Corps de l’article

Les échéances des dernières années et jusqu’à la notion même de temps ont été tellement chamboulées par la pandémie qu’il me semble qu’une éternité ou presque s’est écoulée depuis ma dernière chronique. Si bien que de nombreuses publications, dont plusieurs « incontournables », sont passées sous silence. Par ailleurs, cette perturbation de nos horaires réglés au quart de tour a, en quelque sorte, remis les pendules à l’heure et rafraîchi du même coup notre regard sur la poésie. Après avoir accumulé les lectures et vu la pile sur mon bureau prendre des allures de tour de Pise sans parvenir à arrêter mon choix, triste à l’idée de faire l’impasse sur des oeuvres de valeur bien que moins récentes, j’ai souhaité donner sa chance à ce rapport renouvelé au temps. Aussi, plutôt que de me concentrer sur deux ou trois oeuvres parues dans les derniers mois, je vous propose une déambulation en poésie, en compagnie de six auteurs dont les recueils ont été publiés au cours des deux dernières années et que l’intérêt pour le temps et l’espace rassemble sous le signe de la connivence. Après tout, la revue Voix et Images n’a jamais fait dans la nouveauté à tout prix.

Dans son dernier recueil, avec la grande sensibilité qu’on lui connaît, Denise Desautels se laisse traverser par le tragique de la crise que nous vivons et qui nous place devant l’éventualité de notre disparition[1]. Comment échapper à la « stase épileptique » que provoque « le sentiment de la fin », pour reprendre les mots de Paul Chamberland ? Comme le suggère Antoine Emaz, cité en épigraphe, il importe de « continuer à parler/tant que la parole porte » (7), et c’est précisément ce que fait la poète, en s’adressant à l’autre, en l’occurrence Sylvie Cotton, l’artiste dont onze oeuvres accompagnent les textes.

Ça commence donc par une voix, celle de l’artiste, on le suppose, qui met en présence, dans l’espace intime de l’atelier, deux femmes et des oeuvres au sein d’un poème intitulé « Tu dis » (11). Relayée par le poème, cette parole se mêle aux regards échangés, médiatisés par les oeuvres, prisme par lequel le monde apparaît à la fois catastrophique et apprivoisable : « Comme si faire demi-tour était encore possible. » (11)

Entre les oeuvres et les poèmes s’ouvre un espace où recueillir les morts, que chacune porte en elle, se faisant tour à tour crypte, enceinte maternelle, fosse ou berceau, linceul ou maison. Les morts s’y empilent comme les peurs : « Il y en a toujours trop. » (16) Il faut les compter, sans toutefois les réduire à des nombres. Compter comme on berce, pour apaiser. Comment garder vivants les morts ? Comment « se refaire un regard » (24) devant la dévastation ? Avec toute l’attention qu’on leur porte, mais aussi leur force de résonance dans l’espace de l’atelier, les mots agissent comme des caresses qui relient et rapprochent, des remparts contre la perte, la détresse, voire l’imminence de la disparition. Leur matérialité exacerbée oppose une résistance en même temps qu’elle dialogue avec les oeuvres.

La terre nous laisse descendre

venez voyez avancez-vous vers

le fond avec fanfares

où des marées de griffes vrillent l’humus.

29

De concert avec les oeuvres picturales, sculpturales et littéraires citées, la poète interroge le sens de la présence, de notre présence sur Terre :

Quel sens cela a-t-il d’être ici[2]

dans la transparence de l’ici.

Quel sens aujourd’hui.

Alors que quelque chose

s’apprête à couper ta vie en deux.

36

Au plus fort de cette présence, refondée dans l’espace dialogique de l’atelier, les corps, les voix sont interchangeables. L’oeuvre parle et le poème performe le corps exposé de ces femmes tout à la fois enfants et méduses, victimes et bourreaux, brûlées vives par la lumière même qui les met au monde :

D’où vient donc l’apaisement discret

de la tête tandis

que le corps flambe

au-dessus des serpents endormis.

39

Bientôt les murs de l’atelier se confondent avec les parois du crâne, celui de l’artiste, dont les pans « lisses et blancs » (62) constituent un abri, derrière « ses fenêtres d’yeux » (62). Et depuis ce lieu intérieur où tout devient étranger, la poète nous rappelle à ce qui nous ancre dans le réel :

En gros plan c’est essaim de petits coeurs

pétales. Ou cendre

on en revient toujours à ça

[…]

aux amours et monstres d’intérieur.

71

Je signale au passage l’entrée récente de Denise Desautels dans la collection « Poésie » de Gallimard, où sont repris L’angle noir de la joie et D’où surgit parfois un bras d’horizon[3], avec une préface de Louise Dupré. De cela, comme de la lecture de son très beau dernier recueil, on ne peut que se réjouir.

+

On trouve la même angoisse de la disparition et une oreille aussi sensible aux voix des êtres en allés dans Chambres d’échos de Paul Chanel Malenfant[4] et La chambre des saisons de Rachel Leclerc[5], livres qui entrent eux-mêmes en résonance à plusieurs égards.

C’est obsédé par la pensée de la mort et hanté par le deuil des personnes chères qui l’ont quitté (mère, père, frère, amoureuse amie, amant de toujours) que Malenfant a entrepris l’écriture de ce recueil qui semble s’être imposé, tel un geste de résistance au temps qui fauche les souvenirs comme les âmes. Contre cette débâcle de la mémoire, l’enfant tient tête, pénétré de sensations encore vives, mêlées à la « voix des poètes » (14) sans laquelle, dit-il, il n’aurait pas écrit :

Le recours à l’enfance console des pertes de mémoire, de l’oubli des saveurs d’oseille ou de lait. Du réconfort des chambres, de camphre ou de duvet, avant que les os sous la peau ne commencent à blanchir.

17

La pensée de la mort avive la détresse causée par la violence et la folie guerrière, tout ce que la période suivant la naissance de cet enfant du demi-siècle cherchait en vain à occulter et qui a laissé dans sa mémoire des plaies béantes : « Je suis un fils vieillissant à la dérive entre deux assauts de la mémoire. » (103) Le contraste est frappant entre l’intime rapport aux choses et aux êtres et « les morsures du siècle » (22). Au sein du désastre, cependant, le poète, comme l’enfant, s’obstine à chercher la beauté, et la trouve. Et devant le regard émerveillé de l’enfant, les mots se mêlent à la chair du monde :

À l’école maternelle, je parlais avec le vent, filet de voix sous la langue amuïe.

21

Sur la table des matières, l’enfant compte ses cailloux, pépites d’or cueillies dans le courant de la rivière rouge. Il parle aux sons, apprend à écrire entre le babil et l’onomatopée.

84

Les chambres d’échos sont des chambres d’écriture, aussi bien que de musique, où l’enfant, tout en devant affronter le deuil du père[6], en écrivant, se donne naissance. Bercé par l’écho, le sujet perd de sa consistance, devient labile, mais cette labilité, ce mariage à la fiction devient un véhicule à voyager dans le temps, reliant les époques d’une vie, et même de plusieurs : « J’attends Godot dans une chambre où souffle un air pour violoncelle seul. Étrangère encagoulée, passe-temps, ma vie circule entre les murs. » (25) De même, « la lecture d’un poème suffit à une traversée inédite dans le langage » (37) et ouvre sur des espaces et des temps inconnus. Réserve de pensée et de beauté, pour peu qu’on sache l’écouter : « Le poème recommence le monde. » (41) Et en effet, peu d’écrivains peuvent affirmer avec une telle vérité que « l’enfance est partout » (45).

Ce livre se veut en quelque sorte un bilan, une somme, occasion pour l’auteur de revenir sur les histoires déjà racontées et dont il essaie de se défaire, mais aussi sur les silences de son histoire, par exemple en s’adressant au père, figure jusque-là demeurée dans l’ombre, lui qui n’a trouvé la paternité que dans les livres :

Pourquoi fouiller sans cesse

Dans les carnets de souvenirs

Les albums aux photographies sépia

Les coffres à jouets fanés

55

Mais se lasse-t-on de revisiter les plaisirs troubles des premiers émois de la chair ? On suit en tout cas avec délectation cette enfilade d’épisodes, rendus avec une grande finesse et une justesse toute musicale. Le corps encore gauche du jeune homme en devenir se déchire entre l’attraction de l’objet de désir et le poids de l’autorité, tandis que s’enchaînent les images chargées d’une sensualité clandestine, évoquant tantôt un chapelet de mémoire, tantôt les grains d’un sablier.

+

Rachel Leclerc revient elle aussi à la figure du père en allé, essayant de s’en rapprocher à la faveur d’un retour aux paysages gaspésiens, offrant un autre point de vue sur le fleuve lorsqu’il devient la mer[7], et dont elle traduit, avec un doigté remarquable, les moindres nuances. Dans un geste émouvant, la narratrice tourne le dos à la mer pour considérer le domaine familial, lieu d’ancrage des souvenirs et tombeau de l’enfant qu’elle a été. Marchant en bord de mer, à la fois abandonnée au paysage et soutenue par lui, elle entre en dialogue avec le temps, cessant de croire qu’elle le domine.

À travers les volets de la maison circulent les fantômes, charriant leurs histoires, et ce cortège opère en elle un détachement qui la dispose tant à l’accueil qu’au recueillement, distance doublement marquée par les poèmes à la deuxième personne et en italique qui ponctuent les poèmes à la première personne, et qui, mi-prières, mi-bilans, font entendre la voix du poème. Comme chez Malenfant, ce dernier est à la fois mesure de la présence et gardien de la mémoire. C’est aussi lui qui sauve de la violence, des injustices et des ravages du temps :

on dirait que tu attends ta mort

mais c’est ta vie, avoue, c’est ta liberté,

que tu regardes venir depuis ta naissance

28 ; les italiques sont de l’auteure

La mémoire se frotte et s’exerce au paysage, sur lequel percutent des images urbaines et populeuses, si bien que voyage et immobilité, passé et présent, intérieur et extérieur se rencontrent et parfois se confondent.

La narratrice remonte ainsi jusqu’en 1815, année de l’été sans soleil, alors que l’éruption du volcan Tambora, en Indonésie, avait causé une famine dont les Gaspésiens, comme d’autres, ont durement souffert. Outre la désolation et la faim, ces poèmes expriment un attachement viscéral à ce territoire dont les habitants se sentent alors exclus. Car être privé de ciel pour un habitant de bord de mer, c’est être privé d’ancrage.

Cette pénétration dans et par les paysages est aussi l’occasion de revenir sur ses propres traces et d’aller à la rencontre du père et de la mère, ce qui donne lieu à des poèmes magnifiques, traversés de fulgurances, dont certains donnent la parole à la mère, alors encore jeune femme, amoureuse et néanmoins consciente d’être engagée dans un destin trouble, et dont l’équilibre et l’intégrité tiennent à la constance du paysage au fil des saisons :

nous observons ces inconnus

derrière le voile des saisons

comme si les saisons étaient un réconfort

accordé par le présent devant l’impitoyable

et interminable narration du passé

108

La violence finit par terrasser la mère, qui s’isole et se confine dans un lieu sombre jusqu’à disparaître, ses enfants héritant de sa détresse :

seule j’ai arpenté la cour et supplié le ciel

de l’arracher à la honte et au terreau

de lui porter secours avant la neige

j’ai rampé vers le manteau

j’étais cette petite âme au chevet de sa souffrance

j’ai voulu relancer le cycle des marées intérieures

lui rappeler le nom des choses invisibles

qui meurent en nous sans que nous le sachions

121

Cette détresse est aussi celle du père, que la fille tente également de recueillir, sans toutefois pouvoir l’apaiser, et qui hante l’histoire familiale comme un mystère. Respectueuse de cette part d’ombre, à aucun moment la narratrice ne juge ni ne condamne, faisant preuve au contraire d’une extrême lucidité, tout en répondant à la nécessité et même à l’urgence de « recomposer/l’histoire de cette affliction/[…]/maintenant que le coeur s’épuise » (136).

+

Depuis un peu plus d’une décennie, Gabriel Landry, autre grand amoureux des saisons, élabore une oeuvre poétique singulière et des plus stimulantes. Avec quelques autres poètes de sa génération, dont Antoine Boisclair, il fait partie de ceux qu’on pourrait désigner comme les héritiers de Robert Melançon. À l’instar de ce dernier, il met son attachement à la rigueur formelle au service d’une observation minutieuse du paysage urbain. En même temps, une conscience critique exacerbée, n’allant pas sans une certaine ironie, donne à sa poésie sa saveur particulière.

Après L’oeil au calendrier[8], paru en 2007, L’oreille au mur[9] nous invite à déambuler dans les rues du quartier Hochelaga, en compagnie de ce marcheur peu pressé, fin connaisseur et grand lecteur de poésie. C’est un véritable délice que d’arpenter, au fil des saisons, ces rues qui reviennent, les mêmes, jamais les mêmes, sans cesse réinventées, tableaux minutieux, sensibles aux moindres nuances de lumière, aux menus mystères, aux destins anonymes qui y font tenir toute l’humanité. En vertu de cette construction mathématique, réglée comme du papier à musique[10], les saisons instaurent un cycle traçant les contours d’une aire de déplacement, mais aussi d’un lieu de vie, au sens fort du terme. En effet, il n’est pas si fréquent de maintenir avec les rues, les parcs et les places traversés au quotidien un lien si intense qu’il rend leur vie palpitante. Grâce à son esprit vif, à son regard aiguisé, à son souci de la justesse, de même qu’à son rapport à la fois passionné et amusé à la poésie – on pourrait dire émerveillé, comme on le dirait d’un enfant allant de découverte en découverte –, c’est cette magie que réussit à créer Gabriel Landry. Si, donc, cette poésie n’est pas sans évoquer les joies de l’enfance, c’est de l’enfant joueur qu’il s’agit, tout absorbé dans la construction d’une ville, laquelle l’habite au point de transfigurer sous ses yeux la scène en apparence la plus anodine. Bref, ce n’est nul autre que l’enfant garnélien qu’on voit à l’oeuvre dans ce livre, celui qui dit : « Ne me dérangez pas je suis profondément occupé[11]. »

Comme il est impossible, en quelques vers, d’illustrer ce subtil dialogisme entre rigueur formelle et fidélité à la contingence, je me permets de citer un poème entier :

6. ÎLE SAINTE-HÉLÈNE

Dessous la courbe blanche

sur fond d’azur d’un goéland,

sur un sable d’avant nos pas :

des tellines,

des bois, des douilles.

Mer et ciel mêlés, tout

alentour.

Le regard s’allonge vers

l’ingagnable horizon.

Après : la nuit déplie

sa steppe de rubans de feutre.

Après : la nuit au bout de la pointe jette

ses filets maillants, rouvre

ta pensée d’elle.

63

+

Parlant de contingence et de précision mathématique, c’est avec un plaisir étonné que j’ai lu les Haïkus des neuf cercles[12] de Dominique Robert. Moi qui ne suis pas une amatrice de haïkus, j’ai apprécié au plus haut point cette entreprise qui engage les sens et l’esprit dans l’épreuve d’une forme et de ses possibles effets.

À l’instar de Gabriel Landry, Robert est une poète aussi exigeante que singulière, évoluant en marge des courants et idéologies en vogue. Chacun de ses recueils poursuit un objectif différent, si bien qu’on la trouve rarement là où on l’attend. On ne saurait, par exemple, qualifier sa voix, car elle change d’un livre à l’autre, le but n’étant pas d’affirmer son individualité, mais de travailler à construire une forme propre à rendre sensible une expérience, en l’occurrence ici la rencontre de deux cultures, mais également d’une langue (le français) et d’un mode d’expression qui lui est par nature étranger (le haïku).

L’auteure adoptant une approche rigoureuse du genre, les haïkus respectent le nombre de syllabes prescrit (5-7-5), tandis que les poèmes réfèrent tour à tour aux cultures orientale et occidentale. Alors que les neuf cercles évoquent les cercles de l’Enfer de Dante, chaque cercle compte quarante-neuf poèmes, équivalant au nombre de jours du deuil dans le bouddhisme, soit le temps nécessaire pour que le défunt renaisse sous une nouvelle forme. D’un poème à l’autre, de savants effets d’enchaînement opèrent un tressage des cultures, formant une toile, ou plutôt une constellation, pour reprendre une figure chère à l’auteure. Ce syncrétisme traverse et structure l’ensemble du recueil. Par ailleurs, un souci de justesse lexicale et un plaisir de jouer avec les mots, semblables à ceux qu’on trouve chez Landry, rendent la lecture à la fois jouissive et déconcertante :

Mes astérismes et

Topochroniques pièges à

Monogataris.

21

Se rassasièrent

D’un caribou d’albédo

Les volées bavardes.

22

On note enfin une attention soutenue au dire, au poème en train de s’écrire, à ses limites autant qu’à ses virtualités :

La phrase fait mal !

Pouvoir l’effacer du livre

Aux mots évanouis.

82

Comme La constellation de l’Idiot[13], essai où l’auteure expose sa démarche poétique, et auquel ses haïkus semblent répondre, ces derniers font exactement ce qu’ils disent. Nous plaçant parfois devant notre ignorance et nous forçant dès lors à le considérer pour ce qu’il est, un objet de langage, une opacité, une force de résistance, le poème incite à embrasser une démarche heuristique désencombrée de la métaphysique du sens :

Comme des coulpes ou

Viandes froides de Courbet

Leurs vulves épelées.

25

Levant mascaret

De l’étant et l’était

Sur la courbe occulte.

38

C’est donc une expérience liminaire que propose la poète, en nous invitant à nous tenir à la frontière entre les cultures, et du même coup à éprouver, plutôt qu’à le comprendre, que l’esprit le plus libre a les deux pieds bien ancrés dans la chair du monde et ne se prive ni de la simple joie d’exister ni des offrandes de la beauté.

+

C’est pour sa part Vers l’embellie[14] que Fernand Ouellette nous invite à cheminer dans son dernier livre, dont je ne saurais terminer cette chronique sans saluer la parution. À 92 ans, Ouellette est le seul poète de la génération dite « de l’Hexagone » encore vivant, et c’est toujours avec joie que je retrouve cette voix amie.

Le livre s’inscrit dans le prolongement du recueil précédent[15], où le poète s’adressait à l’absente, l’aimée disparue, celle qu’il appelle l’« unique ». Or cette adresse empressée, ce regard éperdu, cette image magnifiée de l’amoureuse ont pour visée, semble-t-il, de paver le chemin de l’amoureux laissé derrière, errant sur Terre entre angoisse et lumière. Le poète une fois de plus s’engage dans une méditation sur le temps qui passe et appelle aux bilans, tendue ici vers l’heure ultime. Rares sont les livres où la mort prochaine, à la fois appelée et redoutée, vouant aux déportements intérieurs, est abordée de manière aussi frontale et aussi candide :

Mes mots vacillent, cèdent à l’orage.

La douleur n’espère plus le levant.

La solitude seule demeure prévisible,

Se laisse façonner par des jours

À mourir de vide grisâtre, et d’assauts,

D’images enfouies encore incandescentes.

28

On assiste à l’amuïssement d’une parole, dont la source néanmoins demeure vive, tant qu’elle est orientée vers l’aimée, la Béatrice, celle qui déjà habite le bleu. Comme chez Malenfant et Leclerc, c’est depuis la mémoire que le poème s’essore, bien que certains souvenirs soient douloureux et que les remords guettent. Entre passé et avenir, souvenirs et spéculations, dans cet espace précaire et menaçant, le poète supporte l’attente, fort de sa conviction que l’amour les réunira :

Mon deuil se vit à ciel présent,

Avec une dimension infinie

Et un bleu frôlant inaccessible,

Mais aussi au sein d’un abîme secret

Ouvert dans l’être.

60

Alors que l’orient, source d’espoir, origine de la lumière et de l’Ouvert, a longtemps été une figure centrale dans la poétique de Ouellette, ici, c’est résolument vers l’occident que se dirige le sujet, tel le pèlerin allant son chemin vers le couchant en quête d’une renaissance. Ainsi l’embellie a moins à voir avec le plein jour qu’avec une flamme ténue, vacillante, mais survivant à l’orage et aux excès de fulgurance : c’est la petite lumière de l’âme.

Une jubilation inconnue

Prend le détour du couchant.

30

L’allégresse a perdu ses orients,

Toujours repoussée

Par le silence qui paralyse le coeur.

55

L’expression de la solitude, exacerbée par la vivacité du sentiment amoureux, rend ce livre particulièrement touchant, et ce, que l’on partage ou non la foi qui les anime et l’imaginaire chrétien qui s’y déploie. Par ailleurs, cette projection dans la mort avec le souci d’y investir ses sens et le sens de son passage sur Terre est proprement remarquable. On pense bien sûr au Livre des morts tibétain, que Ouellette a jadis fréquenté, à la différence qu’ici le sujet lyrique serait son propre guide, aidé par la présence-absence de l’unique :

Pourrais-je encore écrire

Si tu n’étais immortelle ?

J’attends de loin des signes

En me promenant le long de l’abîme.

89

Vu la gravité du sujet, on s’étonne que ces poèmes soient si limpides. Mais cette transparence, cette apparente transitivité sont le signe d’une parfaite maîtrise formelle, en même temps que d’une ascèse, l’aspirant à l’au-delà devant se montrer le plus humble, le plus nu possible, avant de faire le grand saut. Pour notre époque éprise de distractions et atteinte de jeunisme, où la mort et ce qui la précède demeurent tabous, il y a là une sagesse bonne à cueillir, à entendre, à méditer.