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AVANT 1922, LES RÉSIDENTS DU COMTÉ DE MADAWASKA qui désiraient aller sur la rive droite du Saint-Jean pour rendre visite à des parents ou amis, ou faire des courses, empruntaient l’un des 20 traversiers qui s’égrenaient entre saint-François et le Grand sault. Comme le montre la carte postale ci-après (Figure 1), il n’y avait sur les rives aucune présence officielle – ni guérite de douaniers, ni agent d’immigration vérifiant les papiers. Les gens, les bêtes et les choses circulaient, en pratique, librement, et la frontière n’était guère plus qu’une ligne sur le papier.

Figure 1

Figure 1 : Traversier entre Saint-Basile (N.-B.) et Saint-David (Maine).

Source : Collection du Centre de documentation et d’études madawaskayennes (CdEM), PC3-125, www.umce.ca/biblio/cdem/photos/st-basile_003.jpg.

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Elle était pourtant vieille de 80 ans – et il avait fallu un demi-siècle pour en finaliser le tracé. Lorsque les États-unis et la Grande-Bretagne négocièrent le traité de Paris de 1783, qui entérinait l’indépendance de 13 des colonies britanniques d’Amérique du nord, ils délimitèrent la frontière du nord-est des États-unis en référence à une carte inexacte de la région, la carte de Mitchell. dès la fin du siècle, les deux parties étaient conscientes du problème et en désaccord quant au tracé de la frontière à adopter. Cela n’empêcha pas le territoire contesté, très vite connu sous le nom de territoire du Madawaska, d’être colonisé par des Acadiens, des Canadiens français), un petit groupe de gens de la nouvelle-Angleterre et un saupoudrage d’Irlandais. Les Amérindiens, eux, avaient quitté la région pour Viger ou Tobique. Personne ne demanda l’avis de cette population pendant les négociations ayant mené au traité de 1842, qui réglait enfin le problème. La frontière nouvellement définie suivait le Saint-Jean entre saint-François et la ligne de démarcation nord-sud établie près d’un demi-siècle plus tôt, et les résidents de la rive droite se réveillèrent un beau matin citoyens américains, sans trop savoir ce que cela impliquait. Ironiquement, une partie des Américains qui avaient défendu énergiquement les prétentions américaines se réveillèrent, eux, sujets britanniques[1].

Les frontières établies après l’implantation des populations imposent généralement des distinctions artificielles qui ne respectent pas les modes d’interaction de ces dernières. Leur durcissement, relevant d’une logique de construction étatique, bouleverse des rapports sociaux et économiques préexistants. un certain nombre d’historiens du sud-ouest américain ont élaboré le concept de marches – borderlands en anglais – pour rendre compte de l’histoire de ce type de territoires frontaliers ou contestés. Ils documentent la transformation de périphéries (frontiers) en marches (borderlands) et de marches en régions frontalières (bordered lands). Les périphéries sont des régions dont les limites sont indéterminées ou mal déterminées. Les différents groupes qui les occupent sont libres d’entrer en relation les uns avec les autres comme ils l’entendent, et ces relations peuvent être pacifiques ou violentes. Les marches sont des régions revendiquées par des puissances rivales. Les conflits entre celles-ci peuvent perturber la vie des populations locales, qui n’en sont pas moins capables de préserver un degré d’autonomie important. Au fur et à mesure que les frontières politiques se précisent et que des mesures sont mises en place pour les faire respecter, les marches deviennent des régions frontalières. Les relations entre les habitants sont alors de plus en plus limitées, canalisées de l’extérieur et subordonnées aux politiques et priorités de gouvernements lointains[2].

L’histoire des marches peut facilement devenir l’histoire d’un État puissant imposant sa volonté à ses voisins, ou les attirant inévitablement dans son orbite par le biais d’une sorte de loi de la gravitation universelle. Le processus est généralement décrit en termes négatifs, l’État moderne étant présenté comme un pouvoir hégémonique imposant sa volonté à une population qui avait jusque-là échappé à son contrôle, et limitant la liberté et l’autonomie de celle-ci. L’État définit les frontières (généralement par traité), réglemente les mouvements de population et de marchandises à travers elles et définit les citoyennetés. dans le cas ci-dessus, le pouvoir dominant dans le processus est celui des États-unis, qui s’est imposé non seulement aux populations locales, mais aussi à la nation outre frontière – le Mexique. Les borderlands du sud-ouest sont des territoires conquis militairement[3]. Certains critiques d’Adelman et Aron accusent d’ailleurs la théorie des marches de n’être qu’une autre manière de décrire l’expansionnisme américain; l’histoire des marches reste l’histoire des États-unis et non celle des régions limitrophes[4].

Quelques tentatives ont été faites pour transposer ce concept à l’étude des zones frontalières canado-américaines, mais ces travaux ont rencontré peu d’échos, et le cadre conceptuel ne manque pas de détracteurs[5]. Faut-il mettre l’accent sur les continuités ou sur les changements? sur les similitudes ou les différences? Le concept conduit-il à minimiser d’autres types de relations? Widdis, par exemple, notait que l’insistance sur les relations transfrontalières peut rendre les liens est-ouest invisibles [6]. Phillip Buckner rejette la notion que les Provinces maritimes faisaient partie de l’arrière-pays de la nouvelle-Angleterre. Au contraire, affirme-til, ces provinces constituaient une des régions les plus dynamiques de l’Empire, et l’Amérique du nord britannique devint plus britannique au 19e siècle[7] – un argument également avancé par Jack Little dans son étude de la vie religieuse dans les Cantons de l’Est[8]. Par contre, à la fin de son étude sur le concept de borderland, Buckner conclut que le «  concept de marche peut, avec raison, être vu par les Canadiens comme une nouvelle variante d’un concept américain encore plus ancien : celui de destinée manifeste[9] ».

Mais les régions périphériques de l’Amérique du nord furent-elles toujours des arrière-pays des États-unis et cet État fut-il toujours capable, voire désireux, de leur imposer sa volonté et d’en faire des régions frontalières? Au 19e siècle, bon nombre de personnes dans l’État du Maine auraient répondu à cette question par la négative. Elles n’étaient pas convaincues que les parties nord et est du comté d’Aroostook (dans le nord de l’État) soient vraiment américaines. des agents du gouvernement du Maine voyaient au contraire ces régions comme des extensions du Nouveau-Brunswick. En 1857, la commission d’agriculture de l’État prenait acte d’une situation qu’ils déploraient :

Comme le commerce recherche toujours les voies les plus profitables aussi naturellement que l’eau cherche son niveau, nous ne pouvons pas être surpris, quelle que soit l’étendue de notre regret, qu’il [le nord du Maine] soit presque entièrement passé à la Province [Nouveau-Brunswick]; nous ne pouvons pas non plus nous étonner que les relations sociales et les sympathies des habitants aient suivi la même direction, et qu’à l’exception de la question de la souveraineté, cette vaste et fertile région soit (presque, mais non complètement) de fait annexée au Nouveau-Brunswick, comme si cela avait été établi dans le traité de 1842. La frontière, qui en pratique n’a jamais été un obstacle sérieux aux échanges de marchandises, n’a de frontière que le nom depuis l’entrée en vigueur du Traité de réciprocité[10].

Le Traité de réciprocité, signé en 1854, établissait le libre-échange des produits naturels entre les États-unis et l’Amérique du nord britannique. Il fut aboli en 1866, mais la fin du traité ne rendit pas la frontière plus tangible pour autant[11]. En 1891, le Bangor Industrial Journal concluait que : « Le dominion du Canada a plus fait pour le développement du comté d’Aroostook […] que l’État du Maine au développement du comté d’Aroostook […][12] ».

La puissance dominante n’était pas les États-unis, mais la Grande-Bretagne, relayée par le dominion du Canada après 1867. Le traité webster-Ashburton avait divisé le territoire contesté entre les États-unis et la Grande-Bretagne. La partie attribuée aux Américains fut intégrée au comté d’Aroostook et la partie britannique partagée entre le Nouveau-Brunswick (l’actuel comté de Madawaska) et le Bas-Canada (Témiscouata et l’arrière de Bellechasse, de L’Islet et de Montmagny). Quatre-vingts ans plus tard, la frontière se faisait toujours discrète. Les géographies physique, humaine et économique contribuèrent grandement à cet état de fait. Mais les États-unis ne cherchèrent pas beaucoup à imposer leur autorité. Plus encore, pendant un demi-siècle, ils apportèrent un appui tacite aux transfrontaliers au détriment des étatistes. Le manque d’intérêt réel ou feint des autorités américaines retarda la prise au sérieux de la frontière, et ce désintérêt permit aux habitants du comté de préserver une économie et une société transfrontalières dans cette région. Par conséquent, le nord du Maine continua à être un endroit où les individus jouissaient d’une large autonomie et où les rapports informels restèrent la norme et non l’exception. Quoique devenu sur papier deux, voire trois régions frontalières, l’ancien territoire contesté demeura encore bien longtemps une marche – voire un entre-pays fermement arrimé au Nouveau-Brunswick – où les intérêts locaux et régionaux pouvaient encore faire sentir visiblement leur influence.

Un espace géographique naturel

Les premiers facteurs qui contribuèrent à préserver le caractère de marche de la région furent géographiques. Le Saint-Jean, et son affluent l’Aroostook, étaient les seuls moyens de communication commodes entre le territoire contesté et le reste du monde. Quoique peu profond, le fleuve était navigable par des bateaux de petit tonnage jusqu’au Grand sault, où avait lieu la rupture de charge. L’Aroostook était aussi navigable sur quelques kilomètres au-dessus de la chute qui en barrait l’embouchure. Les communications entre le haut Saint-Jean et le saint-Laurent étaient aussi possibles. une route de 25 kilomètres, le Grand Portage, reliait Rivière-du-Loup au lac Témiscouata depuis le milieu du 18e siècle. Le Grand Portage se prolongeait par une voie d’eau (la rivière Madawaska) reliant le lac au Petit sault et navigable par les petits bateaux de 20 tonnes qui assuraient le transport sur le haut Saint-Jean. Le Grand Portage n’était pas toujours en bon état; il avait été reconstruit en 1784 et à nouveau au début des années 1820. Il était alors utilisable par les charrettes en été et les traîneaux en hiver, et les marchands du Madawaska préféraient commercer avec Québec plutôt que Fredericton parce que l’aller-retour prenait moins de temps[13].

Quoiqu’il existât des routes reliant l’Aroostook au reste du Maine, elles étaient mauvaises comme il était fréquent à l’époque, et arrivèrent tardivement. Aucune route ne reliait le sud et le nord de l’État avant 1832, lorsqu’il en fut construit une entre Bangor et Houlton, dans le sud du comté. une route entre Houlton et le haut Saint-Jean fut commencée en 1831, elle atteignit la rivière Aroostook en 1840 et se prolongeait par une route d’hiver jusqu’à Fort Kent, sur le Saint-Jean. Cette route militaire avait été construite à la hâte et fut rapidement impraticable, sauf par des cavaliers. Après le traité, une autre route fut ouverte entre Houlton et Caribou, dans le centre de l’Aroostook, et prolongée jusqu’au Saint-Jean[14].

L’encre était à peine sèche sur le traité webster-Ashburton que des routes furent ouvertes entre le saint-Laurent et la nouvelle frontière et au-delà. La « route des Commissaires », empruntée par les arpenteurs de la frontière, reliait saint-Thomas de Montmagny à la frontière. La route Elgin, reliant Saint-Jean-Port-Joli avec la frontière et seven Islands, sur le très haut Saint-Jean, fut ouverte en 1856. La route Taché entre saint-Roch et seven Islands fut ouverte en 1860. Les exploitants forestiers américains participèrent à la construction de ces routes. Il était plus facile d’acheminer travailleurs et provisions vers le très haut Saint-Jean et l’Allagash à partir de la Côte-du-sud que du Nouveau-Brunswick ou du Maine. shepard Cary, de Houlton, qui faisait la coupe dans la région et avait un dépôt à seven Islands dès le début des années 1840, améliora la route vers le Canada. surnommée la « route de Californie », elle fut rapidement prolongée vers Ashland, sur la route militaire. occasionnellement, l’État du Maine allouait des fonds pour les réparations et en 1891, Ebenezer Coe, l’un des plus importants propriétaires de terres boisées de l’État, dépensa 1 000 $ pour reconstruire la route entre seven Islands et saint-Pamphile, au Québec[15].

Les voies de communication canalisaient les marchandises, comme nous allons le voir. Elles facilitaient aussi les migrations en provenance du Nouveau-Brunswick et du Bas-Canada et avaient l’effet contraire sur celles en provenance de la nouvelle-Angleterre. nous sommes dans une période où les mouvements de population n’étaient soumis à presque aucun contrôle ou réglementation. Tout le monde pouvait s’installer plus ou moins où il voulait, et Européens et nord-Américains se déplaçaient au gré des opportunités économiques. La population du Madawaska américain était presque entièrement d’origine acadienne et canadiennefrançaise, et demeura très majoritairement francophone et catholique jusqu’au 20e siècle. Les liens avec le Bas-Canada prédominaient, parce que la majeure partie de la population et presque tous les immigrants du 19e siècle étaient originaires du Bassaint-Laurent ou de la Côte-du-sud[16]. Et quoique le Nouveau-Brunswick fasse partie du diocèse de Saint-Jean après 1842, l’évêque de Québec continuait à fournir des prêtres francophones aux paroisses de la vallée. Le Madawaska américain ne fut pas incorporé au diocèse de Portland (érigé en 1854) avant 1870[17].

Il y avait fort peu d’Euro-Américains dans la vallée de l’Aroostook (dans le centre du comté) au moment du traité. Ensuite, la vallée attira un nombre assez important de migrants du sud du Maine, mais aussi d’Anglo-protestants, puis d’Irlandais catholiques du Nouveau-Brunswick. La population du comté de Carleton débordait naturellement de l’autre côté de la frontière et ces migrants étaient rejoints par d’autres du comté de Charlotte. La population du centre de l’Aroostook était donc majoritairement d’origine britannique, si ce n’est de naissance britannique, voire née en Grande-Bretagne[18].

La force d’une économie transnationale

Avant le traité, la géographie physique et la géographie humaine contribuèrent à faire du territoire du Madawaska une périphérie qui était revendiquée d’abord mollement par deux puissances différentes, mais où les individus faisaient ce qui leur plaisait. Ce caractère indéfini de la région donna naissance à une industrie forestière qui ignorait les frontières politiques et qui précipita le conflit de frontière. La périphérie devint marche, territoire revendiqué par des puissances rivales.

a) Avant le traité

La querelle frontalière n’empêcha pas l’exploitation des ressources naturelles. L’industrie forestière fut un des piliers de l’économie du nord du Maine et du nordouest du Nouveau-Brunswick pendant tout le 19e siècle. La coupe commença sur le haut Saint-Jean vers 1818. un petit groupe d’Américains du kennebec s’associèrent à un marchand préloyaliste de Fredericton, samuel nevers, pour exploiter les peuplements de pins vierges du Haut-Saint-Jean. Le Nouveau-Brunswick décerna les premiers permis de coupe dans la région en 1823[19]. Quelques Américains prospectaient la vallée de l’Aroostook pendant ces années-là. En 1820, la coupe commença le long de la Touladi, un affluent du lac Témiscouata, sous licences bascanadiennes. Le Bas-Canada commença aussi à offrir aux enchères des droits de coupe sur les terres situées en bordure du territoire contesté, à l’arrière de kamouraska et de saint-André, en 1826[20].

Les débuts de l’industrie forestière sur le haut Saint-Jean et l’Aroostook intensifièrent la controverse sur le tracé exact de la frontière. Le Maine, devenu un État trois ans auparavant, prit fort mal ce qu’il vit comme un empiètement sur son territoire[21]. Sa réaction aux activités des forestiers déclencha la « controverse de la frontière du nord-Est », qui dura jusqu’à la signature du traité en 1842. Toutefois, le Maine fut incapable de mettre fin entretemps à l’abattage des arbres. Le Nouveau-Brunswick, qui aurait pu y mettre fin parce que les billots devaient obligatoirement transiter par son territoire, préférait mettre les délinquants à l’amende. Les conditions sur le terrain rendaient difficile, de toute façon, la distinction entre bois légal et illégal. Les colons authentiques avaient le droit de couper le bois sur leur concession et de le vendre. des Américains avaient acheté une partie de l’ancienne seigneurie de Madawaska autour du lac, et le seul moyen de sortir le bois du territoire était par la Madawaska et le Saint-Jean[22]. Il en allait de même pour le bois coupé légalement sur la Touladi. Il était donc relativement facile de faire passer du bois de contrebande pour du bois légal. Par conséquent, quand le Maine envoya sa milice pour mettre fin aux activités des provinciaux sur son territoire, les bois fourmillaient d’équipes de bûcherons[23].

Les équipes n’étaient pas exclusivement britanniques. sur l’Aroostook en particulier, Américains et provinciaux s’entendaient pour sortir les billots des bois et échapper à la vigilance des agents de l’État ou de la province[24]. S’ils étaient pris par les agents de l’État, ils étaient emmenés devant le tribunal de Bangor, où le jury de leurs pairs les déclarait généralement non coupables[25]. Les tribunaux du Nouveau-Brunswick n’étaient pas plus fiables si l’on en croit le commissaire des terres de la Couronne Thomas Baillie, qui évitait d’avoir recours à eux et préférait infliger des amendes[26].

Pendant les négociations menant au traité, il était clair que la Grande-Bretagne voulait préserver une ligne de communication exclusivement britannique entre Halifax et Québec le long du Saint-Jean, que les exploitants forestiers américains et provinciaux voulaient un accès sans restriction aux arbres, et que le Maine voulait la totalité du territoire principalement pour affirmer son statut de véritable État au sein de l’union[27]. Le Maine rejetait toute prétention du gouvernement fédéral de céder la moindre parcelle de son territoire. En fin de compte, la Grande-Bretagne et les exploitants forestiers gagnèrent et le Maine perdit. sa souveraineté sur le territoire contesté fut mise de côté par le gouvernement fédéral, qui avait d’autres préoccupations et n’avait pas besoin d’un conflit avec la Grande-Bretagne à propos de quelques arpents de pinèdes. Les Américains migraient en masse vers le territoire administré en commun par la Grande-Bretagne et les États-unis dans le nord de la côte du Pacifique, et les Mexicains avaient commencé à attaquer le Texas, encore indépendant, ce qui conduisit à son annexion par les États-unis en 1845 et à la guerre avec le Mexique de 1846 à 1848. une résolution pacifique de la querelle au sujet de la frontière était par conséquent sage, et le territoire fut divisé entre les deux parties.

b) Neutraliser la frontière : le traité de 1842, la réciprocité et la Pike Act

Après 1842, le nord et le centre du comté d’Aroostook et les comtés de Carleton et de Victoria auraient dû devenir des régions frontalières. Mais concrétiser la frontière aurait sérieusement entravé ce qui promettait de continuer à être une industrie forestière transriveraine profitable. Pour limiter les risques que cela ne se produise, le traité de 1842 limita le contrôle des différents États sur le Saint-Jean – mais les Américains votèrent aussi des lois protégeant l’industrie.

Le nord du Maine n’avait pas d’accès maritime direct; la nature des communications de l’époque rendait l’usage du Saint-Jean inévitable. Le Nouveau-Brunswick, qui contrôlait le fleuve en aval du Grand sault, aurait pu imposer un péage aux marchandises qui l’utilisaient, voire même interdire l’entrée aux produits américains. Le Maine aurait pu lui rendre la pareille sur la partie du fleuve qu’il contrôlait (en amont de saint-François) et les deux parties auraient pu rendre la vie difficile à ceux qui voulaient utiliser la section commune. Les intérêts forestiers firent en sorte que cela ne soit pas possible, et une clause du traité garantit la libre circulation des produits naturels sur le fleuve[28].

Le Nouveau-Brunswick ne pouvait pas empêcher les produits forestiers ou agricoles en provenance du comté d’Aroostook de descendre le Saint-Jean. Toutefois, le traité n’interdisait pas à la province de réglementer le trafic sur celuici, ni de taxer les marchandises, aussi longtemps que les produits américains étaient traités comme les autres. Lorsque le traité était en cours de négociation, le Nouveau-Brunswick était en train de modifier les règlements d’accès aux terres boisées de la Couronne. Jusque-là, les exploitants recevaient un permis pour une quantité particulière de bois, de sorte qu’il était facile de tricher. À la place, la province imposa un droit de coupe proportionnel à la surface exploitée[29]. Comme le bois de tonne et le bois d’œuvre étaient presque exclusivement produits pour l’exportation, la province imposa aussi un droit sur le bois qui quittait ses ports. Initialement, le bois de l’Aroostook sortait en franchise, mais la Grande-Bretagne décida que les bois américains devaient être traités comme ceux de la province et taxés.

Les exploitants forestiers américains, bien sûr, étaient furieux et soutinrent que cela n’était qu’un moyen de contourner le traité. Ils bombardèrent washington de pétitions lui demandant d’intervenir – en vain. Ce qui était particulièrement exaspérant pour les Américains était le fait que le bois coupé du côté américain mais scié au Nouveau-Brunswick était assujetti à un droit de douane de 20 % lorsqu’il entrait à nouveau aux États-unis. Les producteurs de l’Aroostook essayèrent eux aussi d’obtenir une exonération de ce droit, mais les producteurs forestiers du sud du Maine (Penobscot et kennebec) s’y opposèrent vigoureusement, pour des raisons évidentes. Le Maine ne fit rien, parce qu’il n’avait pas le pouvoir d’intervenir, mais surtout parce que les intérêts des producteurs du sud dominaient le gouvernement[30].

Le Traité de réciprocité entre les États-unis et l’Amérique du nord britannique (1854-1866), qui établissait le libre-échange des produits naturels entre les deux pays, résolut une partie du problème : il exemptait les produits forestiers de l’Aroostook des droits d’exportation provinciaux. Il prévoyait aussi l’entrée libre des produits naturels de l’Amérique du nord britannique aux États-unis et vice-versa.

L’abrogation du traité en 1866 souleva à nouveau la possibilité de doubles droits sur les produits de l’Aroostook à leur retour aux États-unis. Comme par le passé, les exploitants forestiers du sud de l’État étaient contre toute exonération des droits, affirmant que celle-ci permettrait aux produits provinciaux d’entrer aux États-unis sans payer les taxes en se faisant passer pour américains. Les exploitants forestiers de l’Aroostook, menés par shepard Cary, créèrent une association qui organisa de nombreuses réunions et sollicita une exemption au Congrès. Ils eurent gain de cause. En 1866, le sénateur Frederick Pike, de Calais, une autre région où l’industrie forestière faisait face au même problème, obtint l’adoption d’une loi qui autorisait le bois coupé aux États-unis puis scié au Nouveau-Brunswick par des Américains à rentrer aux États-unis sans être soumis aux droits de douane[31]. La Pike Act favorisait les économies forestières transfrontalières des vallées du fleuve Saint-Jean et de la rivière sainte-Croix au détriment de celles exclusivement américaines des comtés de kennebec et de Penobscot. La forte demande de bois d’œuvre incita probablement le Congrès à ignorer les protestations des exploitants forestiers de ces deux dernières régions. Le bois scié au Canada par des Canadiens, par contre, restait assujetti aux droits de douane, quelle que soit son origine. La Pike Act couvrait aussi les produits agricoles, ce qui était important pour les fermiers de l’Aroostook obligés de sortir leurs produits en passant par le Nouveau-Brunswick. Avec la Pike Act, washington libéralisa le commerce de certains produits, ce qui contribua à maintenir le statut de marche du Haut-Saint-Jean[32]. L’Aroostook continua à être une marche économique et, de surcroît, une marche fermement liée à la province voisine.

Perpétuation de l’économie transfrontalière – Américains et provinciaux coopèrent

Le commerce des produits forestiers de l’Aroostook était par conséquent presque entièrement libre. Les producteurs étaient toutefois moins libres que leurs produits. Les Américains n’interdisaient pas aux provinciaux de faire la coupe sur leur territoire, mais le contraire n’était pas vrai. seuls les sujets britanniques pouvaient posséder des terres et obtenir des permis de coupe ou posséder une entreprise au Nouveau-Brunswick. Ironiquement, ces restrictions encouragèrent la coopération des Américains et des provinciaux pour l’exploitation des ressources forestières.

Du côté britannique, les terres à bois restèrent la propriété des provinces, responsables des permis de coupe. Au Nouveau-Brunswick, les Américains qui avaient des associés provinciaux pouvaient partager leurs permis. dans les années 1840, par exemple, James Veazie, l’un des plus gros exploitants de Bangor, faisait l’abattage sur la rivière saint-François, de concert avec « Big John » Glazier, du comté de sunbury, l’un des plus gros entrepreneurs forestiers sur le haut Saint-Jean.[33] Les hommes sur le terrain, y compris les sous-traitants (jobbers), n’avaient pas à être britanniques. John Emmerson, marchand à Edmundston et natif d’Angleterre, avait des permis de coupe sur la rivière Verte, un affluent du Saint-Jean, mais l’abattage était fait pour lui par les frères Albert, résidents de la rive américaine[34]. Après 1872, ce qui restait de terres à bois dans les comtés de Victoria et de Madawaska fut octroyé à la New Brunswick Railway Company, qui était libre de laisser couper qui elle voulait sur ses terres[35].

Les terres à bois du Maine furent vendues à des entrepreneurs. david Pingree, de salem, au Massachusetts, possédait la plus grande partie des terres à bois du nord du Maine au milieu du 19e siècle. Il laissait d’autres exploitants faire l’abattage sur ses terres moyennant un droit de coupe. En 1850, l’un de ces exploitants était John Glazier.[36] dans les années 1870, Robert Connors, natif de la nouvelle-Écosse et résident du Nouveau-Brunswick, était aussi un sous-traitant, tout en ayant ses propres chantiers sur le haut Saint-Jean et l’Allagash. En 1883-1884, il coupa huit millions de pieds de bois sur le très haut Saint-Jean[37].

Tout ce bois devait emprunter le Saint-Jean pour atteindre les marchés. Les marchands étaient britanniques. L’une des plus grosses firmes d’exportation était celle de Gilmour and Rankin, de Glasgow. La vente aux Britanniques avait des répercussions tout le long de la chaîne de production. L’Américain shepard Cary, qui faisait la coupe sur le très haut Saint-Jean, à seven Islands, dans les années 1840, payait le solde des gages de ses hommes – presque tous des Bas-Canadiens – à son magasin de Houlton en billets de banque du Nouveau-Brunswick après que le bois avait été vendu en Angleterre[38]. Et en 1846, l’un des prêtres du Madawaska écrivait à son évêque que tous leurs billets de banque étaient du Nouveau-Brunswick[39]. Le commerce du bois liait donc fermement tout le bassin du Saint-Jean, Américains et Britanniques, à l’empire commercial britannique.

L’épuisement du pin blanc, coïncidant avec le passage de la Grande-Bretagne au libre-échange et à la fin des tarifs préférentiels pour le bois de l’Amérique du nord et conjugué à une demande grandissante en bois d’œuvre de la part des Américains, entraîna le passage de la production de bois de tonne à celle de bois scié. Pour éviter que celui-ci ne soit abîmé pendant le flottage, les scieries étaient érigées à l’embouchure des rivières. Le comté de Charlotte, sur la rivière sainte-Croix, était le premier producteur de la province, immédiatement suivi par le port de Saint-Jean. La Pike Act fut à l’origine de la construction d’énormes scieries à Saint-Jean par des Américains (ou par des provinciaux associés à des Américains). En 1872, les Américains contrôlaient tout le trafic de bois scié vers les ports américains – au point que l’historien Graham Wynn a qualifié Saint-Jean d’avant-poste américain[40].

Localement, provinciaux et Américains continuèrent à coopérer. William Cunliffe et B.W. Mallet l’illustrent très bien. Cunliffe, un natif du Nouveau-Brunswick, vint s’établir sur le haut Saint-Jean en 1846. Il fut d’abord commis chez shepard Cary, qui avait un magasin général à Fort Kent. En 1857, il se mit à son compte et, peu après, acheta les propriétés de Cary quand celui-ci fit faillite. En 1865, il s’associa avec le frère de shepard, Holman Cary. Quand Holman Cary décida de partir vers l’ouest en 1873, walter stevens, hôtelier de Fort Kent, lui succéda dans la société. Cunliffe et stevens possédaient d’énormes concessions de terres à bois dans la partie de l’ancien territoire contesté qui avait été attribuée au Bas-Canada[41]. En 1866, Cunliffe se mit à produire des bardeaux, de concert avec B.W. Mallet, qui était tout juste revenu à Fort Kent. Mallet, un Américain de la Penobscot, avait travaillé sur le haut Saint-Jean en 1853, puis en différents endroits, mais toujours dans l’industrie forestière. La B.W. Mallet and Company ouvrit un important magasin général en face de Fort Kent, à Clair, au Nouveau-Brunswick. selon l’historien local Wiggin : « La firme B.W. Mallett & Co. faisait le commerce de bardeaux de cèdre fendus, qu’elle achetait et expédiait, bardeaux qui à l’époque constituaient une énorme industrie sur le haut Saint-Jean. Ils étaient fabriqués à la fois du côté américain et du côté provincial du Saint-Jean. Et les droits sur les bardeaux provinciaux constituaient la principale source de revenus du poste douanier de Fort Kent à cette époque[42] ».

Stevens et Cunliffe et la B.W. Mallet and Company furent victimes de la faillite spectaculaire de l’une des principales firmes américaines de Saint-Jean, Jewett and Co., en 1875. Les hommes se remirent toutefois sur pied peu après. Le fils de Cunliffe, aussi prénommé William, était responsable de la coupe pour la St. John Lumber Company sur le très haut Saint-Jean au tournant du siècle[43]. Le cas de Cunliffe, de Mallet et de stevens n’était pas exceptionnel, mais représentatif d’un groupe qui subordonnait le nationalisme à ses activités économiques.

L’impact des chemins de fer

Les premières lignes de chemin de fer renforcèrent les liens avec l’Amérique du nord britannique. Le New Brunswick and Canada Railway reliait st. Andrews et Woodstock à la fin des années 1860, et en 1871 les habitants de Houlton construisirent une ligne de raccordement pour y avoir accès. La première ligne vers le nord (New Brunswick Railway) longeait le Saint-Jean à partir de Fredericton. Elle atteignit Grand-sault en 1875 et Edmundston en 1878. Le Central Aroostook Railway fut construit en 1876 spécifiquement pour relier cette partie du comté à cette ligne de chemin de fer. En 1889, le chemin de fer du Témiscouata reliait Edmundston et Rivière-du-Loup et fut prolongé jusqu’à Connors en 1891.

Jusqu’à la fin du siècle, il n’y avait pas d’autres lignes de chemin de fer dans l’Aroostook que les lignes de jonction avec le New Brunswick Railway. Le Bangor and Aroostook (B&A), une ligne intégralement américaine, joignit Houlton et le centre de l’Aroostook en 1895. Comme le B&A ne manifestait aucune intention de prolonger la ligne vers le nord, un certain nombre d’habitants de Van Buren obtinrent une charte de l’État pour l’établissement d’un chemin de fer de Van Buren à Caribou en 1899 – charte qui serait nulle si le B&A prolongeait la voie ferrée avant la fin de l’année, ce qu’il fit. Le B&A se rendit jusqu’à Van Buren en octobre 1899. une ligne entre Houlton et Fort Kent, suivant la vieille route militaire, fut achevée en 1903 puis prolongée le long du fleuve pour atteindre Van Buren. Le dernier chemin de fer canadien à être construit dans la région fut le national Transcontinental, qui reliait le Haut-Saint-Jean à Québec en passant par Escourt en 1914[44].

Les lignes néo-brunswickoises et canadiennes reçurent des subventions provinciales et leurs obligations furent garanties par le gouvernement canadien. Le Nouveau-Brunswick donna 10 000 acres de terres à bois, principalement dans le comté de Victoria, au New Brunswick Railway pour chaque mille de voie ferrée construite. Par contre, la Constitution de l’État du Maine interdisait les subventions aux chemins de fer jusqu’à la guerre de sécession, et le gouvernement fédéral ne se mêlait pas de construction ferroviaire. Les politiques gouvernementales américaines, par conséquent, renforcèrent initialement le caractère de marche de l’ancien territoire du Madawaska, desservi uniquement par des lignes de chemin de fer canadiennes. seule la menace d’un conflit incita le Maine à changer de politique, sans résultat d’ailleurs. En 1868, le Maine vendit le reste de ses terres publiques dans le nord de l’Aroostook pour un dollar au European and north American Railway (E&NA) pour couvrir les coûts d’une ligne vers le nord, qui servirait à sa défense en cas de guerre avec la Grande-Bretagne[45]. L’E&NA fit promptement faillite et la ligne ne fut pas construite. Le B&A fut financé entièrement par des fonds privés et des fonds empruntés par le comté contre ses revenus futurs[46]. La ligne bénéficiait d’un soutien très large au sein de la population locale et, contrairement aux prédictions de ses détracteurs, fit immédiatement des profits[47]. Les arguments avancés par les promoteurs étaient à la fois économiques (coûts et efficacité), mais aussi nationalistes  : mettre fin à la dépendance de la région envers une puissance « coloniale ».

Les lignes canadiennes resserrèrent les liens entre les deux rives du Saint-Jean et contribuèrent à intégrer davantage les économies. La production de bois dans le haut Saint-Jean augmenta dès que celui-ci fut desservi par les chemins de fer. Les agriculteurs tirèrent aussi profit de ce nouveau mode de transport – les fermiers de l’Aroostook expédiaient foin, avoine et pommes de terre à Boston par le New Brunswick Railway, quoique la route ait été quelque peu compliquée[48]. une enquête réalisée peu de temps après que le chemin de fer fut parvenu à Edmundston montra que les producteurs du Madawaska américain ne perdirent pas de temps pour en tirer avantage (voir Tableau 1).

Table 1

Tableau 1 : Produits du haut Saint-Jean américain expédiés via le Nouveau-Brunswick, en 1879 [49]

Tableau 1 : Produits du haut Saint-Jean américain expédiés via le Nouveau-Brunswick, en 1879 49
Source: Maine State Papers, Report of the Commission on Bridges, 1880.

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L’exploitant forestier Robert Connors persuada le chemin de fer du Témiscouata de prolonger la voie ferrée jusqu’à sa porte. une fois la ligne en service, il construisit une scierie et un moulin à bardeaux dans le village qui porte son nom. La plupart des bardeaux étaient expédiés en nouvelle-Angleterre[50]. Un certain nombre d’hommes d’affaires de Saint-Jean se transportèrent aussi sur le haut Saint-Jean. La stetson, Cutler Company, établie en 1880, était la principale firme de Saint-Jean à la fin du siècle. Les partenaires, stetson, Hayward et Cutler, étaient originaires de Bangor. Cutler resta à Bangor, stetson supervisait les activités à Saint-Jean et la firme avait deux entrepôts à Boston et à New York. La stetson, Cutler Company faisait la coupe sur les rivières saint-François, Allagash et Big Black et le très haut Saint-Jean. Thomas Phair, de Presque Isle, supervisait les activités réalisées localement. La stetson, Cutler Company ouvrit la Van Buren Manufacturing Company (sur la rive américaine du Saint-Jean) à la fin des années 1870, en association avec Edgar R. Burpee, aussi de Bangor, pour tirer parti des possibilités ouvertes par le New Brunswick Railway[51]. L’usine produisait essentiellement des bardeaux avec du bois du Nouveau-Brunswick, où les droits de coupe étaient comparativement faibles. Les bûches canadiennes entraient aux États-unis en franchise. Les bardeaux étaient expédiés vers les États-unis en passant par le Nouveau-Brunswick. Comme ils avaient été fabriqués dans le Maine, les producteurs n’avaient pas à payer de droits de douane. En 1903, les partenaires acquirent une scierie à Ashland, sur la ligne nouvellement ouverte du B&A[52].

Toutefois, le B&A fit entrer l’Aroostook et le Madawaska américain dans l’orbite économique des entrepreneurs du sud de l’État. son ouverture fit chuter les coûts de transport vers Boston de près des deux tiers. des investisseurs américains suivirent l’exemple de la stetson, Cutler Company et ouvrirent des manufactures de bois, mais aussi des fabriques d’amidon de pommes de terre et des moulins à farine le long de la ligne de chemin de fer. Ces nouvelles entreprises étaient nettement plus vastes que celles qui les avaient précédées et avaient recours à une technologie moderne – notamment, elles produisaient leur électricité. Elles employaient aussi beaucoup de monde. La St. John Lumber Company, ouverte à Van Buren en 1902 par l’entrepreneur Charles Milliken, du comté de kennebec, et déjà propriétaire de quatre autres usines dans l’Aroostook, pouvait produire un million de bardeaux par semaine et 20 millions de pieds de bois scié par an. La compagnie employait 173 hommes à l’usine et en hiver donnait du travail à 1 500 hommes sur ses territoires de coupe sur le très haut Saint-Jean et ses affluents. Les produits ainsi manufacturés étaient expédiés directement vers le reste des États-unis[53].

La construction du B&A eut pour conséquence de permettre aux produits forestiers du Haut-Saint-Jean et aux produits agricoles de l’Aroostook destinés aux marchés américains d’atteindre leur destination sans sortir du pays. Les chemins de fer canadiens avaient renforcé la dépendance de l’ancien territoire contesté envers le Nouveau-Brunswick. Le B&A permit de couper ce cordon ombilical et d’intégrer le nord du Maine à l’économie américaine sans intermédiaire.

Les infrastructures modernes (téléphone et électricité) prirent en partie la relève des chemins de fer. En ce qui concernait les intérêts privés, il continuait d’être avantageux d’ignorer la frontière. La Fort Kent Telephone Company fut établie en 1896 et la Madawaska Phone Company (Edmundston), un an plus tard. Les 14 actionnaires de cette dernière incluaient deux personnes d’Edmundston, deux de saint-François (n.-B.) et huit de Fort Kent, la plupart actionnaires de la Fort Kent Telephone Company. Les deux compagnies raccordèrent immédiatement leurs réseaux et, en 1905, la Madawaska Telephone Company prolongea ses lignes au Québec, se raccordant à la Compagnie de téléphone de kamouraska. En 1904, la New Brunswick Telephone Company (créée en 1889) prolongeait les siennes de Grand-sault à Edmundston et achetait la Madawaska Telephone Company deux ans plus tard. Le central resta à Edmundston; en 1910, l’entreprise avait 132 abonnés dans toute la région et des deux côtés du fleuve[54].

Les premières lignes électriques ignorèrent de même la frontière. La première centrale desservant le nord et l’est du comté d’Aroostook fut néo-brunswickoise. La Maine and New Brunswick Electrical Power Company Ltd. reçut une charte de l’Assemblée législative provinciale en 1903, ainsi que le droit d’exploiter les chutes à l’embouchure de la rivière Aroostook (en territoire canadien). Les premiers dirigeants incluaient deux hommes du Nouveau-Brunswick et deux du Maine. L’insuffisance de leurs capitaux les amena très vite à se tourner vers Arthur Gould, un des plus importants propriétaires d’usines de bois de la région. Gould reçut de l’État du Maine, en 1905, une charte lui permettant de distribuer de l’électricité dans l’État ainsi que d’acquérir les compagnies d’électricité de Presque Isle et de Fort Fairfield. En 1909, il distribuait de l’électricité de Houlton à Fort Fairfield, dans le Maine, ainsi qu’à Perth et à Andover, au Nouveau-Brunswick. Il étendit son réseau jusqu’à Grand-sault, à Van Buren et à Fort Kent à la veille de la Première Guerre mondiale[55].

Les limites de la construction étatique

L’introduction d’institutions américaines dans le nord du Maine aurait pu contrebalancer les forces économiques qui se faisaient sentir dans la région. Mais celles que washington et l’État du Maine mirent sur pied ne fonctionnèrent pas trop bien. La géographie et la composition de la population de la région firent souvent obstacle à leurs efforts.

a) Institutions fédérales

De façon générale, qui dit frontière dit aussi douanes. Le gouvernement fédéral ouvrit deux postes de douane dans l’ancien territoire contesté, à Fort Kent et à Fort Fairfield. Étant donné que le fleuve était le meilleur moyen de communication au-dessus du Grand sault et que presque tous les riverains avaient un bateau, contrôler le trafic des marchandises relevait de la gageure. La frontière terrestre entre Hamlin et Houlton ne présentait non plus aucun obstacle aux traversées de marchandises entre les États-Unis et le Nouveau-Brunswick. Les habitants du Madawaska américain protestèrent lorsqu’on les informa qu’ils devraient payer des droits de douane sur les marchandises en provenance des territoires britanniques, avançant qu’il était impossible de se procurer des denrées américaines à prix abordables dans la région! Le Nouveau-Brunswick, lui, ne contrôlait pas l’entrée des denrées en provenance de Rivière-du-Loup, au Bas-Canada, qui était jusqu’à la Confédération une colonie distincte. Cette absence de contrôle fut vigoureusement dénoncée par le marchand Costello, d’Edmundston, qui accusait ses concurrents, dont John Emmerson, de lui faire une concurrence déloyale en s’approvisionnant au Bas-Canada[56]. Et effectivement, aussi tard qu’en 1867, Emmerson s’approvisionnait en produits de base (farine, porc salé, poisson, etc.) à Québec et en produits manufacturés à Saint-Jean, marchandises qu’il revendait aux aubergistes de Fort Kent, aux exploitants forestiers et aux fermiers des deux côtés du fleuve. Rien dans ses livres de comptes n’indique qu’il ait jamais payé le moindre droit de douane[57]. En 1877, ses fils avaient un magasin sur la rive américaine du Saint-Jean en plus de celui d’Edmundston[58].

Les États-unis ouvrirent quelques bureaux de poste dans le territoire récemment acquis[59]. Mais la mauvaise qualité des routes faisait que le courrier se promenait entre les deux rives du fleuve pour atteindre sa destination. Par exemple, Louis Cormier, registraire des terres à Grande Isle, envoya une lettre à Hiram Hunt à Fort Kent en avril 1850. La lettre fut postée au Petit sault (Edmundston). John Emmerson, qui faisait beaucoup affaire avec les gens de Fort Kent, avait le contrat de transport du courrier du Petit sault à saint-François, et il est fort possible qu’il ait transporté le courrier de l’autre côté du fleuve avec ses diverses livraisons[60]. L’arrivée du chemin de fer, qui longeait la rive néo-brunswickoise, a pu intensifier cette pratique.

b) L’État du Maine

Les États-unis étant décentralisés, l’État du Maine avait un plus grand rôle à jouer dans la création d’institutions que le gouvernement fédéral. Il divisa la région en comtés, émit des titres de propriété, ouvrit un bureau d’enregistrement des terres, organisa les élections à différents niveaux, ouvrit des écoles et construisit une nouvelle route entre Fort Fairfield, dans le centre du comté d’Arroostook, et le Saint-Jean. Mais les institutions créées par l’État avaient recours à de l’aide de l’autre côté du fleuve. Les écoles publiques en particulier furent lentes à établir. La population parlait français. L’État, bien sûr, voulait des enseignants qui parlaient anglais, mais ceux-ci ne connaissaient pas le français. L’inverse d’ailleurs était vrai. L’Académie de saint-Basile, ouverte par les sœurs de la Charité de Saint-Jean en 1858 et subventionnée par la province, fournit une solution. Elle permettait aux jeunes filles d’acquérir une éducation secondaire en anglais et les préparait à l’enseignement[61]. En 1863, le surintendant provincial y trouva 27 élèves, qui n’étaient pas toutes britanniques. « seize de ces jeunes filles ont été engagées comme institutrices par les Américains cet été; on les préfère du fait de leur connaissance des deux langues, anglaise et française. Après avoir rempli leur engagement, elles retournent à l’Académie. Cette institution devrait satisfaire à une grande demande au-dessus de Grand-sault, et à terme y réussira probablement, c’est-à-dire produire des enseignants qui peuvent parler français et anglais et enseigner dans ces langues[62] ».

Les jeunes filles en question étaient originaires des deux côtés du fleuve. Jusqu’en 1870, quand le système scolaire fut réorganisé au Maine et au Nouveau-Brunswick, seule des jeunes filles formées par des religieuses irlandaises enseignaient aux enfants de la vallée.

À partir des années 1880, les enfants du Madawaska américain furent de plus en plus éduqués par des membres de congrégations enseignantes francophones. Les écoles paroissiales, où enseignaient des membres de congrégations religieuses, furent intégrées dans le système d’éducation public. L’abbé sweron, de Frenchville, invita la Congrégation notre-dame-du-saint-Rosaire de Rimouski à ouvrir un pensionnat et à enseigner les classes élémentaires à Frenchville en 1899. L’école de sainte-Luce devint une école publique entretenue par les impôts locaux après que sweron eut été élu à la commission scolaire en 1900. Le père decory invita les Franciscaines à Fort Kent. Elles y ouvrirent leur école en 1906 et reçurent des fonds publics à partir de 1907[63]. Les Filles de la sagesse, expulsées de France par les lois contre les congrégations, prirent en charge les écoles de sainte-Agathe en 1904 et y ouvrirent une école secondaire et un hôpital, tous deux subventionnés par les fonds publics[64]. Ces écoles publiques paroissiales durèrent jusqu’aux années 1960. En 1895, un projet de loi visant à interdire l’usage du français dans les écoles publiques fut déposé à la l’Assemblée législative de l’État et défait grâce aux interventions de William dickey (représentant démocrate de Fort Kent) et du gouverneur républicain LLewellyn Powers[65]. Le maintien de la langue et la présence des religieuses contribuèrent à préserver les liens entre le Madawaska américain et le Canada.

c) Politique

La politique aurait dû clairement démarquer les Britanniques nord-américains des Américains des États-unis. Ce ne fut pas le cas. Au Nouveau-Brunswick, il n’était pas nécessaire d’être sujet britannique pour avoir le droit de vote avant 1856. dans le Maine, il fallait être citoyen américain. Les personnes qui vivaient dans la portion de territoire attribuée aux États-unis en 1842 devinrent automatiquement des citoyens américains, mais comme les gens déménageaient facilement d’un côté et de l’autre du fleuve, citoyenneté et résidence ne coïncidèrent pas longtemps, et les gens semblaient penser que, aussi longtemps qu’ils étaient nés dans la région, ils pouvaient participer aux élections là où ils habitaient. Les autorités locales américaines décidèrent que tous ceux qui avaient habité dans un même comté pendant au moins trois mois pouvaient y voter s’ils étaient nés à quelque endroit de l’ancien territoire contesté. Cela engendra de la confusion à n’en plus finir et provoqua deux enquêtes à propos de fraudes électorales dans l’Aroostook en 1858 et en 1878. En 1878, les agents électoraux jetèrent l’éponge : il était impossible de déterminer la citoyenneté de toutes les personnes qui avaient voté aux dernières élections et dont le droit avait été remis en question[66].

Conclusion

Pendant tout le 19e siècle, le Madawaska américain et même le centre de l’Aroostook restèrent des marches. Les gouvernements fédéral et de l’État auraient pu rendre la frontière effective. une combinaison d’inaction, d’impuissance, mais aussi de mesures positives facilita cet état de fait. Le Haut-Saint-Jean resta un espace où les relations informelles continuaient à avoir de l’importance et où la population locale jouissait d’un certain degré d’autonomie. L’immigration était libre; les douaniers, trop peu nombreux. Les biens de consommation continuaient de traverser la frontière en toute impunité. Les mauvaises routes obligeaient les gens à bricoler des routes postales quadrillant le fleuve. La population du côté américain créa des écoles hybrides publiques/paroissiales, auxquelles l’État aurait pu mettre fin comme il le fit après la seconde Guerre mondiale. on fut rapidement obligé de renoncer à déterminer qui était ou non citoyen américain, et dans une certaine mesure le droit de vote fut laissé à la discrétion des agents électoraux locaux.

Le gouvernement fédéral aurait pu donner plus de corps à cette frontière. Au contraire, il passa la Pike Act, qui privilégiait les intérêts des utilisateurs de bois canadiens aux dépens des producteurs du sud du Maine, mais préservait aussi l’économie transnationale du Haut-Saint-Jean. Les chemins de fer renforcèrent cet espace transnational, jusqu’à ce que des intérêts locaux américains prennent l’affaire en main. Téléphone et électricité respectèrent de la même manière la géographie physique et humaine plutôt que la géographie politique. Le nord du Maine demeura une marche avec la complicité de l’État fédéral, parce que la priorité n’était pas d’américaniser la population et de donner corps aux limites de l’espace national, mais de promouvoir l’économie et de satisfaire les consommateurs américains. La tolérance envers la continuation d’une marche était néanmoins soumise aux politiques de washington, et lorsque les préoccupations se portèrent sur le contrôle des mouvements de personnes, cette politique changea. Le premier pont international fut construit en 1922, reliant Edmundston et la ville de Madawaska, au Maine (un pont ferroviaire existait entre Van Buren et saint-Léonard depuis 1913, mais n’était pas accessible aux piétons). Il permettait de canaliser, et donc de contrôler, les traversées. sa construction suivit de peu l’introduction de quotas d’immigration aux États-unis en 1917[67]. Les traversiers, symboles de la perméabilité de la frontière, disparurent au milieu du 20e siècle. Le dernier cessa ses activités en 1942, peu après l’entrée en guerre des États-unis, et ce n’était probablement pas une coïncidence. de nos jours, il faut un passeport pour aller souhaiter bonne fête à grand-mère de l’autre côté du fleuve. Le comté de Madawaska (Canada) est un pont entre les Provinces maritimes et le reste du Canada. Le nord de l’Aroostook, dont le Madawaska américain, prend des airs de bout du monde. un panneau touristique à la sortie du poste-frontière de Fort Kent rappelle d’ailleurs aux visiteurs que la nationale 1, qui s’achève dans les keys de Floride, commence ici.