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La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO est en vigueur depuis 2006. Nous pouvons nous interroger sur les effets à long terme qu’aura une telle convention. Elle aura évidemment comme effet premier de préserver et de promouvoir des pratiques, des traditions et des formes d’expressions culturelles qui autrement pourraient être appelées à disparaître. Ceci dit, cette convention aura aussi éventuellement pour effet de standardiser et de figer ces pratiques et ces expressions culturelles, puisqu’elle vise explicitement à les préserver. En effet, bien que le programme et les formulations ne soient pas rigides, l’inscription d’une pratique dans une convention nécessite de la part des communautés et des États concernés un travail conscient de délimitations de l’activité culturelle en question. Ils doivent identifier et choisir des critères permettant de définir ce en quoi consiste la pratique, en lui donnant une certaine cohérence au niveau interne, puis en la distinguant d’autres pratiques similaires au niveau externe. Ceci peut alors entraîner une formalisation et même une homogénéisation de la pratique. Cela s’est vu par le passé, notamment dans le cas de productions alimentaires traditionnelles inscrites dans des systèmes d’appellations protégées, par exemple pour le Chevrotin dans les Alpes (Bérard et Marchenay 2004), pour certaines charcuteries en Corse (Casabianca et Sainte-Marie 1997) ou encore pour le fromage Serrano au Brésil (Vitrolles 2011). Certaines réalités humaines sont en effet déjà soumises à des dispositions visant à préserver, à protéger et à promouvoir des pratiques et des traditions culturelles, dont la plus ancienne est la production de vin.

Les premiers règlements visant à protéger des Appellations d’origine contrôlées (AOC) en France remontent au début du XXe siècle. Ces règlements encadrent évidemment des produits, mais aussi et surtout des pratiques et des traditions culturelles. Ils rattachent les vins à des régions spécifiques, ainsi qu’à des traditions propres à chacune de ces régions. L’objectif de cet article consiste donc à analyser les effets sur une période de plus de quarante ans de la mise en place de règlementations visant à protéger une pratique culturelle, à savoir la production de vin. Plus spécifiquement, il cherche à démontrer comment au fil du temps l’inscription de la production de vin comme pratique culturelle dans un règlement visant à en préserver et à en garantir l’authenticité a orienté les manières dont les personnes se représentent désormais l’activité culturelle en question.

Bien que le vin n’ait encore été inscrit à la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par aucun pays, il correspond à la définition du patrimoine culturel immatériel et il occupe un rôle central dans la construction identitaire des communautés qui se spécialisent dans sa production. Le vin est un objet matériel, mais c’est aussi un produit culturel immatériel, puisqu’à chaque nouveau millésime, il doit être reproduit et que son identité doit être réifiée à travers les pratiques, les discours et les représentations qui accompagnent sa production. Or les modalités qui permettent d’établir les différences entre les vins sont inscrites dans des règlements qui, en Europe, se sont généralisés durant la seconde moitié du XXe siècle. C’est probablement d’ailleurs parce que les vins sont déjà enchâssés dans des lois et protégés par elles qu’aucun pays n’a à ce jour éprouvé le besoin de l’inscrire à la Liste du patrimoine culturel immatériel, et ce, sans parler de sa grande popularité commerciale qui en assure aujourd’hui la sauvegarde et la promotion. Ceci dit, les éléments inscrits dans les lois réglementant la production du vin jouent désormais un rôle crucial dans la manière dont les gens définissent l’authenticité de leurs pratiques et de leurs produits. Cet article se propose donc d’analyser, à travers l’exemple du vin, certains effets à long terme des règlementations encadrant une production culturelle. D’abord, je démontrerai en quoi le vin répond à la définition de la culture immatérielle et j’exposerai certaines problématiques concernant la construction de l’authenticité des produits et des pratiques culturelles. Ensuite, je présenterai la façon dont la mise en place en Italie de la règlementation sur les Denominazione di origine controllata (DOC) a conduit les gens à penser et à définir le vin à travers les notions d’histoire (temps) et de lieux (espace). Enfin, j’analyserai à l’aide de données ethnographiques comment, dans une petite ville de Calabre, les gens définissent l’authenticité de leur vin en manipulant différemment ces notions de temps et d’espace afin de concilier la tradition et les quelques transformations que pose l’évolution de la production. Ceci m’amènera à conclure que le règlement DOC constitue désormais un cadre interprétatif global à travers lequel les producteurs évaluent et jugent l’authenticité de leurs pratiques, ainsi que les évolutions et les transformations possibles.

Figure 1

Fig. 1 Panorama de Cirò Marina. (Photo de l’auteur.)

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Méthodologie

Cet article s’appuie sur une recherche ethnographique effectuée en 2000-2001 et en 2004 auprès de producteurs de vin à Cirò Marina, une petite ville de Calabre d’environ 15  000 habitants où est produit le vin Cirò DOC. Il s’agit, en termes de production et de renommée, de la principale denominazione de Calabre, qui produit à elle seule près de 85 % de tout le vin DOC produit dans cette région. L’industrie est organisée autour d’une quinzaine de caves vinicoles qui vinifient et commercialisent le vin local. En parallèle à ces caves, près de 1500 viticulteurs produisent exclusivement du raisin qu’ils vendent ensuite aux caves vinicoles, ou qu’ils écoulent à l’échelle régionale auprès de particuliers qui l’achètent pour faire leur vin à la maison. Les viticulteurs produisent tous du vin, mais de façon artisanale, pour leur propre consommation, et ne le commercialisent pas. Les données du présent article portent donc principalement sur les caves vinicoles.

En raison de la nature de mon projet et de la taille de la population, une approche systématique dans la collecte des données s’imposa. En ce sens, mon travail de terrain se rapprochait d’une recherche en anthropologie urbaine dans la mesure où il me fallait atteindre certaines catégories de gens pertinentes pour mon étude, mais ne représentant qu’une fraction de la population locale. Les caves vinicoles, au nombre de quinze, sont responsables de l’ensemble de la production du vin «  Cirò  DOC  ». Le nombre limité de maisons vinicoles me permit de toutes les visiter et de mener des entrevues auprès des directeurs de chacune d’entre elles.

Les propriétaires de ces caves sont des gens d’affaires occupés, souvent amenés à se déplacer à l’extérieur pour promouvoir et distribuer leur vin. Tous trouvèrent néanmoins le temps de m’accorder un ou plusieurs entretiens. Les entrevues portaient sur l’histoire individuelle de chaque maison vinicole. J’abordais entre autres la question de la production et de la commercialisation, en retraçant l’origine des premiers débouchés pour le vin de Cirò et en suivant ensuite l’évolution des marchés pour chacune des maisons vinicoles jusqu’à aujourd’hui. Je m’intéressais à l’orientation de la production, aux différents investissements effectués pour transformer la production et aux efforts déployés pour la promotion de leurs produits, le tout dans une perspective diachronique afin de pouvoir replacer ces informations au sein d’une trame générale. Je leur posais également des questions sur le rôle de l’État, sur la signification et les répercussions de la mise en place de la règlementation sur les Denominazione di origine controllata. Enfin, j’essayais de voir quels impacts a eu, et a encore aujourd’hui, l’arrivée continuelle de nouvelles technologies et de nouvelles connaissances sur la production de vin, tout en portant une attention particulière au discours que, suite à cela, ces personnes étaient amenées à tenir au sujet de leur vin.

Évidemment, mon étude comporte des limites. D’abord, toute réalité sociale est complexe et mouvante. Selon la position sociale où l’on se situe, on n’observe pas nécessairement les mêmes choses, et on ne voit pas non plus ces choses de la même manière. Par exemple, je dois souligner le rapport formel que j’eus avec la plupart des propriétaires de caves vinicoles. Tous sont des hommes d’affaires et tous étaient conscients que j’étais là pour faire une recherche qui éventuellement deviendrait un livre sur leur vin. Par conséquent, ils me tinrent des discours cohérents, assurément embellis, et desquels ils retranchaient sans nul doute certaines dimensions leur paraissant indésirables. Également, lors de mon séjour, je me suis inséré dans certains réseaux sociaux, dont un en particulier. J’ai donc ensuite appréhendé la réalité principalement depuis cette position, ce qui a influencé mes observations subséquentes. La même chose est également vraie en ce qui regarde le temps, c’est-à-dire que ma situation dans le temps m’a amené à vivre et à observer les enjeux du moment. Enfin, il faut ajouter à cela ma subjectivité et mes intérêts personnels qui, inévitablement, m’ont entraîné dans certaines directions de recherche plutôt que d’autres. Ceci pour illustrer le caractère partiel et politisé des données, observations et informations recueillies au cours de mes séjours à Cirò Marina.

Le problème de l’authenticité de la production du vin

Le vin de Cirò est une fierté locale et constitue un élément central de l’identité des Cirotani (les habitants de Cirò). Plusieurs éléments composent le sentiment d’appartenance des habitants de Cirò Marina  : spécificité historique, figures politiques et intellectuelles illustres, traditions alimentaires, etc. Or, parmi ces éléments, le vin de Cirò est l’une des principales sources de fierté locale. « Le vin de Cirò, comme tu le sais, est aujourd’hui très fameux et mondialement connu  », de me dire plusieurs personnes. Ou encore, comme nous le verrons plus loin, le vin de Cirò permet aux habitants de Cirò Marina de se rattacher directement au lointain et glorieux passé de la Grande Grèce. Aujourd’hui, le vin de Cirò est ainsi un élément central de la construction identitaire des Cirotani. Le vin est un élément central du patrimoine culturel matériel et immatériel de cette collectivité.

De prime abord, le vin peut sembler relever davantage de la culture matérielle que de la culture immatérielle car, objectivement, il s’agit d’un produit. Il s’agit cependant d’un produit spécifique qui chaque année est reproduit et réitéré. Sa matérialité ne peut donc pas être comparée à des paysages construits, à de l’architecture, de l’urbanisme ou des artefacts. Le vin est davantage comparable à des traditions culturelles telles que les pratiques artisanales, les savoir-faire, les danses ou les traditions alimentaires. Ainsi, le statut du vin en tant que culture matérielle ou immatérielle est ambigu et illustre la difficulté que cette distinction entre culture matérielle et culture immatérielle peut poser relativement à certaines réalités humaines spécifiques[1]. Également, dans une perspective anthropologique critique, la définition et l’identification du patrimoine culturel, tant matériel qu’immatériel, doivent être envisagées comme un jugement effectué dans le présent et portant sur des réalités humaines qui proviennent du passé et que nous considérons comme intéressantes, pertinentes ou importantes pour l’ensemble de l’humanité en fonction de critères spécifiques. Or, que ce patrimoine soit matériel ou immatériel, la manière dont nous qualifions de patrimoniaux, dans le présent, ces éléments du passé suit une logique similaire, soit celle de leur reconnaître une valeur spécifique en fonction de leur authenticité. Par conséquent, sous l’angle des significations culturelles et des discours qui entourent les activités de production, le vin relève de la culture immatérielle. Enfin, l’intérêt ici de concevoir le vin en tant que culture immatérielle, c’est qu’il permet de nous renseigner sur les effets à long terme de l’inscription de pratiques culturelles dans des règlements.

Dans cette perspective, depuis quelque temps l’authenticité des vins est parfois remise en question (Le Gris 1999; Deroudille 2003). Le marché du vin s’est considérablement transformé au cours des trente dernières années. Premièrement, les habitudes de consommation ont évolué : les gens boivent moins, mais ils boivent mieux. De nouveaux discours concernant la reconnaissance de la qualité des vins ont émergé dans les médias. Deuxièmement, de nouveaux pays producteurs sont apparus, tels les États-Unis, l’Argentine, le Chili, l’Afrique du Sud et l’Australie, avec des philosophies de production et de commercialisation très attentives aux goûts et aux attentes des consommateurs. Troisièmement, les avancées technologiques et scientifiques dans le domaine de la production du vin transforment radicalement les pratiques et les savoir-faire traditionnels. Ceci a eu pour effet que le vin d’aujourd’hui n’est plus un produit spontané issu de façons de faire immémoriales. Il est devenu un produit de consommation dont la fabrication repose désormais sur les choix et la volonté des producteurs.

Les transformations affectant la production vitivinicole touchent tous les producteurs du monde, mais plus particulièrement ceux dont les vins se rattachent de manière explicite à une tradition ancestrale, par exemple en France et en Italie. Ainsi, la situation de Cirò Marina n’est pas unique et les propos rapportés ici représentent les dilemmes que pose aux producteurs de vin l’évolution d’une pratique explicitement reconnue comme « traditionnelle ». Partout dans le monde, on assiste à une évolution de la production et à des transformations qui vont inévitablement à l’encontre de la tradition. Par exemple, l’utilisation de plus en plus courante de la micro-oxygénation lors de la vinification permet aux producteurs de régions reconnues pour l’austérité de leurs vins, comme Bordeaux (France), le Douro (Portugal) ou Montalcino (Italie), de produire des vins plus souples, et ce, dès leur arrivée sur le marché. Ou encore, dans le Médoc on observe une évolution graduelle de l’encépagement suivant l’influence des marchés.[2] Ainsi, la nécessité de s’adapter aux exigences du marché tout en respectant une certaine « tradition » entraîne inévitablement des contradictions. Pour résoudre ces contradictions, les producteurs doivent alors mettre l’accent, dans leurs discours et dans leurs pratiques, sur des dimensions précises de leur production qui leur permettent d’affirmer : « Voici pourquoi notre vin est typique, traditionnel et authentique  ». Il s’agit alors de dimensions signifiantes de la production, codifiées et standardisées. On peut par conséquent parler de la production de vin en tant que performance culturelle visant à donner un sens au vin et à réifier son identité (Herzfeld 1987: 26).

Au cœur de ce processus de réification de l’identité du vin, se pose la question de l’authenticité. L’authenticité est également au cœur de l’identification et de la définition de tout ce que nous jugeons comme étant « patrimonial ». Selon Richard Handler (1986), l’authenticité des objets apparaît comme une construction culturelle évoquant et invoquant l’histoire et permettant d’assigner aux objets une individualité, ou encore une identité. En s’inspirant de Trilling (1977), Handler démontre comment le concept d’authenticité a d’abord concerné l’individu, sa sincérité et son existence, pour ensuite s’étendre aux identités nationales, cherchant, comme les individus, à affirmer leur existence. Or, à l’origine, la construction de l’identité des produits du terroir était effectivement très proche des discours nationaux de l’époque (Guy 2001). Enfin, comme Handler l’a souligné : « In modern society, the temple of authenticity is the museum, where we display the objects or pieces of culture that stand for the cultures of their possessors-creators »[3] (1986: 4). Or, aujourd’hui, les objets authentiques ne se limitent plus uniquement aux objets rares des musées et du patrimoine. L’authenticité devient un élément fondamental de la définition, de l’identification et de l’évaluation d’un nombre croissant de produits de consommation à caractère culturel ou encore « ethnique » (Comaroff et Comaroff 2009). Enfin, l’authenticité est au cœur de l’identification du patrimoine culturel immatériel puisqu’il doit s’agir, par exemple, de pratiques transmises de génération en génération (article 2 de la Convention). Dans cette perspective, comme le soulignent Barrey et Tiel (2011) au sujet du vin, la reconnaissance de l’authenticité est complexifiée par le fait que ces objets ou ces pratiques sont une production sans cesse renouvelée. Il ne s’agit donc pas simplement de reconnaître un objet comme authentique en raison de ses qualités intrinsèques, de son histoire et de ses significations spécifiques —comme la Joconde au Louvre ou les bijoux de la famille royale à Londres —, mais de juger une production continue comme étant authentique justement en raison de sa « valeur » culturelle, comparativement à d’autres qui en ont moins ou qui n’en ont pas.

Dans cette perspective, Brian Spooner (1986) a analysé ce qui fait l’authenticité d’un tapis persan (oriental carpet) et il soulève différentes questions pertinentes concernant la construction sociale de l’authenticité des produits culturels.

Although it would seem that certain objective material attributes are involved in the definition of authenticity, authenticity cannot be explained by reference to them alone. It also involves subjective interpretations. But there are still more questions. How do we explain the choice of objective attributes (since they cannot be explained as criteria of quality)? And given that each person in search of authenticity does not make his or her determination in isolation from everyone else, what is the social mechanism by which value of different interpretations of authenticity is negotiated and renegotiated over time? (1986: 220)[4]

Ainsi, la reconnaissance de l’authenticité s’effectue sur la base de critères choisis collectivement et renégociés au fil du temps. Spooner souligne que la notion d’authenticité a gagné de l’importance en Occident à partir du moment où les individus se sont retrouvés envahis par une quantité astronomique de biens de consommation manufacturés. Les objets fabriqués à la main ou artisanaux ont alors pris une signification différente de celle des objets manufacturés. Dans cette perspective, un fonctionnaire à Rome me reprocha un jour d’avoir employé le terme « industrie vinicole » car pour lui le vin, en tant que produit agricole, n’était pas un produit industriel et que par conséquent, les entreprises vinicoles, grandes ou petites, privées ou publiques, ne sont pas des industries. Le vin, tout comme d’autres produits culturels commercialisés, apparaît donc comme un produit authentique parce qu’il est perçu comme un produit préindustriel. Or, en s’appuyant sur Appadurai (1981), Spooner souligne l’importance de l’organisation et de la réorganisation du passé dans le présent pour la construction de l’authenticité. Enfin, il souligne que :

Authenticity is a form of cultural discrimination projected onto objects. But it does not in fact inhere in the object but derives from our concern with it. In seeking authenticity people are able to use commodities to express themselves and fix point of security and order in an amorphous modern society. (1986: 226)[5]

Or la construction de l’authenticité reconnue dans un règlement ou une convention suit une logique similaire.

La définition de l’authenticité d’un produit comme le vin est problématique dans la mesure où il s’agit d’une production continue (Barrey et Tiel 2011). C’est ici que l’étude du vin devient pertinente pour réfléchir aux effets probables de la Convention du patrimoine culturel immatériel. D’une part, le vin met en évidence les contradictions qui peuvent surgir au fil du temps, suite à l’évolution du contexte dans lequel s’effectue l’activité culturelle en question. D’autre part, il met en lumière le rôle que jouent aujourd’hui, auprès des producteurs, les règlements visant à préserver, à protéger et à garantir son authenticité. Nous pouvons penser que l’inscription des pratiques culturelles immatérielles dans une convention pourrait à moyen terme avoir des effets similaires.

Effets de la Denominazione di origine controllata sur les représentations du vin

L’origine, le lieu de provenance d’un vin, est centrale à la manière dont autant les consommateurs que les producteurs se représentent le vin. Cette manière de concevoir le vin s’actualise principalement à travers la notion de « terroir », mot d’origine française difficilement traduisible dans d’autres langues et dont l’étymologie est étroitement liée à l’univers symbolique du vin (Bérard et Marchenay 1995). Depuis le début du XXe siècle, la notion de «  terroir  » est au fondement du système des Appellations d’origine contrôlée qui s’est développé en France. En 1963, ce système sera adopté par l’Italie sous la forme des Denominazione di origine controlatta(DOC).[6] À Cirò Marina, l’obtention de la Denominazione di origine controllata date de 1969, soit peu de temps après la mise en place de la législation en Italie.

La mise en place des lois et règlements entourant la production du vin a fortement contribué, depuis, à orienter et à structurer les significations que les producteurs donnent à leurs pratiques. Le vin est un produit dont les conceptions symboliques contemporaines reposent désormais sur des constructions culturelles telles que la « tradition » et le « terroir », lesquelles mettent l’accent sur des spécificités et des distinctions explicites de temps et de lieu. Ce sont les notions de tradition et de terroir qui confèrent à chaque vin une identité propre, laquelle est désormais importante aux yeux des consommateurs et des producteurs. Ces identités prennent les noms de régions, de communes et de parcelles et sont un des principaux critères de catégorisation des vins. Le vin n’est pas anonyme : sur son étiquette, il aborde, en plus de son pays ou de sa région d’origine, la localité précise où il a été produit, le nom du producteur ou du négociant, et parfois même le nom précis de l’endroit où sont plantées les vignes du producteur, par exemple dans la mention « Colli del Mancuso » (les cols du Mancuso). L’indication de l’origine d’un vin, elle-même rattachée à une tradition locale, constitue une composante fondamentale du vin tel que nous le concevons aujourd’hui. Comme le souligne un spécialiste reconnu des vins italiens : « This is the special gift of wine—its ability to transport the consumer to a small patch of the earth’s surface which is alone able to bring forth such and such a combination of smells, tastes and sensations » (Belfrage 2001: 16).[7] Les éléments contenus dans les règlements encadrant la production et la commercialisation du vin ont pris une place centrale dans la manière dont les producteurs et les consommateurs conçoivent et se représentent le vin.

Les règlementations visant à garantir l’origine et à protéger l’authenticité des vins ont amené les personnes à se représenter le vin et le lieu à travers la notion de « terroir », mais aussi de celle de « tradition » (Bérard et Marchenay 2004). La tradition est centrale au sens que nous donnons à la notion de terroir. Bien qu’un terroir se rapporte à un territoire spécifique, c’est son histoire et sa tradition qui le rendent véritablement unique. En effet, il est possible de retrouver des combinaisons de sols et de climats similaires dans différentes régions du monde. Il est même en partie possible, avec des moyens financiers et les techniques appropriées, de créer artificiellement, avec des pelleteuses mécaniques, le type de sols souhaités. Mais ce qui est impossible à imiter, c’est la tradition. Elle peut être partiellement reproduite, par exemple en copiant le type d’encépagement d’une région et en tentant d’imiter certains styles ou archétypes de vin. C’est d’ailleurs le cas dans plusieurs régions du Nouveau Monde, où on reproduit les archétypes des vins de Bordeaux (Cabernet-Sauvignon, Merlot et Cabernet-Franc), de Bourgogne (Pinot noir pour les rouges et Chardonnay pour les blancs) ou des vins du Rhône (Grenache, Mourvèdre et Syrah). En outre, lorsque des producteurs du Nouveau Monde imitent ces grands archétypes, ils utilisent régulièrement la forme des bouteilles associée à la région et au type du vin d’origine. Mais le concept de tradition véhicule et confère également aux produits des caractéristiques historiques, culturelles et identitaires dont l’authenticité est impossible à reproduire. Sous cet aspect, le vin est de la culture immatérielle. La tradition se définit à partir d’usages et de façons de faire spécifiques et, de façon plus large, par rapport à l’histoire. Ainsi, du point de vue de ces règlements, la véritable unicité d’un terroir repose principalement sur son histoire.

Figure 2

Fig. 2 Paysage agraire aux alentours de Cirò Marina. (Photo de l’auteur.)

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Lorsque je me présentais aux personnes de Cirò Marina et que je leur exposais, entre autres, mon désir de comprendre pourquoi il y avait ici cette réalité vitivinicole, on me donnait d’abord toujours la même réponse : « Ici, il y a la viticulture parce qu’à l’époque de la Grande Grèce, on cultivait la vigne ». Ou encore : « Ici, on cultive la vigne depuis l’époque des Grecs ». Et pourquoi ici ? « Parce que les Grecs s’y connaissaient en culture de la vigne et qu’ils avaient bien sûr reconnu les qualités des sols de la région ! » La culture de la vigne et la production de vin sur les côtes ioniennes de la Calabre sont des faits historiques reconnus. Mais à Cirò Marina, on poussait plus loin cette interprétation de l’histoire. En fait, de nombreuses personnes m’ont raconté que le vin de Cirò serait directement en lien avec le fameux vin de Kremissa—du nom de la colonie grecque qui se trouvait à l’emplacement actuel de Cirò Marina. Ce vin était offert aux athlètes qui revenaient vainqueurs des Olympiades. Entre autres, mentionnons Milon de Crotone, «  un athlète qui fut douze fois vainqueur aux Grands Jeux de la Grèce, qui pouvait porter une génisse sur ses épaules, la tuer d’un coup de poing et la manger tout entière en un seul jour » (Barguet 1985 [1964] : 344n146); il aurait été un grand amateur du vin de Kremissa, aux dires de plusieurs personnes. Aucune preuve historique ne permet de savoir si l’actuel vin de Cirò est véritablement le descendant de ce fameux vin de Kremissa, ou encore si ce fameux vin de Kremissa a jamais existé. Pour certains, il s’agit d’une simple légende locale et même, dans certains cas, d’une histoire inventée. Néanmoins, la majorité des habitants de Cirò Marina y croient. D’ailleurs, elle figure dans les dépliants promotionnels de diverses caves et elle figure même parfois de nos jours dans quelques ouvrages traitant du vin. Pour la majorité des gens que je rencontrais, c’était tout ce que j’avais besoin de savoir.

De nombreuses vaisselles vinaires retrouvées sur les lieux confirment l’usage du vin à l’époque antique, tandis que d’autres vestiges archéologiques attestent une production importante de vin sur la côte ionienne, en particulier la découverte à Sybaris, au nord de Cirò Marina, de systèmes d’aqueducs qui auraient servi à transporter le vin des collines jusqu’au port, où il était chargé sur des bateaux. En fait, alors que les Calabrais, comme d’autres Italiens du Sud, s’identifient à un passé historique remontant à l’époque de la Grande Grèce, de manière comparable à ce que Herzfeld (1987) relève au sujet des Grecs eux-mêmes, les habitants de Cirò Marina se rattachent pour leur part concrètement et directement, par l’entremise de leur vin, à ce glorieux passé. Ainsi, à Cirò Marina, l’espace local, la référence au temps et le vin sont des symboles qui se justifient mutuellement les uns les autres. Le temps justifie le vin : « Ici, on fait du vin parce que les Grecs en faisaient à l’époque de la Grande Grèce ». Le lieu justifie le vin : « Ce qui explique la qualité du vin de Cirò, c’est la qualité du terroir local ». Le temps justifie le lieu : « Les Grecs avaient reconnu la qualité du terroir local ». Enfin, le vin justifie le lieu : « Grâce à son vin, Cirò est une réalité unique en Calabre » ; « Cirò Marina est une des villes les plus riches de la province en raison de son activité vitivinicole ». Or cette façon contemporaine d’associer la construction de l’identité du vin à l’identité elle-même construite à partir du lieu et du temps local est une conséquence de la mise en place de la « DOC Cirò » et des règlements sur les Denominazione di origine controllata.

Figure 3

Fig. 3 Les vignes, les oliviers et une masseria (ancien établissement agricole). (Photo de l’auteur.)

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Ces règlementations visant à encadrer et à garantir l’authenticité culturelle du vin amènent donc les gens à penser le vin à travers le lieu et le temps, c’est-à-dire l’histoire et la tradition. Ce temps est collectif et concerne l’histoire spécifique de l’ensemble de la zone. Mais, par extension, l’importance accordée au temps et à la tradition s’impose et s’étend aux producteurs individuels. Il s’agit de deux dimensions importantes à travers lesquelles, d’abord en Europe et désormais à travers le monde, les personnes construisent, et donc conçoivent, l’identité des vins. À Cirò Marina, l’ensemble des caves actuelles date essentiellement des années 1960 et 1970. Mais pour la majorité de ces maisons vinicoles, la production de vin et le commerce remontent à beaucoup plus loin. Ainsi, dans la construction de son identité, chaque maison invoque autant l’histoire collective de la zone que son histoire familiale individuelle.

D’abord, dans leurs dépliants publicitaires, plusieurs maisons évoquent l’ancienneté de la production locale en s’appuyant sur la présence locale d’une colonie grecque et en soulignant par exemple comment « la tradition œnologique en Calabre a débuté avec les Œnotres puis s’est développée à l’époque des colonies grecques (VIIIe siècle av. J.-C.) ». Il s’agit de l’histoire col- lective de la région. Mais ensuite, dans ces mêmes dépliants ou sur les bouteilles elles-mêmes, la majorité des caves indiquent leur date de fondation individuelle. Par exemple, une maison indique que sa cave a été fondée en 1831, qu’il s’agit d’une maison vinicole à caractère artisanal et familial où la vinification et l’affinage des vins sont conduits selon des procédés artisanaux anciens. Une telle indication démontre l’importance qu’accorde cette maison au temps dans la construction de son identité. Une autre maison fait référence à l’année 1845, date inscrite sur un ancien palmento (installation utilisée auparavant pour la vinification) lui appartenant. Elle revendique ainsi, preuve à l’appui, le titre de plus ancienne maison vinicole de Calabre, « employée depuis cinq générations à la valorisation du plus noble et du plus ancien vin de Calabre ». À nouveau, ceci illustre l’importance qu’occupe la référence au temps. D’autres familles de grands propriétaires d’autrefois évoquent de manière moins précise « la très ancienne tradition agraire et surtout vitivinicole de leurs familles ». Ou encore, une maison vinicole, créée par le descendant de l’une de ces familles, évoque pour sa part la présence de vignes au XVIe siècle sur la propriété d’un monastère acquis ultérieurement par ses ancêtres. Même les maisons ayant un passé plus modeste invoquent une telle ancienneté, soulignant la plantation d’un vignoble en 1870, ou encore l’acquisition d’un permis autorisant la vente de vin en 1923. Enfin, une maison n’était tout simplement pas en mesure de justifier la date inscrite sur ses étiquettes, démontrant ainsi sa volonté d’enraciner son vin dans le temps, même sans fondement réel.

Ainsi, chaque cave invoque simultanément une tradition commune et une tradition individuelle, familiale. Cette façon « historique » de penser et de se représenter le vin est l’une des dimensions à travers lesquelles les producteurs de Cirò Marina se représentent aujourd’hui le vin. Elle illustre comment les paramètres inscrits dans les règlementations visant à garantir et à protéger l’origine et l’authenticité des vins, soit la construction de l’identité du produit en lien avec la construction du temps et de l’espace local, sont désormais utilisés et invoqués pour définir autant l’identité collective de la zone que les identités individuelles de chaque maison.

Dans la première section, j’ai indiqué comment l’évolution du marché du vin entraîne des transformations de la production et comment l’utilisation de nouveaux procédés de vinification entre en contradiction avec le respect de la tradition. Or, comme nous allons maintenant le voir, c’est justement la définition spécifique de la tradition telle que conçue à travers le règlement DOC qui permet ou non de concevoir et d’apporter certains changements tout en préservant l’authenticité du vin local.

Figure 4

Fig. 4 Palemento di fabbrica, constitué d’une cuve supérieure et d’une cuve inférieure et utilisé auparavant pour tirer le moût des raisins. (Photo de l’auteur.)

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Comment conserver sa typicité

La recherche ethnographique est toujours historiquement contingente et se réalise en partie au hasard des opportunités et des contraintes. De ce point de vue, lors de mon séjour en 2004, les propriétaires de caves désiraient présenter une demande officielle afin de modifier le règlement de la DOC. Ce moment a constitué une excellente opportunité pour discuter avec les producteurs de certaines des problématiques au cœur de ce changement, lesquelles touchaient justement la tradition, la typicité et l’authenticité du vin. L’objectif des producteurs était de modifier légèrement la DOC pour la rendre plus souple afin qu’ils puissent s’adapter aux exigences contemporaines du marché du vin. Ils voulaient évidemment conserver la DOC, car elle confère une reconnaissance et constitue un atout commercial. Mais ce n’était pas la seule raison pour laquelle ils désiraient préserver la DOC Cirò. La DOC constitue désormais les fondements de l’identité et de la spécificité de leur vin. Néanmoins, en raison des conditions du moment, elle devenait trop contraignante pour eux. Ceci illustre comment ce type de règlements rigidifie la tradition, alors qu’en réalité les pratiques « traditionnelles » ne sont jamais totalement fixes et qu’elles évoluent en fonction de l’interprétation de la tradition dans le présent. Les interprétations de la tradition varient en fonction des raisons et des besoins pour lesquels on s’y réfère. En comparaison, la règlementation DOC constitue désormais une forme contemporaine spécifique de gestion de la tradition avec l’emploi d’outils rigides que sont les règlements et les contrôles. Or, avec le temps, ces règlements deviennent contraignants pour les producteurs et ils compliquent l’adaptation de la tradition dans le présent, puisque certains éléments « traditionnels » sont fixés par le règlement. On assiste néanmoins à des adaptations spécifiques, mais qui se font justement à l’intérieur même du cadre interprétatif du règlement.

La commercialisation du vin est pour les producteurs une activité cruciale, mais aussi exigeante. « La chose la plus difficile dans toute cette activité, c’est la commercialisation », de me dire Vittorio S. Les principaux débouchés commerciaux pour les vins sont les supermarchés d’alimentation et les restaurants. Or ce ne sont pas les producteurs eux-mêmes qui trouvent et qui sont en contact avec ces débouchés, mais des représentants commerciaux. Parfois, lorsqu’il s’agit de contrats importants auprès de grandes chaînes de distribution alimentaire, les propriétaires vont aller rencontrer directement les dirigeants commerciaux pour établir une entente, mais qui le plus souvent aura d’abord été initiée par un représentant. Les rapports que les producteurs ont avec les marchés sont en grande partie les rapports qu’ils entretiennent avec leurs représentants, tandis que ce sont ces derniers qui sont en contact direct avec les marchés. Lorsqu’un producteur désire développer un marché pour son vin, la première étape consiste donc à trouver des représentants. Pour ce faire, le producteur doit se rendre dans des foires pour faire connaître ses produits à des représentants. Une fois le représentant trouvé, c’est lui ensuite qui se charge de trouver des acheteurs et de publiciser les vins. C’est le représentant qui connaît le marché sur lequel il travaille, qui connaît les goûts des consommateurs, qui connaît les différents points de vente et qui le premier va s’intéresser ou non aux vins d’un producteur. C’est donc ensuite par l’entremise du représentant que le producteur est en relation avec ses marchés et ses clients. C’est également par son entremise qu’un producteur aura des commentaires à propos de l’accueil réservé à ses produits par les consommateurs des marchés dont le représentant s’occupe.

Figure 5

Fig. 5 Cuves de fermentation en béton. (Photo de l’auteur.)

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Précédemment, nous avons souligné que l’évolution du marché international du vin entraîne des transformations qui obligent les producteurs à repenser leurs techniques de production. De ce point de vue, aux dires des propriétaires de caves, le règlement DOC actuel ne leur permettait plus de répondre adéquatement à la demande contemporaine des marchés, entre autres internationaux.

Antonio M. : Comme tout va de l’avant, les technologies vont de l’avant, la science œnologique va de l’avant, tu ne peux pas fixer une photo et la conserver aussi rigide. Moi je dis qu’une DOC moderne doit bien sûr fixer des paramètres de territoire, de cépages, de vieillissement... Cependant, il faut également qu’elle te laisse les mains libres. Et ces règlements doivent être révisés une fois de temps en temps.

Les producteurs désiraient donc modifier légèrement la DOC afin de leur permettre d’utiliser 10, 15 ou 20  % des cépages autres que ceux actuellement reconnus par la « DOC Cirò ».[8] Ceci principalement en fonction des exigences du marché contemporain du vin.

Mario B. : Aujourd’hui, ce règlement est devenu désuet par rapport aux exigences d’un marché toujours davantage globalisé, toujours plus étendu et qui n’a plus de frontières. Il est clair que les exigences des consommateurs de 1969-1970 ne sont plus les mêmes qu’aujourd’hui. Et ce n’est pas dit que ce cépage autochtone qu’est le Gaglioppo ait les caractéristiques que recherchent les consommateurs. Cela signifie qu’il suffirait donc d’y combiner d’autres raisins, de sorte que ces cépages puissent donner au Gaglioppo ce petit quelque chose qui lui manque.

Ainsi, les producteurs de Cirò Marina désiraient apporter une modification au règlement officiel, mais tout en préservant leur typicité et leur authenticité. La modification de la DOC souhaitée par les producteurs devait être faite, à leurs yeux, en conservant la spécificité locale. Pour eux, ceci était alors possible à travers l’utilisation de cépages considérés comme autochtones à la région.[9]

Stefano R. : Le Gaglioppo doit demeurer le cépage principal du vin de Cirò. Cependant, on pourrait également éventuellement corriger certains défauts du Gaglioppo en lui ajoutant quelques autres cépages. Des cépages qui devraient néanmoins provenir uniquement de ceux autorisés et recommandés par la Région Calabria, de manière à être des cépages considérés comme autochtones de manière à ce que la typicité demeure. L’idée n’est pas de bouleverser la DOC, mais plutôt de corriger certaines dimensions de la DOC qui a été élaborée dans les années 1960.

Et en conservant une certaine spécificité du vin de Cirò, telle qu’ils la conçoivent eux-mêmes.

Antonio M. : On cherche à permettre l’encépagement du Cirò, en arrêtant un pourcentage… Ceci est la proposition, en arrêtant un pourcentage de 85% de Gaglioppo, minimum… Pourquoi le 85% de Gaglioppo? Parce que si tu fais un vin avec 85% d’un cépage, que ce soit le Gaglioppo, le Merlot, le Cabernet, ou celui que tu veux, l’empreinte principale, c’est ce cépage qui te la donne. Alors on peut arriver jusqu’à un 15%. Tu n’es pas obligé d’utiliser le 15%, ce peut être 5%, ce peut être 4%, ce peut être 1% de vignes, soit autorisées, soit recommandées.

À l’appui de cela, ils avaient une série d’expériences et d’analyses réalisées au cours des dernières années et sur lesquelles s’appuyait leur demande officielle auprès des instances publiques responsables d’administrer les vins en Italie. Ainsi, à leurs yeux, ils pouvaient apporter cette modification à la « DOC Cirò » sans que cela ne dénature pour autant la spécificité du vin de Cirò et tout en préservant sa « typicité » par l’utilisation de cépages considérés comme « autochtones ». Or, au niveau rhétorique et symbolique, c’est principalement le caractère « autochtone » du cépage qui garantissait la spécificité et la typicité du vin, ou encore la proximité géographique et historique des autres cépages.

Antonio M. : Évidement, le Gaglioppo doit demeurer à l’avant-scène. Parce que le Gaglioppo est l’un des rares cépages véritablement autochtones. Non seulement il ne pousse qu’ici, mais nous sommes les seuls à le cultiver.

Pour cette raison, les producteurs de Cirò ne désiraient pas se tourner vers ce qu’on appelle les cépages internationaux, mais plutôt utiliser des cépages considérés comme autochtones, soit ceux autorisés ou recommandés par la Communauté européenne pour la Calabre. À leurs yeux, ils pouvaient alors apporter cette modification, leur permettant d’ajuster légèrement leur vin pour mieux répondre à la demande internationale, tout en préservant leur typicité.

Figure 6

Fig. 6 À l’intérieur d’une maison vinicole. La chaîne d’embouteillage. (Photo de l’auteur.)

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Afin de produire un vin qui répondrait à la demande du marché international, les producteurs pourraient simplement utiliser les cépages en vogue appréciés et recherchés par les consommateurs internationaux, ces cépages étant majoritairement cultivés dans les nouveaux pays producteurs ; il s’agit principalement du Cabernet-Sauvignon, du Merlot et du Chardonnay. Cependant, selon les producteurs, ceci altèrerait la typicité ou la spécificité du vin de Cirò, non pas tant au niveau du goût—« si tu fais un vin avec 85  % d’un cépage, que ce soit le Gaglioppo, ... l’empreinte principale, c’est ce cépage qui te la donne »—qu’au niveau de l’authenticité du produit, principalement en raison de la provenance, de l’histoire et de la signification de ces cépages. Ces cépages qui sont aujourd’hui parmi les plus cultivés dans le monde et les plus recherchés par les consommateurs et qui sont qualifiés de « cépages internationaux » sont des cépages traditionnellement associés à Bordeaux (Cabernet-Sauvignon et Merlot) et à la Bourgogne (Chardonnay). Or, les producteurs les jugent « trop éloignés » de Cirò, principalement en termes d’espace et de tradition. Un jugement probablement renforcé par le caractère désormais cosmopolite et international de ces cépages, qui affaiblit leur capacité à symboliser des lieux et des traditions spécifiques.

Par conséquent, la solution, pour les producteurs, consiste à utiliser des cépages qui leur permettent effectivement de rapprocher le vin de Cirò de certains standards gustatifs et de l’aligner davantage sur la demande internationale  : lui ajouter de la couleur, lui donner du corps, le rendre plus moelleux, adoucir ses tanins et augmenter son potentiel de vieillissement. Mais cela, en utilisant des cépages « autorisés ou recommandés » pour la Calabre par la Communauté européenne, donc des cépages provenant d’ailleurs en Calabre ou encore du sud de l’Italie, à leur avis plus proche de la typicité du Cirò.

Stefano R. : Aller à la rencontre des goûts des consommateurs, mais pas avec des vins à base de cépages internationaux du genre Chardonnay, Merlot ou Cabernet.… Nous devons miser sur nos cépages, mais en produisant des vins qui ont des saveurs et des arômes qui répondent aux exigences des consommateurs. Ainsi, faire un vin moins tannique, plus onctueux et plus rond, c’est aller à la rencontre des goûts des consommateurs. Mais si cela je le fais avec le Maglioco, le Gaglioppo et le Greco Nero, je demeure toujours à l’intérieur d’une typicité.

Ainsi, certains cépages leur paraissaient plus proches du Cirò en élargissant à la Calabre, ou même à l’Italie, les deux dimensions de la logique définissant la typicité et l’identité des vins, soit le lieu et la tradition. Ils pouvaient ainsi modifier légèrement leur vin, mais tout en préservant son identité et sa spécificité, car en utilisant des cépages autochtones, ils considèrent justement préserver l’identité propre du vin. Il s’agit néanmoins d’arguments rhétoriques, puisque ces autres cépages ne sont objectivement pas nécessairement plus proches de la tradition du vin de Cirò. Par exemple, bien que certains cépages aient déjà fait partie de la tradition, comme le Maglioco, il reste qu’ils ont été laissés de côté pendant près de quarante ans. Alors, dans ce cas, font-ils toujours partie de la tradition du vin de Cirò ? Ou encore, de manière plus significative, en quoi les cépages provenant d’autres régions d’Italie mais n’appartenant pas à la tradition locale seraient-ils plus proches de la tradition locale que les cépages internationaux ? Parce qu’ils correspondent davantage à ce qui est utilisé par la logique du règlement sur les Denominazione di origine controllata pour définir l’authenticité et la typicité d’un produit : l’espace (le lieu, le terroir) et le temps (l’histoire, la tradition). C’est donc essentiellement un choix rhétorique qui s’appuie sur des arguments précis et s’inscrivant dans la logique construite par le règlement. En raison de la proximité géographique et historique de ces cépages, ils apparaissent aux producteurs—et éventuellement aux consommateurs qui pensent et perçoivent eux aussi les vins à travers la même construction règlementaire du «  terroir  »—comme plus proches de leur tradition et de leur spécificité que d’autres cépages qui viennent de plus loin dans le temps et dans l’espace.

Figure 7

Fig. 7 Cuves de fermentation en acier inoxydable. (Photo de l’auteur.)

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Carmine V. : Aujourd’hui, le marché exige certains produits et pour survivre, une maison ne peut pas se contenter d’attendre que son produit plaise au marché. Elle doit répondre à une certaine demande, tout en respectant certaines limites. Ainsi, nous allons chercher à expérimenter ce qu’on peut faire avec d’autres cépages originaires de Calabre, ou encore à la limite d’autres zones italiennes, mais nous délaisserons d’autres cépages très populaires auprès des consommateurs, tel le Cabernet-Sauvignon, car ce dernier n’a rien à voir avec la tradition vitivinicole italienne.

Enfin, le fait que ces cépages soient cultivés à l’intérieur de la zone « Cirò », donc du terroir, est la garantie ultime de la typicité du vin local, en s’appuyant sur l’importance primordiale de l’influence du « terroir » dans la définition de la typicité, de la spécificité et de l’authenticité d’un vin.

Mario B. : Ce sont des cépages autochtones, ce sont toujours des raisins du lieu, on ne va pas acheter des raisins à l’extérieur, car autrement le rapport entre le produit et le territoire se perdrait. Le lien entre produit et territoire doit demeurer, il doit toujours être garanti.

On voit que les producteurs de Cirò Marina construisent l’authenticité de leur vin à travers les paramètres définis par la législation sur les Denominazione di origine controllata, c’est-à-dire le temps (la tradition) et l’espace (le terroir) présentés précédemment. Aujourd’hui, à Cirò Marina comme ailleurs dans le monde, aussi bien chez les producteurs que chez les consommateurs, les éléments contenus dans la définition légale sur les appellations sont devenus une façon « naturelle » de penser le vin. Par exemple, les producteurs s’appuient sur les dimensions de « lieu » et de « tradition » pour déterminer les aspects du règlement pouvant être modifiés ou non, ou encore la manière dont certains aspects peuvent être modifiés. Ainsi, un cépage international est jugé comme ne faisant pas partie de la tradition locale, mais un cépage italien en fait partie bien qu’il n’ait jamais été cultivé localement. L’identité du vin se construit de la même manière que l’identité nationale. Or cette façon de concevoir le vin et les conséquences qu’elle implique sont directement liées à la mise en place d’un système de règlementation visant à protéger et à garantir l’authenticité du vin.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’analyser dans une ville du sud de l’Italie les effets sur une période de près de quarante ans de l’inscription d’une pratique culturelle, à savoir la production de vin, dans un règlement. Je désirais ainsi, d’une part, mettre en lumière le caractère construit de la «  tradition  » et, d’autre part, démontrer comment les règlements servant à protéger et à garantir l’origine des vins influencent la manière dont les producteurs se représentent et évaluent l’authenticité du vin et des pratiques qu’ils utilisent pour le produire.

Premièrement, j’ai cherché à démontrer en quoi le vin, bien qu’il s’agisse d’un produit matériel, relève également de la culture immatérielle puisque chaque année il doit être reproduit. Ce sont donc les pratiques et les discours entourant sa production qui permettent aux personnes d’affirmer pourquoi leur vin est authentique, traditionnel et typique. Dans cette perspective, j’ai souligné l’importance que le vin occupe dans la construction identitaire des habitants de Cirò Marina. J’ai enfin présenté comment la reconnaissance de l’authenticité est une construction sociale qui repose sur un consensus collectif permettant de définir des critères d’authenticité et d’inauthenticité. Entre autres, les références au temps, à l’histoire et à la tradition apparaissent comme des éléments importants dans la construction que nous faisons en Occident des objets et des pratiques culturelles authentiques. Or l’histoire et la tradition sont des constructions du passé dans le présent et dont le processus de construction repose justement sur l’utilisation qui en est faite dans le présent. Deuxièmement, j’ai présenté le processus de mise en place des règlements visant à encadrer la production et la commercialisation du vin et ayant pour objectif de protéger, de garantir et de promouvoir les différents vins. Nous avons ainsi vu comment ces règlements, les AOC en France et les DOC en Italie, reposent sur l’idée de « terroir », notion faisant à la fois référence au lieu et à la tradition. Ces règlements ont donc pour objectif de garantir et de protéger des pratiques culturelles associées à la production d’un produit dont la spécificité repose sur son lieu d’origine et auquel sont rattachées des pratiques spécifiques. J’ai ainsi souligné, suivant Guy (2001), comment ces règlements construisaient en fait l’identité des vins de manière similaire aux identités nationales, c’est-à-dire en les rattachant à des lieux et à des histoires qui sont eux-mêmes construits. Cette similitude explique probablement pourquoi certains États mobilisent le Patrimoine culturel immatériel à des fins nationalistes. J’ai ensuite exposé comment désormais la référence au temps est en effet importante dans la manière dont les personnes de Cirò Marina construisent et se représentent la spécificité de leur vin, autant de manière collective que de manière individuelle. Troisièmement, profitant de la circonstance où les producteurs désiraient apporter une légère modification au règlement « Cirò DOC », j’ai démontré comment le fait d’inscrire la « tradition » dans un règlement ou dans une convention conduit à une rigidification de celle-ci puisqu’à partir de ce moment elle ne peut plus évoluer et s’adapter aux besoins et aux usages de la « tradition » dans le présent. Néanmoins, ce ne sont que certains éléments qui sont inscrits dans le règlement, et d’autres peuvent néanmoins se transformer. C’est ainsi qu’aujourd’hui la production de vin, partout à travers le monde, utilise des techniques et un appareillage sans cesse plus sophistiqué. Quoi qu’il en soit, le rattachement à un lieu et le respect de certaines pratiques, telles que le choix d’encépagement ou les durées de fermentation et de vieillissement, permettent aux producteurs et aux consommateurs de se représenter le vin comme un produit typique et authentique enraciné dans une tradition spécifique. Enfin, les paramètres utilisés par les règlements et définissant l’identité et l’authenticité d’un vin, soit la référence au temps (tradition) et à l’espace (lieu), permettaient néanmoins aux producteurs de déterminer quels types de transformations étaient possibles et acceptables et lesquels ne l’étaient pas. Ainsi, l’utilisation de nouveaux cépages, étrangers à la zone et à la tradition, était possible et préférable, en raison de leur proximité géographique et historique, à l’utilisation d’autres cépages « internationaux » considérés comme trop éloignés en termes d’espace et de temps.

Figure 8

Fig. 8 Rangs de vignes taillées à « l’Alberello » (en « gobelet »). (Photo de l’auteur.)

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Ceci m’amène à conclure que les règlements entourant la production de vin conçue comme une pratique culturelle matérielle et immatérielle constituent désormais un cadre interprétatif global, une manière quasi «  naturelle  » de se représenter le vin et sa production, à travers lequel les producteurs évaluent et jugent l’authenticité de leurs pratiques, tout comme les évolutions et les transformations possibles. Nous pouvons penser que la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO aura éventuellement des effets similaires ailleurs dans le monde, sur d’autres pratiques culturelles. Elle aura pour effet de préserver et de promouvoir certaines pratiques. Mais elle aura aussi éventuellement pour effet de les standardiser et de les rigidifier, en plus d’orienter et d’influencer les critères servant à définir et à construire l’authenticité de ces pratiques dans le futur.