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C’EST APRÈS QUELQUES ANNÉES de rumeurs et d’anticipation qu’est finalement parue, l’été dernier, une nouvelle biographie de Louis Robichaud signée par Michel Cormier : Louis J. Robichaud : une révolution si peu tranquille, Moncton, Les Éditions de la Francophonie, 2004 (aussi parue sous les titres Louis Robichaud : la révolution acadienne, Montréal, Leméac, 2004); et Louis J. Robichaud: A Not So Quiet Revolution, Lévis, Faye Editions, 2004. C’était, dans le milieu littéraire somme toute modeste des Maritimes, un événement d’importance. Cormier, un correspondant international pour la télévision de Radio-Canada, est après tout un journaliste acadien respecté qui a déjà l’expérience de la biographie[1]. De plus, l’objet de son présent travail n’est nul autre que Louis Robichaud, l’une des figures emblématiques de la société acadienne, celui-là même que plusieurs considèrent comme étant le père de la « Révolution tranquille » du Nouveau-Brunswick. Finalement, des versions française et anglaise sont parues simultanément, fait rarissime même dans cette province, officiellement bilingue depuis le règne de Robichaud comme on le sait. Bref, la parution de ce livre avait tout ce qui était nécessaire pour déplacer les foules de mordus de la politique. Toutefois, question de ne rien risquer, les éditeurs ont organisé des lancements aux quatre coins de la province, où l’on pouvait rencontrer non seulement l’auteur, mais aussi l’ancien premier ministre, tous deux prêts à faire des dédicaces.

Cette double présence lors des lancements est très révélatrice de l’ouvrage, de sa nature, de ses forces ainsi que de ses lacunes. Car il faut dire d’entrée de jeu qu’on a affaire à un ouvrage un peu particulier. L’auteur nous explique dans les « remerciements » qu’après avoir longuement contemplé la possibilité d’écrire, purement et simplement, les mémoires de Robichaud, il a finalement opté pour la forme de la biographie politique. Cette décision se serait imposée « par la force des choses », le temps ayant « fait son travail d’érosion » sur les souvenirs de son objet d’étude. Cela dit, affirme Cormier : « Je me suis […] efforcé de présenter autant que possible la version de l’histoire telle qu’il [Robichaud] l’a vécue. Et c’est là, je crois, tout l’intérêt de ce livre[2] ».

C’est en effet l’intérêt principal du livre, mais c’est aussi sa plus grande faiblesse. Car si Cormier a abandonné le projet des mémoires, il ne semble pas s’être résolu, non plus, à mener à son terme celui de la biographie politique. Cette structure mi-chien, mi-chat risque de laisser plusieurs catégories de lecteurs sur leur faim.

Les deux premiers chapitres de l’ouvrage traitent de la jeunesse de Robichaud. Les trois suivants (3-5) documentent son apprentissage politique, culminant avec son arrivée au pouvoir. Les chapitres 6 et 7 couvrent son premier mandat et sa réélection en 1963. Quatre sections (8-11) sont consacrées à la longue lutte pour la réalisation de ses réformes principales, tandis que les deux derniers chapitres traitent du dernier mandat, difficile, et de la défaite de 1970, venue comme un soulagement. Pourquoi cette biographie écrite au 21e siècle ne relate pas la vie de Robichaud après 1970 – il n’avait alors que 45 ans, après tout – demeure un mystère. Certes, tous les plus grands de ses accomplissements ont eu lieu avant cette date. Mais n’y a-t-il pas là une énigme à creuser?

Parmi les chapitres les plus forts, mentionnons le premier, dans lequel Cormier réussit avec brio à décrire l’univers culturel et géographique des Acadiens durant la période allant de 1925 à 1950, particulièrement en ce qui a trait à leurs relations croisées avec le Canada français, d’un côté, et les villes de la Nouvelle-Angleterre, de l’autre. Quatre des cinq frères de Louis iront travailler aux États-Unis et ne reviendront pas. L’auteur soutient de façon assez convaincante que cette expérience très directe et personnelle sera à la base de l’ambition de Robichaud de sortir les régions rurales du Nouveau-Brunswick de leur stagnation.

Le sixième chapitre, où l’on décrit les diverses réactions à la victoire surprise de Robichaud, est aussi particulièrement informatif. Cormier fait une description très perspicace du « fragile château de cartes » que représentaient les nombreux et disparates appuis de Robichaud – anglophones et francophones, ruraux et urbains – et du travail difficile qui attendait le politicien : s’émanciper de tous les lobbys, y compris de ceux qui étaient les plus proches de lui.

[…] il y avait entre Robichaud et les chefs de file acadiens un quiproquo, un malentendu fondamental sur le sens de son mandat. « Je leur disais : "Il faut que vous compreniez que je suis le premier de toute la province, pas seulement le premier ministre des Acadiens". » […] Mais l’establishment acadien était loin d’être de cet avis. « Certains membres de la Patente[3], raconte Louis Robichaud, voulaient que je fasse toutes les réformes, bref que je corrige deux cents ans d’injustices dans le premier mandat, puis que je me fasse battre aux élections suivantes. Ils étaient convaincus que je serais incapable de me faire réélire, qu’un premier ministre acadien ne pourrait jamais faire plus d’un mandat » (p. 120).

Toutefois, de façon générale, on peut dire que cette « biographie du point de vue de Robichaud » possède bien des désavantages de l’autobiographie sans pour autant en avoir les avantages. D’un côté, les événements relatés le sont largement en fonction de la mémoire et du bon vouloir de Robichaud. On s’interroge sur l’importance de certaines anecdotes, alors qu’à d’autres moments, on se dit que le récit est trop plat et général. En contrepartie, on n’a pas le plaisir, comme lors de la lecture de mémoires, de goûter au style du personnage qui nous intéresse tant. Et, malgré la promesse d’une biographie plus « personnelle », on apprend peu de choses sur la vie privée de Louis Robichaud – sur la famille qu’il a formée ou les amitiés qu’il a cultivées, par exemple.

Les lacunes de l’ouvrage comme « biographie politique » sont aussi évidentes. L’auteur demeure trop dépendant de ses sources principales, qui ne sont tout simplement pas assez nombreuses. L’essentiel de l’information provient des longues entrevues faites par l’auteur et de coupures de journaux qu’une parente de Robichaud s’était fait un devoir de collectionner tout au long de la carrière du politicien. Le résultat est une narration qui, voulant raconter l’histoire du point de vue du politicien, finit surtout par légitimer ce point de vue, le graver dans la pierre de la « vérité ». Le texte fonctionne souvent dans les registres de l’évidence et de l’unanimité. Privée de points de vue antagonistes, l’histoire semble perdre de sa profondeur; les oppositions et même les contradictions qui s’y retrouvent ne ressortent pas. Le pire est que, même si Cormier décrit adéquatement le contexte social, démographique et culturel de l’époque, cette omniprésence du point de vue de Robichaud verse parfois dans le panégyrique. Il y a fort à parier que cela ne résulte pas du souhait de l’auteur – un homme averti, critique et intelligent – mais plutôt d’un manque de temps. Après tout, ce récit, il l’a « traîné dans [ses] bagages de Québec à Montréal, de Toronto à Moscou et enfin jusqu’au Cap-de-Cocagne[4] ».

Heureusement, pour quelques sections du livre, l’auteur s’est servi d’autres sources d’information, sources qui ont apporté une lumière nouvelle sur Robichaud grâce aux critiques et aux questions qu’elles soulèvent. Je pense notamment à des entrevues données par certains des plus grands collaborateurs de Robichaud, Don Tansley et Charles McElman, que Cormier a trouvées dans les Archives provinciales du Nouveau-Brunswick (p. 167-168, p. 235-240). Les quelques citations tirées de biographies de K.C. Irving (p. 174) ou d’André Laurendeau (p. 273-274) ont beaucoup apporté au texte (oui, même les citations de sources secondaires se font rares dans cet ouvrage). L’ouvrage aurait pu aussi profiter de l’ajout de quelques statistiques. Il n’est pas question d’inonder le lecteur, mais quelques chiffres auraient été de mise ici et là. On aurait beaucoup mieux compris l’ampleur des réformes que Robichaud a opérées en matière de fiscalité ou d’éducation postsecondaire, par exemple, avec des chiffres à se mettre sous la dent[5]. Cela n’est qu’un exemple parmi d’autres d’un certain manque de finition dont souffre l’ouvrage. Le sujet aurait valu une recherche plus approfondie.

Cela dit, il faut reconnaître que les entrevues exhaustives de Cormier ont l’avantage d’avoir fait ressortir quelques perspectives et quelques aveux que toutes les recherches historiques « classiques » imaginables n’auraient pu déterrer. Je pense notamment aux points de vue de Robichaud sur les motivations de De Gaulle dans l’affaire de la visite de quatre notables acadiens en 1968, ou sur l’occupation étudiante de l’Université de Moncton en 1969. Je pense aussi aux quelques révélations personnelles livrées dans l’ouvrage, comme celle ayant trait à ses regrets concernant l’éducation unilingue anglaise reçue par ses enfants à Fredericton[6].

Par ailleurs, le tout est bien écrit, dans un style vivant et fluide qui rend la lecture agréable. L’auteur connaît bien la période qui l’intéresse, ce qui lui permet de dresser une histoire sans oublis d’importance malgré les lacunes au chapitre des sources. La structure du texte est solide, plutôt chronologique sans pour autant être esclave de la suite des événements.

L’ouvrage de Michel Cormier n’est certainement pas sans intérêt; tous les passionnés de politique néo-brunswickoise et canadienne y feront quelques découvertes. Toutefois, un simple constat des dizaines de références tirées de la très bonne biographie faite par Della Stanley en 1984[7] suffit pour nous convaincre que son nouveau livre ne deviendra pas la référence sur le sujet. Et, après toute cette anticipation, cela constitue une déception en soi.

JOEL BELLIVEAU