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Compte rendu de
Sougy, Nadège, dir. 2013. Luxes et internationalisation (XVIe-XIXe siècles). Actes du colloque de juin 2009, Neuchâtel: Editions Alphil-Presses universitaires suisses.
351 pages.

Cet ouvrage est la publication des actes d’un colloque franco-italien (les textes sont en français ou en italien) qui s’inscrit dans un mouvement d’intérêt croissant dans les recherches en histoire pour l’étude de la contribution du luxe au développement du capitalisme et des économies occidentales depuis le XVIe siècle (Berg 2005 ; Marseille 1999 ; Perrot 1995). Comme souvent en histoire, les questions et les constatations du présent viennent vivifier les problématiques appliquées au passé. Depuis la fin des années 1990, la vigueur des industries du luxe, dont les anticipations de croissance et le dynamisme dans la conquête des marchés émergents ont attiré les capitaux des grands groupes financiers, contraste avec le ralentissement de la sidérurgie ou de l’industrie automobile. Ainsi s’inverse une « hiérarchie » implicite depuis la période de haute croissance de l’après Seconde Guerre mondiale qui faisait des secteurs lourds de l’industrie les thèmes majeurs de la recherche en histoire économique et reléguait quelque peu les industries du luxe à une périphérie, à la confluence de l’histoire économique, de l’histoire culturelle et de l’histoire de l’art, hormis quelques thèmes points forts de l’historiographie comme le débat sur le luxe du XVIIIe siècle ou le rôle moteur des toiles peintes dans l’industrialisation.

L’expansion des grandes marques de luxe européennes sur les marchés chinois et indien aujourd’hui, avec des moyens financiers considérables, et des enjeux de croissance importants pour les pays producteurs comme la France ou la Suisse, nous conduit évidemment à revisiter un processus inverse qui a été celui de l’imitation, de l’adaptation, de la copie des produits asiatiques pour lesquels l’Europe s’est passionnée à l’époque moderne et qui a été un des grands stimulants de l’industrialisation occidentale naissante, comme industrialisation par «  substitution d’importations ». Les textes liminaires de Daniel Roche et de Nadège Sougy proposent, sous deux éclairages différents, des problématiques convaincantes qui donnent une unité aux communications qui, comme dans tout colloque, explorent un ensemble de directions.

Daniel Roche pointe le pluriel sous lequel le mot « Luxes » figure dans le titre, soit la multiplicité des approches, la diversité des territoires et des objets ainsi que la difficulté à en donner une définition unique et donc à comprendre comment il est construit et ressenti. En tant que moderniste, il est sensible au fait que la querelle du luxe du XVIIIe siècle montre qu’une notion liée aux normes sociales du temps ne peut être définie dans l’absolu et qu’aucune forme de luxe « n’est appelée à se constituer en configuration sociale définitivement stable. Tout luxe est transitoire mais il a, en permanence, trait à l’appropriation de la différence qui se détruit quand elle se répand et donc se déplace » (8). Il émet l’hypothèse que là se situe le passage d’une société stable, organiciste, holiste où « les distinctions sont clairement établies » et à laquelle correspond un luxe traditionnel, à une société « hétérogène, égalitaire de principe où la consommation entraîne la transformation du luxe par la mode et sa vulgarisation ». Cette réflexion ouvre sur une des questions les plus difficiles que présente ce thème et qui se repose pour chaque période chronologique : l’impossibilité d’une définition en soi du luxe qui tend à orienter vers une approche fonctionnelle et l’incapacité des historiens et des économistes ou sociologues à en fixer les frontières, ce qui conduit à concevoir des catégories telles le « populuxe », le demi-luxe pour les XVIIIe et XIXe siècles ou, pour le luxe contemporain, des distinctions comme les luxes « inaccessible », « intermédiaire » et « accessible » (Allérès 1990 : 86) qui, finalement, ont peu de pouvoir explicatif et multiplient les incertitudes sémantiques.

Pour Nadège Sougy, le luxe, c’est d’abord ce qui vient de loin et qui donc est rare. Il a toujours été lié à l’importation, il a une saveur d’exotisme. Compte tenu des coûts de transport, ce qui circulait d’un bout à l’autre du monde ne pouvait jusqu’à la révolution des pondéreux de la fin du XIXe siècle, qu’être des produits coûteux. En appliquant l’idée au présent et en inversant le sens des flux, c’est vrai d’une montre de haute horlogerie suisse en Chine aujourd’hui—comme c’était aussi vrai au début du XIXe siècle où des manufactures genevoises exportaient des montres émaillées de décors orientaux à Pékin où la fonction sociale et l’usage du produit ne correspondaient pas à leur « fonction » occidentale—donner l’heure. Le luxe—ou la mode—, sont parfois dans le détournement de la fonction initiale d’un produit (on pense aux bols à thé importés de Chine dans le Japon du Haut Moyen-Age qui ne connaissait pas encore le thé et que l’aristocratie utilisait comme bols à riz). C’était aussi vrai des porcelaines de Chine ou des indiennes en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles (communication d’Eugénie Margoline-Plot sur la pacotille rapportée dans leurs « hardes » par les marins de la Compagnie des Indes orientales)—objets de convoitise en Occident où naissait une société du « consommateur », un pré-consumérisme, au travers duquel se développaient des désirs traversant tout le corps social pour des objets venus de loin.

La thématique du colloque converge avec une autre tendance « lourde » des recherches historiques qui pendant un siècle s’étaient focalisées sur l’accumulation du capital et sur la naissance du capitalisme—une question centrale chez Max Weber. Aujourd’hui elles s’orientent vers une prise en compte beaucoup plus difficile à réaliser des logiques de la consommation et du rôle de la demande dans l’analyse du développement. Les sources sur lesquelles les historiens ont travaillé sont surtout les archives des producteurs. Il faut beaucoup plus d’ingéniosité dans la méthodologie pour analyser la fonction sociale des objets comme déjà Thorstein Veblen (1979) l’avait perçue à la fin du XIXe siècle, la « distinction » au sens de Pierre Bourdieu (1979) que le consommateur en tire, la symbolique qui justifie la « réputation » d’une consommation comme Roland Barthes (1957) l’avait montré, les mécanisme de valorisation qui en découlent, les hiérarchies complexes des qualités non pas objectives mais socialement et culturellement ressenties, différentes d’un pays à un autre dans un processus de constant renouvellement, car la valeur vient de la rareté qui ne souffre pas la banalisation. Relatif et dans un constant mouvement de renouvellement, tel est le luxe qui s’affirme à la lecture de cet ouvrage—ou plutôt tels sont « les » luxes, comme le propose avec subtilité son titre.

Cet ouvrage est donc au centre de dynamiques qui dessinent les nouveaux champs historiques : un rééquilibrage dans l’intérêt porté aux différents secteurs productifs, une réaction contre une historiographie européocentrique pondérant mal les rapports culturels et économiques entre les régions du monde aux époques anciennes, un glissement de l’approche de l’offre à celle de la demande, un croisement encore très négligé entre l’économique, le social et le culturel. Ces tendances étaient en gestation dans les dernières années du XXe siècle et ce colloque a été en fait novateur, car d’autres rencontres programmées depuis dans des pays voisins confortent et développent cette tendance.

La grande majorité des communications sont de haut niveau et apportent leur pierre à l’édifice historiographique. On ne peut citer toutes les communications. Plusieurs montrent la proximité entre le luxe et l’État, la création par exemple d’une production de luxe par le pouvoir pour revendiquer une position internationale, comme à Trieste au XVIIIe siècle (Daniele Andreozzi). D’autres mettent en valeur le savoir-faire suisse en matière d’horlogerie et d’automates, ou de stratégies d’exportation et apportent une utile contribution à une histoire horlogère jusqu’alors très centrée sur les aspects techniques et sur les marques (Marie-Agnès Dequidt, Sandrine Girardier). D’autres traitent de la diffusion socialement large de produits rares et coûteux, au travers « d’avatars », d’imitation bon marché, comme dans le cas du vinaigre balsamique de Modène (Alberto Grandi et Stefano Magagnoli) : une tentation permanente des marques de luxe d’aujourd’hui en constant ajustement entre « démocratisation » du luxe, élargissement des ventes par des produits meilleur marché au détriment de leur réputation et recentrage en réaffirmant leur vocation élitiste. D’autres enfin apportent matière à une réflexion sur l’utilisation de matières premières de « moindre » valeur ou de rebuts que l’on considère habituellement comme la cause d’une inévitable « baisse » de qualité permettant un élargissement social de la clientèle des produits de luxe : Frank Dellion montre que l’utilisation d’un déchet, la schappe de la soie, est à l’origine d’innovations de produits, de modifications de la matière du tissu qui peut profiter à des effets de mode. On sait bien que la multiplication des tissus mélangés dans la première moitié du XIXe siècle visait moins une baisse des prix des tissus que des stratégies de mode fondées sur toutes les innovations de matière qu’elle permettait, conjuguée avec les effets obtenus par les changements d’armure et de finitions.

Outre la réelle valeur ajoutée au niveau de la réflexion qu’apportent les deux textes liminaires, l’ouvrage met donc à disposition des lecteurs une importante masse d’informations sur l’histoire du luxe. Il concerne non seulement les historiens mais aussi plus largement tous ceux qui s’intéressent aux industries actuelles du luxe et à la fonction du luxe dans les sociétés contemporaines.