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Devant ce roman, paru en 1994, deux sentiments importuns s’imposent. D’abord, une certaine appréhension parce que son auteur, décédé il n’y a pas longtemps, était, selon les mots mêmes de Gilles Marcotte, « un personnage », célèbre au Québec tant comme critique littéraire que romancier, essayiste et poète. Comment, en effet, demeurer impartial pour le dernier écrit d’un esthète et fin-lettré qui n’a cessé pendant trente ans « d’interroger le monde, la culture, la langue, en somme tout ce qui permet un va-et-vient fécond, vital, entre la vie et l’art, » comme le résume si bien la jaquette du livre?

Par ailleurs, le titre et l’illustration de la couverture laissent perplexes. Il n’y a pas de virgule, comme cela devrait, entre les deux mots Minuit chrétiens, qui réfèrent au fameux cantique. Quant à la peinture d’Edvard Munch, Hiver à Kragerö, qui présente une vision bucolique et sereine d’un village couvert de neige, elle tient à la fois de l’exotisme et de la « grande » culture par sa référence étrangère, et d’une réalité bien canadienne et terre-à-terre par son sujet hivernal, relié du reste au titre religieux. Toutefois ce tableau exprime surtout l’envers de ce que l’on connaît de ce peintre norvégien, surtout connu pour son fameux Le Cri et autres peintures traduisant son sentiment tragique de la vie.

Sitôt la lecture commencée, cette inquiétude, toutefois, se transforme en enthousiasme, non seulement à cause de l’élégance « aristocratique » du style et de la grande érudition de l’auteur[1], qui en elles seules à la longue pourraient agacer, mais surtout que les deux sont intégrées à la nature du récit. Avant de s’intéresser à la double structure de ce dernier, à laquelle se rattache d’ailleurs la référence ambiguë au tableau de Munch et le titre religieux dont le sens sera inversé à la fin du roman, commençons par en résumer l’histoire.

Un narrateur âgé, nommé Soublières, dont la profession d’« historien des religions, de l’esthétique, de la littérature, ou de leur mélange » (40) s’apparente à celle de l’auteur, rédige le récit d’un drame qui s’est passé dans sa petite ville natale. Ce grand voyageur qui a autrefois vécu en Europe, tout en poursuivant ses recherches entre autres sur saint François d’Assise, est en effet hanté par ce qui se passe entre deux familles, les Charbonneau et les Lupin, dont les demeures côtoient celle de sa soeur, vieille célibataire comme lui. Lorsqu’il n’est pas de passage chez cette dernière qui habite toujours la demeure de leurs parents, il reste en contact avec elle par téléphone. Elle se fait alors plaisir de lui raconter en détail la vie de chacun et surtout de celle des voisins qui le fascinent.

Avant que sa soeur ne lui révèle ce qui fera scandale dans le village, Soublières a été témoin, lors d’une précédente visite chez elle, de la curieuse conduite du jeune fils du docteur Charbonneau. Un soir de pluie, alors que tout le village rassemblé célébrait « le cinquantième anniversaire de naissance du curé », le petit Denis, âgé de douze ans, traverse le jardin pour se rendre chez les voisins Lupin (18). Curieusement ce comportement rappelle au narrateur un souvenir intime d’un demi-siècle passé: l’amour secret qu’il avait éprouvé pour un compagnon guère plus âgé que lui, lequel n’était malheureusement intéressé que par la satisfaction de son désir. Lorsqu’il fait connaissance plus tard des Lupin et des Charbonneau, et surtout du jeune Denis, il a « le sentiment d’un tragique mineur » parce que cet enfant intelligent et volontaire était « le centre absolu de [sa] famille » (24-27). Il apprendra, par l’intermédiaire de sa soeur, que ses pressentiments étaient fondés. Au cours de l’automne, le père Charbonneau découvre en suivant son fils que celui-ci, prétendant aller s’entraîner au hockey, se rend en fait le soir à la scierie de son ami Lupin.

Suivent ensuite les détails de cette affreuse découverte grâce à l’entretien qu’aura avant Noël le narrateur avec Charbonneau qui se confie dans un moment d’abandon. On apprend ainsi le désespoir du père d’avoir été « trahi et sali » par son meilleur ami et par son fils, sa peur du déshonneur, sa prise de conscience d’avoir été un « mauvais père » (52), incapable d’aimer, et son désir de se venger de Lupin qui avait violé « l’intégrité physique de son fils » (49). Tout en s’assurant que le secret soit gardé à tout prix, il cherche la vérité auprès de son ancien ami et aussi de son fils, mais inutilement. Le premier souffrant et écrasé ne peut expliquer ses actes : il a succombé à Denis, « plus fort que [lui] ». Il accuse de plus Charbonneau de n’avoir su distinguer en son fils un être distinct de lui-même : c’est pourquoi « Denis est venu vers moi », ajoute-t-il (61-62). Quant à ce dernier, il veut qu’on le laisse en paix (81). Le père doit reconnaître que « son ami Lupin avait été la victime d’une volonté sans recours. L’enfant, c’était l’homme fait; le maître, c’était Denis.» (81) Il ne lui restera plus qu’à envoyer son fils dans un pensionnat dirigé par le cousin Bernard Malo, un jésuite qui affirme que, loin de l’influence des femmes, il fera un homme de lui. Mais, ajoute la soeur du narrateur qui avait été invitée au départ du garçon, ce dernier paraissait être une « victime rétive qui ne se laissera pas égorger » (87).[2]

Dans les dernières pages, qui sont d’une grande importance, nous assistons à un retournement qui, tout en expliquant le titre du livre et le sens caché derrière le tableau de Munch de la couverture, justifie la constante dialectique entre certains éléments du texte sur lesquels nous reviendrons plus loin. Dans le roman policier, c’est à la fin que le coupable ou la vérité est révélé-e; dans le récit d’Éthier-Blais qui contrefait ce schéma romanesque, Denis Charbonneau, l’enfant qui semblait la victime, s’avère non seulement être le véritable vainqueur, mais il personnifie un renversement socio-religieux des plus déconcertants. En effet, celui-ci, de retour parmi les siens pour les vacances de Noël, assiste à la messe de minuit, à laquelle se sont rendues les deux familles comme si de rien n’était, en compagnie du narrateur et de sa soeur, pour « donner tort aux ragots » (95). Au moment même où Soublières prend conscience qu’il fait partie lui-même des vaincus, c’est-à-dire, selon lui, de ceux qui ont choisi la vérité surnaturelle contre l’imposture et le mensonge humains, le Minuit, Chrétiens est entonné.

Mais, ce cantique chanté par Lupin, au lieu de célébrer le rachat du monde par la venue du Messie et son sacrifice divin, devient démoniaque. Dans cette voix à l’« accent métallique », il y avait « comme une ironie sonore qui contredisait le texte », souligne le narrateur :

C’était Denis qui chantait, de la voix d’homme qui serait un jour la sienne, lorsque le long affermissement en lui de la Pensée, de la Domination, de la Lumière serait résolu en vie et en puissance. [...] La deuxième strophe, appelant l’homme à se redresser, à dominer le monde contre Dieu, fut triomphaliste. La Voix [...] prophétisait ce que nous serions. (99-100)

Soublières et sa soeur ne parleront plus de leurs voisins. Ils fuiront même, chacun de leur côté, cette petite ville. Lui, de retour à Montréal, s’adonnera de nouveau à ses recherches, remarquant que « tout [...] est alternance » et qu’au moment où il croit démêler dans les ouvrages qu’il lit « la mélodie essentielle [...] dans sa pureté et sa douceur divines », une autre voix « à la gloire de Baal » la recouvre « de son ombre métallique » (101-102).

Bien que ce petit livre n’ait même pas cent pages, le résumé assez détaillé que nous venons d’en donner est loin d’y rendre justice. Seule une lecture étoilée, plurielle, impure, comme le préconise Guy Scarpetta, pourrait permettre de saisir et de comprendre la structure polymorphe et polysémique de ce récit, qui, écrit à la fin de la carrière d’un écrivain, semble condenser les préoccupations de ce dernier, tant au niveau affectif, qu’au niveau stylistique et esthétique. Aussi serait-il vain et illusoire de prétendre donner une vision exhaustive de la signification de cette oeuvre, les quelques commentaires qui suivent ne visant qu’à suggérer modestement quelques pistes d’analyse.

Dans les vastes romans que sont Les Pays étrangers (1982) et Entre toutes les femmes (1988), Éthier-Blais, en bon chroniqueur et moraliste qu’il était, cherchait à reconstituer une époque, celle de l’après-guerre au Québec, en incorporant à son univers romane ques des personnes réelles qu’il avait rencontrées et connues. Dans Minuit chrétiens, l’auteur remonte au contraire à son propre passé pour y trouver l’inspiration. On peut en effet voir plusieurs correspondances entre ce roman et Fragments d’une enfance (1989), où il raconte les douze premières années de sa vie. Ainsi, par exemple, on retrouve dans les deux oeuvres cette habitude qu’ont des voisines de se téléphoner quotidiennement (Minuit 10; Fragments 76). Alors que l’auteur se souvient de la cave comme du lieu privilégié de son enfance paradisiaque (Fragments 17-24), le roman par deux fois l’associera plutôt au secret, au péché, au désir interdit et impossible. C’est là, se rappelle le narrateur, que s’étaient déroulés autrefois les jeux sensuels entre lui et un ami. C’est aussi l’endroit où le père Charbonneau demande des comptes à son fils au sujet de la « faute innommable » (59), ressentant « à [son] endroit une répulsion » et le comparant à « un jeune démon »" (79-80). L’absence obsessive du père adoré, entrepreneur forestier qui est mort lorsque l’auteur avait huit ans, est d’ailleurs transposée dans le lien presqu’incestueux existant entre Denis Charbonneau et le meilleur ami de son père, Lupin qui, lui, possédait une scierie. L’autobiographie passe d’ailleurs rapidement sur un épisode « secret » où il va au-devant d’un jeune romanichel, mais à cause de « la pudeur de son enfance lointaine », il n’ose continuer le récit (99-100). Comme Denis aussi, il était un enfant gâté, un « menteur fieffé » (124), et à douze ans il deviendra pensionnaire chez les jésuites. Signalons enfin que, vers la fin de l’autobiographie, l’auteur se rappelle les messes de minuit de son enfance (151-55), alors que l’épisode du « Minuit, Chrétiens » termine le roman.

Autant est-il possible de lier Denis Charbonneau à l’enfance d’Éthier-Blais, autant peut-on associer ce dernier à son narrateur Soublières qui — comme lui, écrivain et chercheur avancé en âge — nous fait part, non sans ironie, de ses recherches, de ses lectures, des conférences qu’il a données, des livres et articles qu’il a écrits et même des prix qu’il a reçus. Le préfixe sous ne suggère-t-il pas la dépendance? Et dans blières ne retrouve-ton pas les deux premières lettres de blais et les trois dernières de éthier? Le narrateur et l’écrivain sont aussi originaires d’une petite ville et les deux ont été traumatisés par la noyade d’un frère aîné (154), mais surtout ils partagent les mêmes goûts. Ainsi Éthier-Blais révèle-t-il dans son autobiographie que « L’enfant polymorphe que j’étais portait dans le secret de ses rêves inconscients, la France, la Chine et l’Arabie pétrée, ces trois azimuts auxquels, pour faire bonne mesure, j’ajoute le Ciel. » (167) Pour ceux qui connaîtraient peu l’auteur, rappelons qu’Éthier-Blais, en plus d’avoir eu en très haute estime les cultures française et chinoise, s’intéressait aux Arabes à un point tel qu’il aura une résidence secondaire en Tunisie, et beaucoup de critiques voient en son oeuvre celle d’un moraliste. Trois des quatre obsessions qu’il se reconnaît se retrouvent chez Soublières et constituent des thèmes importants du roman. Le narrateur, qui voyage souvent en Europe, lit, cite et travaille sur des auteurs français (Bossuet, Bremond, Daniélou, Gide, Julien Green, Huysmans, Lacordaire, Lamennais, Mauriac, Montalembert, Veuillot). Il adore aussi « la lecture des enquêtes du magistrat Ti » et il vit « entouré de bouddhas et de représentations idylliques de la vie à l’époque des T’ang » (21); signalons que le surnom du docteur Charbonneau est « vieux bouddha ».[3] Enfin, Soublières travaille non seulement sur des textes religieux, surtout ceux concernant saint François d’Assise, mais toute la problématique du roman repose sur l’opposition morale entre le Bien et le Mal, entre Dieu et celui que sa soeur et lui n’osent nommer.

Sans doute, cette vision dualiste chrétienne — le Bien versus le Mal —, teintée d’un certain mysticisme, pourrait-elle déranger, sinon déplaire, si ce n’était que, en plus d’être constante avec les préoccupations culturelles et spirituelles du narrateur, elle est aussi à la base même de la structure bi-polaire du récit, dont relève du reste le double côté auto-biographique mentionné précédemment, l’auteur se dédoublant dans ses deux principaux personnages : Soublières étant son alter ego présent; Denis Charbonneau, l’enfant qu’il était autrefois. Si Denis fascine tant le narrateur, c’est, avoue-t-il, que «[p]eut-être vivais-je, enfin pleinement, un épisode inachevé de mon enfance? [...] C’est la plénitude de cet inachèvement qui donnait des ailes à mon imagination, comme s’il était possible de revivre sa vie, d’aimer de nouveau, d’aller par un ultime recommencement jusqu’au bout de ce qu’on a été. »[4] (32-33) Pourtant, devant Denis, il n’est pas sans ressentir « un écho négatif » qu’il compare à l’épouvante éprouvée devant le vide (72). Cette dialectique se rattache d’ailleurs à toute une série d’antagonismes entre l’errance et la permanence, le commérage et le biographique, le secret et le récit, la domination et le don, le féminin et le masculin, la soeur et le frère... À cette structure binaire, il faudrait ajouter le constant jeu entre d’autres notions privilégiées par l’auteur comme le mensonge et la vérité, le secret et la révélation, le désir et le sacré, l’interdit et le permis, l’enfant et l’adulte, le quotidien et la culture, la société et la littérature, l’oral et l’écrit... Afin de mieux démontrer cette organisation oppositionnelle du texte, reprenons quelques-uns de ces éléments conflictuels qui se recoupent la plupart du temps.

La relation entre l’oral et l’écrit, qui est sans doute l’une des plus importantes de ces dialectiques, est associée à la fonction même de l’écrivain qui transpose et cristallise par son travail les événements réels dont lui fait part sa soeur. Ainsi commence-t-il par écouter cette dernière lui narrer « la petite vie » de sa ville (41) et surtout les racontars sur ses voisins qui, d’après lui, finiront peut-être « dans les journaux » (38, 39). Mais l’oeuvre littéraire consiste justement à se départir du bavardage quotidien et du commentaire journalistique souvent scandaleux pour en faire une oeuvre d’art. Soublières, qui rapidement prend la relève pour « écrire » un événement qui aurait pu se résumer à une simple histoire de désir dévoyé, s’inspirera aussi des confidences que lui fera plus tard le docteur Charbonneau. Lorsque ce dernier se livre, il « voyai[t], dit-il, sortir de cette bouche un phylactère aux extrémités volatiles où s’enroulait le texte à mesure » (46). Quand il regarde Denis, c’est « avec cette même attention qu’[il] porte aux manuscrits et aux livres, comme s’il s’agissait d’une page imprimée » (71). En s’adressant à ses lecteurs, le narrateur souligne qu’il s’agit donc de « [s]a version » qu’ils liront, « reflet du sentiment de la ville et de la paroisse » (21), qui « révèle la veine qui bat, le sang qui la fait battre » (13), auquel il a « ajouté ce que [s]on expérience des âmes et du comportement des hommes au cours des siècles [lui] a appris » (21). Il ajoute :

Ma soeur m’a prêté un canevas sur lequel je fais apparaître les trames qui donnent un sens psychologique à un récit. Ce sont là des thèmes que je développe, pour la vérité et pour les protagonistes, eux, pauvres créatures emportés par un destin qui les dépasse. (46)

Sous sa plume, la réalité se transforme en récit, la vie en biographie, la Nature en Culture. En faisant une comparaison avec « l’architecture qui forme l’arrière-plan » des toiles de Giotto, il s’agit, ajoute-t-il, d’« élargi[r] les personnages à la dimension de l’infini » (17).

Cette transposition et cette appropriation ne se font pas cependant sans danger. Le travail d’écriture peut en effet élever le passager et le quotidien à l’universel, rejoindre même la tragédie et le mythe afin qu’un surplus d’humanité en résulte, et c’est ce but que se propose d’atteindre l’auteur à travers son narrateur. Mais, parfois, il peut y avoir un déraillement, un dévoiement, c’est-à-dire que l’écrivain peut transformer le réel à son profit, comme le critique littéraire ou le chercheur peut mésinterpréter une oeuvre et même une vie en raison d’un manque d’objectivité, d’un manque d’intelligence, ou d’un manque de sympathie (30).[5] Soublières réprouve cette façon d’écrire en donnant comme preuve le livre erroné de Julien Green sur saint François d’Assise, à qui il a lui-même consacré beaucoup de ses recherches. Il s’identifie, révèle-t-il, à des hommes « qui avaient non seulement cherché la vérité, mais avaient aussi violemment haï le mensonge et l’imposture, sa soeur dans l’action » (98). Par la suite, le narrateur écrira un article sur Green, « qui devint une étude de dimension moyenne sur les notions de secret et de mensonge » (28), et il se mettra aussi à rédiger un ouvrage au titre révélateur « Proses et Mensonges » (29, 32). Ces deux travaux sont non seulement des « mises en abyme » du roman d’Éthier-Blais, qui repose sur une dialectique entre le secret à garder et son dévoilement, mais ils manifestent surtout l’importante fonction « métafictionnelle » de son livre.

L’auteur, par l’intermédiaire de Soublières, tout en proposant sa conception de la littérature et de l’art en général, donne un exemple de cet exercice de métamorphose par l’écriture en faisant un roman d’un fait divers envers lequel il ressent une affinité secrète. Pour faire oeuvre d’art, l’écrivain se doit de rechercher la vérité, de révéler ce qui était secret: être à la fois investigateur pour trouver des indices et dévoiler un mystère, et psychanalyste pour comprendre les méandres de l’âme humaine. Le fait que Soublières s’adonne à temps perdu à la lecture de romans policiers chinois racontant les enquêtes du magistrat Ti n’est pas anodin (21, 34). Il transforme de même une simple histoire de moeurs en un genre de thriller subtil où la notion de secret, liée à celles de mensonge et de vérité, importe à un tel degré que la fonction de l’écriture même en dépend. Écrire, c’est révéler l’indicible. Le narrateur à cause de « sa qualité d’historien et d’amateurs d’âmes » (45) se compare aussi à un confesseur (89) qui meurt d’ennui devant le « ronronnement répétitif du bétail » (92), devant le récit que lui raconte le père de Denis. Selon lui, pour qu’une oeuvre atteigne un certain sentiment tragique, elle doit considérer la condition humaine en constant conflit entre le Bien et le Mal. Ainsi, dans Minuit chrétiens, c’est le salut de la communauté, représenté entre autres par saint François d’Assise, qui se voit confronter à la puissance de domination par la raison qu’incarne le petit Denis.

Voilà ce qui explique qu’au début du roman le narrateur remarque que s’il prend la peine d’écrire les événements étranges dont il a été le témoin, c’est qu’ils lui rappellent « ce Moyen Âge qu[’il a] tant étudié, et tant aimé » (13), surnommant même son récit « le dit du fils aîné » (37). En effet, cette histoire de la révolte d’un fils contre le père et contre tout ce qui est considéré sacré — la loi patriarcale — devient une représentation du conflit entre deux conceptions du monde. D’un côté, il y a celle du Moyen Âge où l’univers et ses lois sont conçus et ordonnés à partir d’une Vérité éternelle, d’un ordre divin où le Fils se sacrifie pour la survie de la communauté. C’est à cette vision mythique du monde qu’appartient François d’Assise et les autres hommes auxquels s’identifie le narrateur : Jacopone da Todi, un franciscain du XIIIe siècle qui dénonça la nature humaine infirme et pécheresse (auteur présumé du texte du Stabat Mater), « le Goethe de Faust, aujourd’hui Veuillot et le mysticisme de l’action sans retour et sans mensonges. [...] Tous, ils avaient choisi l’absurde [de la foi] contre le raisonnable [des hommes] » (98). [6]

L’autre vision du monde, c’est celle de l’histoire moderne et de la suprématie du pouvoir de la raison et de l’individualisme, incarnée dans Denis, à laquelle se sont opposés tous ces hommes plus ou moins mystiques. Au récit de François d’Assise, fuyant son père pour « all[er] vers un Dieu et les plaies du Crucifié » (46), se substitue celui de Denis Charbonneau, fuyant lui aussi son père, mais au contraire pour asservir, posséder et détruire un autre homme selon son désir : le sacrifice de soi est remplacé par la volonté de puissance (voir aussi 25). Cette subversion de l’ordre mytho-traditionnel s’actualise dans un cadre québécois : Denis se révolte contre son père médecin, ancien représentant de la classe bourgeoise dirigeante et aussi de la haute culture, pour choisir et envoûter Lupin, un entrepreneur forestier (cf. la figure du coureur de bois), qui incarne plutôt une classe prolétarienne soumise au profit et au plaisir.[7]

Dans son recueil poétique Le Prince Dieu, Éthier-Blais avait déjà célébré la gloire d’un autre « Prince Enfant » (32), figure christique attendu par son peuple pour renouveler le monde dans la tendresse et l’amour. Il est significatif que cet appel utopique, incarné dans le quotidien d’une Arabie sensuelle et mythique, demeurait tourné vers un Âge d’or aux relents moyenâgeux et patriarcaux (relié d’ailleurs à une enfance paradisiaque vers laquelle on essaie de remonter). Denis Charbonneau, lui aussi un « dieu-enfant » (26), manifeste l’envers de cet idéal. Pour le narrateur, ce personnage est la représentation du Nouvel Homme, fascinant mais dangereux, entièrement préoccupé par son désir et sa propre volonté de puissance : un Antéchrist. Ainsi, dans la finale du roman, nous assistons à l’inversion de la célébration de Noël : plutôt qu’un Dieu qui se fait homme pour le salut du monde, nous assistons à la naissance de l’homme devenant Dieu ( 97-101).[8] La transgression grammaticale du titre Minuit chrétiens (absence de virgule et usage abusif de la majuscule) annonçait déjà ce remplacement de l’ordre social mytho-judéo-chrétien par le désordre individualiste moderne, qui privilégie l’égalité en tout et où le stage de l’adolescence a d’ailleurs supplanté l’autorité paternelle.

Pour le narrateur, l’ère des anciens « souffre-douleur », intermédiaires du Malin victimisés par les « bonnes âmes », dont lui parlait autrefois Mauriac, est révolue (15-16). Et, ajoute-t-il ironiquement, pensant probablement à la « rectitude politique » d’aujourd’hui : « Je sais. Depuis Rousseau, les enfants sont des victimes, les ouvriers sont devenus victimes avec Marx, les femmes avec Beauvoir. Ne sont coupables que de vieux chercheurs comme moi. » (33) Toutefois, malgré la nostalgie qu’il éprouve pour le monde ancien, Soublières n’en demeure pas moins envoûté par les victimes maintenant victorieuses, comme Denis, qui lui paraissent démoniaques par leur révolte contre l’ordre sacré du Moyen Âge. Pour lui, il importe, rappelons-le, que l’auteur se reconnaisse dans son sujet; c’est ce qu’il reprochait à Green de ne pas faire dans « sa biographie du Poverello » (30).

Plus qu’une parabole de la rivalité millénaire entre deux conceptions du monde, et plus qu’une fable quelque peu moralisatrice de l’accès du monde à la modernité, le court roman d’Éthier-Blais est aussi une représentation du conflit moral intérieur intrinsèque à la conscience humaine. L’épigraphe, tiré du Coran, que l’on trouve au début du roman, réfère à cette dualité en chacun de nous : « Dieu n’a pas placé deux coeurs dans la poitrine de l’homme. » (7) Entre « Dieu et Mammon », titre d’un livre dont Mauriac l’entretenait (14), il appartient à l’homme de choisir sa voie. Le petit Denis, « entre son père et l’ami de son père, sûr de l’affection du père, recherchant celle, différente mais tout aussi nécessaire de l’ami » (25), représente cette double contrainte entre l’ordre de la communauté et le désir de l’individu, entre la loi du père — le superego — et les impératifs de l’instinct — l’id. Rappelons-le, le père, par sa profession de médecin et par son nom même « Charbonneau », est associé à la communauté qu’il doit soigner et à la vision pragmatique, terre-à-terre des choses, de la Tradition. Lupin, lui, est relié au monde de la nature (vs culture) : sa scierie le rattache à la forêt, son nom à une plante et étymologiquement au loup (lupus qui est aussi le nom d’une maladie cutanée ulcérative). Soublières transpose cette problématique en termes de moraliste chrétien qu’il est. Ainsi « la traversée du jardin sous la pluie » par Denis prendra-t-elle « figure symbolique », et la référence à la tragédie originelle du Paradis Terrestre est certaine (31). « C’était comme si le jeune garçon, remarque-t-il, que j’avais vu courir dans la pénombre et disparaître dans la porte noire avait été happé par une gueule maléfique [celle du loup], sa propre vie, sa volition, son désir, inconnu à lui-même, de parfaire sa course. » (31) Il observe qu’il avait su reconnaître « les méandres silencieux d’une couleuvre en appétit » (28; les italics sont de nous).

Que Denis coure vers le désir interdit ce soir-là, plutôt que d’aller fêter le cinquantième anniversaire du curé, et les autres soirs, d’aller s’entraîner au hockey, est significatif. Aux rites communautaires de la paroisse et des jeux (de la religion et d’un sport viril et national), qui demandent de se plier à des règles fixes, Denis préfère suivre, comme l’animal, son instinct (69-70). Le narrateur se complaît à le comparer à un faucon et à un fauve. Le gouret et le sac qu’il transporte (42, 45), symboles de la violence réglementée du jeu, se voient donc prendre une signification tout autre : celle du phallus, du désir interdit auquel Denis et Lupin cèdent, cette homosexualité qui, selon Julia Kristeva, tout en étant à la base de la loi patriarcale, se voit refoulée pour permettre la « normativité » et « normalité » sociales (84).[9] Le comportement de Denis, en plus d’avoir un caractère moral, que Soublières relie au péché originel et au diabolique, à un point tel d’ailleurs qu’à plusieurs reprises il ressent la présence même de Satan à travers Denis, prend donc une dimension psycho-sociale à laquelle l’auteur n’avait peut-être pas pensé. Pourtant, il écrit que Charbonneau, en se demandant s’il pourrait « donner à Denis l’affection qu’il recherchait auprès de Lupin », s’oblige à « chass[er] de son esprit des pensées horribles. Il ne fallait pas s’ attarder sur cela » (54), pour plutôt s’arrêter à ses responsabilités de père, « à être l’homme de la situation, qui commande, organise, met au pas » (58). On retrouve là ce que soutient la psychanalyse, pour laquelle, dans les rapports masculins, les figures autoritaires perpétuent la pédérastie refoulée du père au fils, inscrite dans la Loi (Kristeva 82-85). Signalons, du reste, que le catholicisme traditionnel, qui régna au Québec pendant longtemps et auquel se rattachent l’écrivain et son protagoniste, considère toujours l’inversion sexuelle comme contraire à la « loi naturelle » et à la loi divine.[10]

Dans Fragments d’une enfance, Éthier-Blais relie ce « dédoublement » psycho-moral à un niveau plus personnel, aux influences contradictoires que lui ont léguées ses parents : « la morale de l’épée » lui venait de son père (111) et, de sa mère, il héritait de « l’éternelle insatisfaction d’être »... d’« un idéal de pureté, [...] porté par le mystère de l’impureté » (113) :

Tout se passerait donc comme si — mon Dieu, quelle guerre cruelle, je sens deux hommes en moi — l’on portait en soi deux hommes, l’un stable, qui formerait l’essentiel immuable de ce que nous sommes, ce roc, l’autre, voyageur, qui irait de par le monde recueillir les aliments dont le premier a besoin pour se nourrir. [...] Attention lorsque se met entre eux la « guerre cruelle ». (110)

De même, dans le deuxième tome de son autobiographie, Le Seuil des vingt ans, il note que, adolescent, sa « nature profondément dualiste hésitait entre homme et femme, homme par la volonté incorruptible, femme par la sensibilité tragique » (134). Cette dualité, l’écrivain l’a d’ailleurs concrétisée dans son nom même, ajoutant au patronyme Blais qu’il détestait (122) — peut-être associé à Dieu le père et à la Loi -, le nom de sa mère bien-aimée : Éthier, synonyme de la liberté de l’enfant gâté qu’il fut.

À partir de ce dédoublement, il est aussi possible, croyons-nous, d’ajouter un autre élément important dans le processus de création, tel que conçu par l’auteur à travers son narrateur : l’oeuvre procède à la fois de la sublimation (la Culture vs la Nature), mais également de l’ouverture à l’autre. Soublières, en effet, remarque qu’il a dû « chasser de [lui] le désir », « mépris[er] l’amour » (39), choisissant plutôt « la volupté des livres » (20); « le savant en [lui] était responsable du ratage de [s]a vie d’homme » (69). À cause de sa vie de « cénobite » (21), en retrait de la société, il se perçoit comme un exclu et un vaincu, mais paradoxalement, il ne peut exister à l’écriture qu’en s’ouvrant au mystère de l’autre. Dans un va-et-vient créateur, ce « goût de l’autre » lui vient, précise-t-il, de ses « études, [s]es réflexions partout dans le monde, [...s]a fréquentation des Spirituels ». Pourtant, ajoute-t-il, « en regard de cette liberté d’amour, mon oeuvre [...] n’était rien. [...] Comme toujours, le réel l’emporterait. » (35) Quand il écrit que « Toujours on se moquerait de [s]es livres, [...] on ne le lirait pas » (98), l’on retrouve dans cet aveu ce que Éthier-Blais lui-même pensait de son oeuvre. Ainsi, au Salon du livre de Toronto en 1994, il remarquait lors d’une entrevue télévisée : « Je crois que nous sommes condamnés à l’oubli, sauf quelques-uns, et je ne crois pas en faire partie. »

Espérons que l’avenir démentira ces paroles, car l’oeuvre d’Éthier-Blais, toute respectueuse du passé, demeure imprégnée du moment présent. Comme le souligne Jean-Guy Pilon dans un témoignage posthume : pour cet écrivain, « la littérature était une façon de prendre possession de la réalité ». La question que se pose Soublières est révélatrice à ce sujet : « Dans quelle mesure une oeuvre d’art qui repose sur l’aveu de toute une vie peut-elle s’affirmer dans l’être, si cet aveu s’interdit à lui-même l’accès à la vérité, à toute la vérité connue? » (29) Pour l’auteur, il s’agit non seulement de s’investir, comme le narrateur l’a fait lui-même dans la vie de ses personnages, mais aussi d’inscrire sa propre époque comme celle du passé, d’engager sa société et toute la culture dans une oeuvre qui en dépend et qui s’y nourrit.

Il convient enfin de souligner que si l’auteur, dans Minuit chrétiens, a allié avec maîtrise son sujet à la forme de son récit et à la psychologie de son narrateur, il a su surtout traduire la « haute » conception qu’il se fait de la littérature, et cela avec érudition et dans un style classique et personnel exemplaire. Ajoutons que certaines caractéristiques, propres à d’autres écrits d’Éthier-Blais, se retrouvent dans ce roman en parfait accord avec sa structure bi-polaire : le ton ironique, sec, impardonnable de la vieillesse amère et sceptique se conjugue à celui d’une jeunesse sensuelle et passionnée qui réclame ses droits; l’égotisme, l’individualisme forcené aspire à un ailleurs illimité, à l’infini; les réflexions du moraliste s’allient à celles d’un mondain qui, assuré de la vanité de toute chose, à la fois agace et charme... Pourtant au-delà de toutes les ambiguïtés demeurent la culture, l’intelligence et bien sûr Minuit chrétiens, qui est le brillant témoignage, l’ultime testament d’un auteur qui a beaucoup contribué pour que vive la littérature québécoise.