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EN JUILLET 1755, LA COURONNE BRITANNIQUE proclame officiellement l’ordre de la déportation des Acadiens. Durant plus de huit ans, les Acadiens seront pourchassés sur le territoire de l’Amérique du Nord. Ce n’est qu’après la levée de l’ordre d’expulsion dont ils font l’objet, en 1763, qu’une partie d’entre eux, déportés ou cachés dans le territoire, ont la permission de revenir s’établir dans les Maritimes. Toutefois, malgré la présence acadienne après la déportation, il n’y a plus d’Acadie au sens de communauté d’appartenance culturelle. Les Acadiens vivant dans les Maritimes après cet événement ne sont liés d’aucune façon à une mémoire collective, à des lieux mythiques ou à des récits fondateurs qui pourraient alimenter l’idée qu’ils forment une société[1].

Il faudra près d’un siècle avant qu’une élite cléricale acadienne ne décide de solidifier le sentiment distinctif autour de la mémoire de 1755. Ce n’est que lors de la première Convention nationale acadienne de 1881 que les congressistes élèvent officiellement le Grand Dérangement au rang de mythe fondateur[2] de la nation. L’utilisation du terme « Grand Dérangement » n’est pas inédite. L’auteur Ronnie-Gilles LeBlanc fait état de l’utilisation du mot « dérangement » dans une déposition qui remonte à quelques années après la guerre de Sept Ans. Dans cette déposition, six Acadiens originaires de Beaubassin utilisent le terme[3] en faisant allusion au « dérangement des guerres » ou au « dérangement produit par la guerre »[4]. L’auteur souligne également que ce n’est qu’en 1861, dans un imprimé d’un journal de voyage de l’abbé A. Ferland d’abord écrit en 1836, qui relate des événements survenus un quart de siècle plus tôt, que l’on peut lire ce qui semble être la première utilisation du terme « Grand Dérangement[5] ». Le terme est par la suite repris et il est utilisé par des acteurs influents en Acadie à la convention de 1881.

Le sens accordé au terme « Grand Dérangement », qui se trouve dès lors au centre de l’idéologie nationale acadienne, subira par la suite de nombreuses réinterprétations dans les discours politiques, transformé « d’une part, par la résistance opposée par la mémoire populaire [culture savante et culture populaire] et, d’autre part, par les impératifs de la réalité quotidienne[6] ». Au cœur du rapport mémoriel en Acadie, il semble alors intéressant de retracer l’utilisation politique du mythe de fondation. Dans le présent texte, nous cherchons ainsi à retracer les interprétations historiques du mythe du Grand Dérangement[7] dans le discours politique de l’élite[8] acadienne entre 1881 et 2005 en analysant ses nombreuses utilisations dans la politique acadienne, principalement au Nouveau-Brunswick, et à comprendre quelles ont été les conciliations et les impasses mémorielles liées à la signification accordée au mythe du Grand Dérangement. Soulignons qu’il ne s’agit pas ici d’une recherche exhaustive. L’objectif principal est de proposer une note de recherche permettant de dresser l’état des connaissances concernant le sens accordé à cet événement.

Bien que de nombreuses recherches se soient intéressées à la figure mythique d’Évangeline[9] ou au mythe des origines – l’arrivée en 1604[10] –, peu de recherches ont été effectuées sur le Grand Dérangement en tant que mythe de fondation de l’Acadie. Bien sûr, le thème historique de la déportation de 1755 est largement exploré[11] , mais l’analyse sociologique des représentations dans le discours politique ou populaire est peu présente. On note néanmoins les contributions de Julien Massicotte, de Chantal Richard et de Robert Viau, qui ont, de façons et à des périodes différentes, touché le sujet de l’interprétation du Grand Dérangement en Acadie[12].

Pour l’analyse, nous avons choisi l’approche théorique de Gérard Bouchard. Chez cet auteur, le mythe est d’abord un énoncé de sens porteur d’un message motivé par des émotions qui ne peuvent être vérifiées intégralement, instituant d’une manière durable un sens, une valeur, un trait identitaire, etc.[13] Dans cette perspective, le mythe est « une représentation collective hybride, bénéfique ou nuisible, baignant dans le sacré, commandée par l’émotion plus que par la raison, et porteuse de sens, de valeurs et d’idéaux façonnés dans un environnement social et historique spécifique[14] ».

Ainsi, dans ce texte, nous souhaitons analyser le mythe non pas sous l’angle de la vérité ou de la fausseté, mais bien dans une perspective fonctionnelle, c’est-à-dire celle de l’efficacité. Pour Gérard Bouchard, le mythe masque les insuffisances du discours. De cette façon, l’enquête des procédés de construction destinés à surmonter les antagonismes du discours dans les rapports de force est un moyen efficace de pénétrer l’imaginaire d’une société[15]. Afin de comprendre comment le mythe s’active, se construit et se reproduit, il propose l’élaboration d’un processus de mythification[16] présenté ici selon trois principaux indicateurs, soit : (1) L’ancrage (l’élaboration) : quel est l’éthos de l’époque à travers l’empreinte laissée dans la conscience collective? quelles sont les croyances, les valeurs, les idéologies, les visions du monde? (2) L’instrumentalisation : qui sont les acteurs initiateurs du récit? qui sont les différents groupes qui visent à formuler et à reformuler le message central du mythe en fonction des enjeux? (3) L’institutionnalisation : qui fait la promotion du mythe dans le système social? Comment le mythe assume-t-il la fonction de structurer les valeurs, les idéologies et les utopies de l’époque? Le présent texte propose donc une démarche d’analyse du mythe qui cherche à comprendre « les fonctions qu’il remplit dans la culture et la société, les relations et jeux de pouvoir qui accompagnent son émergence et contribuent à sa reproduction, le sens qu’il revêt du point de vue des individus et des acteurs sociaux[17] ».

Ces trois éléments du processus de mythification seront traités selon une méthode d’analyse structurale du récit. Comme le propose Laurence Bardin[18], l’objectif est de chercher les unités de base qui ordonnent et structurent les récits dans un nombre limité d’éléments qui réapparaissent constamment dans de nouvelles combinaisons.

Les données analysées seront tirées d’une revue de la littérature scientifique et historique et d’une analyse de certaines archives[19]. Selon la typologie présentée, nous analyserons le récit de trois périodes de l’histoire acadienne, qui marqueront la division des parties de ce texte, soit : (1) la période du nationalisme traditionnel de 1881 jusqu’aux fêtes du bicentenaire de la déportation en 1955, (2) la période du libéralisme traditionnel de 1955 à 1972 et (3) la période du pluralisme idéologique de 1972 à 2005.

Langue, foi et tradition : le nationalisme traditionnel (1881 à 1955)

a) L’officialisation du mythe du Grand Dérangement

C’est le 20 juillet 1881 que les délégués se rendent à Memramcook afin de participer au premier rassemblement officiel des francophones de l’est du pays. La convention tenue en 1881 réunit près de 5 000 Acadiens et Canadiens français venus discuter des problèmes touchant leurs communautés[20]. Au cours de cette convention, cinq commissions sont mises sur pied (choix d’une fête nationale; éducation; agriculture; colonisation et émigration; la presse)[21].

Lors de ce rassemblement, les Acadiens présents à la convention vont officialiser pour la toute première fois le récit du Grand Dérangement en tant que mythe fondateur de la communauté. En fait, la place de la déportation dans l’identité acadienne n’entraîne pas de débat lors des séances. Ce récit est déjà la base identitaire de cette société. On remarque la grande influence du récit Évangéline[22]. La publication de Evangeline: A Tale of Acadie, quelques décennies auparavant, en 1847, par l’américain Henry Wadsworth Longfellow, avait offert aux communautés acadiennes la première signification historique partagée uniformément[23]. Ce récit respecte largement le discours clérical canadien-français, qui présente l’image « d’une Acadie primitive, harmonieuse et chrétienne, brisée par la Déportation puis ressuscitée par la Providence[24] ». De cette façon, la Convention nationale n’est donc pas l’occasion d’élaborer un mythe fondateur, mais bien de débattre le sens de celuici, de régler des conflits autour de certains symboles et, surtout, de légitimer et de sacraliser les décisions qui en résultent.

Le sociologue Joseph Yvon Thériault s’oppose à l’historiographie, qui considère que les caractéristiques forgées à l’époque de l’Acadie française se seraient déployées dans l’idéologie nationale acadienne. Cette interprétation n’a, selon l’auteur, aucun fondement historique. La plupart des francophones des Maritimes sont plutôt les descendants de ceux qui ont évité la déportation[25]. Thériault y voit davantage le résultat d’un mouvement politique issu du 19e siècle qui a adapté des références du passé[26]. Ce constat semble être appuyé par Naomi Griffiths, qui remarque également que les nouveaux référents acadiens construits à la fin du 19e siècle ont peu à voir avec les référents observés avant 1755[27]. Néanmoins, Thériault rappelle que, peu importe le caractère fictif ou réel des mythes fondateurs, l’important est que ces récits sont capables d’offrir de la cohésion sociale et de la mobilisation[28].

Bien que le Grand Dérangement ne fasse pas débat, la discussion la plus polémique de la convention de 1881 est sans contredit le choix d’un patron pour la fête nationale. Le choix d’un patron national peut sembler anodin, mais celui-ci cristallisera l’origine historique de la nation acadienne. De cette façon, le choix de la Saint-Jean-Baptiste exprime implicitement une solidarité avec la nation canadienne-française et, par conséquent, s’inscrit dans son destin national. À l’inverse, le choix de la Vierge Marie marque le caractère distinctif de l’Acadie en liant directement son histoire à la nation française et en marquant ainsi une rupture avec la nation canadienne-française[29].

Les congressistes prennent alors position en faveur de la fête de l’Assomption, rappelant aux francophones de l’est du pays leur origine commune[30]. Le choix de la Vierge Marie relègue dans l’oubli collectif les événements fondateurs du Canada français, comme la guerre de Sept Ans (la fin de la Nouvelle-France). Par conséquent, il situe le Grand Dérangement au point zéro de l’espace temporel et mémoriel en Acadie[31]. Dans cette narration, l’Acadie est définit autour de la langue, de la foi catholique[32] et de la mythification des trois grandes époques de la nation acadienne : la colonisation, la déportation et la Renaissance acadienne[33].

Ainsi, le choix de fonder la nation acadienne sur la mémoire de la déportation fait en sorte que la période qui précède le Grand Dérangement devient un âge d’or, une sorte de paradis perdu et dénué de vice, où les gens vivaient en harmonie, inspirant les poètes de l’époque, qui s’y réfèrent souvent avec nostalgie[34]. Le cas de l’Acadie n’est pas unique dans cette rêverie. Le mythe de l’âge d’or est présent chez de nombreux peuples et même dans certaines idéologies politiques [35]. Cet âge d’or, affirment Denis Bourque et Chantal Richard[36], est décrit dans les conventions comme un paradis perdu en raison de la chute causée par la déportation. Cependant, l’affirmation nationale et le progrès technique et social en Acadie sont décrits par certains participants comme une véritable Renaissance acadienne soutenue par la divine providence[37].

Sous la description de ces importants mythes, Bourque et Richard ne semblent pas percevoir qu’il s’agit d’un millénarisme chrétien sécularisé[38]. Jean-Pierre Sironneau définit le millénarisme comme un « scénario qui postule un état de pureté originelle, suivi d’une période de chute et de décadence, mais qui nous dit aussi que cet état de dégénérescence ne saurait durer toujours : une révolution est toujours possible [39] ». L’efficacité d’un tel mythe, écrit Sironneau, est sans doute liée à son aspect totalisant. La simplification de la compréhension du passé et du futur, de même que du sens accordé à l’individu de sa naissance à sa mort, en est assurément un facteur important[40].

Le choix des congressistes de lier le mythe fondateur de la nation au mythe du millénarisme a pour conséquence de poser le destin de l’Acadie sous le signe de la Providence, où plusieurs, comme le père Lefebvre, font l’apologie des vertus de ce peuple qui a su conserver la pureté primitive de la France, de sa religion et de sa culture[41]. Il s’en dégage un éthos qui cherche à inculquer un ensemble de valeurs et d’idéaux privilégiant les thèmes associés au devoir, au culte et à la dévotion. On fait donc appel aux ancêtres, érigés en modèles, qui ont façonné le passé glorieux que les Anglais ont détruit en 1755. On dramatise aussi certains aspects de la dispersion en introduisant des légendes. En fait, on institutionnalise un culte[42]. que ce soit au sein des médias, des institutions d’éducation ou bien des paroisses, les responsables des conventions de 1881 et de 1884 utilisent tous les moyens pour diffuser et ritualiser leur message. Ils ont bien compris l’importance de ritualiser l’identité nationale. Sans État ni pouvoir politique, certains y voient le moyen de faire exister une Acadie morcelée.

Les Acadiens de la Gaspésie, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse ne partagent à l’époque que très peu de choses, hormis la langue et la religion. L’élite a bien conscience de cette situation. Ainsi, se sentant menacées par le protestantisme, l’industrialisation et l’exode, les élites acadiennes réagissent avec force en fondant l’existence d’une nouvelle communauté identitaire. Les objectifs de la convention ne sont pas cachés, il s’agit bien de fonder la société acadienne et d’instaurer un programme politique pour lui permettre d’assurer son existence, voire sa survivance. L’institutionnalisation du mythe, tout comme l’affirmation nationale, représente donc surtout un combat idéologique et politique qui vise à contrer les aspects négatifs de l’industrialisation, qui accroît les contacts avec des anglophones souvent hostiles et qui va à l’encontre des intérêts politiques, religieux et culturels[43].

b) La bonne entente

Au début du 20e siècle, l’élite acadienne créé, lors la convention de Pointe-del’Église, en 1890, la Société nationale l’Assomption. Cet organisme voué à la défense des intérêts des Acadiens est le principal porte-parole de la population acadienne auprès des divers ordres de gouvernement[44]. Le rôle que joue l’organisme dans la société lui permet d’être efficace en ce qui a trait à la diffusion du discours national. Mêlant idéologie et revendications politiques, la Société nationale l’Assomption canalise le projet collectif en plaçant l’organisme au centre des conflits communautaires et linguistiques de l’époque[45].

La signification accordée au récit du Grand Dérangement durant ces années est pratiquement la même que celle instituée lors des premières conventions. Cet événement constitue encore le socle de l’identité acadienne. Toutefois, les succès relatifs du développement de la conscience nationale autour du récit de la déportation et de ses symboles sont des acquis qui demeurent encore fragiles. On voit ressurgir d’anciennes divergences autour du choix de la fête de Marie de l’Assomption et du drapeau acadien[46]. Beaucoup d’efforts sont déployés afin de créer une tradition capable d’encourager la cohésion sociale et symbolique du peuple acadien.

En raison du retrait du clergé du conseil général et du corps du comité exécutif de l’Assomption en 1890, les divergences sont pour la première fois gérées entre laïcs. Cette sécularisation permet la tenue de discussions libres et franches[47]. Le premier succès est d’avoir obtenu en 1912 la nomination d’un évêque acadien au diocèse de Saint-Jean. Néanmoins, après cette victoire, l’unité s’estompe rapidement. En effet, dans les années qui suivent, on remarque que la diminution de la ferveur nationaliste cause une baisse des activités au cours des années 1920[48].

Bien que les activités de la Société nationale l’Assomption aient diminué, cette dernière effectue un travail considérable entre 1920 et 1930 dans le but d’obtenir la reconnaissance officielle de Grand-Pré comme lieu historique national (lieu de la déportation), ainsi que du financement pour y construire une église-souvenir [49]. Cette construction ne se termine qu’en 1930, à temps pour la commémoration du 175e anniversaire de la déportation des Acadiens[50].

Entre-temps, la popularité de cette destination grandit au point où l’on y prépare plusieurs voyages organisés, dont l’important « Pèlerinage au pays d’Évangéline » appuyé par le journal montréalais Le Devoir. Les commémorations effectuées à Grand-Pré sont d’une grande importance dans la ritualisation du mythe acadien. Il ne s’agit donc pas d’un simple attrait touristique, mais bien d’une expérience populaire, quasi religieuse qui, en s’inspirant de l’œuvre de Longfellow, permet aux visiteurs de vivre un événement de leur histoire : « Comme pour les tombes des martyrs on ne visitait pas Grand-Pré, on ne s’y rendait pas en excursion touristique; on s’y rendait en pèlerinage[51] ». Ces visites permettent de réactualiser l’Acadie et de reconstruire des solidarités identitaires entre les communautés autour de l’expérience de ce lieu sacré.

En 1930, la Société nationale l’Assomption décide d’organiser une commémoration afin de souligner le 175e anniversaire de la déportation des Acadiens. À cette occasion, on déclare l’ouverture officielle de l’église-souvenir de Grand-Pré et on dévoile la statue d’Évangéline, symbole de la survivance. Les célébrations sont l’occasion d’accueillir bon nombre de visiteurs et de renouer des liens avec les Cajuns de la Louisiane, dont les fameuses Evangeline Girls, qui traversent l’Amérique jusqu’en Nouvelle-Écosse afin de commémorer le 175e[52]. On y célèbre la survivance acadienne, la construction de l’église-souvenir, ainsi que la « bonne entente » avec les voisins anglais qui, invités à la fête, font des discours en faveur de meilleures relations entre les deux races[53].

c) Les libéraux réformateurs

Dès sa création, la Société nationale l’Assomption est aux prises avec de grands conflits internes et externes amplifiés par la mauvaise réception par l’élite au pouvoir des demandes de la base militante[54]. Ainsi, l’organisme connaît une période d’inactivité relativement longue (1937-1950). Il bénéficie par la suite d’un nouveau souffle grâce à une nouvelle génération de dirigeants plus enclins à moderniser la structure et à prêter une oreille attentive aux revendications exprimées par la base militante. Certains croient bon de relancer les activités de la Société nationale l’Assomption à la veille de l’organisation de la commémoration du 200e anniversaire de la déportation des Acadiens[55].

Cette fête, qui a lieu en 1955, est importante pour la Société en raison de sa signification historique et de son importance pour l’avenir. La nouvelle élite libérale[56] réformiste juge l’occasion idéale pour relancer ses activités, tout en ranimant la conscience nationale acadienne[57]. Il s’agit d’anciens membres du conseil de direction de la Société nationale de l’Assomption qui, à leur première réunion à l’hiver de 1950, relancent l’organisme et décident de commémorer le deuxième centenaire de la Déportation. Ces fêtes sont une occasion de démontrer au peuple l’importance de la Société nationale l’Assomption et de prouver sa capacité à raviver la fierté nationale[58].

Le message diffusé lors des célébrations se veut fidèle au discours de l’élite traditionnelle. On remarque néanmoins une volonté de modernisation du discours et des institutions, toujours dans le grand respect des traditions et de la foi catholique. Désirant une commémoration de grande envergure, la Société crée un comité organisateur en 1953 sous la présidence du sénateur Calixte Savoie (ancien président général de la Société mutuelle l’Assomption), car la tâche est trop lourde à assumer pour la Société nationale à elle seule[59]. On désigne donc aux postes clefs des membres de l’élite influente de l’époque, qui proviennent de tous les milieux, qu’il s’agisse de dirigeants religieux, politiques et professionnels de l’Acadie[60].

L’objectif des fêtes est présenté publiquement par Adélard Savoie. Le comité organisateur vise à préparer une manifestation grandiose afin de célébrer la survivance du peuple acadien. Il s’agit pour le comité organisateur d’une célébration à double visée. D’abord, la célébration vise à donner aux Acadiens des régions l’occasion de comprendre l’importance historique de ces fêtes pour l’Acadie et pour leur région. Deuxièmement, le comité désire préparer, par ces fêtes régionales, la conscience nationale à la grande commémoration qui a lieu pendant la semaine du 15 août 1955[61]. Adélard Savoie présente clairement l’esprit qui anime les célébrations au cours des fêtes du bicentenaire :

Nous voulons qu’elles soulignent que nous sommes un peuple adulte qui a pu surmonter les épreuves du passé et qui, sans garder rancune des souffrances de jadis, veut rester fidèle à ses origines et à ses traditions ancestrales. Par ces fêtes, nous voulons remercier la Providence et particulièrement notre patronne, Notre-Dame de l’Assomption, honorer la mémoire de nos ancêtres, réveiller notre fierté nationale et prouver à tous nos concitoyens que nous désirons exploiter au maximum notre patrimoine national pour apporter la meilleure contribution possible au développement d’un Canada plus grand et plus uni[62].

Les organisateurs se trouvent dans une situation délicate, car ils ne veulent pas que les fêtes ravivent l’animosité entre les Acadiens et les anglophones. Il arrive couramment que les discours traduisent le souci d’oublier les vieilles rancunes et les désirs de vengeance et demandent aux Acadiens de faire preuve de compassion en invoquant le sens du pardon chrétien. Le conseil de direction de la Société entreprend dès lors plusieurs actions qui visent à alimenter une approche fondée sur la bonne entente : ses membres nuancent les points conflictuels tout en mettant l’accent sur l’enthousiasme associé à la résurrection des Acadiens[63]. Le comité organisateur souhaite une commémoration mémorable et festive. Pour cela, il décide de prolonger le bicentenaire du Grand Dérangement par la multiplication des occasions de commémoration. On ne commémore donc pas uniquement le Grand Dérangement, mais bien quatre thèmes qui rappellent les grands moments de l’histoire acadienne. Ainsi, le 11 août, à Moncton, on célèbre l’Acadie de 1955 sous le thème « L’Acadie triomphante  »; le 12 août, à Memramcook, on souligne 1855 sous le thème « L’Acadie à l’aurore de la renaissance »; et lors du grand rassemblement du 15 août, à Grand-Pré, on souligne 1755, c’est-à-dire le bicentenaire de la Déportation. Les célébrations se terminent à Port-Royal, le 16 août, à l’occasion du 350e anniversaire des débuts de la vie française en Amérique du Nord[64].

On ressent bien la volonté d’établir une distance entre l’élite religieuse et le pouvoir laïc et d’évacuer les référents au statut de l’Acadien martyr sous la divine providence. Ce message de réjouissance et d’exaltation de la renaissance acadienne se distingue de la vision de l’élite traditionnelle, mais il serait imprudent d’y voir une contestation du message traditionnel, car le discours vise à la fois à réaffirmer la foi inébranlable des Acadiens dans la religion catholique et à raviver le passé tragique et malheureux légué dans la mémoire collective[65]. Malgré certaines réticences de la part de l’élite traditionnelle, le triste événement est relégué au second plan et on met plutôt l’accent sur la survivance et les réalisations du peuple acadien et de son élite[66]. Il y a donc une volonté d’unir différentes voix afin de célébrer plutôt le travail accompli par les Acadiens. On souligne particulièrement le travail de leur élite. Ainsi, il est possible que le choix d’accorder une place importante à une définition plus traditionnelle du mythe soit un compromis entre les différentes positions de l’élite acadienne. Ces divergences sont affirmées au grand jour lors des discours de commémoration :

C’est moi-même[67] qui ai rédigé le brouillon de cet article pour Adélard Savoie. Nous travaillons en étroite collaboration. Mais il y a divergence d’opinions sur un point : j’aurais voulu que nos fêtes portent un titre beaucoup plus général  : par exemple la Fête des centenaires, ou les fêtes acadiennes de 1955 (vous verrez cette conception tout au cours de l’article). M. Savoie et d’autres ont voulu insister sur le bicentenaire de la dispersion des Acadiens. (Le titre de cet article est de Savoie lui-même). [...]

La raison qui me portait à insister sur mon point de vue, c’est d’abord que je trouvais peu opportun de prendre comme thème de grandes manifestations un évènement aussi tragique que la dispersion; en outre, nous courons toujours le risque d’indisposer la population anglaise; il suffirait de quelques paroles maladroites pour soulever une polémique regrettable...

En élargissant, pour inclure les autres centenaires (1855, la renaissance et 1655 ou 1605, les origines françaises du Canada) nous évitions ces risques.

Ainsi, la voie médiane qui est adoptée permet de concilier les différentes positions, mais surtout de s’assurer que le mythe du Grand Dérangement ne soit pas remis en question par le côté festif de la renaissance acadienne. Dans cette optique, il est possible de penser que le Grand Dérangement gène les libéraux réformistes qui organisent les fêtes puisqu’il s’agit d’un événement fondamentalement malheureux et conflictuel. De cette façon, la déportation reste encore, selon cette version, le socle de la fondation du peuple acadien.

Les fêtes du bicentenaire sont un grand succès pour les tenants de la pensée libérale réformiste. Leur organisation permet à ceux-ci d’imposer une nouvelle vision du monde et de démontrer sa capacité d’organisation. L’organisation des fêtes réussit à concilier des visions de l’Acadie en évitant de grandes confrontations internes. Il était important pour les organisateurs de tirer parti des fêtes du bicentenaire non seulement pour réactualiser un passé perdu, mais aussi pour préparer l’avenir[68]. C’est pourquoi les commémorations représentent l’événement rêvé pour instituer un tel changement puisqu’elles supposent l’organisation de nombreuses fêtes populaires dépassant les frontières des Provinces maritimes. Les organisateurs gagnent leur pari de concilier à la fois la tragédie et la renaissance acadienne, à la fois la tradition et la modernité.

Paradoxalement, les fêtes du bicentenaire marquent le déclin de l’idéologie traditionnelle (de la survivance) fondée sur le souvenir de la déportation, le désir de la bonne entente et le culte des ancêtres et des traditions religieuses[69]. On peut alors se demander si les actions timorées de l’élite libérale réformiste n’arrivent pas trop tard pour répondre aux aspirations d’une nouvelle génération beaucoup plus contestataire.

Le mythe pluriel : entre contestation et adaptation (1955-1972)

a) La pensée libérale à l’aube de la Révolution tranquille

Dès les fêtes du bicentenaire terminées, la Société nationale des Acadiens (SNA)[70] se fait très discrète sur le plan des grands enjeux politiques, tout comme les élites libérales réformistes. Néanmoins, cette dernière n’a pas réussi à faire disparaître l’élite traditionnelle du paysage idéologique[71]. À l’instar de la vision initiée lors du bicentenaire, les militants de la SNA souhaitent moderniser les institutions en prônant leur intégration accrue à l’économie capitaliste et aux structures politiques provinciales[72].

Le bouleversement politique et social engagé par l’Occident pendant les années 1960 crée un espace favorable aux idées réformistes. L’Acadie suit cette vague idéologique qui lui permet aisément de transformer les institutions et d’adapter les mythes et les symboles à l’environnement libéral. On cherche tranquillement à désethniciser les conflits politiques afin de faire des problèmes économiques et sociaux une question relevant de l’État. La tranche réformiste de l’élite est convaincue que «  tous les problèmes peuvent être réglés par une participation libérale et citoyenne au système politique[73] ». L’élection pour la première fois d’un Acadien, Louis J. Robichaud, au poste de premier ministre du Nouveau-Brunswick va renforcer le message visant à mettre de côté l’ethnicisation des conflits politiques. Pour plusieurs, Robichaud est la preuve que les Acadiens peuvent, par leurs talents, occuper les postes clés au sein de l’État[74].

Le changement culturel au québec, tout comme ailleurs en Occident, touche inévitablement la nouvelle jeunesse acadienne. Cette dernière est la première à critiquer avec vigueur la culture acadienne et l’ensemble de ses élites et de ses institutions. Face à une désaffection des jeunes à l’endroit des institutions, la SNA se montre inquiète de la relève. En 1966, elle lance l’idée d’organiser un ralliement de la jeunesse acadienne (RJA) dont l’objectif est de sensibiliser ces Acadiens à la cause nationale[75]. À cette occasion, plus de 200 jeunes se rassemblent au Collège Saint-Joseph de Memramcook du 1er au 3 avril 1966. Dans l’esprit des organisateurs, ce ralliement vise à la fois à assurer une continuité et à offrir une réponse institutionnelle aux doléances d’une jeunesse qui se sent exclue du processus de décision[76].

Lors des débats qui y sont tenus, les valeurs et les idéaux proposés ressemblent étrangement à ceux de l’élite libérale réformiste. Tout comme elles, les participants au ralliement s’opposent à l’ethnicisation des conflits pour appuyer une logique étatiste. Cependant, cette proposition va beaucoup plus loin que celle énoncée par leurs prédécesseurs. Adoptant une position contestataire, les participants remettent en question l’importance de l’identité acadienne[77].

En fait, dès le départ, l’identité acadienne gêne les participants, qui réussissent à changer le nom de leur rassemblement afin d’éliminer toute connotation ethnique. C’est pour cette raison que le rapport du RJA a pour titre : Le Ralliement des jeunes francophones des Maritimes. Dans cet esprit, les participants votent une résolution proclamant la distinction entre foi et nationalisme[78]. On s’attaque au cœur de la conception traditionaliste de la nation acadienne. Les participants ne s’arrêtent pas à cette décision et remettent en question l’ensemble des institutions, des traditions et des symboles liés à l’identité acadienne. Joseph Yvon Thériault y voit le début de la crise de l’idéologie nationale. La culture de masse, l’économie marchande et l’individualisme sont des facteurs qui mettent fin à la cohésion idéologique en Acadie. L’acadianité devient le symbole du retard politique, économique et culturel. La crise touche tant la tradition que ses institutions (éducation, famille, église, etc.)[79].

Au sein du discours réformiste, le thème de la déportation est absent. Comme tous les autres symboles acadiens, il est relégué aux oubliettes. On ne prend même pas le temps d’en discuter la signification. Cet événement appartient au folklore. Selon le Ralliement, l’identification à l’Acadie comme nation, histoire, culture et patrie est une conception conservatrice qu’il faut combattre. Le passé n’ayant plus rien à offrir, les participants au Ralliement se tournent vers « la science » afin de trouver une référence légitimatrice par opposition aux traditions locales[80].

On peut alors se demander en quoi les critiques issues du RJA se distinguent du mouvement propre aux libéraux réformistes. En fait, l’importance du RJA se trouve dans la radicalité (pureté) de l’idéologie libérale de l’époque. Si les réformistes ont réussi plus ou moins à concilier l’identité nationaliste avec le libéralisme, les participants au RJA s’en distinguent par leur volonté de rupture. C’est pour cette raison qu’ils valorisent l’idée de la modernisation, c’est-à-dire un discours d’ouverture sur le monde, de participation citoyenne et d’émancipation. C’est le début de la pensée du déracinement, de l’homme nouveau. C’est le refus du mythe du Grand Dérangement.

Cependant, le RJA échoue sur tous les plans. Les déceptions sont vives pour la SNA, qui n’a su trouver la relève tant espérée, ainsi que pour les participants, qui n’ont pas réussi à élaborer un projet politique ou à trouver des moyens permettant de diffuser leur message. Les jeunes du RJA ne sont pas en mesure de proposer une voie de remplacement concrète[81]. De plus, dans la société, leurs actions iconoclastes ne reçoivent aucun appui de la population, que ce soit de la part de l’élite ou de la population[82]. Il reste que leurs actions ne sont pas vaines. Le Ralliement aura réussi à casser le monopole idéologique en Acadie.

b) Contestations étudiantes : du mythe à l’utopie

Le RJA de 1966 est un symbole de l’avènement du pluralisme idéologique en Acadie. Il révèle une tension au sein de la société, qui doit maintenant s’adapter et accepter la coexistence de différents discours. Cette période de méfiance polarise l’élite acadienne jusqu’à la fin des années 1960[83]. Pendant ce temps, un nouveau discours contestataire se construit chez les étudiants de l’université de Moncton. Reprenant certaines idées du Ralliement de 1966, ceux-ci élaborent une nouvelle vision de l’Acadie qui entre en conflit tant avec le gouvernement qu’avec les institutions acadiennes.

En fait, la fin des années 1960 est marquée, comme un peu partout en Occident, par des contestations d’envergure provenant principalement du monde estudiantin. Les étudiants de l’université de Moncton ne font pas exception. Dès 1968, ils formulent plusieurs revendications et organisent de nombreuses manifestations s’opposant à l’augmentation des droits de scolarité. Leur mouvement ajoute rapidement aux revendications une critique de l’unilinguisme anglais qui caractérise les pratiques administratives de la mairie de Moncton. Sur ces deux dossiers, les étudiants se heurtent à un refus global, tant de la part de l’administration de l’université que de la Municipalité. On assiste à un affrontement entre l’establishment acadien et les jeunes intellectuels, qui se termine par une période de répression[84].

Contrairement au RJA de 1966, la contestation étudiante de 1968-1969 s’attaque à la société libérale. Pour les étudiants, les promesses d’une meilleure répartition des richesses entre les deux communautés linguistiques de la province sont illusoires. Les disparités économiques entre les régions anglophones et francophones sont de plus en plus évidentes. Le programme Chances égales pour tous du gouvernement Louis J. Robichaud ne répond pas aux attentes. C’est pourquoi la promesse de l’émancipation des Acadiens par leur participation à l’État grâce à une désethnicisation des conflits est dorénavant perçue comme un leurre. Ce projet, plutôt de gauche et d’inspiration communautariste, subit directement les effets des changements culturels qui se déroulent au québec. Défendant le développement de leur communauté marginalisée, les contestataires associent la question de la justice sociale à celle de l’origine ethnique[85].

On ne parle plus du Nouveau-Brunswick, mais bien de l’Acadie. Ce retour de la question ethnique mène à la réhabilitation des symboles et des mythes nationaux. Toutefois, les contestataires étudiants souhaitent explicitement adapter la culture acadienne à leur nouveau message[86]. On critique les anciennes figures et on tente de les remplacer par de nouvelles[87]. Afin de se dissocier, les étudiants font un pied de nez aux traditionalistes[88] en arborant le drapeau acadien orné du marteau et de la faucille[89].

Le retour du thème du Grand Dérangement dans le discours contestataire se fait en partie par la polémique autour de l’expropriation de huit villages lors de la création du Parc national Kouchibouguac en 1967[90]. Le mouvement étudiant reprend cet événement, qu’il présente comme une « deuxième déportation » afin d’insuffler à ses critiques une forte charge émotive[91]. Le mouvement de protestation contre l’expropriation des villages acadiens est plus radical que le mouvement réformiste et s’éloigne ainsi de la conception défendue par l’élite traditionnelle et réformiste. Il brise avec le « bon-ententisme » afin que l’expropriation devienne le symbole de l’injustice commise et perpétuellement reproduite par la communauté anglophone.

C’est principalement dans leur journal que les étudiants formulent et diffusent leurs idées. Dans le premier numéro de l’Embryon(1970-1971), ils iront jusqu’à proposer dans un manifeste l’indépendance de l’Acadie du Nouveau-Brunswick et son annexion au québec. Cette proposition est une véritable tentative de construction d’un projet de société[92]. Toutefois, selon cette conception, la vision du Grand Dérangement ne fonde pas la société acadienne. Le Grand Dérangement est considéré comme un mythe subordonné à d’autres mythes du mouvement étudiant associé à la gauche politique. Le Grand Dérangement donne plutôt lieu à une critique du système libéral et du «  colonialisme  » anglais[93]. Il devient un ressort discursif qui vise à condamner les actions du gouvernement, qui sont perçues comme des tentatives d’affaiblissement des Acadiens tant économique et social que politique. Il demeure qu’il persiste une grande inégalité de moyens dans le combat idéologique. Les visions marginales ont peu accès aux institutions sociales.

Désinstitutionnalisation, pluralisme et désaffection : la chute du mythe (1972-2005)

a) Discorde mémorielle

Les années 1970 sont particulièrement marquées par un affrontement entre l’élite libérale réformiste et néonationaliste issue du mouvement étudiant. Il s’agit d’une question non seulement de vision économique, mais aussi de vision holiste du destin acadien. Depuis longtemps débattue dans la société, c’est la question de l’avenir de l’Acadie qui polarise les débats[94]. Ainsi, face à l’absence d’un rapport de force efficace, le mouvement néonationaliste décide d’agir afin de véhiculer son message.

Cette volonté prend la forme, dans un premier temps, d’une contestation envers la Société nationale de l’Acadie. Ses membres, en grande partie des Néo-Brunswickois, réclament une association spécialement conçue pour eux. En 1973, la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick (SANB) est fondée. Néanmoins, ce changement ne résout pas tous les problèmes. Les partis politiques traditionnels sont accusés d’être dominés par l’establishment anglophone. Face aux visions de l’élite en place, on décide de contrer radicalement leur influence en créant un parti politique qui se consacre à la cause acadienne[95]. On fonde ainsi en 1972 le Parti acadien, dirigé au départ par Euclide Chiasson[96].

Durant les premières années du Parti, l’utilisation de la mémoire acadienne se fait sur le plan de l’examen de la situation défavorable de l’Acadie au Nouveau- Brunswick[97]. Elle sert à désigner l’injustice dans la société tout en insistant sur la division culturelle entre la communauté anglophone et la communauté francophone du Nouveau-Brunswick. Le plus grand tournant que prend le Parti s’effectue en 1977. À la suite de nombreuses démissions, les militants abandonnent le socialisme afin de mettre l’accent sur la nation et l’autonomisation en ne proposant rien de moins que la création d’une province acadienne[98].

L’idée de créer une province acadienne est une proposition de refondation du projet politique posé non dans le passé, mais dans un avenir proche. Selon cette conception, le Grand Dérangement n’a plus la signification de mythe de fondation de la communauté. On cherche plutôt à rassembler les Acadiens du Nouveau-Brunswick autour d’un nouveau projet de fondation, la province acadienne. Cette conception relègue le Grand Dérangement au statut de mythe initiatique, une sorte d’épreuve dans la quête d’un destin national. Bien que le projet réussisse à rassembler les gens autour de la culture (arts, musique, fête), les militants du Parti acadien échouent sur le plan politique et social[99]. Après l’échec de la Convention d’orientation nationale des Acadiens (CONA), le Parti acadien s’éteint finalement en 1982. Sa mort marque ainsi la fin du projet néonationaliste.

b) Impasse mémorielle

Peu avant la dissolution du Parti, la SANB profite en 1979 du 375e anniversaire de l’arrivée des Acadiens à l’île Sainte-Croix pour célébrer la fondation de l’Acadie. La SANB assume la responsabilité des célébrations, qui se déroulent sous le slogan « on est venus, c’est pour rester[100] ». Il s’agit de présenter, de façon plus ou moins consciente de la part des organisateurs, un nouveau mythe de fondation. Dans ce récit, l’arrivée des premiers colons en 1604 marque la fondation de l’Acadie et fait du sieur Du Gua de Monts le père de l’Acadie. Cette date marque le début de l’aventure acadienne. Elle représente une image positive et moins conflictuelle que le Grand Dérangement. L’effort est mis sur la présentation d’une Acadie « moderne ». Pour cela, il faut mettre au second plan tous les archaïsmes de son passé tels que son statut de victime, la dimension traumatique de son histoire, sa religiosité et son ethnicité[101].

Jean-Marie Nadeau, ancien membre du Parti acadien et secrétaire général de la SNA (1984-1989), propose, de son côté, l’idée de transformer les conventions nationales en congrès internationaux. Le Congrès mondial acadien (CMA) a pour objectif d’ouvrir l’Acadie au monde en se tenant chaque fois dans un endroit différent sur la scène internationale[102]. La première édition du CMA a lieu quelques années plus tard, en 1994, dans le sud-est du Nouveau-Brunswick. Lors de ces rencontres, les organisateurs exaltent l’idée de la diaspora et de la mondialisation, au diapason avec l’esprit libéral de l’époque. Dans ce discours, le Grand Dérangement occupe une place importante et est présenté comme le point commun unissant les participants de tous les horizons et de différentes cultures[103]. Il offre une vision du passé à l’opposé des célébrations entourant 1604[104]. Cette conception du Grand Dérangement s’éloigne de celle de la commémoration. On célèbre plutôt les retrouvailles, les familles acadiennes, la renaissance acadienne[105].

Toutefois, le mythe du Grand Dérangement s’avère conflictuel dans la société acadienne. C’est en rencontrant Warren Perrin au CMA de 1994 que le député du Bloc québécois Stéphane Bergeron, lui-même de descendance acadienne, a l’idée de déposer une motion à la Chambre des communes[106]. La motion M-214, déposée en 2001, demande « [q]u’une humble adresse soit présentée à Son Excellence la priant d’intervenir auprès de Sa Majesté afin que la Couronne britannique présente des excuses officielles pour les préjudices causés en son nom au peuple acadien de 1755 à 1763[107] ». Ce geste, posé sans consultation, ne manque pas de soulever l’ire de plusieurs dirigeants acadiens, dont le président de la SNA[108], Euclide Chiasson[109]. Plusieurs sont complètement dépassées par un sujet qu’ils ne souhaitent pas prendre en main. Les organismes acadiens, dont la Société nationale de l’Acadie, doivent prendre une décision et finissent par appuyer Bergeron et demander au gouvernement de reconnaître les torts causés par la déportation au peuple acadien[110].

Bien que le rapport Basque ait proposé que la motion soit appuyée par l’ensemble de la députation acadienne, tous les députés libéraux votent contre la motion en 2001[111]. La SNA contourne le Parlement canadien et s’adresse directement à la monarchie britannique en juin 2002. La réponse de la reine arrive en 2003. Sa lettre demande l’approbation initiale du gouvernement canadien avant toute action. La SNA envoie le dossier aux ministres Stéphane Dion et Sheila Copps[112]. En septembre 2003, après plusieurs péripéties, le gouvernement du Canada adopte une proclamation royale reconnaissant les torts envers les Acadiens. De plus, le gouvernement reconnaît le 28 juillet, date du début de la déportation, comme la Journée de commémoration du Grand Dérangement du peuple acadien [113].

La SNA souhaite faire le deuil de la déportation. un deuil nécessaire afin de panser la blessure profonde que les événements ont causée dans l’imaginaire acadien. L’objectif est alors de permettre de se tourner enfin vers l’avenir en corrigeant une injustice dans l’histoire acadienne. On utilise donc le passé afin de comprendre et de critiquer la situation présente[114].

L’auteur Stéphane Savard affirme que la reconnaissance des torts envers les Acadiens est principalement un enjeu d’une lutte pour le contrôle des références identitaires[115]. D’un côté, les organismes, qui aimeraient avoir plus de pouvoir, contestent l’interprétation généralement admise de la déportation. D’après Savard, les organismes souhaitent réinterpréter la déportation comme un événement marquant de l’histoire de l’Acadie et non plus comme le drame déclencheur de la folklorisation. Cette vision permettrait, selon eux, d’estomper les références identitaires centrées sur la déportation et de faciliter le passage à la modernité[116]. Cela permettrait aux Acadiens de développer une meilleure attitude dans la promotion d’une fierté de leur francité, ainsi qu’une plus grande égalité avec la société anglophone du Nouveau-Brunswick. D’autre part, les élus qui sont contre la motion souhaitent une définition plus usuelle qui permet un « discours d’intégration au tout multiculturel canadien visant à favoriser le maintien des références identitaires acadiennes plus conventionnelles[117] ». Stéphane Savard estime que les partisans du refus ont réussi à récupérer la demande d’excuses. Les élus ont réussi à conserver une définition plus conventionnelle de la mémoire acadienne tout l’intégrant plus subtilement à leurs idéaux politiques et sociétaux d’un Canada bilingue et multiculturel[118].

En 2004, au CMA suivant, les organisateurs décident de célébrer le 400e anniversaire de l’arrivée des Acadiens en Amérique. La SNA soutient le CMA en lui emboîtant le pas dans la préparation des festivités. On peut alors oublier, pour un instant, la déportation et la renaissance pour plutôt rappeler la conquête du Nouveau Monde, terre d’espoir et d’utopie. Celle-ci représente une autre fondation de l’Acadie, cette fois moins conflictuelle, plus joyeuse et plus unificatrice. L’objectif est de briser le clivage ethnique afin d’ouvrir l’identité acadienne à tous ceux qui sont venus participer au projet collectif acadien. La redéfinition passe difficilement dans le récit acadien. L’élite arrive difficilement[119] à convaincre la population que la naissance de la communauté acadienne est liée à l’arrivée à l’île Sainte-Croix et non à la déportation[120]. L’historien Ronald Rudin n’hésitera pas à dénoncer la mauvaise foi, selon lui, de l’élite face à l’échec de l’organisation du 400e : « Les dirigeants acadiens ne voulaient peut-être pas tous voir la vérité en face, mais le fait était que l’Acadien moyen ne se reconnaissait pas dans le mythe fondateur de l’île Sainte-Croix pour la bonne et simple raison que ce souvenir ne trouvait aucun écho dans son quotidien[121] ».

La SNA réalise que les fêtes du 400e anniversaire de l’arrivée des Acadiens en 2004 risquent d’entrer en conflit avec le 250e anniversaire de la déportation en 2005. Sans surprise, ces commémorations sont marquées par l’affrontement de deux visions différentes du Grand Dérangement. D’une part, les libéraux réformistes et les gouvernements provinciaux soulignent les réussites de l’Acadie contemporaine et la renaissance du peuple acadien. D’autre part, dans un bloc hétérogène, on retrouve ceux qui veulent mettre de l’avant l’aspect tragique et injuste de la déportation[122]. Néanmoins, la Société nationale de l’Acadie impose sa vision en cernant trois « grands objectifs, soit rendre hommage aux victimes de la déportation, réconcilier le peuple acadien avec le Grand Dérangement et célébrer la vitalité actuelle de l’Acadie[123] ». Ce compromis semble apaiser un peu la tension au sein du discours élaboré par les organisateurs, pour qui la célébration de 1604 semble unir davantage que la commémoration conflictuelle qui entoure la déportation de 1755. De façon discrète, certains s’opposent[124] à l’idée de célébrer la «  destruction de l’Acadie » (la déportation) l’année qui suit la commémoration de sa fondation[125].

Conclusion

Dans le présent texte, nous avons relaté des événements qui témoignent de changements d’interprétation du Grand Dérangement sous l’angle du mythe. Il ne s’agit pas d’une recherche exhaustive; bon nombre d’archives institutionnelles, d’événements et de journaux restent à être analysés afin de préciser notre propos. Toutefois, nous pensons que ce texte démontre l’importance du mythe (dans ce casci, du mythe de fondation) dans le rapport mémoriel et politique acadien.

Ainsi, loin d’être un passage dans l’histoire de la pensée humaine, les mythes marquent plutôt le socle de la culture à travers toutes les époques et pour tous les peuples[126]. Il n’y a pas de société sans mythe ni de nation dénuée de récit collectif. Il ne s’agit donc pas de se demander si on est pour ou contre le mythe, mais bien de comprendre l’efficacité de ce mécanisme[127]. C’est pour cette raison qu’il est vain de statuer sur la pertinence du mythe.

Ainsi, la puissance du mythe du Grand Dérangement, comme de tout mythe, se retrouve dans l’étrange combinaison « d’émotion et de raison qui s’enracine dans la psyché, baigne dans la transcendance et se déploie dans le social[128] ». Afin d’unir les francophones de l’est du pays, il a fallu un événement ayant une forte puissance émotive. Le mythe du Grand Dérangement est alors une construction sociale interprétée et réinterprétée au gré des conflits idéologiques, politiques et sociaux de l’histoire acadienne. On retrouve cette construction au cœur des conflits de la société acadienne.

Comme Thériault l’a mentionné, l’affirmation nationale en Acadie est le résultat d’un mouvement du 19e siècle qui a adapté les références de l’ancienne colonie française à la mémoire tragique de la déportation de 1755[129]. Cette affirmation n’est pas sans lien avec le sentiment d’oubli des Canadiens français et la discrimination que leur fait subir le monde anglophone. Les rapports conflictuels entre les deux groupes linguistiques constituent une piste pouvant nous aider à mieux comprendre la création d’une identité chez les Acadiens. La sociologue Danielle Juteau soulève qu’il est possible que la communalisation des groupes sociaux repose d’abord sur des rapports de domination interne et externe (double frontière). La dimension externe de la frontière se construit dans le contexte de relations sociales par les dominants, qui privent les individus de leurs droits juridiques, politiques et économiques, et conservent le monopole des ressources et de leur distribution. La dimension interne de la frontière se construit plutôt dans un contexte où l’élite définit et encadre les référents identitaires et l’agenda politique[130].

Le récit du Grand Dérangement doit alors être abordé à l’intérieur de relations sociales et politiques, et non comme une évidence historique. Cependant, la charge émotive de la déportation offre une certaine efficacité à la mise en œuvre des initiatives qui visent à créer de la cohésion dans la société acadienne, dont l’unité est si fragile. Ralliant les élites francophones dans un même combat et sous une même bannière, ce récit permet de rassembler des communautés vivant dans les différentes Provinces maritimes.

En Acadie, si le mythe de fondation du Grand Dérangement semble efficace, sa prédominance est remise en question depuis les années 1960. Les nouvelles idéologies réussissent difficilement à présenter une autre option efficace que ce mythe de fondation, trop souvent incapable de résoudre les contradictions dans la société acadienne. On peut se demander si le mythe de fondation du Grand Dérangement perd son emprise. Selon Bouchard, un mythe social perd son emprise quand certains points du processus de mythification sont atténués. Il arrive un temps où un mythe comble mal les attentes, où l’ancrage ne crée plus la même émotion, où les acteurs qui en font la promotion ne disposent plus du même pouvoir, etc.[131] Dans le cas de l’Acadie, le débat autour du mythe de fondation semble créer un rapport conflictuel qui paralyse le rapport mémoriel essentiel au rapport identitaire à soi et à l’autre.

L’Acadie n’est pas un cas isolé. Gérard Bouchard remarque lui aussi cette incapacité croissante des nations à se définir, à se projeter dans le présent et l’avenir[132]. Devant ce constat, Bouchard décrit l’étendue de cette transformation sociale  : «  De toutes parts, il faut bien le dire, nous parviennent de mauvaises nouvelles : les grandes utopies des Amériques sont en panne, les mythes fondateurs nationaux sont en désaffection; la modernité elle-même, selon de nombreux observateurs, aurait épuisé son capital de rêve et d’action [...][133] ». L’auteur explique ce phénomène par de multiples causes, que ce soit, pour n’en nommer que quelquesunes, le déclin du religieux et de la tradition, l’essor du nihilisme, le procès de la rationalité ou l’étiolement des mémoires collectives. Ces changements sociaux associés à la fin de la modernité sont en partie à l’origine de la désagrégation des mythes fondateurs et de l’effritement d’une « très veille alliance » entre la raison et le mythe[134].

Malgré tout, l’approche de Gérard Bouchard permet de comprendre la construction d’un mythe et son mécanisme de régularisation dans la société. Par l’étude des interprétations d’un mythe, il est possible de mieux appréhender le rapport entre la structure mythique et le rôle joué par les acteurs dans l’émergence et la reproduction des mythes sociaux à l’intérieur d’une société[135]. L’étude du mythe de la fondation en Acadie met en évidence les contradictions à l’intérieur de cette société. Largement influencé par les jeux des acteurs sociaux, le mythe social doit d’abord être considéré comme un construit. Il dépasse largement les intentions promues par les initiateurs, puisque le mythe s’adapte et se transforme avec les interprétations et les réinterprétations.

Finalement, cet objet de recherche présente encore des avenues prometteuses pour qui s’intéresse à l’imaginaire acadien. Il y a encore tout un champ d’étude à développer en procédant à une analyse exhaustive des archives et des journaux acadiens. On peut aussi établir des relations avec d’autres mythes, d’autres imaginaires et symboles, ainsi qu’avec la littérature, qui semble être une avenue complémentaire à cette recherche. une telle analyse permettrait de mettre en lumière l’influence du Grand Dérangement dans le milieu littéraire en suivant romanciers et poètes, allant de Longfellow aux écrivains contemporains.