins du globe, luttant constamment pour survivre et transmettre leur langue, leur culture et leur foi? Oscillant entre les histoires de chacun et la grande Histoire, Claude Le Bouthillier nous brosse un tableau saisissant d'une époque déchirante, celle de la déportation, puis du retour et du réenracinement des Acadiens.

Les fils de l'Histoire

Dans tous ces romans, les auteurs accordent une origine mythique à l'Acadie. Dans les romans de Gauthier, le père fondateur de l'Acadie, au propre et au figuré, est Henri IV. Comme le souligne l'auteur:

Dès les premiers instants de l'existence de l'Acadie, le sang de Henri IV coula dans les veines de deux familles acadiennes, comme si le roi avait voulu donner l'exemple du peuplement en mettant lui-même la main à la pâte, ainsi qu'il aimait tant à le faire. Bon sang ne pouvant mentir, Clovis et Oscar avaient poursuivi avec ardeur l'oeuvre pour laquelle le bon roi Henri leur avait donné l'exemple. {Tranquille 427)

Clovis et Hughes, personnages aux noms révélateurs (Clovis 1er, v. 466-511, fondateur du royaume franc; Hughes Capet, v. 941-996, fondateur de la troisième dynastie des rois de France), sont les enfants naturels du premier Bourbon à parvenir au trône. Enfants abandonnés, poursuivis par des assassins à la solde de puissants personnages, ils participent à la fondation de l'Acadie, connaissent ses grandeurs et ses misères, et établissent des familles acadiennes d'origine royale qui se seraient perpétuées jusqu'à nos jours.

Dans Clovis et Oscar, le thème des frères ennemis s'inscrit d'emblée dans l'histoire des débuts de l'Acadie où les guerres civiles ont un caractère d'endémie, mais perd de sa raison d'être dans les récits qui se dérou-

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lent en Nouvelle-Angleterre à la fin du dix-neuvième siècle et en Gaspésie un siècle plus tard. D'ailleurs, dans Tranquille et Modeste et S'en vont chassant, on nous rappelle les origines des protagonistes de façon inopinée, dans les toutes dernières pages de ces romans, grâce à des documents transmis de père en fils depuis le règne d'Henri IV.

Si la vie sentimentale de celui que l'on surnomma le « Vert Galant » est à l'origine des Chroniques d'Acadie, les romans de Le Bouthillier sont plus compliqués. Joseph est le fils naturel d'un neveu des ducs de Bretagne et d'une gitane. Il épouse une Amérindienne aux cheveux dorés, dont la mère est une descendante des Vikings et des Micmacs, et le père un huguenot normand. A maintes reprises, des liens de similitude sont établis entre le peuple juif et le peuple acadien, la « treizième tribu, » mais ce n'est que vers la fin du deuxième volume qu'un lien est établi entre les Acadiens et les descendants de Jésus et de Marie-Madeleine. Ceux-ci seraient des Graals en chair et en os avec dans leurs veines le sang du Christ. Les Acadiens seraient tous, si nous nous en tenons à la définition classique d'Hésiode, des « héros » ou des demi-dieux : les enfants d'un dieu et d'une mortelle.

Malgré quelques variantes, nous pouvons discerner dans ces romans un thème fondamental, classique. Les héros naissent de parents illustres, de nature divine ou du moins de parents qui sont des reflets de la divinité : rois, princes, êtres proches de Dieu. La naissance de l'enfant est précédée de prophéties ou de songes, et accompagnée de merveilles. A la suite de difficultés politiques, l'enfant est rejeté par la famille, abandonné. Cerné par la mort, menacé dès sa naissance, il est confié aux caprices des eaux. Dans sa nouvelle patrie, il est élevé par des Amérindiens et s'adapte à son nouveau milieu. C'est la période de la vie cachée, d'une mort apparente qui précède une « épiphanie, » une manifestation héroïque. En effet, le héros devenu adulte va révéler sa valeur extraordinaire, accomplir des « travaux » dignes d'Hercule et participer à la fondation d'un pays. N'estce pas le récit de Moïse, de Romulus et Rémus? Les romans de Gauthier et de Le Bouthillier remontent jusqu'aux racines du pays. Dans ces romans des origines, tout commence par une naissance hors du commun, celle du héros, et conduit à des actions d'éclat, à une véritable geste épique où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l'histoire et dont le but est de célébrer l'Acadie.

Enfin, le surnaturel joue un rôle certain dans ces romans historiques ne serait-ce que par le sizain secret de Nostradamus qui annonce la réapparition de la race des Bourbons en Acadie après un intervalle de quatre cents ans, dans les romans de Gauthier, ou cette autre prophétie de Nos-

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tradamus qui annonce l'apparition d'un messie issu de l'Acadie qui viendra sauver la terre, dans les romans de Le Bouthillier.

Certes, notre résumé de cinq romans comprenant plus de deux mille cinq cents pages ne rend pas compte de tous les détails, de l'enchevêtrement des intrigues, de la myriade de personnages qui vont allègrement d'un continent à l'autre, d'une époque à l'autre, des situations équivoques, des fausses pistes, des faits interprétés différemment après coup, des corrections de l'auteur (Voir Marées 364). Quoi qu'il en soit, dans ces romans, les Acadiens seraient des descendants du Christ, au pire des descendants d'Henri IV. Pourquoi une telle surenchère? L'Acadie qui a vu se promener sur ses rives Champlain, Poutrincourt, Lescarbot, La Tour, Menou d'Aulnay, Le Borgne et Biencourt a-t-elle besoin de ces demi-dieux?

L'histoire de la colonisation de l'Acadie se prête admirablement au genre du roman historique. Elle abonde en personnages célèbres évoluant dans le décor majestueux de la nature sauvage. Les romans historiques, tels Les chroniques d'Acadie, Le feu du mauvais temps et Les marées du Grand Dérangement, avec leur dépaysement dans le temps et l'espace, leurs héros plus grands que nature, s'opposent au mal de vivre de cette fin de siècle et satisfont sur le plan imaginatif le désir de liberté et de puissance des lecteurs. Comme l'explique Henri Morier : « Tout ceux qui ne se sentent pas des héros, mais qui voudraient l'être, se repaissent des aventures du mythe épique sous toutes ses formes, du récit de guerre au récit policier, en passant par l'Iliade et l'Odyssée » (268). Oscar, Hughes, Joseph sont des êtres semi-divins à la chevelure blonde, lumineuse; ils sont puissants et se détachent de la foule des hommes ordinaires; ils brillent par leur valeur extraordinaire. Des termes de luminosité, d'ascension solaire, évoquent ces héros qui partent à la quête d'un idéal, de « ce cristal liquide, cette sphère de lumière [...] le Graal qui s'él[ève] au large des côtes de l'Acadie » {Marées 362). Ils incarnent le désir du lecteur d'échapper à ce qui limite sa vie pour accéder à la lumière, aux hauts espaces, à la souveraineté.

Cependant, il faudrait ici apporter une précision. Malgré la solarité de leurs héros et les qualités surhumaines de ces derniers, les romans historiques de Gauthier et de Le Bouthillier ne se réduisent pas à des oeuvres de pur divertissement, à des livres qui donnent des chances d'évasion. Tel Janus aux deux visages, l'un tourné vers le passé, l'autre vers l'avenir, ces romans expliquent le passé pour mieux préparer l'avenir. Le roman historique se veut ici un langage, un véhicule par lequel des changements à la société peuvent devenir évidents et nécessaires. Les romans de Gauthier et de Le Bouthillier proposent des façons de faire et d'agir dans le contexte d'une culture nord-américaine qui marginalise la société acadienne et la

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langue française. Ainsi, ces romans ressuscitent la culture et le passé de 1 Acadie et permettent au lecteur d'entrevoir un avenir à cette communauté minoritaire qui lutte pour ne pas disparaître. Dans la postface des Marées du Grand Dérangement, le romancier et psychologue Le Bouthillier écrit:

Le feu de Mauvais Temps et Les marées du Grand Dérangement, avec en filigrane le thème de l'identité du peuple acadien, m'ont permis de concilier mon métier de psychologue et ma vocation d'écrivain. En essayant de dire par des personnages qui nous sommes et quelles sont nos ressources, je contribue à ma façon à l'image, à l'estime de nousmêmes, le meilleur antidote contre toute forme de stagnation et le fondement pour notre épanouissement en tant que peuple. (365)

Ce désir d'épanouissement, qui est un désir de changements, s'accomplit dans deux directions dans le roman historique, car ou bien l'auteur raconte des « histoires, » et il change ce qui est, ou bien il cherche à modifier la condition du lecteur acadien, et il change ce qu'il est. D'une façon ou de l'autre, il refuse l'état actuel des choses au nom d'un rêve personnel qu'il croit possible de se réaliser. Gauthier et Le Bouthillier sont en un sens des « fauteurs de troubles » qui fondent leurs espoirs de changements sur des intrigues fictives, mais aussi des hommes épris de liberté, résolus à ne pas s'incliner devant l'« irréversible, » rebelles aux situations établies, et subversifs malgré le conformisme du genre littéraire qu'ils utilisent.

Gauthier et Le Bouthillier ont très bien compris l'importance de donner une note toute personnelle au thème des origines de l'Acadie en introduisant leurs ancêtres dans leurs récits,3 car le but principal de ces oeuvres est avant tout de rappeler aux lecteurs acadiens l'histoire de leurs ancêtres. Comme le souligne Marie-Ange, qui vient de voir son mari abattu d'une balle dans le dos et qui se retrouve seule avec son fils Nicolas devant un avenir incertain :

Marie-Ange regarde approcher les côtes de sa nouvelle patrie. [...] Elle songe que Nicolas n'aura jamais connu l'Acadie. Elle se fait alors à elle-même la promesse qu'elle élèvera son fils dans la connaissance de son père, de son pays, de sa famille et de l'histoire qui a été, et même celle de ce qui a failli être. « C'est mon devoir, se dit-elle. Un devoir sacré. » (Oscar 426-427)

Certes, Oscar, après tout, ce n'est qu'un roman, une histoire inventée, mais une histoire qui s'inscrit dans l'Histoire de ce qui a été et de ce qui aurait pu être. Si l'Acadie a disparu, elle revit grâce à l'écriture et acquiert

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une présence obsédante. Le romancier réinvente ce qui n'est plus et lui donne une nouvelle réalité.

Ce souci de rappeler aux lecteurs acadiens l'histoire tragique de leurs ancêtres démontre que les romans de Gauthier et de Le Bouthillier reprennent en l'adaptant au goût du jour un mythe acadien traditionnel, le mythe constitutif de l'Acadie basé sur le martyre et l'ascension (Voir Viau). Dans les premiers récits sur l'Acadie, Evangeline de Longfellow, Jacques et Marie de Napoléon Bourassa, Elle et Lui d'Antoine-J. Léger, Traqués sans merci de Paul Desmarins, pour ne nommer que ceux-ci, les communautés de la jeune colonie étaient dépeintes comme prospères et sereines. Tous leurs habitants cherchaient à servir le bien collectif et démontraient des vertus exemplaires qui incitaient les autres à se perfection-ner. Dans ce monde harmonieux, cette nouvelle Arcadie, les Acadiens entretenaient le règne du Christ sur terre. Le mal est venu de l'extérieur. Un ennemi puissant, féroce et non catholique, a envahi les communautés acadiennes et les a dévastées. L'agresseur n'a pas seulement accaparé les terres fertiles, le bétail et les fermes qu'il convoitait, ni tout simplement assouvi son désir de puissance, mais a tenté d'éliminer la population française et catholique en Acadie. Les Acadiens ont été embarqués sur des navires comme du vil bétail, emprisonnés dans les forts anglais, abattus par les « rangers. » L'oeuvre de civilisation acadienne est retournée à l'état de nature.

Fortifiés par la foi et la piété, les Acadiens ont affronté ces épreuves avec le courage et la grandeur d'âme des véritables martyrs. Ils ont été marqués au plus profond de leur être par cet événement que rien ne pourra effacer : « L'Acadie porte dans son âme les traces de souffrances passées » (Chiasson 282). L'ampleur de la tragédie explique, du moins en partie, le grand nombre de termes dénominatifs qui désignent les déportations : « le Grand Drame, le Grand Dérangement, la Tourmente, la Grande Tragédie, le Démembrement, l'Expulsion, la Dispersion, la Déportation » (Hautecoeur 77). Mais la Passion est suivie de la Résurrection. Les Acadiens sont revenus au pays malgré de nombreuses vicissitudes. Après la traversée d'une longue période obscure, ils connaissent une renaissance et peuvent maintenant poursuivre leur mission rédemptrice. Somme toute, dans les oeuvres traditionnelles qui portent sur le Grand Dérangement, les Acadiens forment un peuple élu au destin providentiel. Certes, Gauthier et Le Bouthillier ne croient plus en le messianisme acadien traditionnel, d'inspiration catholique, mais leurs récits appellent un renouvellement, assez surprenant, de cette croyance messianique, car leurs héros sont d'origine royale ou divine et ils ont un rôle important à jouer dans l'avenir de l'Acadie.

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Dans les textes traditionnels, de même que dans les romans historiques de Gauthier et de Le Bouthillier, les Acadiens doivent puiser dans les temps héroïques de la colonisation et de la déportation les forces qui leur sont nécessaires pour se libérer, c'est-à-dire construire une nouvelle Acadie. Les leçons du passé fournissent un instrument de combat contre « l'occupant » et projette sur le monde un optimisme délibéré : celui de participer à la fondation d'une société radicalement autre, qui s'oppose à l'ordre établi anglais. Dans les récits traditionnels et dans les romans de Gauthier et de Le Bouthillier, les héros, comme nous l'avons indiqué, incarnent notre désir d'échapper aux limites d'une vie terne pour accéder à la lumière, aux hauts espaces, à la souveraineté, mais cette souveraineté, faut-il le souligner, est à la fois personnelle et nationale.

Gauthier et Le Bouthillier reprennent le rêve d'émancipation, qui, de génération en génération, sous des formes diverses, secoue les auteurs acadiens. Il faut y voir la volonté de renouer avec ses racines et une possibilité d'apporter quelque chose au présent. D'ailleurs, il est étonnant de noter que les deux romans de Le Bouthillier se terminent par une image de feu, de soleil levant : « [...] la flamme de la chandelle s'était mise à répandre une lumière plus vive, symbole d'une Acadie qu'on n'avait pas réussi à tuer » (Feu 380) et « [...] une boule de feu s'éleva au-dessus de l'eau [...]. On aurait dit un grand oiseau de feu, une comète qui zébrait la mer dans un sifflement assourdissant » (Marées 362). Ce feu qui apparaît après des années de noirceur n'est-il pas représentatif de la renaissance de l'Acadie, de sa permanence?

En résumé, Gauthier et Le Bouthillier ont peut-être divagué sur les épreuves du peuple acadien, sur son histoire qui déroute l'Histoire (avec un H majuscule), sur son destin qui, dans leurs romans du moins, semble relever d'une logique surnaturelle, mais, tout comme les auteurs des romans historiques acadiens traditionnels, ils ont rédigé leurs oeuvres afin de susciter de la part du lecteur une admiration pour les premiers Acadiens et le désir de rendre ses propres actions conformes à certains idéaux basés sur la survie de la nation.

A la suite des théories émises par Susan Suleiman et Albert Halsall, nous pouvons considérer ces romans comme porteurs d'un enseignement puisqu'ils sont formés de propositions à fonction persuasive combinées avec des récits offerts comme preuve ou « exemple » de ces propositions. Le fonctionnement de ces romans est donc lié à la coexistence dans le même texte des fonctions persuasives et des fonctions fictives et historiques. Les romans de Gauthier et de Le Bouthillier véhiculent un argument par le moyen d'un récit historico-inventé : la nation acadienne ne doit pas

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disparaître; Dieu ou une puissance supérieure la protège; les Acadiens ont une vocation en Amérique. Il s'agit donc d'infléchir la pensée des hommes et de réinterpréter l'Histoire en racontant des « histoires » qui, très souvent, cherchent à donner de l'époque de la fondation de l'Acadie une image exemplaire, afin de transformer le présent et préparer une véritable « résurrection acadienne. »

À quoi servent ces romans? À prêcher la vocation « providentielle » des Acadiens, à célébrer leur oeuvre civilisatrice unique ou à décrire un épisode tragique de l'histoire canadienne, mais certainement pas à entretenir un discours défaitiste. Un souci de permanence, de continuité traverse toutes ces oeuvres. Cela expliquerait en partie cette référence à la royauté, à Dieu et en particulier au peuple juif. Le Bouthillier admireraitil ou serait-il jaloux de ce « rapport à l'éternité, » de cette permanence, de cette « sorte d'immortalité » que représente la survivance de ce que Serge Moscovici appelle « la part juive de la nation » qui continue « comme si elle avait reçu l'assurance de persister dans son être alors qu'alentour tout la menace » (D6)? Cioran exprime une idée semblable dans La tentation d'exister : le peuple juif donne à l'humanité une leçon universelle de « persévérer dans l'être » (99). Cette leçon, toutes proportions gardées, Le Bouthillier et Gauthier semblent vouloir l'inculquer au peuple acadien.

NOTES

1 Cet intérêt de l'auteur pour le passé s'est manifesté pour la première fois dans le volume L'Acadie, Histoire des Acadiens, de l'historien français Yves Cazaux. Gauthier y signe le second épilogue, intitulé Un authentique Acadien s'interroge et témoigne. En quelques pages, Gauthier révèle comment il prit conscience de son « acadienneté » et décrit les péripéties de ses ancêtres Joseph-Nicolas et Joseph Gauthier au XVIII' siècle. En évoquant les lieux où se réfugièrent les Gauthier : Port-Royal, Beaubassin, l'île Saint-Jean, le fort de Petite-Rochelle et,finalement,Bonaventure, en Gaspésie, Jacques Gauthier brosse un rapide survol des malheurs de la nation acadienne. En retour, Yves Cazaux signera la préface de Clovis, le premier tome des Chroniques d'Acadie.

1 À titre d'exemples, voir la nouvelle Le Feu de la baie (parue en 1863) de Joseph-Charles Taché (65-69) et le roman d'Antonine Maillet, Pélagie-la-Charrette (84-85). Au sujet des bateaux-de-feu, feu-des-Roussi, feu-du-mauvais-temps ou feu-de-la-Baie-des-Chaleurs, voir aussi Catherine Jolicoeur, Le Vaisseau fantôme : Légende étiologique.

3 « Il est toujours difficile de parler des ancêtres. J'ai tenté de le faire avec respect, en faisant ressortir la beauté et la bonté des êtres. [...] Ce roman se base sur des faits historiques que j'ai cherché à respecter dans la mesure du possible. Joseph, mon aïeul paternel, arriva au Ruisseau (Bas-Caraquet) vers 1740 » (Feu 445). Jacques Gauthier, dans Oscar, et Edrnond-L. Landry, dans Alexis, feront de même dans leurs romans.

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OUVRAGES CITÉS

Bourassa, Napoléon. Jacques et Marie. Montréal : Fides, 1976.

Cazaux, Yves. L'Acadie : Histoire des Acadiens. Paris : Albin Michel, 1992.

Chiasson, Anselme. Chéticamp : Histoire et traditions acadiennes. Éditions des Aboiteaux,

Moncton, 1961.

Cioran, E. M. La tentation d'exister. Paris : Gallimard, 1956.

Desmarins, Paul. Traqués sans merci. Montréal : Granger, 1956.

Gauthier, Jacques. Clovis. Montréal : Pierre Tisseyre, 1992. {Chroniques d'Acadie, t. I) '

. Oscar. Montréal : Pierre Tisseyre, 1993. {Chroniques d'Acadie, t. II) . Tranquille et Modeste. Montréal : Pierre Tisseyre, 1995- {Chroniques d'Acadie, t. III) . S'en vont chassant. Montréal : Pierre Tisseyre, 1996. {Chroniques d'Acadie, t. IV) Halsall, Albert. « Le roman historico-didactique. » Poétique 57 (1984) : 81-104. Hautecoeur, Jean-Paul. L'Acadie du discours : Pour une sociologie de la culture acadienne.

Québec, Presses de l'Université Laval; 1975.

Jolicoeur, Catherine. Le Vaisseau fantôme : Légende étiologique. Québec : Presses de l'Université Laval, 1970.

Landry, Edmond-L. Alexis. Moncton : Éditions d'Acadie, 1992.

Le Bouthillier, Claude. Le feu du mauvais temps. Montréal : Québec/Amérique, 1989.

.• Les marées du Grand Dérangement. Montréal : Québec/Amérique, 1994.

Léger, Antoine-J. Elle et Lui. Moncton : Imprimerie de L'Évangéline ltée, 1940.

Lemire, Maurice. Les grands thèmes nationalistes du roman historique canadien-français.

Québec : Presses de l'Université Laval, 1970.

Longfellow, Henry Wadsworth. Evangeline. Moncton : Éditions Perce-Neige/Écrits des

Forges, 1994.

Maillet, Antonine. Pélagie-la-Charrette. Paris : Francopoche, 1990.

Morier, Henri. Dictionnaire de poétique et de rhétorique. Paris, PUF, 1961.

Moscovici, Serge. Chronique des années égarées, cité par Roch Côté, « Roumain de sort! » Le

Devoir (13 et 14 septembre 1997) : D6.

Suleiman, Susan. « Le récit exemplaire, parabole, fable, roman à thèse. » Poétique 32 (1977)

: 469-489. . Le roman à thèse ou l'autoritéfictive. Paris : P.U.F., 1983.

Taché, Joseph-Charles. Forestiers et Voyageurs. Montréal : Fides, 1981.

Viau, Robert. Les Grands Dérangements : la déportation des Acadiens en littératures acadienne, québécoise et française. Beauport : Publications MNH, 1997. . Les visages d'Évangéline ; du poème au mythe. Beauport : Publications MNH, 1998.