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Réunir les expertises et les rendre compatibles, collaboratives, et harmonisées, telle est la fonction de l’exercice de conciliation des expertises. Lors des travaux ayant mené à la réforme du Code de procédure civile en 2016, le législateur québécois identifiait la production croissante d’expertises de plus en plus complexes comme l’une des principales menaces à l’accessibilité à la justice[1]. Il invitait donc les professionnels du droit à recourir à l’expertise commune, tout en renforçant la pratique déjà amorcée de la conciliation des expertises. Alors que l’expertise commune a soulevé immédiatement les passions de la communauté juridique, la continuité de la pratique de la conciliation des expertises a été peu discutée ou commentée[2]. En raison d’une absence de prise de position à l’égard de la conciliation par la communauté juridique, nous avons estimé nécessaire de produire un corps de recherche plus étoffé sur le sujet. À ce titre, nous visons dans la présente étude à démystifier les réalités entourant la conciliation des expertises en sondant directement les principaux acteurs intéressés, soit les juges, les avocats et les experts, quant à leur expérience à cet égard.

Dans notre article, nous aborderons la conciliation des expertises en la divisant en quatre parties. Après avoir brièvement exposé la démarche méthodologique retenue (partie 1), nous définirons la conciliation des expertises et les perceptions générales des participants à son égard (partie 2). Ensuite, nous nous pencherons sur les raisons qui expliquent le succès de la conciliation des expertises selon les participants à notre étude (partie 3). Finalement, nous rapporterons et commenterons quelques pistes de solution proposées par les participants afin d’améliorer la pratique de la conciliation ou en vue de l’intégrer systématiquement au processus judiciaire, ultimement pour promouvoir une instance civile facilitée (partie 4).

1 Avant-propos méthodologique

Notre étude est empirique et qualitative. Dans le contexte d’entrevues semi-dirigées, nous avons interrogé 11 juges, 15 avocats et 8 experts entre les mois de janvier 2021 et de septembre 2021. Au total, nous avons rencontré 34 personnes (12 femmes et 22 hommes). Ces participants travaillent principalement en droit civil devant la Cour supérieure du Québec et exercent dans des domaines du droit diversifiés au sein de divers districts judiciaires[3].

Les objectifs initiaux de notre étude étaient les suivants :

  1. mettre en évidence et comprendre les facteurs de réussite et d’échec associés au recours à l’expertise commune ;

  2. vérifier, de manière qualitative, l’hypothèse posée de l’existence d’une résistance au recours à l’expertise commune au sein du système judiciaire québécois ; et

  3. élaborer des conditions et des modalités favorables à un recours plus prévalent à l’expertise commune et, subsidiairement, à la conciliation des expertises contradictoires, dans les cas où des expertises privées sont réalisées.

À ce titre, il faut bien le souligner, les participants ont été d’abord appelés à se prononcer sur l’expertise commune. Le choix a été fait de les interroger sur le sujet de la conciliation à titre complémentaire, en raison de la proximité conceptuelle des processus. Lors des entrevues, la conciliation des expertises a suscité davantage d’intérêt que nous l’avions initialement prévu. Nous avons donc choisi de publier en 2022 un article concernant les résultats sur l’expertise commune[4] et de réserver les résultats relatifs à la conciliation au présent article.

Notre étude comporte certaines limites. D’abord, l’échantillon des participants est relativement limité, quoique les entrevues conduites avec les personnes sélectionnées nous aient permis d’atteindre un certain niveau de saturation dans la collecte de données. Il convient donc de rester prudent dans l’interprétation de celles-ci, bien qu’il nous ait semblé pertinent, à la lumière de la richesse des données réunies, de formuler certaines inférences et conclusions pour nourrir le propos de notre étude. Également, l’échantillonnage n’a pu être réalisé de façon complètement aléatoire considérant la difficulté d’arriver à recruter des participants de cette manière. La participation aux entrevues a été réalisée sur une base volontaire à la suite d’invitations à un bassin de candidats potentiels aux pratiques et aux expériences diversifiées[5]. Par ailleurs, plusieurs experts ont été identifiés et invités après avoir été recommandés par des avocats qui prenaient part à notre étude. Il est possible que ces deux variables aient provoqué un certain contrôle de qualité au sein de notre échantillon[6].

Les participants aux entrevues l’ont fait de manière anonyme ; pour préserver cette confidentialité, nous ferons référence à l’ensemble des participants sous la forme masculine et nous laisserons volontairement de côté certains détails factuels qui pourraient permettre leur identification. Les entrevues ont duré de 20 à 90 minutes chacune.

2 La conciliation des expertises : une histoire de succès au Québec

Afin de mieux comprendre les raisons derrière le succès de la conciliation des expertises, nous exposerons brièvement le régime juridique applicable à la conciliation des expertises en droit civil québécois (2.1). Puis nous examinerons les principales perceptions de nos participants à son égard (2.2).

2.1 La conciliation des expertises en droit civil québécois

Dans l’instance civile, une expertise doit être produite par une partie si des questionnements soulevés par la cause « dépassent vraisemblablement l’expérience et les connaissances du juge des faits[7] ». En pareilles circonstances, le juge pourra être assisté par un expert disposant des connaissances et de l’expérience propres au domaine en question afin d’« éclairer » le tribunal[8]. Cet expert doit remplir son mandat avec « objectivité, impartialité et rigueur[9] ». Au Québec, les parties au litige choisissent généralement elles‑mêmes leurs experts, bien qu’elles soient plutôt encouragées à convenir de la nomination d’un expert commun – sous réserve du pouvoir du tribunal d’ordonner une expertise commune de sa propre initiative ou sur demande[10]. Ainsi, malgré les efforts déployés par le législateur en 2016, l’expertise commune demeure, aujourd’hui encore, rarement utilisée au Québec[11]. À ce titre, la justice civile y opère selon un régime d’expertises concurrentes dans lequel les parties mandatent leurs propres experts afin d’« éclairer » le tribunal[12].

L’introduction de la conciliation des expertises dans l’instance civile québécoise remonte à une vingtaine d’années. En effet, l’ancien Code de procédure civile prévoyait déjà en 2003 la possibilité pour un juge d’ordonner, même d’office, la conciliation des expertises[13]. Cependant, la réforme de 2016 a conféré aux juges le pouvoir d’ordonner que les experts se rencontrent sans la présence des parties et de leurs représentants[14]. Bien que la réforme de 2016 n’ait pas introduit, à proprement parler, la conciliation des expertises en droit civil québécois, celle-ci en est toutefois perçue comme l’un de ses principaux éléments[15].

La conciliation des expertises est désormais codifiée à l’article 240 du Code de procédure civile, lequel énonce que, en présence d’expertises concurrentes, « les parties peuvent réunir leurs experts afin de concilier leurs opinions, de déterminer les points qui les opposent et, le cas échéant, de faire un rapport additionnel sur ces points[16] ». En ce sens, la conciliation se définit avant tout comme une rencontre informelle – en personne ou à l’aide d’un moyen technologique[17] – entre experts, en présence ou non des avocats et des parties. Les experts y sont normalement appelés à concilier leurs vues ou à produire, au bénéfice du tribunal, un rapport additionnel indiquant les principaux points de convergence et de divergence entre leurs expertises[18]. Le juge peut donc d’office ou à la demande d’une partie imposer cette rencontre entre les experts, et ce, à tout moment au cours de l’instance[19]. En fait, la rencontre de conciliation est de format flexible et peut viser uniquement à réunir les experts aux fins de discussion sur les questions posées par le litige, même avant qu’ils aient finalisé leurs rapports respectifs[20]. Cette rencontre de discussion prérapport nous semble d’ailleurs fort utile dans l’optique d’encourager les experts à préparer leurs opinions à partir de certaines balises communes.

L’introduction de la conciliation des expertises en 2003 devait principalement permettre d’atteindre deux objectifs, soit de favoriser un règlement plus harmonieux des litiges[21] et d’en encourager un règlement plus rapide[22], le tout afin d’assurer une meilleure accessibilité à la justice. De fait, la conciliation facilite la délimitation du débat en participant à l’identification des points d’accord et de discorde entre les positions des parties, ce qui réduit ainsi les difficultés associées au cadre contradictoire de l’instance civile québécoise[23]. Shana Chaffai-Parent et Marie-Claude Sarrazin résument les avantages annoncés de la conciliation des expertises en ces termes :

La conciliation des expertises est un outil simple, flexible, relativement économique et généralement efficace qui gagne à être utilisé plus régulièrement. Face à des opinions contradictoires, les rencontres de conciliation entre experts permettent de délimiter les mésententes, de réduire les « questions périphériques » et d’identifier précisément ce qui sous-tend l’opposition. En cela, [elles] facilitent le travail du tribunal […] [Elles ont] le potentiel d’améliorer la qualité et la fiabilité des rapports d’experts, mais aussi de diminuer les coûts y étant associés. Plus encore, [elles] constituent un compromis intéressant entre la réalisation par les experts de leur mission et la maîtrise du dossier par les parties, puisqu’elles encouragent la collaboration, tout en permettant aux parties de conserver le contrôle relativement à la preuve d’expert[24].

Voyons maintenant si cette perception favorable est aussi celle des juges, des avocats et des experts interrogés dans notre étude.

2.2 Les perceptions des participants sur la conciliation des expertises

Au regard des témoignages recueillis, l’usage de la conciliation des expertises est plus apprécié, plus répandu et, surtout, moins controversé que celui de l’expertise commune[25]. En effet, la majorité des juges (2.2.1), des avocats (2.2.2) et des experts que nous avons interrogés (2.2.3) s’y sont montrés favorables.

2.2.1 Perceptions des juges

D’entrée de jeu, soulignons que tous les juges ayant participé à notre étude, sauf un[26], se sont prononcés favorablement quant à la conciliation des expertises. Surtout, les juges disent y recourir fréquemment et se montrer peu réticents à l’imposer en pratique[27]. Ainsi, l’un d’eux a précisé n’avoir jamais refusé une demande de conciliation des expertises[28], alors que trois de ses collègues ont indiqué l’utiliser « dès que l’occasion se présente[29] », « quasi systématiquement[30] », voire « tout le temps[31] ». En fait, le seul juge ayant exprimé certaines réticences à recommander la conciliation ne s’y oppose pas formellement, et souligne même y avoir recours à l’occasion[32]. Cependant, il déclare que, selon son expérience, « cela ne donne pas grand-chose : [les experts] arrivent et se campent sur leurs positions[33] ». La posture contradictoire des experts, conforme au cadre général de l’instance civile, ne serait donc pas perdue ni amoindrie par l’invitation à se concilier, selon ce juge.

Il faut cependant nuancer la posture des juges. Bien qu’ils n’y voient pas d’inconvénients particuliers, la conciliation ne semble pas représenter pour tous une solution potentiellement transformative de l’instance civile au même titre que l’expertise commune[34]. En effet, si certains juges soutiennent que la conciliation des expertises « peut tout changer[35] » et est « presque toujours une bonne idée[36] » et qu’ils disent en penser « beaucoup de bien[37] », d’autres la présentent comme un « pansement[38] » ou un « palliatif[39] » par rapport aux maux du système de justice. Ce serait une solution qui permettrait « de réduire les journées d’audition[40] », sans pour autant « réduire les factures[41] » que les justiciables devront débourser en frais d’experts. Pour cette raison, certains juges présentent la conciliation comme une solution secondaire qui s’attaque aux symptômes plutôt qu’aux véritables maux du système de justice[42]. Elle ne serait qu’une mesure à imposer lorsque le tribunal ne réussit pas à convaincre les parties de recourir à un expert commun[43].

2.2.2 Perceptions des avocats-praticiens

Comme les juges, la majorité des avocats ayant pris part à notre étude se sont montrés favorables et même fort enthousiastes à l’égard de la conciliation des expertises[44], la qualifiant d’« outil brillant[45] », dont ils se servent « presque toujours[46] » ou encore « systématiquement[47] ». Un avocat a soutenu que la conciliation ne présente « aucun risque pour les parties, outre que de réduire la durée et les coûts de leurs procès[48] » et se dit d’avis qu’il n’existe aucun motif pour lequel « cette démarche ne serait pas toujours faite[49] ». Or, quelques avocats interrogés s’opposent à la pratique de conciliation[50]. L’un d’eux a même estimé avoir été impliqué dans une quinzaine de dossiers dans lesquels un juge aurait forcé les experts à se rencontrer sans jamais connaître le moindre succès[51]. Or, plusieurs opposants à la conciliation des expertises concèdent ne l’avoir jamais utilisée[52]. Leur position résulte donc davantage d’un préjugé selon lequel la conciliation se soldera par un échec plutôt qu’une opinion formée en raison d’ expériences négatives concrètes.

2.2.3 Perceptions des experts

Tout comme les avocats et les juges, les experts qui ont participé à notre étude se prononcent généralement en faveur de la conciliation des expertises[53]. En fait, deux experts en particulier se sont montrés plutôt enthousiastes à son usage. Ainsi, l’un a mentionné ne percevoir aucun désavantage à la conciliation des expertises[54], tandis que l’autre affirme proposer la conciliation des expertises directement aux clients, initiative qui, selon lui, ne plairait pas à tous les avocats[55]. Certains experts émettent cependant des réserves quant à la conciliation, notamment lorsque les thèses des experts sont trop éloignées[56] ou lorsque l’expert de la partie adverse leur semble particulièrement partial, complaisant ou incompétent[57].

Nos entrevues démontrent clairement que la conciliation des expertises connaît généralement une plus grande popularité que l’expertise commune. Alors que l’expertise commune découle principalement d’initiatives initiées par les tribunaux, ce sont les juges, les avocats et les experts qui incitent ou participent à la conciliation[58]. De plus, les participants défavorables à l’usage de ces outils étaient généralement plus opposés à l’expertise commune qu’à l’expertise commune. En effet, contrairement à l’expertise commune, les participants à notre étude n’ont jamais désigné la conciliation comme une véritable barrière à leur travail[59]. Les critiques relatives à la conciliation tendent à la percevoir comme inutile plutôt que nocive[60].

Cependant, si nos entrevues permettent d’établir que la conciliation est probablement utilisée plus souvent que l’expertise commune, il n’est toutefois pas possible de conclure que son usage soit très répandu. Par exemple, si plusieurs juges et avocats ont révélé avoir recours à la pratique dans presque toutes leurs causes[61], un nombre non négligeable d’avocats nous ont plutôt spécifié ne l’avoir jamais essayée[62]. Le portrait offert par les témoignages recueillis auprès des experts apparaît également ambivalent. Ainsi, un expert dit n’avoir connu qu’une seule expérience de conciliation[63], alors que d’autres ont confirmé y avoir participé à plusieurs occasions[64].

3 La conciliation des expertises comme outil d’accès à la justice et d’amélioration du régime d’expertises

Au regard de ce qui précède, la conciliation des expertises connaît manifestement un certain succès, surtout si nous la comparons à l’expertise commune. Nous explorerons donc ci-dessous les maux de la justice auxquels la conciliation des expertises peut répondre (3.1), la capacité de la conciliation des expertises à améliorer le régime de la preuve par expertise au Québec (3.2) et les avantages de la conciliation des expertises par rapport à l’expertise commune (3.3).

3.1 Les maux de la justice auxquels la conciliation des expertises peut répondre

Selon nos participants, la conciliation des expertises permettrait de répondre à plusieurs problèmes associés au régime de l’expertise concurrente, soit la présence fréquente – ou prévalence – d’expertises partiales ou partisanes (3.1.1) et les défis que doivent relever les avocats et les juges dans l’administration de la preuve d’expert (3.1.2).

3.1.1 Prévalence des expertises partisanes

La partisanerie[65] dans l’expertise est l’un des maux les plus significatifs du système de justice québécois, comme plusieurs autres auteurs et nous-mêmes l’avons écrit auparavant[66]. Comme le notent les auteures Chaffai-Parent et Sarrazin, le simple fait que les parties doivent « mandater un expert pour préparer un rapport au soutien de sa théorie de la cause […] tend à avoir un effet “polarisant” sur les opinions des experts[67] ». La production d’expertises partisanes dans les litiges québécois nuit résolument à l’efficacité, voire à la légitimité, du régime d’expertises et, a fortiori, au système de justice civile au Québec[68]. Ainsi que nous l’avons signalé dans notre article sur l’expertise commune[69], plusieurs avocats et juges qui ont participé à notre étude se sont révélés peu confiants quant à la capacité d’experts d’agir de façon impartiale[70], et ce, même après avoir reçu une demande les invitant à fournir un rapport neutre, objectif et impartial[71]. Les experts interrogés ont également admis que les expertises sont souvent partiales[72]. Un d’entre eux a même estimé que, dans le domaine de la construction, huit expertises sur dix sont « clairement partisanes[73] ». Ce problème de partisanerie des expertises – très bien documenté en littérature[74] – trouve écho en Grande-Bretagne et aux États-Unis[75]. C’est en effet un « grief universel[76] » activement dénoncé dans les régimes d’expertises concurrentes depuis plus d’un siècle[77].

Quoiqu’il n’apparaisse pas nécessaire d’explorer ici en détail les causes de ce problème[78], nous nous devons de mentionner que la production d’expertises partisanes ne s’explique pas uniquement par la présence du lien économique liant l’expert à la partie qui le mandate. Si l’effet de la rémunération sur la loyauté de l’expert apparaît indéniable selon nos participants[79], d’autres facteurs, tel le contrôle exercé par les avocats sur la sélection de l’expert et sur les informations qui lui parviennent, favorisent la partisanerie des expertises[80]. Par exemple, selon le Rapport du Sous-comité magistrature-justice-Barreau sur les expertises produit à l’aube de la réforme de 2016, un expert concurrent « a rarement toutes les données[81] » et est encouragé, en raison de son mandat, à « ne regarde[r] les faits que d’un seul angle[82] », soit celui de la partie qui le mandate. Soulignons également que la partisanerie des expertises exacerbe la problématique d’accessibilité à la justice en influant sur les capacités des parties à négocier efficacement entre elles[83]. En outre, si l’expert a surévalué la valeur d’un dommage ou d’un actif sans en informer la partie qui le mandate, il peut devenir très complexe de négocier puisque l’une des parties n’entame pas sa négociation sur des bases réalistes[84].

Comme nous le démontrerons plus loin, la conciliation peut contrecarrer les effets d’expertises partisanes parce qu’elle favorise un meilleur partage de l’information entre les experts des parties et permet aux experts partisans de prendre rapidement conscience de la faiblesse de leur position.

3.1.2 Problèmes plus larges relatifs à l’administration de la preuve experte

Juges et avocats font face à de multiples défis lorsqu’ils sont appelés à utiliser, à interpréter ou à évaluer les expertises. Selon Nicolas Aubin et Catherine Piché, dans un article sur l’expertise commune paru en 2022, le régime des expertises concurrentes est affligé d’un paradoxe[85]. L’assistance d’un témoin expert est requise lorsqu’un juge ne dispose pas des connaissances techniques ou scientifiques nécessaires pour trancher un litige[86]. Or, ce juge peut être appelé à déterminer laquelle des expertises soumises applique convenablement les mêmes connaissances[87]. La société exige donc des juges d’exécuter la tâche peu enviable d’être en mesure d’estimer la bonne application de connaissances qu’ils ne sont pourtant pas censés connaître[88]. Nous reprenons ici les termes des auteures Chaffai-Parent et Sarrazin : « Paradoxalement, le tribunal, qui avait besoin d’éclairage relativement à des connaissances spécialisées, se trouve dans une position où il doit déterminer lequel des experts a raison quant à une matière qu’il ne connaît pas, ou peu[89]. »

Tout comme la partialité des experts, cette situation a longtemps été critiquée tant dans la jurisprudence que dans la doctrine par les membres de la magistrature. Ainsi, dans le Rapport du Sous-comité, André Wery, juge à la retraite, dénonçait les dangers et les difficultés pouvant résulter de confier à de « purs néophytes de trancher des débats scientifiques de plus en plus complexes[90] ». En outre, William Ian Corneil Binnie, juge puîné de la Cour suprême du Canada, signalait déjà en 2007 le cynisme grandissant de la communauté scientifique à l’égard de la capacité des tribunaux d’interpréter et de comprendre la science[91]. Parfois, les juges vont jusqu’à dénoncer la situation au sein même de leurs jugements. Tel est le cas, par exemple, du juge Frank Muldoon qui a inscrit ce qui suit dans la cause Unilever PLC c. Proter & Gamble Inc. (1993) :

A judge unschooled in the arcane subject is at difficulty to know which of the disparate, solemnly-mouthed and hotly contended scientific verities is, or are, plausible. Is the eminent scientist expert with the shifty eyes and poor demeanour the one whose “scientific verities” are not credible? Cross-examination is said to be the great engine for getting at the truth, but when the unschooled judge cannot perceive the truth, if he or she ever hears it, among all the chemical and other scientific baffle-gab, is it not a solemn exercise in silliness[92].

À ce titre, il est peu surprenant que plusieurs juges ayant participé à notre étude aient également souligné éprouver nombre de difficultés pratiques lorsqu’ils sont appelés à traiter la preuve de nature technique ou scientifique[93]. Voici les termes précis de l’un d’eux[94] : « si j’ai deux expertises contradictoires, puis j’en retiens une et j’écarte l’autre, qui me dit que j’ai vraiment raison ? Est-ce que je fais ça parce que l’expert a été un meilleur témoin que l’autre ? L’autre est peut-être moins capable de s’exprimer et est plus timide, plus réservé[95] ». L’un de ses collègues a exprimé des doutes similaires en affirmant ceci : « je vais choisir [l’expert] qui me convint davantage, mais bien honnêtement, la question technique, je ne suis pas à même de la résoudre[96] ».

Cependant, certaines nuances doivent être faites. En effet, plusieurs experts que nous avons interrogés ont souligné que les juges souhaitent comprendre leurs rapports et les saisissent bien[97]. Un expert s’est dit particulièrement impressionné par la capacité du tribunal à identifier les experts partiaux[98]. En fait, ce sont surtout les juges eux-mêmes, à l’occasion des entrevues, qui ont émis ces doutes sur leurs propres capacités.

Les avocats qui ont pris part à notre étude font face à une situation similaire. Pour beaucoup, l’expert n’est pas simplement un moyen de preuve à l’appui de la partie qu’il représente. Comme l’a fait valoir un des avocats interrogés, « les parties, tout comme le juge, ont besoin d’un conseiller technique et scientifique pour avancer dans le litige[99] » puisque l’avocat ne dispose pas nécessairement des connaissances techniques et scientifiques nécessaires pour évaluer son dossier. Afin de présenter convenablement la cause de son client, l’avocat a besoin des services de l’expert pour le guider dans son évaluation de la preuve de nature technique ou scientifique, une réalité maintes fois soulignée au cours des entrevues[100]. C’est d’ailleurs l’une des principales craintes exprimées par nos avocats relativement à l’usage de l’expertise commune : elle les prive de l’assistance (et des connaissances) de l’expert qu’ils mandatent[101].

Le défi des juges et des avocats qui doivent mettre en évidence les points d’ancrage des expertises est fondamental au sein du débat sur l’accessibilité à la justice, car il implique un allongement artificiel des litiges, et ce, pour plusieurs raisons.

D’une part, il n’est pas toujours possible pour tous les avocats de s’apercevoir que l’expertise qu’ils ont retenue est partiale en faveur de leur client. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’un des juges interrogés a souligné l’importance de dénoncer la partialité d’un expert dans ses jugements : cela permet d’éviter que l’avocat qui l’a mandaté ne fasse appel de nouveau au même expert[102]. Or, comme nous l’avons vu, la partialité des expertises nuit au rapprochement entre les parties.

En outre, plusieurs participants à notre étude ont dénoncé que les avocats ne sont pas toujours capables de comprendre les véritables points en litige entre les experts[103]. Cette difficulté allonge la durée des litiges puisqu’elle influe sur la capacité des avocats à prioriser convenablement l’importance des différents enjeux et à concentrer leurs efforts sur les véritables distinctions entre les expertises[104]. De plus, elle entraîne la création de « faux débats[105] » et encourage certains avocats à tenter de discréditer les experts sur des éléments triviaux[106], ce qui – une fois encore – étire inutilement la durée des litiges.

Ce dernier problème nuit en outre à l’application d’autres mesures introduites par la réforme de 2016, qui visent à garantir un meilleur accès à la justice. Les observations de nos participants au sujet des circonstances entourant l’application de l’article 293 du Code de procédure civile nous permettront d’illustrer ce propos.

Ainsi, cet article énonce que « [l]e rapport de l’expert tient lieu de son témoignage[107] ». Cet ajout au Code de procédure civile permet à l’expert de ne pas avoir à témoigner devant le tribunal, le simple dépôt de son rapport ayant valeur de témoignage d’opinion[108]. Or, parmi les participants à notre étude, un juge et plusieurs avocats ont fait valoir qu’en pratique les experts sont le plus souvent appelés à témoigner en raison du fait que les juges et les avocats ne sont pas toujours en mesure de comprendre les rapports d’experts grâce à leur seule lecture[109]. Un expert a aussi soutenu qu’il « ne voit pas comment [ne pas laisser l’expert témoigner] pourrait fonctionner[110] » en présence des dossiers sur lesquels il a été appelé à travailler, tant ceux-ci étaient complexes. À ce titre, comme ils ne disposent pas nécessairement des connaissances requises pour comprendre le rapport, certains juges et avocats veulent entendre le témoignage de l’expert afin de les aider à bien saisir le contenu de son rapport[111] et à en cibler les « principaux objets[112] ».

Cette situation a été vivement dénoncée par un des avocats interrogés, car elle nuit à l’accessibilité à la justice. La partie et ses représentants ne pouvant déterminer à l’avance si le juge désirera entendre le témoin expert, la partie doit débourser les montants nécessaires pour créer un rapport suffisamment détaillé au cas où l’expert retenu ne pourrait pas témoigner[113]. En contrepartie, si l’expert est finalement appelé à témoigner, elle devra également le rémunérer pour son témoignage[114]. Ainsi, cette règle, qui était originellement proposée avec la claire intention de limiter les coûts liés aux témoignages des experts[115], aurait au contraire provoqué une augmentation des coûts pour les parties.

3.2 Capacité de la conciliation des expertises à améliorer le régime de la preuve par expertise au Québec

À la lumière des entrevues et des recherches que nous avons effectuées, la conciliation des expertises nous semble présenter le potentiel d’apporter des bénéfices au système de justice québécois et à l’accès à ce dernier. Outre qu’elle favorise une meilleure communication des positions des experts (3.2.1) et qu’elle permet d’arriver à des règlements rapides et d’accroître la confiance dans le système judiciaire (3.2.2), nos participants ont révélé que la conciliation des expertises permettait d’échapper au contrôle direct des acteurs juridiques (3.2.3), de faciliter l’administration de la preuve d’expert (3.2.4) et, enfin, de renforcer la décision de première instance (3.2.5).

3.2.1 Favoriser une meilleure communication des positions expertes

À l’instar des rédacteurs du Rapport du Sous-comité, plusieurs juges ayant participé à notre étude ont affirmé que les experts ne partent pas toujours « sur les mêmes bases[116] ». Or, concilier les expertises impose aux experts d’échanger l’information qu’ils détiennent sans l’intervention des avocats et des parties[117]. En fait, un des experts interrogés a soulevé le fait que certains avocats lui ont révélé craindre de recourir à la conciliation des expertises justement parce qu’ils redoutaient que « leur » expert dévoile certaines informations à la partie adverse[118].

De fait, le déroulement de la conciliation des expertises échappe souvent au contrôle des parties puisque les juges ordonnent régulièrement à celles-ci de ne pas y participer[119]. Lors des conciliations, il devient donc possible pour les experts de constater, à la vue de certaines informations dévoilées par l’expert de la partie adverse, que les conclusions de leur rapport sont plutôt faibles ou même irréalistes. Pour cette raison, un participant a proposé que la conciliation soit demandée à la première occasion afin de ne « pas apprendre des informations de l’autre côté à la dernière minute lors du témoignage[120] », informations qui risqueraient d’invalider l’opinion d’un expert.

Par ailleurs, quelques participants ont suggéré que la conciliation des expertises réduit le risque de partialité parce qu’elle fait prendre conscience à l’expert de la faiblesse de son expertise devant la thèse de l’expert de la partie adverse[121]. Durant la conciliation ou à la suite de cette dernière, l’expert a priori partial bénéficiera d’un nouvel éclairage quant aux points plus faibles de son expertise et pourra conseiller à la partie qui le rémunère d’envisager d’autres avenues, notamment le règlement à l’amiable du dossier, et ce, pour éviter de se faire discréditer dans le jugement éventuel.

Il convient toutefois de nuancer la capacité de la conciliation à contrecarrer les impacts négatifs de la partisanerie de certains experts. En effet, plusieurs participants nous ont expliqué que des experts manifestent parfois une partialité telle que la conciliation des expertises pourrait constituer un exercice futile enraison de l’incapacité de l’expert de la partie adverse à collaborer[122]. Ainsi, trois experts nous ont mentionné que le rapport étroit entre certains experts et la partie qui les nomme pouvait vicier le processus de conciliation. Le premier a relevé que, « si l’expert est complaisant […], ça ne marchera pas[123] », tandis que le deuxième a précisé que, si l’expert « n’est pas une personne qui va dire ce qu’[elle] pense, mais [plutôt] ce que [son client] va vouloir entendre, on sait déjà que c’est voué à l’échec[124] ». Finalement, le troisième a clairement indiqué que l’« incompétence » de l’expert de la partie adverse pouvait rendre les expertises irréconciliables[125].

3.2.2 Permettre des règlements rapides qui accroissent la confiance en la capacité du système judiciaire

La conciliation permet de rapprocher les parties et d’assurer une fin plus rapide et harmonieuse aux litiges, comme le souhaitait le législateur lors de son introduction au Code de procédure civile en 2003[126]. En réduisant le nombre d’éléments en litige, elle facilite, sans surprise, la reconnaissance de similitudes entre les positions des parties et les démarches en vue de trouver un terrain d’entente entre les parties[127]. À ce titre, un des experts ayant pris part à notre étude a soutenu qu’il était rare qu’une conciliation des expertises bien menée ne se solde pas par un règlement entre les parties[128].

Fait intéressant, les avocats sous-estiment parfois les similitudes entre les rapports d’expertises[129]. Ainsi, un des avocats interrogés nous a expliqué que la conciliation lui avait permis de passer outre ces difficultés dans l’un de ses dossiers :

Les experts ont un vocabulaire technique. Des fois, on ne comprend pas qu’ils s’entendent sur certains points […] parce qu’ils formulent les choses différemment. Ça m’est arrivé avec un expert en comptabilité. Nous on ne comprenait pas grand-chose au rapport finalement et quand ils se sont assis ensemble, on s’est rendu compte qu’il n’y avait finalement que deux points en litige, ce qui était très peu à comparer avec l’ampleur des rapports[130].

De même, un juge a souligné que, selon son expérience, les avocats ne sont pas toujours conscients que « peu de choses séparent les experts[131] ». Selon l’un des avocats que nous avons interrogés, la conciliation sur la question du quantum facilite les démarches pour régler les dossiers puisqu’elle permet de limiter les échanges incessants d’offres et de contre-offres entre avocats, pratique qu’il qualifie de « partie de ping pong [tennis de table] interminable pour essayer de régler le dossier[132] ».

Selon un autre avocat, la conciliation des expertises permet également d’ouvrir de nouvelles possibilités de solutions au différend parfois inconnues des parties et de leurs représentants en raison de leur manque de connaissances techniques[133]. Ainsi, en certaines matières, telles que les vices cachés, les intérêts en jeu seraient strictement financiers. À vrai dire, les personnes recherchent avant tout une solution qui leur permettra de remédier aux vices qui nuisent à leur propriété[134].

En outre, la conciliation permet de mettre en évidence des solutions qui ne sont pas apparentes aux avocats des parties. En d’autres termes, les experts, « peuvent arriver à voir les choses différemment et, peut-être, trouver une solution au problème que vivent les gens[135] ». Ainsi, l’un des juges interrogés a indiqué que, dans l’un de ses dossiers, un expert a quintuplé la valeur du patrimoine dû à une partie[136]. Dans cette affaire, les parties étaient dans l’incapacité de régler, car les montants qu’elles percevaient être en jeu ne pouvaient possiblement être conciliés[137]. Nous reprenons ici les paroles de ce juge :

[L]a situation était la suivante : l’épouse avait fait l’évaluation d’un actif et son expert l’estimait à 1 250 000 [dollars]. L’expert de l’époux évaluait le même actif à 250 000 [dollars]. La journée du procès, les avocats me disent : « Les experts se sont parlé et ils sont d’accord tous les deux que le montant devrait être 300 000 [dollars]. » Alors l’épouse qui est arrivée au procès en ayant à l’esprit qu’il courrait après la moitié de 1 250 000, mais finalement, sa part c’était 150. C’est la moitié de 300… Ce n’était pas du tout la même approche. Il n’y avait aucun règlement possible avec l’expertise à laquelle elle croyait[138].

Sans surprise, ces circonstances ont permis aux parties d’en arriver à un accord qui a mis fin rapidement à l’instance[139]. Selon un des avocats interrogés, il est « presque impossible[140] » que les experts ne s’entendent pas sur certains points[141]. À ce titre, cet avocat a estimé que, dans l’un de ses dossiers, la conciliation lui avait permis d’épargner jusqu’à deux jours d’audition[142]. Dans la même veine, un juge a également avancé que la conciliation lui avait permis d’éviter de 10 à 15 jours de procès[143]. La capacité de la conciliation à rapprocher les parties et à délimiter les questions en litige assure donc une meilleure accessibilité à la justice en mettant fin plus rapidement au litige et, par le fait même, en économisant des ressources judiciaires et extrajudiciaires.

Plus largement, la conciliation des expertises pourrait contribuer à renforcer la légitimité du recours aux experts dans le contexte des processus judiciaires. Comme nous l’avons vu plus haut, le niveau de confiance des acteurs juridiques à l’égard de l’impartialité des experts est relativement peu élevé[144]. Cette perception de la preuve par expertise risque d’éroder la confiance du public en la capacité du processus judiciaire de poursuivre la vérité scientifique ou technique[145]. Cependant, les conciliations fructueuses entre experts pourraient contribuer au renforcement de la confiance dans l’intégration des matières expertales dans le processus judiciaire. Notons qu’un juge participant à notre étude a mentionné ceci : « ça donne un certain confort à savoir que deux personnes qui travaillent ou qui oeuvrent dans le même domaine voient, au moins sur certains points, certaines choses de la même manière[146] ».

3.2.3 Échapper au contrôle des acteurs judiciaires

Selon nos participants, la conciliation des expertises échappe généralement au contrôle des avocats et des juges. En effet, plusieurs nous ont souligné que, dans leurs expériences, la conciliation des expertises se déroulait sans la présence des parties ou de leurs représentants[147]. Un avocat nous a mentionné que bon nombre d’avocats, y compris lui-même, vont « s’autoexclure[148] » du processus de conciliation. Son explication quant à ce phénomène est la suivante : si les avocats y participent, « ça va être plus fort [qu’eux] de tenter d’orienter le débat[149] ». De plus, la conciliation échappera généralement au contrôle du tribunal, car le juge ne se prononcera pas, en règle générale, sur les aspects convenus entre les experts des parties au terme d’une conciliation des expertises[150]. La conciliation permet donc aux experts d’exercer un certain contrôle, voire une autorégulation, sur la preuve technique et scientifique sans l’interférence directe du système judiciaire et de ses principaux acteurs.

Or, selon plusieurs de nos participants, cette situation favorise une meilleure compréhension de la preuve d’expert. De fait, bon nombre d’avocats et d’experts nous ont souligné que la structure rigide du processus judiciaire pose des difficultés[151]. Ainsi, un avocat a énoncé que la « dialectique de l’interrogatoire/ contre-interrogatoire […] est une discussion auquel les experts ne sont pas très à l’aise[152] » et serait même « un peu contre nature de leurs modes de pensée à eux[153] ». De plus, un expert a dénoncé les désavantages liés au fait que les contre-interrogatoires sont réalisés par des avocats, ces derniers ne disposant pas nécessairement des connaissances nécessaires pour exposer les faiblesses de l’expertise de la partie adverse[154]. Certes, l’expert assiste à l’occasion l’avocat dans son contre-interrogatoire et l’instruit de certaines questions à poser, mais celles-ci peuvent être mal interprétées par les avocats[155]. De plus, ces derniers ne savent pas toujours comment exploiter les réponses obtenues de l’expert de la partie adverse en contre-interrogatoire[156]. À ce titre, un juge a souligné qu’une conciliation des expertises était particulièrement utile dans les « domaines très techniques[157] », parce qu’elle permet que « deux personnes qui oeuvrent dans le même domaine [mettent en évidence] certaines faiblesses dans la théorie de l’une ou de l’autre, ce [qu’il] n’est pas aussi facile de faire pendant un contre-interrogatoire aussi doué que soit l’avocat ou l’avocate [menant le contre-interrogatoire][158] ».

Finalement, le maniement des faits techniques ou spécialisés par des avocats profanes donne parfois lieu à une complexification artificielle et exagérée du litige[159]. Selon les termes d’un avocat ayant participé à notre étude, « [u]n litige judiciaire, souvent c’est une seule question juridique ou une seule question de fait, mais il y a bien des dossiers que c’est dix questions, mais on ne sait pas pourquoi[160] ». Sa perception est d’ailleurs partagée par l’un de ses confrères qui manifeste une très claire préférence à ne pas laisser les avocats intervenir dans le processus de conciliation car, selon lui, agir ainsi complexifierait le processus[161]. Un autre avocat nous a expliqué qu’en raison du vocabulaire technique des experts, les avocats ne comprennent pas toujours que les rapports « s’entendent sur certains points[162] ». Cet avocat a admis par ailleurs qu’il avait dans le passé surestimé les différences réelles entre des rapports d’expertises[163] et ainsi rendu plus complexe artificiellement le litige.

Somme toute, la conciliation des expertises permet de s’assurer que l’expertise sera maîtrisée par les personnes les mieux positionnées en termes de connaissances pour résoudre les questions de nature scientifique et technique, soit les experts eux-mêmes. Selon certains juges que nous avons interrogés, les experts sont les mieux placés pour se prononcer sur ce type de questions parce qu’ils parlent le même langage[164] et peuvent s’engager dans des discussions de cette nature sans craindre de se lancer dans des explications qui se révéleraient incompréhensibles pour des néophytes[165].

3.2.4 Faciliter l’administration de la preuve d’experts

Enfin, la conciliation permet, selon nos participants aux entrevues, de mieux cibler les éléments réellement en litige et de mieux circonscrire le débat juridique[166]. Comme l’a énoncé un avocat, la force de la conciliation des expertises est que les experts peuvent ainsi « s’entendre sur l’objet de leurs désaccords [et] l’expliquer simplement au juge, afin que le débat puisse se faire là-dessus[167] ». Il souligne également que la conciliation des expertises permet de garantir un « processus […] plus étroit sur la véritable question [en litige][168] », ce qui, en retour, aide le tribunal à mieux percevoir « les points faibles et les points forts de chaque expertise[169] ». De la même manière, un juge souligne que la conciliation des expertises constitue « une très bonne façon de se concentrer sur l’essentiel du litige[170] ». La conciliation des expertises représenterait donc « une excellente façon de faciliter l’administration de la preuve et de cibler au tribunal les enjeux les plus importants[171] ».

De plus, parce que les experts sont appelés à faire ressortir les points sur lesquels ils s’accordent au moment de la conciliation, il sera rarement utile de les entendre sur ces points ultérieurement à l’occasion du procès[172]. À cet égard, certains participants à notre étude expliquent que la conciliation permet d’économiser beaucoup de temps et d’énergie en évitant des « témoignages-fleuves sur des enjeux qui n’en sont pas[173] ».

Un autre avocat parmi ceux que nous avons interrogés mentionne également mobiliser la conciliation afin de surmonter certaines « impasses inutiles » qui nuisent à la bonne administration de l’instance[174]. Il précise que, dans une cause où il était appelé à représenter une tierce partie, les experts de l’un des codéfendeurs et du demandeur niaient la présence de pieux sous une résidence, un élément pourtant purement factuel et objectif. L’avocat en question avait saisi le tribunal afin d’imposer une conciliation entre ces experts. La demande a été accordée, et l’expert du demandeur a alors été forcé de réviser sa position. En ce sens, il ne faut pas s’étonner que l’introduction de la conciliation des expertises au Code de procédure civile en 2003 ait eu lieu à la suite des pressions opérées par les membres de la magistrature[175]. En effet, la conciliation permet de mieux vulgariser les rapports d’expertises, ce qui facilite d’autant leur compréhension et leur utilisation par le tribunal et les avocats.

3.2.5 Renforcer la décision de première instance

Enfin, la conciliation offre le potentiel de renforcer le ratio decidendi qui sous-tend la décision de première instance. Ce faisant, les possibilités de voir la décision attaquée en appel quant à l’évaluation de la preuve par expertise peuvent en être diminuées. Nous l’avons abordé précédemment, la conciliation facilite la juste analyse des faits en cause, car elle permet de mieux cibler les éléments importants au litige. Cela assure en retour une meilleure compréhension des expertises, évacue les « faux débats[176] » et évite de remettre en question la compétence et la crédibilité des experts « sans raison valable[177] ». Ajoutons que les tribunaux ne se prononceront habituellement pas sur la validité des éléments convenus au moment de la conciliation entre les experts des parties. Un juge nous a indiqué que, « dans un cas où les parties ont d’avance accepté de se concerter, de concilier certains points, c’est la même chose aussi pour la Cour d’appel, on n’a pas besoin de revenir sur ces choses-là qui ont été déterminées entre les parties[178] ». Il considère ainsi que la conciliation offre le potentiel de limiter les questions pouvant être portées en appel et, de fait, renforce l’analyse des véritables enjeux du litige. Elle assure dès lors une finalité plus rapide au litige, ce qui restreint les possibilités d’en appeler de la décision.

3.3 Avantages de la conciliation des expertises sur l’expertise commune

Au regard des témoignages recueillis, nous sommes d’avis que la conciliation des expertises s’avère plus populaire que l’expertise commune parce qu’elle se concilie mieux avec la culture juridique adversative (3.3.1) et que moins d’obstacles procéduraux s’opposent à son imposition et à son utilisation (3.3.2).

3.3.1 Conciliation des expertises plus facilement réconciliable avec la culture adversative

Plusieurs participants à notre étude déplorent que très peu d’avocats et de juges aient opéré le « virage[179] » demandé par le Code de procédure civile de 2016 pour encourager des comportements plus conciliants chez les praticiens[180]. Selon ces participants, trop de professionnels du droit conçoivent encore le litige comme un combat dans lequel les avocats peuvent déployer tous les moyens à leur disposition en faveur de leur client[181]. Ces avocats seraient convaincus que « c’est grâce à un combat très fougueux et agressif qu’ils vont gagner leurs causes[182] », se montreraient « extrêmement protecteurs de leurs clients[183] » et se sentiraient « investis d’une mission de faire le mieux pour le client[184] ». Cette mentalité découlerait d’une époque où il aurait « été totalement impensable[185] » pour un juge d’intervenir en vue de limiter les jours d’audition et les excès de certaines parties[186]. Bref, nos participants dénoncent le maintien de la culture adversative[187] dans la profession juridique au Québec, laquelle constituerait l’une des principales causes de résistance à l’utilisation de pratiques susceptibles de faciliter l’accès à la justice[188].

Comme nous l’avons montré dans notre article sur l’expertise commune[189], cette culture adversative pousse les avocats à rechercher le contrôle de l’information transmise au tribunal afin de présenter la thèse de leur client sous le meilleur angle possible[190]. Nos participants ont, en effet, reconnu et dénoncé leur propre difficulté et celle de leurs confrères à utiliser des pratiques favorables à l’accessibilité à la justice lorsqu’agir en ce sens risquait de sacrifier leur capacité à « façonner le dossier dans l’intérêt du client[191] » et à « soutenir le point de vue [du] client au maximum[192] ».

Naturellement, le désir de contrôler l’information fournie au tribunal est difficilement conciliable avec le recours à l’expertise commune. Bien entendu, celle-ci exige nécessairement de l’avocat l’abandon d’une partie non négligeable de son contrôle sur la preuve et, qui plus est, sur une part fondamentale de cette dernière[193]. Recourir à l’expertise commune signifie que la partie ne peut plus mandater l’expert de son choix, façonner son mandat comme bon lui semble et lui fournir des données triées précisément pour la réalisation de ce mandat. Cela veut dire également qu’un avocat n’aura pas la possibilité d’écarter unilatéralement un rapport défavorable à son client. Le rapport produit par l’expert commun, favorable ou non à la thèse de son client, fera nécessairement son chemin jusqu’au tribunal.

La conciliation des expertises demande aussi à l’avocat d’abandonner une part de son contrôle sur la preuve, ce qui peut se révéler confrontant dans une culture procédurale où l’autonomie des parties occupe une place fondamentale[194]. En vérité, le Code de procédure civile de 2016 n’offre aucune garantie aux parties et à leurs représentants d’être présents au moment de la conciliation. Comme nous l’avons précédemment mentionné, certains juges nous ont d’ailleurs confirmé ordonner très souvent que ces rencontres se déroulent sans la présence des avocats et des parties[195]. Dans un tel contexte, les avocats et les parties perdent une partie du contrôle sur les affirmations de « leurs » experts[196].

Cependant, la perte de contrôle produite par la conciliation des expertises serait, du point de vue de nos participants, substantiellement moins prononcée que celle qui est liée à l’expertise commune. Un des avocats interrogés nous a indiqué que la conciliation des expertises est « moins confrontant[e] pour les clients puisqu’elle donne un certain contrôle de [leur] dossier[197] ». Ainsi, réaliser une conciliation des expertises ne retire aucunement les pouvoirs des parties de mandater l’expert de leur choix et d’écarter une expertise défavorable à leur cause. De plus, bien que l’avocat ne puisse pas s’opposer directement aux actions de son expert, celui-ci subit l’influence des pressions directes et indirectes qui se rattachent à l’avocat et à la structure du processus contradictoire en lui-même[198]. Telle est, du moins, l’opinion de l’un des juges interrogés qui souligne que l’expert, à l’occasion d’une conciliation, est en « liberté surveillée[199] », et qu’il ne dispose pas d’une « pleine marge de manoeuvre pour écrire et convenir de n’importe quoi[200] ».

À ce titre, plusieurs avocats ayant participé à notre étude rapportent se sentir plus à l’aise avec la conciliation des expertises qu’avec l’expertise commune. Ainsi, alors que les avocats voient l’expertise commune comme « risquée[201] » et potentiellement « désastreuse[202] », la conciliation est, elle, généralement envisagée par les avocats interrogés comme ne présentant « aucun risque pour les parties[203] » et « facile à vendre au client[204] ».

Tout compte fait, la conciliation présente une meilleure compatibilité avec la conception que certains avocats se font de leur propre rôle. En recourant à la conciliation des expertises, l’avocat subit une perte de contrôle moindre sur la preuve qu’en faisant appel à l’expertise commune, outre qu’il conserve davantage sa capacité à façonner le dossier en faveur de son client[205]. Ainsi, l’avocat semblant considérer comme préférable pour défendre les intérêts de son client d’avoir une plus grande autonomie dans la maîtrise de son dossier, il est naturel que la conciliation des expertises lui paraisse plus favorable que l’expertise commune.

3.3.2 Obstacles procéduraux moindres de la conciliation des expertises

Comme nous l’avons rapporté dans nos précédents travaux, les juges n’ont pas la perception d’avoir le champ totalement libre en tant que gestionnaires de l’instance pour imposer l’expert commun aux parties en raison des barrières procédurales dictées par le Code de procédure civile et par la jurisprudence de la Cour d’appel[206]. Il a été noté que, au regard de l’article 158 du Code de procédure civile et de l’arrêt Webasto c. Transport TFI 6[207] de la Cour d’appel du Québec, les juges doivent évaluer la possibilité d’ordonner l’expertise commune à l’issue d’un complexe exercice d’équilibrage entre de multiples facteurs[208]. Parmi les juges ayant pris part à notre étude, ceux qui avaient voulu imposer l’expertise commune dans certaines affaires dénoncent s’être vu prescrire une « recette avec des menottes[209] », qui les a placés dans une situation « impossible[210] ». Ainsi, l’imposition par le tribunal d’un expert commun serait devenue un exercice chronophage, complexe et incertain, voire contre-productif pour la magistrature en raison des risques de voir cette décision renversée par la Cour d’appel[211].

La conciliation des expertises ne pose pas les mêmes défis. Elle peut, en effet, être imposée aisément en raison de la simplicité du régime prévu dans le Code de procédure civile, qui ne prévoit pas de critères particuliers comme c’est le cas pour l’expertise commune[212]. Un des juges interrogés nous a mentionné ceci : « il n’y a pas de résistance à y avoir, j’ai le pouvoir de le faire d’office[213] ». Un autre juge a signalé que les avocats peuvent tenter de s’opposer à l’imposition d’une conciliation, mais « ils savent que cela ne passera pas en Cour d’appel[214] ».

La facilité d’imposer la conciliation des expertises permet également aux avocats qui lui sont favorables de saisir les tribunaux à cet effet avec un certain niveau de confiance. Selon un des avocats interrogés, il est « surprenant » de perdre une telle demande[215]. Il semble en outre assez aisé de convaincre la partie adverse de recourir à la conciliation. Par exemple, un avocat nous a précisé que, depuis la réforme de 2016, le Code de procédure civile est plus clair et qu’il est devenu beaucoup plus simple de convenir de l’usage de la conciliation avec la partie adverse. Il suffirait, à son avis, de lire à cette dernière les passages du Code de procédure civile afin de l’amener à réaliser que, si « on ne le fait pas, le juge va nous l’ordonner[216] ».

Finalement, alors que l’expertise commune « [fait] face à certaines difficultés qui l’empêchent d’être introduite au bon moment au sein du processus judiciaire afin que les parties puissent en tirer réellement profit[217] », la conciliation des expertises, en revanche, ne subit pas de barrières temporelles à proprement parler. En effet, certains types de dossiers – par exemple, les affaires en matière de vice caché – appellent à la production d’une expertise avant même le dépôt de procédures afin de déterminer qui poursuivre ainsi que la nature et le montant des dommages. Dans de tels cas, les services d’un expert seront généralement retenus avant même que la poursuite soit officiellement intentée[218]. Certains participants à notre étude ont exprimé qu’il est complexe pour les tribunaux, dans ce contexte, de prescrire l’expertise commune et, par le fait même, d’imposer à la partie demanderesse de participer à la rémunération d’un second expert, qui serait commun[219]. La conciliation des expertises, quant à elle, n’éprouve pas cette difficulté, et s’avère pertinente à tout moment de l’instance.

4 Propositions pour améliorer les processus de la conciliation des expertises au Québec

Dans notre étude, les participants étaient invités à formuler, s’ils le désiraient, des suggestions d’amélioration ou de réforme quant aux processus de la conciliation des expertises concurrentes. Parmi ces suggestions, notons les suivantes : offrir des formations pour experts (4.1) ; inscrire la conciliation des expertises dans le protocole introductif d’instance (4.2) ; sanctionner la non-utilisation de la conciliation des expertises (4.3) ; rendre la conciliation obligatoire en cas de refus des parties de recourir à l’expertise commune (4.4) ; et concevoir de nouvelles pratiques s’inspirant de la conciliation (4.5).

4.1 Offrir des formations aux experts

Nous avons constaté à l’issue des entrevues que la conciliation constitue une mesure simple et généralement acceptée qui améliore le traitement de la preuve par expertise dans le contexte de l’instance civile, et qui, par le fait même, facilite l’accès à la justice. Cependant, malgré les nombreux avantages mis en évidence, plusieurs participants ont souligné que la conciliation pourrait être menée plus efficacement[220]. À ce titre, un avocat a déploré l’absence de « formations destinées à des experts [pour leur enseigner] comment se préparer à une conciliation et quels seraient ses avantages[221] ».

Plusieurs experts ont eux-mêmes proposé que des formations puissent leur être offertes sur le sujet[222]. Ces formations, qui pourraient, par exemple, être dispensées par des ordres professionnels[223], auraient pour objet d’aider les experts à reconnaître plus efficacement les points de convergence et de divergence dans les rapports d’expertises, pour ainsi faciliter le déroulement des conciliations[224].

Une meilleure formation des experts à ce niveau favoriserait également l’amélioration des aptitudes de communication des experts, par exemple concernant la vulgarisation dans les rapports produits au terme d’une séance de conciliation des expertises. Ainsi, un expert a souligné avoir participé à une séance de conciliation au cours de laquelle les experts avaient produit un tableau comparatif des aspects divergents des expertises. Ce tableau a facilité par la suite le travail du tribunal, car il a permis de constater plus aisément les distinctions entre les différentes opinions des experts[225].

4.2 Introduire la conciliation dans le protocole de l’instance

Des participants ont aussi proposé d’introduire le processus de conciliation dans le protocole de l’instance[226]. Au moment de la rédaction du protocole, les parties pourraient prévoir d’emblée la tenue d’une conciliation des expertises, ou même devoir justifier leur décision de ne pas recourir à la conciliation, comme cela est exigé à l’article 148(2)(4o) du Code de procédure civile quant à l’expertise commune[227]. Cette proposition vise à encourager les parties à considérer l’outil et à en discuter, et ce, dès le début de l’instance. Elle présente ainsi l’avantage de favoriser une inclusion plus automatique, et potentiellement plus hâtive, de la conciliation des expertises dans le processus judiciaire. Comme nous l’avons soulevé, la conciliation permet une meilleure circulation de l’information entre les parties. Or, mettre l’accent sur une plus grande transparence entre les experts le plus tôt possible dans l’instance pourrait même encourager le règlement à l’amiable des litiges.

Il est toutefois nécessaire de faire état de quelques réserves à l’égard de cette proposition. Si les avantages de la conciliation des expertises sont, selon certains participants, plus importants lorsqu’elle est organisée au début du litige[228], celle-ci risque également d’être mise en place trop rapidement. L’inscription au protocole d’instance pourrait motiver les parties à procéder prématurément à une conciliation des expertises. Par exemple, un juge qui a participé à notre étude a proposé qu’il puisse s’avérer « absolument nécessaire[229] » de procéder à certains interrogatoires préalables avant de commencer la conciliation des expertises. De surcroît, il se peut que les parties n’aient pas toutes les informations nécessaires pour statuer sur l’opportunité de recourir à une conciliation des expertises. Parmi les experts que nous avons interrogés, plusieurs ont relevé que la partialité qui ressort des expertises[230], le manque de compétence des experts[231] et la production de thèses irréconciliables[232] peuvent poser obstacle à la conciliation des expertises. Or, les avocats ne sont pas toujours suffisamment outillés au stade du dépôt du protocole d’instance pour déterminer si l’une ou l’autre de ces circonstances pourrait influer sur le dossier.

Un des juges interrogés a très clairement soulevé la difficulté d’amener des parties à recourir à des pratiques plus conciliantes en début d’instance, telles la conciliation et l’expertise commune. À vrai dire, « au début d’un dossier, c’est la guerre, c’est la confrontation : ça ne va pas bien s’il y a un recours, donc ce n’est pas nécessairement le bon moment pour amener à cela[233] ». Il faut dès lors se garder, dans certaines circonstances, de tenter d’imposer trop rapidement pareilles pratiques. Agir ainsi pourrait renforcer l’hostilité des parties relativement à ces façons de faire plutôt que les amener à y recourir.

Soulignons avec nuance que, malgré certaines réserves quant au risque de réaliser une conciliation de manière prématurée, l’indication au protocole de l’instance de l’intention de considérer la conciliation des expertises à l’issue de la réception des rapports pourrait constituer une avenue mitoyenne pour que les parties gardent en tête la potentielle planification d’une conciliation. Les parties pourraient, par exemple, avoir à choisir une date ultime pour s’entendre sur la tenue, ou non, d’une conciliation, et ce, sans s’engager à tenir une conciliation dans des conditions qui ne seraient pas favorables. Bien que cette solution soit imparfaite, elle permettrait d’intégrer la conciliation au protocole de l’instance en la voyant comme une étape à part entière du processus judiciaire, et non telle une singularité extérieure au cours normal de la procédure.

4.3 Sanctionner le non-recours à la conciliation des expertises

L’un des participants aux entrevues a proposé de pénaliser tout refus non motivé de procéder à une conciliation des expertises au moment de l’attribution des dépens[234]. Par exemple, une partie qui aurait eu gain de cause pourrait se voir empêchée d’obtenir le remboursement de son expertise dans les cas où elle aurait refusé, sans justification, de procéder à une conciliation[235].

Selon nous, la mise en oeuvre équitable d’une telle proposition pourrait causer certains problèmes. En effet, les juges et les parties devraient alors avoir une fine compréhension des circonstances où la conciliation se révélerait éventuellement peu productive. Or, ni les avocats ni les juges ne disposent nécessairement des connaissances spécialisées indispensables pour reconnaître, par exemple, si les thèses sont irréconciliables ou si les experts sont partiaux. En pareilles circonstances, il peut paraître illégitime de sanctionner ce choix.

Notons également qu’une telle proposition semble, à certains égards, superflue dans la mesure où les tribunaux ont déjà la possibilité de prescrire aux parties de réaliser une conciliation des expertises. À ce titre, il apparaît effectivement plus simple d’imposer la conciliation que de sanctionner un refus d’y procéder. Par ailleurs, les règles actuelles liées aux dépens pourraient permettre de présenter au tribunal à l’occasion du procès certains arguments sur l’attribution de la charge du paiement des honoraires des experts au regard de circonstances particulières.

4.4 Rendre la conciliation des expertises obligatoire

Plusieurs parmi les avocats, les juges et les experts que nous avons interrogés ont proposé de rendre la conciliation des expertises obligatoire dans les cas où les parties décideraient de ne pas recourir à l’expertise commune[236]. Une telle réforme était d’ailleurs proposée dans le Rapport du sous-comité, qui suggérait « d’introduire une étape obligatoire lorsque les parties ont chacune retenu leur expert où, sans l’intervention du tribunal, elles seraient tenues de se rencontrer avec les experts, de déterminer alors les points en litige et ceux qui ne le sont pas et de déposer un compte rendu conjoint au dossier de la Cour[237] ».

Une telle proposition vise, bien sûr, à favoriser un usage plus généralisé de la conciliation des expertises, ce que nous encourageons certainement. Plus encore, et dans un même ordre d’idées que les commentaires précédents, cette proposition milite en faveur d’une normalisation de la conciliation des expertises. Par exemple, l’un des juges interrogés a identifié qu’il espère surtout que la conciliation provoque un changement graduel de comportements chez les avocats. L’objectif, propose-t-il, est d’embrasser cette perte de contrôle sur la preuve par les avocats, et ce, même lorsque ces derniers choisissent de recourir à des expertises concurrentes[238]. La conciliation des expertises, en cela, pourrait constituer une étape transitoire. Ce faisant, les risques associés à l’expertise commune paraîtraient de moins en moins élevés, et les avocats pourraient potentiellement se montrer plus prompts à y recourir. Toutefois, les réserves émises relativement à l’introduction de la conciliation au protocole de l’instance s’appliquent mutatis mutandis à la présente proposition.

4.5 Introduire de nouvelles pratiques s’inspirant de la conciliation des expertises

Quelques experts que nous avons interrogés ont proposé de s’inspirer de la conciliation des expertises afin de concevoir de nouvelles pratiques[239]. À titre d’exemple, certains ont suggéré de permettre aux experts de communiquer entre eux et de produire les expertises de manière concomitante, voire collaborative, dès le début du litige[240]. Par exemple, les experts pourraient visiter les lieux et entendre les parties en même temps, le tout dans l’objectif de s’assurer qu’ils produisent leurs rapports en toute transparence en se basant sur les mêmes informations[241]. Une telle organisation du travail des experts permettrait probablement de limiter la production de rapports d’une utilité moindre, ceux-ci étant parfois basés sur des informations inexactes ou incomplètes. Elle faciliterait également le rapprochement des experts et leur collaboration.

Il convient d’énoncer d’emblée qu’une telle pratique n’est pas nécessairement appropriée dans toutes les circonstances. Par exemple, un demandeur qui a eu besoin de réaliser une expertise pour déterminer s’il a une cause d’action ou la teneur de celle-ci[242] ne pourra se voir imposer un tel processus aisément. Il n’en demeure pas moins que la proposition nous semble intéressante en ce qu’elle pourrait certainement rapprocher la manière de travailler des experts de leurs méthodes habituelles, ces dernières s’insérant souvent mal dans l’environnement contradictoire de la procédure civile traditionnelle[243].

Notons qu’en l’espèce cette proposition a été formulée par un expert spécialisé en construction, domaine qui pourrait bénéficier d’une telle manière de procéder, contrairement à d’autres. Cet expert a aussi soumis l’une de ses propres pratiques en matière de vice caché qu’il qualifie de « production de rapports préliminaires[244] ». À la réception des mises en demeure, il suggère à la partie qui le mandate de communiquer dans un courriel une liste synthétisée de ses observations préalables à l’expert de la partie adverse et d’inviter ce dernier à lui communiquer ses propres observations préalables. Il n’est pas nécessaire alors de détailler les observations, car l’expert de la partie adverse et lui parlent « le même langage ». Finalement, une rencontre entre experts peut être organisée durant laquelle ces derniers rédigent un rapport en collaboration à partir de leurs observations préliminaires. Les experts invitent ensuite les représentants des parties à leur soumettre des questions. Ils fournissent des explications à leurs clients dans l’objectif de régler le litige à l’amiable. La démarche, selon l’expert ayant participé à notre étude, durerait de 30 à 45 minutes pour les échanges des observations, en plus d’une courte rencontre entre les experts. Le tout se déroulerait avant la judiciarisation de la cause et avant la rédaction des expertises et des contre-expertises destinées à être déposées en tant que moyens de preuve dans le contexte d’une instance judiciaire. Cette procédure permettrait donc d’économiser substantiellement quant aux honoraires d’avocats et d’experts et, selon l’expérience de notre participant, se solderait bien souvent par un règlement[245]. À noter qu’un tel processus, dont l’esprit se rattache aux modes privés de prévention et de règlement des différends, s’avère d’autant plus intéressant puisqu’il est proposé en matière de vice caché, domaine du litige dans lequel le recours à des experts constitue tout particulièrement une barrière à l’accès à la justice.

Nos participants ont également proposé des solutions qui, sans s’inspirer directement de la conciliation des expertises, bénéficient de l’un de ses principaux avantages, soit de remettre une partie du contrôle de la preuve scientifique et technique entre les mains des experts. Un des avocats interrogés a proposé de favoriser la pratique du hot-tubbing qu’il qualifie d’« extraordinaire[246] ». Succinctement, cette façon de faire[247], que l’on désigne au Québec comme la présentation simultanée de la preuve d’expert, demande aux experts mandatés par les défendeurs et les demandeurs de prêter serment au même moment et de présenter leurs opinions et preuves de façon concomitante sous la forme d’un panel[248]. Ladite pratique, rapportée avoir été utilisée à quelques reprises par le Tribunal administratif du Québec, est décrite dans l’affaire Les Investissements Marova inc. c. Nominingue, où le juge administratif Pierre Lanthier en parle de la manière suivante :

La preuve simultanée, couramment désignée la présentation simultanée de la preuve d’expert (hot-tubbing), a été décrite de la manière suivante par le juge en chef de la Cour suprême de New South Wales :

[…] essentiellement une discussion présidée par le juge dans laquelle les divers experts, les parties, les procureurs et le juge se livrent à une entreprise collaborative afin de cerner les questions en jeu et de parvenir, si cela est possible, à une résolution commune de celles-ci. Lorsque la résolution des questions n’est pas possible, une discussion structurée, présidée par le juge, permet aux experts de donner leurs opinions en l’absence des contraintes du processus accusatoire et dans le cadre d’une tribune qui leur permet de se répondre directement. Le juge n’est pas limité à l’avis d’un seul conseiller, mais il bénéficie du point de vue de plusieurs conseillers qui sont rigoureusement examinés en public[249].

Cette procédure confère un rôle plus interventionniste au juge, car il est appelé à poser directement ses questions aux experts[250]. Dans une séance de hot-tubbing, « [t]he experts [are] encouraged to add or explain their own or another’s evidence so that a healthy discussion ensued, chaired by the court[251] ». À ce titre, le juge est généralement celui qui dirige la discussion entre les experts, tandis que les avocats interviennent plus rarement, hormis le droit des parties au contre-interrogatoire. Ainsi, leur intervention se limite habituellement à poser des questions aux experts après que la discussion dirigée par le juge ait été menée[252].

Un des avocats que nous avons interrogés décrit son expérience de façon très similaire. Il indique, en effet, que lors de son expérience en hot-tubbing, les experts ont été appelés à débattre des principales questions en litige « les unes après les autres », et que « le conseil posait des questions et si nous, les avocats, trouvions qu’il y avait des aspects qui n’avaient pas été mis en lumière on posait d’autres questions[253] ». Selon lui, le hot-tubbing permet de réduire le temps d’instance, car il élimine la nécessité de procéder par la « dialectique interrogatoires/contre-interrogatoires qui prend beaucoup plus de temps[254] ». Cet avocat mentionne également que le processus en question donne « plus de contrôle au juge sur la compréhension des choses[255] ». Un juge ayant participé à notre étude a lui aussi rapporté avoir déjà eu recours au hot-tubbing, et ce, à plusieurs occasions[256]. À ses yeux, la pratique permet aux tribunaux de repérer plus facilement les experts partiaux[257].

Conclusion

Ainsi, la conciliation des expertises, une pratique initiée en 2003 et renforcée avec l’entrée en vigueur du Code de procédure civile en 2016, présente plusieurs caractéristiques qui en font une avenue que nous considérons comme incontournable pour simplifier l’usage et l’évaluation de la preuve par expertise dans l’instance civile. Les entrevues réalisées dans les limites de notre étude permettent de constater de manière générale une acceptation chez les participants de la conciliation des expertises qui semble plus marquée qu’à l’égard de l’expertise commune qui, elle, paraît susciter davantage de résistance. La conciliation des expertises est perçue comme utile, peu controversée, permettant de faciliter l’accessibilité à la justice et d’assurer un meilleur traitement des expertises. Plus encore, la conciliation s’inscrit très certainement telle une avenue coopérative et proportionnée encouragée par l’esprit du Code de procédure civile et de ses principes directeurs. Elle représente une justice ancrée dans un esprit moins contradictoire où la compréhension par le juge des enjeux expertaux surpasse l’entreprise stratégique du litige. Retenons en outre que, bien que tout processus soit perfectible[258], plusieurs participants à notre étude ont manifesté un désir certain de voir la conciliation des expertises constituer une étape à part entière de l’instance civile, et non seulement une solution alternative réservée aux dossiers les plus complexes.

Cependant, ainsi que l’ont fait remarquer nombre de juges ayant participé à notre étude, la conciliation des expertises ne peut à elle seule permettre de surmonter l’ensemble des défis liés au recours à des experts dans le contexte des litiges. Tout comme l’expertise commune, la conciliation souffre de certains des maux qu’elle tente de solutionner. La présence d’une forte culture adversative qui sous-tend l’activité des tribunaux accusatoires et contradictoires contemporains pose obstacle à l’exploitation du plein potentiel de la conciliation des expertises. Rappelons que certains avocats sont réticents à l’idée de recourir à la conciliation des expertises de crainte que leurs experts divulguent certaines informations à la partie adverse[259]. De plus, en présence d’experts partisans[260] ou trop peu collaboratifs, la conciliation peut perdre de son sens, voire se révéler inefficace.

Les pratiques expertales se trouvent, à notre sens, à la croisée des chemins. La multiplication rapide des savoirs et leur complexification exigeront vraisemblablement une présence grandissante des experts dans les affaires judiciarisées. S’éloigner d’un usage des expertises à des fins principalement stratégiques pour plutôt espérer de l’expert qu’il éclaire le travail du juge et des parties de manière impartiale et objective aurait de nombreux bénéfices. Outre une réponse aux exigences du Code de procédure civile, qui s’imposent aux parties et aux experts relativement au rôle de ces derniers, cette façon de faire permettrait d’optimiser les ressources investies dans le processus de recherche de la vérité ainsi que d’accroître la valeur ajoutée des opinions expertales dans l’instance judiciaire[261]. Pour y arriver, nous l’avons mentionné, une formation plus rigoureuse des experts quant à la teneur et aux subtilités de leur rôle serait une avenue déterminante. Pour notre part, nous estimons encourageant de voir que certains experts que nous avons interrogés ont dit utiliser à l’heure actuelle des pratiques efficaces et innovantes avec pour objectif de régler les problèmes des parties qui les emploient. Peut-être vaudra-t-il le coup, pour la suite, d’explorer, voire d’encourager, de telles pratiques interdisciplinaires de règlement des différends[262].