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Devenue centrale dans la culture populaire globalisée, la figure du zombie a fait l’objet de nombreuses analyses, de nature sociologique et/ou philosophique (Paris, 2013; Coulombe, 2012), épistémologique (Chalmers, 2003), épidémiologique (Alemi et al., 2015; Schweitzer, 2018), historique (Perron, Leiva et Archibald, 2015), anthropologique (Charlier, 2015). Si d’un côté, une approche culturelle, cinématographique ou littéraire creuse le sillon de l’esthétique, de la sémiotique, et de la stylistique narrative des zombies (par exemple, Allard, Lambert-Perreault et Harel, 2019), d’un autre côté, les sciences sociales et psychologiques portent plus leur attention sur les significations allégoriques qu’elle véhicule sur le plan des « questions de société » ou des préoccupations historiques que traduit le surgissement massif des zombies dans les oeuvres culturelles de la seconde moitié du 20e et du début du 21e siècle. Il est une dimension qui a encore été peu creusée, celle de l’espace. Des travaux relevant des Zombie studies (cet ensemble pluridisciplinaire de recherches et de réflexion sur la figure du zombie) ont déjà exploré cette dimension spatiale, mais en privilégiant chaque fois une facette particulière : espaces géopolitiques, imaginaires, ontologiques, sociaux ou genrés. L’originalité de cette contribution est de comparer ces dimensions et donc d’interroger la spatialité dans sa complexité.

Figure interstitielle par excellence, car positionnée entre deux états (vie et mort), entre deux mondes, (« ici-bas », physiquement, mais « au-delà » sur un plan existentiel), le zombie se joue pourtant des catégories et, en particulier, des spatialisations dans lesquelles se meuvent les vivants et de manière générale le monde et ses catégories de réalité. De fait, son « in- » existence trouble l’ordre symbolique de l’univers, et, pour beaucoup d’auteurs, c’est précisément ce qui rend le zombie à la fois fascinant pour la science et effrayant pour le commun des mortels. En outre, il incarne tout à la fois une dystopie et une atopie, ce qui en fait un objet culturel particulièrement révélateur du rapport des vivants à eux-mêmes, par un effet de miroirs transfiguré par l’imaginaire gore. À ce titre, mais pas seulement, l’espace est un révélateur, mais pourtant pas le plus exploré, de ce que le zombie exprime sur la société et sur l’histoire.

Les productions culturelles – cinématographiques, graphiques, télévisées, musicales, vidéo-ludiques, etc. – qui traitent des zombies offrent à l’analyse sociale, culturelle ou philosophique, un champ très étendu de réflexion : le zombie, figure de l’imaginaire collectif haïtien et du culte vaudou au 19e siècle, devenu un modèle de contre-culture au cinéma et dans les romans graphiques du 20e et 21e siècles, est par excellence une « créature frontière ». C’est sa caractéristique première que de se situer aux confins du vivant et de la mort, et surtout, de se tenir entre les deux sans jamais relever de l’une ou l’autre des catégories. En soi, le zombie est donc particulièrement intéressant en tant qu’il interroge la nature même de la vie et les registres de l’imaginaire collectif qui tournent autour de la mort – de sa possibilité et aussi de son impossibilité. Ces approches révèlent donc, d’une certaine manière, l’importance de l’espace, ou plus précisément de la spatialité – au sens bergsonien du terme, comme espace vécu (Boudot, 1980) – dans la représentation du zombie et des significations qui lui sont accolées.

Figure philosophique qui questionne, sur un plan d’abstraction universel, la nature du vivant, le zombie est aussi le miroir de questions sociétales ou de préoccupations culturelles attachées à l’histoire et aux mutations sociales, dont il est en quelque sorte une traduction sur le plan de l’imaginaire : racisme, domination, exclusion, violence, stigmatisation, marginalisation, sont autant de processus de délinéation de frontières, mais d’une autre nature que celles du vivant. C’est cette fois beaucoup plus une question de territoire ou plutôt, encore, de territorialité – comme logique spatiale des rapports sociaux (Di Méo, 1994) – dans le sens, où l’espace s’y révèle pétri de politique ou de tensions entre acteurs individuels et collectifs qui s’y déploient. Parce que le zombie est non seulement un « mort-vivant » (quand il n’a pas d’autres statuts, comme celui d’« infecté »), mais qu’il est aussi adversaire des vivants, il est une créature relationnelle qui doit sa singularité aux rapports très ambigus qu’il entretient à l’égard des vivants. Dans les films, BD, livres, jeux et vidéos de Zombies, ces rapports sont de surcroît lisibles dans le cadre d’une spatialité qui est à la fois trame du conflit entre zombies et vivants, mais souvent l’objet de cet antagonisme. C’est ce que cet article va s’efforcer de montrer, à partir de réflexions centrées sur des oeuvres cinématographiques, littéraires, et graphiques récentes (depuis les années 1960, lorsque débute une mode culturelle qui va constituer le zombie comme véritable contre-héros de fictions populaires). Reprenant les débats ouverts autour du thème de l’espace dans les fictions zombies, cet article se donne pour objectif de souligner les différentes formes de frontières, qui sont d’abord symboliques, matérielles, sociales ou psychologiques que la figure du zombie exprime ou incarne, qu’elles soient ensuite considérées isolément ou agrégées les unes aux autres. Ce ne sera pas la première fois que le thème de la frontière sera abordé dans le cadre des zombie studies (Obadia, 2023) : des travaux de philosophes ont déjà posé les bases d’une réflexion sur l’ontologie distinctive et différentialiste des zombies (Vuckovic, 2013) et des recherches de géographes ont, de leur côté, exploré les dimensions spatiales des oeuvres zombies[1], qu’elles soient généralistes (Pinto, 2014) ou plus spécifiques aux environnements urbains (May, 2011), perspectives qu’il s’agira ici de croiser. L’idée est moins de proposer un cadre théorique résolument nouveau que d’examiner les différentes facettes de la frontière et de l’espace dans l’imaginaire culturel contemporain telles qu’elles s’expriment à travers la figure du zombie, et de questionner par là même la pertinence de l’approche spatiale de ce symbole culturel qui a traversé le temps et les cultures.

Variations autour des zombies

Un bref détour par la figure du zombie s’impose, avant d’explorer les dimensions spatiales de l’univers qu’il « habite » et dont il est un révélateur symbolique : on utilisera le masculin à des fins de simplicité de présentation, toutefois, ce choix traduit aussi une volonté de souligner une première fois le thème même de cet article, en l’occurrence les frontières de la mort telles que les oeuvres zombies la dessinent. L’extension du lexique de la spatialité peut ici donner l’impression d’une dispersion conceptuelle, mais c’est bien parce que la notion de frontière balise géographiquement et culturellement celle d’espace, celle de territoire y ajoute une dimension politique, c’est-à-dire d’appropriation active et compétitive, celles de site ou de place cristallisent des usages localisés signifiants pour une communauté, que tous ces termes constituent un unique réseau lexical dont les éléments se déclinent sous différentes formes selon l’accent mis sur telle ou telle dimension. C’est parce qu’il discute la notion transversale de « frontière » que cet article évoquera également des termes connexes sur le plan conceptuel. Les zombies ne connaissent en outre apparemment pas de différence de genre – une frontière symbolique et sociale très discutée, s’il en est une actuellement (Merskin, 2005) – et les meutes de morts-vivants comptent autant d’anciens hommes que de femmes, d’enfants que d’adultes, les marqueurs de classes sociales ou de différenciation sociale disparaissent dans la masse des mangeurs d’humains.

La figure du zombie est indéniablement devenue une icône de la culture populaire de la seconde moitié du 20e siècle (Vuckovic, 2013). Sa silhouette décharnée et dégingandée, ses yeux blancs sans aucune expression (dans la plupart des cas), ses mouvements désordonnés et lents, ou rapides et agressifs, son teint blafard et son hygiène douteuse font désormais partie de la culture populaire et s’affichent bien au-delà des pages de livres, de romans graphiques ou d’écrans qui représentent les espaces d’« existence » des zombies. Après avoir peuplé les légendes et les contes des cultures yorubas et des folklores vaudou des Caraïbes, il s’invite désormais dans des zombie-walks festives, organisées un peu partout dans les grandes villes de la planète. Les motifs de la zombie culture imprègnent les modes musicales, les modes vestimentaires et les productions culturelles des sociétés modernes. L’expression « zombie » s’est aussi étendue dans le lexique ordinaire pour désigner des attitudes d’individus qui auraient, là encore métaphoriquement, perdu la conscience d’eux-mêmes, épuisés par leur charge professionnelle, absorbés par leurs smartphones ou par une quelconque activité devenue obsessionnelle au point de ne plus susciter que des mouvements mécaniques et sans signification précise. Le terme évoque aussi des technologies, comme les ordinateurs au comportement erratique car contrôlés à distance par des hackers, et s’applique même à des organisations, comme les entreprises qui seraient « zombies » lorsqu’elles se montrent incapables de réaliser leurs objectifs et s’enlisent dans un fonctionnement inutile, sans réelle avancée significative de leur production (Obadia, 2023).

Un détour obligatoire par l’histoire et la culture permet de rappeler que l’origine du zombie est généralement attribuée aux systèmes de croyances des groupes de culture yoruba qui ont été déplacés par la traite esclavagiste et qui ont peuplé les Caraïbes, charriant leurs croyances avec eux. Le zumbi ou zombi est, dans ce contexte, un être humain qui perd tout contrôle de ses actes et de sa pensée, après avoir été ensorcelé par sort ou par empoisonnement. Il est entièrement au service du magicien ou sorcier qui l’a envoûté. Le zombi n’est pas « mort », mais il agit comme un automate et il a donc perdu de son humanité. C’est avec le travail de l’imaginaire culturel de l’Occident moderne que le zombie est devenu un mort « intranquille » (Allard, Lambert-Perreault et Harel, 2019) parce que réanimé et revenu de l’au-delà, qui évolue dans l’univers des vivants pour y semer le chaos et la mort.

C’est une véritable « culture zombie » (au sens littéraire plus qu’anthropologique, c’est-à-dire comme ensemble d’oeuvres culturelles produites et consommées par un ensemble) qui s’est ainsi développée, d’abord à partir des premières découvertes par l’Occident de ces curieuses créatures imaginaires qui, parfois, semblent s’incarner dans la réalité sous la forme de personnes. Elle a ensuite donné lieu à un style littéraire et cinématographique fantastique et d’horreur particulier, depuis le premier tiers du 20e siècle, avant d’irriguer massivement les cultures populaires des sociétés modernes dans le dernier tiers du 20e siècle. Le zombie devient alors l’incarnation d’une sorte de (anti?)héros culturel du 21e siècle, figure de la résistance à l’aliénation sociale (Obadia, 2023). Ce « zombie médiatique » ou zombie moderne est une création récente, dont la naissance est attribuée au réalisateur Georges A. Romero (Cameron, 2012), qui est l’un des fondateurs d’un genre, le film de zombies, et l’un des plus influents dans le domaine. Son film de 1968, Night of the Living Dead, montre des zombies lents, violents, attaquant les humains en meute, sans pour autant qu’ils soient animés par une conscience individuelle ni collective qui dicterait leur attitude. Depuis, la figure du zombie a connu d’importants changements en ce qui a trait à sa capacité à penser, à se mouvoir, à s’organiser, mais aussi aux causes qui ont généré la « zombification ». Il est toutefois possible, sans généraliser à outrance, de dire qu’une très large partie des oeuvres filmiques, télévisées, livresques ou dessinées de la « culture zombie » depuis les années 2000 (à quelques exceptions près) propose des variations sur le thème de ce zombie médiatique, et qu’en arrière-plan, elles évoquent unanimement l’effondrement de la civilisation humaine.

Si le zombie est une créature destinée à faire peur, elle est, comme beaucoup d’autres dans le domaine tératologique (fantômes, goules, striges, loups-garous, vampires, etc.), une créature « bonne à penser », pour paraphraser Lévi-Strauss. En l’occurrence, c’est une aberration empirique qui est aussi une curiosité symbolique dans le sens où elle engage des processus de signification ouvrant à des champs de réflexion bien plus larges et à un niveau plus abstrait que celui d’une lecture littérale des oeuvres de la culture zombie et de ce qu’elles inspirent. Quantité de questions se posent en effet autour des zombies eux-mêmes : la cause de leur état, les modalités d’infection, la possibilité qu’existe encore un état de conscience dans le zombie, la manière d’échapper à son attaque ou de le détruire, l’inversion possible (ou pas) du processus de « zombification », les chances de survie en cas d’attaque, etc. Au-delà du personnage de fiction ou de figure de l’imagination, le zombie est surtout une traduction, sur le plan de l’imaginaire, des peurs collectives liées à des contextes anxiogènes pour les sociétés humaines, et qui sont en partie liées à la modernité : peur de la destruction des sociétés humaines par les humains eux-mêmes (crise économique, politique, sociale) ou par une cause non maîtrisable (écologique, épidémique, etc.).

Mais les zombies traduisent aussi d’autres types de craintes, ou de « paniques morales » (Obadia, 2023) qui sont inscrites dans différents contextes et dans un temps plus long. Depuis la traite esclavagiste et l’extension des croyances yorubas dans les Caraïbes, le zombi figure, par métonymie, le rapport de domination qui est imposé aux descendants des Africains déplacés de force qui ont été déployés comme travailleurs dans les champs de canne à sucre dans les Caraïbes et notamment en Haïti (Vuckovic, 2013). Sous cet angle, le zombie incarne une forme d’altérité qui marque des frontières ethniques : les Yorubas versus les Européens, mais aussi politiques, les esclaves contre leurs esclavagistes. Ce sont aussi des frontières symboliques qui distinguent/opposent les revenants et les humains, tout autant que des frontières ontologiques, entre la mort et le vivant, entre la fiction et la réalité. S’y ajoutent des frontières historiques puisqu’il existe des différences fondamentales entre le zombie traditionnel qui incarne une certaine forme de reliquat d’un passé culturel et le zombie moderne, pleinement en phase avec son époque. Au final, ce sont bien des frontières géographiques qui se dévoilent puisque le zombie traditionnel est « rural » par son travail et sa résidence en milieu agricole, alors que le zombie moderne est plus « urbain » par l’espace de contamination initiale et d’expansion de ses cohortes (même si l’errance rurale des zombies est représentée dans quelques oeuvres, depuis le Dawn of the Dead de George A. Romero (1978) jusqu’à la série Walking Dead. Ces différentes dimensions ne sont toutefois pas superposées les unes aux autres de manière logique, comme si la dualité ontologique du zombie ne se laissait pas enfermer dans des catégorisations aussi simples (Ackermann et Gauthier, 1991). Elles figurent, au contraire, autant de facettes d’une complexité, celle d’une créature imaginée qui incarne les turbulences de l’imaginaire.

Des frontières ontologiques

À ces réflexions sur les débordements de l’imaginaire que la figure du zombie induit ou accompagne, c’est une réflexion plus large qui se profile quand il s’agit d’évoquer la nature (ontologique) du zombie. Créature hybride par excellence, le zombie met la logique au défi en l’empêchant de s’installer dans un schème de pensée catégoriel : il n’est ni mort ni vivant, donc ne peut être que « mort-vivant ». Une première ligne théorique (logique plutôt que chronologique) est celle qui distingue entre vie et mort, et qui place le zombie sur un terrain ontologique qui a fortement intéressé les sciences de l’esprit (comme la philosophie) mais aussi la biologie. Dans les productions culturelles modernes et occidentales (d’abord) et mondiales (ensuite) du 20e siècle qui traitent du zombie, celui-ci est une créature monstrueuse qui se situe aux confins de l’humanité. C’est toutefois sous une forme particulière, le zombie moderne fabriqué par le cinéma dans la seconde moitié du 20e siècle, un « zombie hollywoodien » (Brooks, 2004), que le mort-vivant est devenu cette créature monstrueuse et violente qui s’est répandue sur les écrans et dans les pages des livres et des BD. Le zombie porte dans son corps les tensions mêmes des catégories logiques et empiriques que son existence contredit : il est vivant et mort, ni vivant ni mort, « charogne » mais « activée » (Dion, 2014), actif mais sans conscience de son activité. De là, c’est un modèle de « zombie philosophique » qui a intéressé les artistes et auteurs, avant que les philosophes ne s’en saisissent et n’extrapolent sur la nature même de cet être qui échappe aux classifications naturelles (il est « ni » : « ni » vivant « ni » mort) : son corps est en décomposition (un processus qui le rattache au cycle du vivant), mais au lieu d’être inerte, comme un « simple » cadavre, il/elle se meut et continue à afficher des capacités animales (la faim, l’appétence pour la chasse, la prédation). C’est sous l’angle de la question philosophique de l’hypothétique « conscience » du zombie, initiée par Chalmers (1996) jusqu’aux analyses neurocognitives de Lieberman (2009) que ce modèle théorique du zombie s’est développé. La figure empirique est quant à elle apparue dans des oeuvres littéraires dès le 18e siècle en Occident, suscitant la curiosité des lecteurs : ces morts peuvent-ils vraiment revenir d’outre-tombe comme ils le racontent? (Obadia, 2023)

Toutes les oeuvres de la culture zombie, qui ont apparemment pour vocation explicite de distraire leur audience et de leur apporter le frisson de l’horreur, proposent en fait une large variation philosophique sur le thème de l’humain, de sa nature, de ses formes et de ses limites. Une lecture rétrospective des oeuvres culturelles zombies, depuis le film Vaudou (initialement : I walked with a Zombie) de Jacques Tourneur, réalisé en 1943, jusqu’aux ultimes productions montre, en outre, qu’elles sont dans leur grande majorité fortes d’un message politique explicite. Ce message peut prendre la forme d’une critique des tensions ethniques (Night of the Living Dead,1968), d’une satire des inégalités sociales (Fido, 2006), d’un pamphlet contre les discriminations raciales (Land of the Dead, 2005) et bien d’autres messages obliques que n’épuise pas cette liste qui peut s’étendre significativement à d’autres catégories (voir Lauro, 2017).

La notion de territoire dans la culture zombie

L’idée d’espace s’exprime dans les productions zombies sous des formes différentes : elle s’y présente sous l’expression du « territoire » qui s’incarne sous une forme matérielle, celle d’un espace physique circonscrit qui fait l’objet d’un conflit entre les groupes qui l’occupent. Il y a là une acception quasiment éthologique de la notion de territoire, puisqu’elle traduit un conflit entre « espèces » pour la maîtrise d’un espace commun, avec des stratégies de prédation et d’évitement, telles qu’elles caractérisent les attitudes animales. Sauf que dans ce cas les « espèces » ne sont pas en compétition pour d’identiques ressources et peuvent survivre sans la prédation des autres : les zombies mordent/mangent les humains, mais ils ne sont pas eux-mêmes des proies, et ils ne sont pas non plus en compétition avec les vivants pour les ressources naturelles puisqu’ils n’y puisent pas. Là s’arrête donc cette similitude avec la violence territoriale du règne animal, qui permet en outre une régulation démographique des espèces dans l’espace.

Il reste que c’est bien une perpétuelle bataille pour l’espace vital entre deux groupes, les vivants et les morts-vivants, une approche géographique qui s’est aussi développée dans les oeuvres de la culture zombie et qui s’exprime dans des subdivisions spatiales aisément repérables, emboîtées les unes dans les autres. Depuis The Night of the Living Dead (1968), oeuvre majeure s’il en est une, de Georges A. Romero, ces espaces sont respectivement le cimetière (d’où sortent les zombies), la ville (où ils se répandent, mais comme dit plus haut, c’est aussi quelquefois le cas dans les campagnes), la zone urbaine ou la maison où sont reclus les vivants pourchassés, encerclés par leurs assaillants affamés, et les pièces de l’espace domestique qui sont peu à peu perdues par les vivants et conquises par les morts. Si on décide de porter l’analyse sur la spatialité, ici à géométrie variable, alors nombreuses sont les oeuvres zombies qui ont l’espace au coeur des messages qu’elles font passer au public et, par extension, au coeur des réflexions sur l’humanité, le monde et l’histoire. C’est donc un regard géographique qu’il semble pertinent de porter sur ce que les films et fictions zombies dévoilent sous différentes formes et manifestations de l’espace, à travers les agencements des mises en scène, des scénarios.

Il existe en effet plusieurs échelles et formes des espaces dans les oeuvres zombies, qui sont autant de subdivisions spatiales facilement identifiables : la cachette (un réduit), la chambre d’hôpital (Walking Dead. E1S1, 2012), l’appartement (#Alive, 2020), la maison (Night of the Living Dead, 1968; I am Legend, 2007), l’école (All of us are dead, 2022), la caserne (28th day later, 2002; Day of the Dead, 1985), le centre commercial (Dawn of the Dead, 1978), le quartier emmuré (Army of the Dead, 2021), la ville fortifiée (Land of the Dead, 2005), l’île (Peninsula, 2020), le parc d’attraction (Bienvenue à Zombieland, 2009), le laboratoire secret en sous-sol (Resident Evil, 2002), le cimetière (Dellamore Dellamorte, 1994). La liste est extensible et on la limitera ici à dessein. Pour différents qu’ils apparaissent, ces espaces ont plusieurs points en commun : ils opèrent des séparations entre les vivants et les morts, ces derniers étant « animés » et instables. C’est dans ces circonscriptions spatiales que se redessinent de manière dynamique les limites auparavant statiques de distinction entre les vivants et les défunts, les premiers s’efforçant de contenir les seconds dans leurs propres territorialités – celles des lieux funéraires. En ce sens, le zombie rejoue en régime dite de modernité avancée cette intrusion dans le monde ordinaire des revenants et des morts peinant à rejoindre l’Au-delà. Cette porosité symbolique, qui caractérisait les sociétés médiévales d’Europe (Schmitt, 1994), est aussi la marque de sociétés contemporaines non occidentales où les traditions sont encore vivaces. Dans certaines de ces sociétés (chez les Toraja, par exemple), les défunts sont inhumés, conservés ou momifiés dans des espaces à proximité des espaces de vie. Ils sont exhumés par les vivants pour être occasionnellement exhibés lors de rituels festifs, pour commémorer leur mémoire, en tant qu’ils sont acteurs de systèmes de parenté. Ils sont ancêtres, parents ou apparentés aux vivants, lesquels célèbrent ainsi la continuité de la communauté humaine au-delà de la mort, même si toutefois les cadavres conservent un potentiel de pollution symbolique et de nuisance.

En réinstallant cette proximité entre les vivants et les (pas tout à fait) morts que la modernité avait grandement abolie, la figure du zombie moderne déborde aussi les frontières symboliques et physiques de la vie et de la mort et, sur ce plan, le zombie incarne une certaine continuité avec les structures traditionnelles de la pensée et de l’action humaine. Il opère pourtant une coupure radicale avec elles sur deux points essentiels. C’est de lui-même et par instinct que le zombie moderne investit le monde des vivants (sauf lorsqu’il est conçu intentionnellement par des humains à des fins guerrières comme dans la saga Resident Evil), lequel devient alors son espace « d’existence » alors que l’errance du revenant traditionnel est liée à son statut incertain et à l’impossibilité de rejoindre l’Au-delà où il devait achever sa trajectoire (Schmitt, 1994). De surcroît, le zombie s’emploie à détruire les vivants (les dévorer) ou les réduire à sa condition (les mordre et les zombifier); il crée donc de l’antagonisme et de la discontinuité dans la relation entre les vivants et les morts. À l’inverse, dans les contextes traditionnels cités plus haut, c’est une logique de continuité entre les deux catégories qui s’était établie, en vertu de frontières poreuses, dans les temps anciens des sociétés occidentales (Chiffoleau, 1980) et dans les sociétés traditionnelles extra-européennes (Godelier, 2014).

Au-delà des frontières

Au-delà de ces catégories de confinement des humains dans des espaces circonscrits en prévention d’attaques zombies, c’est aussi dans le dépassement des frontières spatiales préalablement dessinées que se révèle encore, mais par défaut cette fois, la catégorie d’espace : les zombies ignorent les frontières, et c’est précisément l’une de leur caractéristique de les outrepasser. Ils envahissent les espaces collectifs et poursuivent les humains qui les fuient en empruntant des transports ferroviaires (Last train to Busan), maritimes (la série Zomboat), automobiles (auto et moto dans les différents films de la saga Resident Evil et dans I am Legend), voire des soucoupes volantes (The Dead Don’t Die), mais aussi plus classiquement des transports aériens (hélicoptère, Day of the Dead , #Alive; avion, Resident Evil, World War Z) ou tout à la fois (ce qu’illustre la série Z Nation inspirée des road-movies).

La mobilité des corps et donc leur capacité à occuper l’espace est un révélateur des métamorphoses des frontières de ces humanités, l’une vivante, l’autre morte. Les zombies sont en effet d’abord lents, face à des humains rapides qui bénéficient d’un avantage de mobilité. C’est avec les années 1980, comme dans le film Return of the Living Dead (1985) puis, plus significativement, dans les années 2000 qu’émerge le zombie rapide (28 Days Later, 2002). Ceci transforme significativement le rapport à l’espace, avec des humains désormais pourchassés par des zombies sprinteurs et athlétiques, nettement plus dangereux que leurs prédécesseurs, aux pas hésitants et souvent boiteux. Ce retournement de la mobilité à l’échelle des individus change aussi la symbolique du zombie. Il devient plus animé (ici : mobile et actif) et donc dominant dans les territoires qu’il explore, alors que le vivant, lui, se retrouve restreint dans sa capacité de contrôle de l’espace, sauf à déployer des stratégies de survie qui mobilisent son intelligence tactique et un sens du discernement lorsqu’il doit adopter des stratégies de fuite, d’attaque ou de dissimulation. Le récit d’une « apocalypse zombie » vécue par de petits groupes (Night of the Living Dead, 1968) ou toute l’humanité simultanément (World War Z, 2013) résonne ainsi des accents du mouvement dit « survivaliste ». Max Brooks, l’auteur du célèbre roman World War Z (2006) dont est tiré (et librement adapté) le film à succès six ans plus tard, a publié un Zombie Survival Guide (2003, traduction française Guide de survie en territoire zombie) qui recense un grand nombre de techniques de survie en cas d’attaque zombie, lesquelles apparaissent en fait toutes peu ou prou comme des modalité de gestion d’un territoire commun et de la confrontation spatialisée entre vivants et morts, qui se séparent, s’éloignent, se barricadent, mais aussi se cherchent, se rapprochent, s’affrontent, se détruisent…

Le concept de proxémie, forgé dans le cadre d’une anthropologie comparative des espaces sociaux par Edward T. Hall (1971), peut aussi s’appliquer aux aspects spatiaux et territoriaux des oeuvres de la « culture zombie ». Les corps vivants sont en effet soumis à une vigilance particulière, celle de la distance avec leurs homologues zombies qui peuvent les infecter. Les modes d’infection sont différents : dans les légendes traditionnelles, par sortilège ou empoisonnement; dans les oeuvres modernes, la contagion peut se faire par voie aérienne, par contact physique, par projection de matières infectées sur les vivants, et même par ondes téléphoniques (Cell, de Todd Williams, 2016). Mais c’est la morsure qui reste le mode d’infection préféré dans les récits de zombies modernes, et celle-ci suppose un contact entre les proies et les prédateurs. Les zombies cherchent alors à réduire la distance avec les vivants pour les dévorer ou les infecter et, en retour, les vivants négocient un espace suffisant pour se prémunir de l’infection en privilégiant la fuite, la construction de barrières matérielles ou la contre-attaque. La destruction du zombie est, elle aussi, une affaire d’espace : le recours à des armes de distance (pistolets, fusils, lance-flammes, arc et flèches, arbalètes, mais aussi bombes, pales de moteurs d’avion) permet de détruire les horribles assaillants en se tenant éloignés d’eux ou de les maintenir dans un cadre spatial séparé. Une grande partie de la trame dramatique des oeuvres de culture zombie réside précisément dans la mise en scène de ce moment particulièrement risqué qu’est le combat au corps à corps, lorsque les humains, qui n’ont plus d’autre recours de défense, utilisent des armes blanches classiques (couteaux, machettes, etc.) ou spécialement conçues à cet effet (masses serties de lames et autres inventions visant à découper les chairs des zombies). La proximité est source de danger (sauf peut-être dans l’humoristique scène finale du Shaun of the Dead, d’Edgar Wright, en 2004) et le restera. Car peu d’oeuvres zombies ont imaginé une victoire complète des vivants sur les morts-vivants. Depuis la fin des années 1960, mais surtout avec le renouveau du genre dans les années 1990 et 2000, s’impose de manière toujours plus régulière la trame d’une nécessaire cohabitation, qui est toujours violente : d’abord pour les humains (qui sont mis en minorité et menacés), puis entre les humains (qui montrent très souvent des signes d’une désunion qui leur sera fatale).

La spatialité du phénomène zombie n’est pas mécaniquement éprouvée à partir de formes « concrètes », telles qu’elles se manifestent dans des récits et dans des actions précises décrites sur écrans ou dans des pages de livres. Elle est aussi évaluée sous forme de simulations qui sont tout aussi fictionnelles que les oeuvres zombies, mais avec des finalités différentes : non plus comme spectacle visant le divertissement (tout gore soit-il), mais comme expérimentation visant à tester une règle mathématique. Il s’agit des (actuellement nombreuses) modélisations d’invasion (fictionnelles ou scientifiques) et d’attaques zombies qui se fondent sur des espaces virtuels (un pays, une région, un continent figuré sur un écran) et des processus d’expansion qui sont tout aussi dématérialisés (sous la forme de « points » zombies et humains) symbolisés sur une carte, qui, comme le veut l’expression consacrée, n’est pas le territoire (Alemi et al., 2015, Ashlock et al., 2014)

Espaces urbains

Si l’on s’intéresse cette fois à l’espace symbolique du zombie, celui-ci est borné par les cités et les sociétés post-apocalyptiques, ce qui est une manière esthétique de tracer un parallèle entre destruction des corps des vivants et destruction des espaces qu’ils occupent. Dans les villes en ruines, la nature reprend ses droits sur les cités humaines qui ne sont plus entretenues. La faune et la flore investissent le bitume et le béton; les voitures sont abandonnées au milieu des routes; poubelles renversées, détritus sur le sol et décombres de bâtiments deviennent désormais les vestiges d’une humanité récemment destituée de son hégémonie sur le monde (l’introduction de I am Legend en est une illustration spectaculaire). Ce sont des villes silencieuses, également; la sonorité et la musicalité qui les rythmaient quand elles étaient peuplées de vivants ont été étouffées. La scène d’ouverture du Day of the Dead de George A. Romero (1985) est à ce titre exemplaire. Une poignée de survivants d’une invasion zombie procède à une incursion dans une ville morte pour y rechercher d’autres rescapés. Le bruit de leurs appels via haut-parleur et celui de l’hélicoptère qui leur a servi de véhicule éveille les zombies qui étaient dissimulés et qui surgissent dans les rues un par un. Ils deviennent une masse qui se déverse dans les rues et n’y laisse que la sourde rumeur des grognements des zombies. D’autres films, évidemment, jouent d’un effet de masse permanent où la ville n’est plus qu’une masse informe et aux couleurs uniformes (le gris et le noir) qui résonne du grondement de la masse des morts (Resident Evil; Afterlife)

La destruction des signes matériels de l’humanité est une destruction de l’ordre posé par les vivants sur le monde, sur l’organisation sociale et sur l’agencement, les usages et l’entretien des espaces par les vivants. La panique qui saisit les vivants surpris de la rencontre avec des morts résonne avec de plus sourdes peurs collectives nées des menaces militaires ou attribuables aux crises écologiques, à un risque industriel, à la pollution de l’air et des eaux (Coulombe, 2015).

Quand l’attention se porte sur le cadrage visuel ou descriptif des oeuvres zombies, cette dimension spatiale se profile toujours peu ou prou en toile de fond, avec des changements d’échelle voulus par le scénario, et se décline de l’espace individuel au paysage. Les formes et significations de cette spatialité multiscalaire ne sauraient demeurer au rang d’une lecture littérale qui serait celle de l’action scénarisée telle qu’on la retrouve dans les oeuvres de la culture zombie. Les travaux de Pinto (2014), par exemple, montrent toute la richesse d’une approche géographique des films de zombie qui se déroulent en contexte urbain. S’y dévoilent en effet, par effet miroir, des sentiments collectifs (urbaphobie), des dynamiques sociales (fragmentation et ségrégation), des enjeux politiques (effritement du sens de l’espace public), des tensions ethniques (ghettoïsation), en bien des points identiques (à l’exclusion évidemment des éléments purement fictionnels).

Le cinéma des Zombies contribue à la création d’espaces de conflit toujours plus fréquents et sa lecture approfondie révèle une vraie spatialité critique. Le Zombie fabrique des imaginaires spatiaux inquiétants qui participent de notre vécu contemporain comme les gated communities, les favelas, les ghettos, les murailles, l’aliénation, le consumérisme.

Pinto, 2014, p. 722

Dans un même ordre d’idées mais dans une perspective légèrement différente, Manouk Borzakian a travaillé à dégager le sens de ces « espaces filmiques » qui dévoilent ce qu’il appelle une « géographie morte-vivante », qui est l’expression d’une angoisse existentielle liée à l’effondrement des normes et des cadres de la vie sociale, dont la cause serait à rechercher du côté de la crainte des nouvelles formes d’altérité au coeur de nations (comme les États-Unis) qui se rêvent unifiées (Borzakian, 2014).

Dialectique du nombre, de l’échelle et de l’espace

L’une des caractéristiques communes des zombies est que ces derniers avancent en nombre : ce sont des cohortes qui se déplacent, mues par leur instinct destructeur. Créatures collectives malgré une capacité à socialiser faible ou absente (sauf dans les oeuvres particulières où l’idée d’une « société zombie » est développée, comme Land of the Dead ou Army of the Dead), les zombies font aussi résonner chez le public des sentiments ambivalents liés aux relations du « plein » et du « vide ». En effet, l’esthétique des romans et des films sur le thème d’un monde post-apocalyptique jouent sur la corde du vide, en présentant des espaces désertés et détériorés dans lesquels les survivants tentent de s’adapter. Martin Walter évoque les difficultés de ces derniers, coincés entre deux spatialités et deux temporalités (le monde perdu mais rassurant des vivants et le monde effrayant des morts) dans ce qu’il nomme des « paysages de la perte » (landscapes of loss).

In the wastelands and empty spaces of the post-apocalypse, however, the coming-to-terms with a changed environment is no smooth transition between the old model of social order and the rebuilding of a new world. Rather, it is a constant negotiation of seemingly outdated practices and nostalgic dreams and the quick adaptation to the new, post-apocalyptic milieu[2].

Walter, 2019, p. 149

C’est par hasard et par chance que les héros du Dawn of the Dead de George A. Romero (1978) se retranchent dans un centre commercial, qui sera leur sanctuaire mais aussi le théâtre de leur destinée – huis clos où se trame le conflit avec les zombies mais aussi avec d’autres humains. La poignée de survivants retranchés s’étonne de la présence des morts-vivants qui errent sans but dans ce qui fut un lieu familier de leur existence, faisant du centre commercial une référence fondamentale de la culture consumériste moderne. La prolifération des zombies peut être rapprochée de celle de ces Shopping centers qui nourrissent la critique du capitalisme dans les oeuvres de Romero (Bailey 2013).

Au-delà de leurs corps en décomposition, aux chairs qui se délitent, aux couleurs sales, aux vêtements souillés, les zombies représentent aussi une image de l’avenir possible des sociétés humaines. Ils incarnent, en l’occurrence, un espace frappé par l’apocalypse, témoin de la violence passée, qui livre partout les signes de l’effondrement du monde physique des humains qui en ont perdu le contrôle (Pinto, 2014) et la fin de la vie des humains en tant qu’entités organiques. Si la première impression est que le monde est devenu « zone morte » ou Dead Zone, au sens où l’entendent les auteurs anglophones comme extinction de la vie, il se trame toutefois une autre scénographie dans les oeuvres zombies, une bataille pour le contrôle du territoire entre les vivants et les morts(-vivants). Ces derniers étant en majorité, leurs espaces sont alors des « pays morts » (DeadLands est d’ailleurs le titre d’un film de Gary Ugarek de 2006), et il y a là encore une dimension politique qui se lit dans la lutte des groupes. Dans le sens où les morts agissent peu ou prou comme des vivants, ces mêmes terres peuvent être qualifiées de « pays des morts » (Land of the Dead) et même « pays de zombies » (Zombieland, terme qui n’a pas été traduit en français, d’ailleurs). Dans ce rapport antagoniste entre deux humanités, l’une morte mais active, l’autre vivante et réactive, les spatialités jouent à plein. Car ce que dévoilent les oeuvres zombies. C’est surtout un théâtre d’opérations guerrières, trame dominante des scénarios de zombie movies jusqu’aux années 1990-2000. L’intrigue place les militaires au premier rang des héros/acteurs de la trame narrative. Parmi de nombreux exemples, on peut citer la salve de films qui, après Day of the Dead (1985), ont mis l’armée au coeur de l’esthétique et de la narration zombie, comme dans Land of the Dead (2005), World War Z (2013), Malnazidos (2022), Dead Snow (2009) Army of the Dead (2021) ou encore War of the Dead (2011).

Que l’armée soit acteur central ou pas, le monde physique du cinéma et du roman zombie se divise souvent entre « espaces sécurisés » (safe space) et « territoires infectés » (infected lands), et la thématique de la sécurité ouvre ici encore à une réflexion sur le caractère politique des allégories. Avec son Theories of International politics and zombies, Daniel Drezner (2005) a ouvert une réflexion qui fait de l’outbreak zombie la traduction, sur le plan de l’imaginaire collectif, des préoccupations qui sont celles qui résonnent principalement en contexte de mondialisation – une thèse confortée par celle de Jean-Sébastien Guy (2014). Il s’agit de préoccupations liées à la mobilité transnationale, à la crise écologique, à la montée des intérêts particuliers et de l’égoïsme – des éléments qui menacent le sens du collectif et de la solidarité groupale, qui est aussi une loyauté à l’humanité. Le zombie « ne connait pas de frontières », pas plus que les flux de capitaux, les réseaux économiques ou les impacts négatifs de la crise environnementale mondiale (Fehrle, 2016). C’est évidemment loin d’être la première fois que la métaphore est filée (MacFarland, 2015) et elle s’est rapidement étendue à des domaines où elle résonne, particulièrement dans le domaine des relations internationales (Morrisette 2014).

Au pôle opposé, le zombie peut être l’incarnation d’un autre sens de la frontière, celle qui a trait à la possession des choses et des espaces : le conflit entre vivants et zombies peut traduire une tension allégorique entre propriété privée et collectivisation (Keetley, 2014). Le détour par le zombie aura été un support jubilatoire pour un discours critique sur les crispations géopolitiques, notamment dans le contexte nord-américain, où sont produits les plus connus films et romans de zombies (Thoret, 2015). Au-delà de la critique d’une nation, c’est la critique du système économique mondial qui se déploie dans ces oeuvres (Ray, 2020). Point intéressant, les frontières sont d’autant plus centrales dans les oeuvres de culture zombie qu’elles sont mises en crise et dépassées. C’est ainsi surtout avec Land of the Dead, sans doute, que George A. Romero a traduit cette saillance de l’espace comme modalité d’être des zombies, identique à celle des humains. Le film raconte la réorganisation d’une société humaine fortement retranchée dans une zone « sécurisée » qui a reproduit voire renforcé les principes d’une société hiérarchisée et inégalitaire, fondée sur des valeurs égoïstes, qui finira par s’effondrer d’elle-même dès lors que les zombies auront été capables de faire communauté et d’unir leurs forces contre les vivants.

Des zombies et de leurs frontières

Que disent finalement les approches en termes de frontières et d’espace, quand elles sont appliquées aux oeuvres – ici principalement cinématographiques – de la « culture zombie »? Frappé d’une liminalité ontologique, le zombie se prête particulièrement à une théorisation sur sa nature hybride. Cette complexité logique qui le caractérise est aussi ce qu’il renvoie en miroir à l’humanité et la modernité, à travers la manière dont sont conçus l’espace, le territoire, et les frontières, pour peu qu’on considère ces dimensions dans leur complexité. Ce sont des frontières posées sur différents plans de réalité, et donc dans des frontières ontologiques, biologiques, ethniques, sociales, psychologiques, écologiques, politiques qui se dessinent toutes ensemble mais chacune à leur manière, autour de la figure du zombie. Dans le sens où le zombie a la particularité de se jouer de toutes ces frontières en les outrepassant, il contribue à en questionner le bien-fondé : il est une entité limite et pour autant pas toujours liminale (qui rentrerait dans l’ordre des choses après avoir été marginalisé), il offre la possibilité d’une lecture du monde actuelle et des traductions métaphoriques des enjeux toujours plus larges que les films et livres eux-mêmes. Le zombie produit de la frontière et montre que, finalement, alors que les Globalization Studies avaient un peu rapidement annoncé la disparition des frontières, celles-ci demeurent une dimension fondamentale de la période actuelle et le coeur de préoccupations sociales (Hannerz, 1997). C’est en particulier dans le domaine des études urbaines et de la sociologie de la ville que la question spatiale a émergé comme centrale et pertinente pour l’étude de l’imaginaire filmique du zombie. Depuis quelques années, c’est une nouvelle génération de géographes qui s’est saisie de cette approche et en explorent les différentes facettes. Les travaux de Pinto (2014), de Borzakian (2014), et plus récemment de Jeff May (2010) ont montré à quel point les oeuvres de culture zombies illustrent et permettent l’analyse de dynamiques de spatialisation, qui partent des corps et s’étendent jusqu’aux villes, traduisent un sens de l’identité mais aussi de l’altérité, et offrent une grille de lecture de la réarticulation de leurs rapports, dans le contexte d’une modernité décidément turbulente et incertaine pour les sociétés humaines (Balandier, 1985, Baumann, 2006).