Corps de l’article

IL EXISTE DANS LA PLUPART DES RÉGIONS FRANCOPHONES et diglossiques des Maritimes un discours cohérent et fort qui constitue le « nous » acadien. Ce discours, le plus souvent désigné comme étant « national », présente une identité culturelle ainsi qu’une mémoire bien définies. Une portion substantielle de la population s’identifie consciemment à ce discours, et encore plus de gens l’ont intériorisé sans s’en rendre compte. L’Acadie « va de soi » pour des centaines de milliers de personnes; « on » a réussi à la constituer en « communauté imaginée [1] ».

Les signes de cette identité partagée sont très présents dans les régions francophones des Maritimes. Le territoire est tapissé de décorations aux motifs du drapeau acadien. Les calendriers sont pleins de manifestations culturelles distinctement acadiennes. L’actualité est réfractée par un prisme acadien doublant le discours médiatique de la majorité. Des institutions communautaires créent des espaces francophones. Le bilinguisme officiel et le principe de la «  dualité linguistique  » sont défendus bec et ongles. La foisonnante production musicale acadienne chante l’Acadie sur les ondes.

Oui, l’Acadie va de soi pour plusieurs. Et pourtant, une telle situation ne va pas du tout de soi pour un groupe linguistique minoritaire. J’ose même dire qu’elle est unique au sein des francophonies minoritaires du Canada, voire des minorités nationales en Amérique du Nord [2] .

Le communautarisme acadien se différencie certainement sur le plan quantitatif. Si l’on reprend un à un les signes que j’ai énumérés ci-dessus et qu’on les recherche à Sudbury ou dans le Nord ontarien, par exemple, on n’arrive pas aux mêmes résultats  : les drapeaux se font plus discrets; les festivals ont tendance à être bilingues; les médias francophones couvrent surtout l’actualité spécifiquement « francophone »; les espaces où le français est dominant sont moins nombreux, et la langue est conséquemment minorisée presque à tout moment.

Mais cette accumulation de différences quantitatives finit aussi par avoir un effet qualitatif sur le plan identitaire. En effet, «  l’Ontario français  » comme réalité sociale ou « les Franco-Ontariens » comme groupe culturel, cela ne va pas de soi pour la majorité des parlants français de la région. Ces derniers ont toutes les chances de considérer la culture canadienne-française comme un héritage qu’ils valorisent certes de manière variable, mais qui ne définit pas leur personne. Le français est souvent perçu comme une « langue patrimoniale » qu’on voudrait certes transmettre, mais sans nécessairement aller jusqu’à lui donner un statut d’exception. On se définit généralement avant tout comme des Nord-Ontariens, ou Sudburois, ou Canadiens, et les artistes francophones du Nord chantent davantage « le Nord » que l’Ontario français. Et pourtant, on se retrouve dans une région et une ville où plus du quart de la population est de langue maternelle française, les seules qui se comparent, sur le plan démolinguistique, au Nouveau-Brunswick et à Moncton. Ailleurs au pays, la dynamique ressemble beaucoup plus à la « nouvel-ontarienne » qu’à l’acadienne, selon mon expérience [3] .

Il y a donc une « différence acadienne », qui se résume, pour moi, à ceci : les communautés acadiennes sont caractérisées par un plus haut degré de communautarisme que les autres francophonies minoritaires du Canada. Par « communautarisme », terme que j’utilise sans connotation, ni positive ni négative, j’entends une propension des individus à accorder une grande importance à l’appartenance communautaire dans la définition de leur identité personnelle.

Dans cet essai, je retracerai d’abord les conditions et les moyens de l’invention et de la réinvention de ce communautarisme acadien. Puis, je lancerai des interrogations sur les « coûts-avantages » de cette vision du monde et de soi.

L’invention du communautarisme acadien à l’ère des nationalités

S’il se trouvait déjà des ingrédients propices au communautarisme en Acadie coloniale, on doit admettre que c’est lors de la dite « Renaissance » acadienne que celui-ci épouse les contours d’une communauté imaginée de grande ampleur, à la fois trans-maritimienne et diasporique. Le récit est bien connu : à partir des années 1860, une « élite définitrice [4] » émergente se mit à véhiculer un discours servant à faire sens de la survie du groupe, mais aussi à monter des projets d’avenir collectifs. Elle le fit notamment par l’entremise du Collège Saint-Joseph, du journal Le Moniteur acadien [5] et des premières « conventions nationales », à Memramcook et à Miscouche, en 1881 et en 1884, où des milliers de personnes se réunirent puis adoptèrent une pléthore de symboles nationaux [6] . Désormais, les Acadiens s’affirmeraient comme étant distincts à la fois de leurs voisins anglophones et des Canadiens français, et partageraient des aspirations et des plans pour le relèvement de leur nationalité.

Toutefois, il reste à expliquer le pourquoi de ce succès en matière de nation-building. Car rien ne prédestinait les « Acadiens » à s’identifier comme une nation [7] . Il a très probablement des causes multiples. On pourrait citer la concentration géographique relative des Acadiens, par exemple [8] , ainsi que le caractère dramatique de l’histoire de la déportation acadienne de 1755-1758, qui s’est bien prêtée aux efforts de nation-builders de tout acabit [9] . Cela dit, les discours particularisants entourant l’acadianité ont quand même dû être diffusés et popularisés avec succès, ce qui, en milieu nord-américain, est loin d’avoir été une évidence, peu importe le nombre de conditions favorables.

J’avance, dans un article paru à l’automne 2017 dans le Bulletin d’histoire politique [10] , que des facteurs conjoncturels ont favorisé la première diffusion de cette identité collective et l’adhésion des masses à celle-ci. Puisant dans une thèse du sociologue espagnol Juan Linz, je soutiens que la propension acadienne au communautarisme tient, en partie, à la chronologie et au timing du développement du discours national acadien. Linz, se basant sur ses observations et analyses des nationalismes périphériques en Europe, fait remarquer que les nationalismes périphériques ont eu le plus de succès dans les régions où l’État a tardé à propager efficacement sa variante de l’identité nationale ou, plutôt, là où les élites intellectuelles et politiques régionales ont été les premières à véhiculer une identité nationale cohérente.

Or, nous savons déjà que la Renaissance acadienne décrite plus haut représente la tentative d’autodéfinition et d’adoption de symboles « nationaux » la plus précoce au Canada francophone, en dehors du Québec. J’ai donc voulu vérifier si ce développement hâtif d’une identité collective pourrait être l’une des sources de cette propension acadienne au communautarisme.

Pour le confirmer, j’ai d’abord examiné attentivement l’évolution des représentations qu’on se faisait de l’Amérique du Nord britannique afin de voir si l’environnement identitaire et culturel canadien a subi des modifications importantes à un certain moment entre la « Renaissance acadienne », d’une part, et les épisodes d’affirmation collective des autres francophonies, d’autre part. Or, l’historiographie établit clairement qu’à partir de 1885 un changement substantiel s’opère bel et bien dans les représentations du Canada entretenues par les majorités anglophones : vu d’abord comme un espace réunissant plusieurs communautés ou « nationalities », uni avant tout par la couronne et les institutions britanniques, le jeune dominion sera de plus en plus présenté comme un pays où les mœurs, la culture et la langue dominantes doivent être anglaises [11] .

Puis, je procède à une analyse comparée des discours de la «  Convention nationale » acadienne de 1881 et du Congrès d’éducation des Canadiens français de l’Ontario de 1910. J’arrive à la conclusion que la conception communautariste de soi des Acadiens tient effectivement en bonne partie au fait que, dans son cas, le discours établissant la « communauté imaginée » a été diffusé avant l’arrivée de la première vague de nationalisme pancanadien. Il sera impossible, quelques décennies plus tard, pour les Franco-Ontariens et les francophones de l’Ouest d’afficher une loyauté analogue à une « nationalité » sub-étatique, tellement la frénésie impérialiste des années 1890 et 1900 aura changé l’environnement politique et culturel.

La réinvention du communautarisme acadien lors du « moment 68 »

Si la création et la diffusion réussie d’un discours communautariste n’allaient pas de soi pour les francophones des Maritimes, l’adhésion des masses à celui-ci tout au long du 20 e siècle n’était pas assurée non plus. Après tout, tant de choses ont changé au cours de ce siècle. Pendant l’après-guerre, en particulier, les populations occidentales ont de manière générale eu l’impression qu’un nouveau monde voyait le jour, et que les anciennes idéologies et philosophies étaient à jeter [12] . N’était-ce pas celles-ci qui avaient poussé le monde vers la dépression et la guerre? Parmi les victimes de cet élan de renouveau, on retrouve les nationalismes, majoritaires comme minoritaires, qui ont été stigmatisés comme étant traditionnalistes, conservateurs et figés.

L’Acadie a elle aussi vécu cette «  fatigue culturelle  », pour reprendre l’expression de Hubert Aquin. Au cours des années 1950 et 1960, le nationalisme a été délaissé par les masses, remis en question par l’élite et carrément contesté par les étudiants de la jeune Université de Moncton [13] . Les mots d’ordre du moment étaient «  modernisation  » des institutions, «  participation  » aux affaires publiques et «  collaboration  » avec la majorité anglophone. On pourrait ajouter « départicularisation », car plusieurs ont flirté avec des labels identitaires alternatifs – tels que « francophones » – qui étaient prétendument plus ouverts sur le monde. Ils ont aussi sérieusement entretenu l’idée d’une éventuelle union des Provinces maritimes, et la jeunesse acadienne, lors d’un important ralliement à Memramcook, a voulu remiser les symboles nationaux au musée. L’idée dominante du moment en matière d’identité était la suivante  : si le nationalisme, l’isolement et l’autarcie avaient été nécessaires autrefois, c’est que dans l’ancien monde – le monde d’avant 1945 – les préjugés auraient empêché les Acadiens de prendre leur juste place au pays; toutefois, dans le monde prometteur de l’après-guerre, où tout était possible, de telles précautions étaient inutiles et même néfastes. Les Acadiens seraient maintenant libres d’intégrer le monde moderne et d’y participer pleinement, sans garde-fou.

Loin de vivre ce changement comme un deuil, la plupart des Acadiens l’ont ressenti comme une libération. Cela était d’autant plus facile que la province était, pour la première fois de l’histoire, dirigée par un gouvernement élu sous la direction d’un Acadien, le premier ministre Louis Robichaud. Dans ces conditions, on n’était que trop heureux de se délivrer du fardeau de la lutte nationale. Suivant le sociologue Ricky Richard, j’ai appelé ce moment, et ce discours, ceux de la « participation modernisatrice [14] ». Ils auraient bien pu annoncer la fin du haut degré de communautarisme en Acadie.

Mais un moment historique très particulier, porteur des espoirs mais aussi de la colère de la première cohorte des baby-boomers à l’échelle occidentale, est venu changer la donne. Les progrès graduels des Acadiens sous la gouverne de Louis Robichaud – pourtant substantiels – apparurent soudain nettement insuffisants aux membres du mouvement étudiant acadien. Et surtout, une série d’irritants sociaux locaux [15] convainquirent les étudiants universitaires militants que le modèle de l’intégration indifférenciée ne mènerait pas à l’égalité tant souhaitée. Au contraire, des mesures particulières seraient nécessaires pour relever les Acadiens – non, l’Acadie! – de la domination historique qu’elle a subie et dont elle ressent encore les effets. Les «  chances égales pour tous  » ne suffisaient plus, il fallait aussi décoloniser le pays grâce à un fonds de rattrapage pour la jeune université, à des fonds de développement régional pour le hinterland acadien, à un plus grand contrôle sur le territoire, à des districts scolaires linguistiquement homogènes, entre autres choses.

Ce qui a été esquissé lors du «  moment 68  » acadien, c’est la trame et le vocabulaire du néonationalisme, qui seraient redéployés tout au long des années 1970 [16] et dont d’importants principes persistent dans les discours politiques acadiens d’aujourd’hui. Pendant ce « moment », l’Acadie a renoué avec le communautarisme, mais non sans en changer la forme et le ton. Comme tant d’autres nations minoritaires [17] , elle a troqué un communautarisme de conservation, proche de la tradition, pour un communautarisme de contestation, ancré dans la logique de la décolonisation et des droits.

Le communautarisme acadien depuis les années 1980

Depuis les années 1980, le monde a à nouveau bien changé. Le néolibéralisme a battu en brèche les tendances les plus généreuses de l’État providence, le communisme a perdu l’essentiel de son éclat et la gauche progressiste s’est fractionnée entre de multiples causes, perdant une certaine unité jadis procurée par les paradigmes de la décolonisation et du marxisme.

Il n’est donc pas si étonnant que le communautarisme ait fléchi. Les logiques de l’individualisme et du cosmopolitisme s’infiltrent dans les pratiques et les discours. Parmi les signes de cette tendance : l’exode de plus en plus courant de jeunes bien formés vers des postes payants à l’extérieur des régions acadiennes; l’engagement de la jeunesse dans des causes sociales variées qui se soucient peu de se dire « acadiennes », et l’accent mis, dans les médias, sur les réalisations d’individus que l’on peut identifier comme acadiens, faute de trouver suffisamment de dossiers proprement acadiens.

Les Acadiens demeurent toutefois plus communautaristes que la plupart, comme nous l’avons établi plus tôt. Cela est partiellement grâce à une persistance des dynamiques établies lors des « années 1968 ». En effet, le discours dominant sur l’Acadie, particulièrement dans les médias, est demeuré en bonne partie ancré dans la logique des droits, du néonationalisme et de la dualité. L’Acadie à laquelle tant de gens continuent de s’identifier est conçue comme un peuple qui prend la place qui lui a longtemps été niée lorsqu’elle était dominée. Les luttes récentes en faveur du français comme langue de gestion dans la régie de santé Vitalité et en faveur du français comme langue d’affichage à Dieppe et à Moncton sont des héritières directes du néonationalisme des années 1970.

Ce « communautarisme des droits » a aussi été appuyé, depuis les années 1990, par la réémergence, sous de nouvelles formes, d’idées romantiques sur l’Acadie qui se retrouvaient dans le discours national acadien du 19 e siècle. L’Acadie diasporique, «  sans frontières  », généalogique, «  du cœur  » interpelle à nouveau depuis le premier « Congrès mondial acadien », tenu en 1994 [18] . Ces idées, qui sont aussi véhiculées par la musique populaire et la presse populaire, sont souvent diamétralement opposées au discours plus civique tenu par la société civile acadienne. Elles contribuent néanmoins à renforcer l’identification de plusieurs personnes à la communauté.

Conclusion

Que conclure de ce tour d’horizon portant sur le communautarisme acadien? Si les Acadiens et Acadiennes sont plus communautaristes que la plupart des autres minoritaires en terre d’Amérique, qu’est-ce que cela veut dire?

D’abord, cela veut dire que Jean-Paul Hautecœur avait tort [19] : un discours cohérent, palpable et partagé sur la communauté, ce n’est pas rien. Ce n’est peut-être pas suffisant pour assurer l’épanouissement culturel, mais il s’agit d’une réalisation sine qua non allant dans ce sens, que peu de minorités sub-étatiques peuvent affirmer avoir réussie.

Est-ce à dire que cela est intrinsèquement bon? Non, pas plus que ce n’est éminemment mauvais. Comme plusieurs autres caractéristiques, cela a des avantages et des inconvénients. Je serais prêt à soutenir qu’un tel sentiment communautaire aide probablement les gens, tout bien considéré  , à atténuer les sentiments d’aliénation générés par notre monde hyper-individualiste. J’ai aussi souvent l’impression que les manifestations de solidarité à l’intérieur de la communauté peuvent en être facilitées; les Acadiens savent se mobiliser quand ça compte. Il est probable, par ailleurs, que l’assimilation linguistique – qui demeure un défi – soit ralentie par le communautarisme acadien. Dans la mesure où l’appartenance à la communauté importe beaucoup aux gens, et que la langue partagée définit largement celle-ci, cette appartenance définie linguistiquement agit comme frein à l’adoption de l’anglais jusque dans les sphères intimes de la vie. Elle se traduit aussi par un soutien important aux artistes locaux. Tous ces avantages sont appréciables.

En même temps, le communautarisme comporte des risques et des coûts. Tout ce temps passé à parler d’identité et à protéger la culture n’est pas consacré à relever les nombreux autres défis de l’ère contemporaine. La valorisation de la culture verse parfois dans le nombrilisme culturel et linguistique, voire dans la méfiance des produits culturels venus d’ailleurs, même ceux de langue française. Par ailleurs, la solidarité intra-groupe entrave-t-elle parfois des projets qui pourraient et devraient être menés en commun avec les voisins anglophones?

En somme, ce communautarisme entretenu contre vents et marées vaudra la peine s’il sert à mener de véritables projets de sociétés. Reste aux Acadiennes et Acadiens d’aujourd’hui d’avoir l’imagination, l’intelligence et l’ambition nécessaires pour ce faire.