Corps de l’article

L’aura de génie historiquement brandie par les artistes pour repousser les velléités d’enquête des chercheur·euses en sciences sociales (Menger 2001 ; Moulin 1992) et l’absence de critères univoques permettant de caractériser la profession « artiste » (Freidson 1986) ne sont aujourd’hui plus un obstacle à l’analyse du travail artistique. Nombreuses sont les recherches sociologiques décryptant les multiples façons de travailler en musique[1], que ce soit en abordant les thématiques telles que la relation entre la commande d’oeuvres et l’inspiration créatrice ; le partage entre l’art et le service (Becker 1985 ; Perrenoud 2013 ; Zattra et Donin 2016) ; les interactions, négociations et coopérations dans lesquelles s’engagent les artistes lors des processus de création (Kirchberg 2014 ; Laborde 2008 ; Ravet 2015 ; Zattra 2018) ; la partition entre vocation et carrières (Buscatto 2004 ; Pégourdie 2017) ; ou en décrivant les ressorts de la pluriactivité en régime auto-entrepreneurial (Sinigaglia-Amadio et Sinigaglia 2017 ; Bissonnette, Beaupré-Gateau, Simon 2022). Bien que quelques chercheur·euses se soient récemment consacré·es à l’étude des ajustements induits dans la division du travail par les nouvelles activités de service artistique relevant de la création appliquée[2], ce champ particulier de l’exploration du travail en musique reste le parent pauvre de la « cartographie de l’espace professionnel musical » (Bataille et Perrenoud 2018, 119) entreprise ces dernières années.

L’observation du travail réalisé par un compositeur au sein de l’équipe de France de natation synchronisée offre un intéressant cas d’école pour amorcer une réflexion sur la dramaturgie sociale du travail compositionnel d’aujourd’hui[3] ou, pour le dire autrement, sur les modalités d’autodéfinition et de reconnaissance des artistes qui travaillent au service de commanditaires novices, voire néophytes dans leur art et issu·es d’une autre sphère d’activité[4]. Bien qu’à l’échelle française, ce compositeur soit seul à travailler au sein d’une telle équipe de sportives (menée par les entraîneuses et constituée de préparateurs mentaux, de kinésithérapeutes, de médecins), le principe de cette collaboration permet de s’interroger plus largement sur les modalités concrètes d’exercice du travail créateur de compositeur·rices engagé·es dans des activités créatrices situées aux marges de l’art et du service.

Encart méthodologique

Les données analysées dans cet article s’appuient sur une enquête de terrain réalisée dans le cadre d’une recherche doctorale menée entre 2010 et 2014 auprès des entraîneuses et du musicien de l’équipe de France de natation synchronisée[5]. La cinquantaine d’heures d’entretiens avec le musicien et les neuf entraîneuses (que l’on aurait pu, à tort, considérer comme éloignées des questions de création musicale) permet de confronter les discours, de souligner les dissonances dans l’interprétation des situations de création musicale et de faire saillir les arguments sur lesquels reposent les positionnements artistiques stratégiques au sein de l’équipe. En analysant ces musiques comme le « produit d’un faire » (Laborde 2013) dont les modalités sont définies par les négociations entre des acteur·rices aux préoccupations hétérogènes, cette enquête permet de faire apparaître la dépendance mutuelle qu’entretiennent les entraîneuses et le musicien, ainsi que les points d’achoppement dans leur collaboration.

La série d’entretiens réalisés entre 2010 et 2014 mêlent récits de vie et remise en situation par les traces matérielles (Vermersch 2008, 65 ; Donin et Theureau 2006, 2008). Cette technique d’entretien est l’occasion de revenir à la fois sur le temps long de la formation des enquêté·es et d’évoquer le temps plus ramassé de la distribution des tâches compositionnelles. Pour ce faire, l’entretien repose sur une remise en situation dynamique de l’enquêté·e obtenue par sa confrontation avec des traces de son activité antérieure (ici les compositions réalisées) (Theureau 2010). Durant les entretiens, la diffusion des maquettes musicales (enregistrements midi, fichiers Pro Tools, etc.) successivement produites pour chaque ballet analysé durant l’entretien est mobilisée comme « trace de l’activité » (Theureau 2010). Celles-ci visent à fournir un support mémoriel à la reconstitution des interactions à l’oeuvre entre les différent·es intervenant·es de l’équipe de France de natation synchronisée. Ces archives sonores constituent un support à la remémoration des étapes décisionnelles dans l’ajustement des maquettes des musiques de ballet. Les moments de tension qui ponctuent le récit de ces processus de création ont particulièrement retenu notre attention car s’y objectivent la négociation régulière des rôles impartis à chacun·e, ainsi que la mise à l’épreuve du territoire d’action des interactant·es et de leurs convictions professionnelles. La double temporalité abordée durant ces entretiens (temps long/temps ramassé) permet de reconstituer ce que la logique de ces interactions professionnelles doit aux représentations intériorisées par les membres de cette équipe encadrante durant leur formation musicale ou sportive. Elle donne également la possibilié d’analyser l’actualisation de ces représentations dans les postures professionnelles adoptées par chacun·e des membres de l’équipe au cours de leurs interactions. Les entretiens font ainsi apparaître les transactions biographiques (en termes de rupture et de continuité) et les transactions relationnelles (reconnaissance et non-reconnaissance) auxquelles se livrent le compositeur et les entraîneuses dans le cadre de ce processus de création musicale précis.

Les ressorts de l’ajustement professionnel du compositeur et des entraîneuses s’appréhendent à la fois à l’aune de leur parcour professionnel, mais aussi de leurs conditions de travail et d’emploi au moment de l’enquête. Il n’est ainsi pas anodin de remarquer que, dès notre première rencontre, le compositeur initie la discussion en présentant son cursus académique et ses premiers engagements professionnels. Médaillé du Conservatoire de Strasbourg, un conservatoire de région où il étudie les percussions entre 1978 et 1980, le musicien mentionne, non sans en souligner le prestige, les institutions musicales avec lesquelles il s’est produit durant les premières années de sa carrière d’instrumentiste[6]. Passant du rôle d’interprète au sein de cette avant-garde musicale à des expériences de création musicale pour une chorégraphe contemporaine, puis au rôle de sideman dans une tournée de Léo Ferré, son activité professionnelle actuelle, en rupture avec ces expériences, repose sur un auto-entrepreneuriat caractérisé par une pluriactivité exercée dans les domaines du son[7] (travail à la pige pour la chaîne Equidia et sonorisation de quelques courts métrages). Le hiatus entre les schèmes d’évaluation incorporés durant ses années de formation au conservatoire et le travail qu’il est à même de réaliser dans cette situation particulière met en exergue le déclassement que semble ressentir le compositeur : « Toi, tu es musicienne aussi. Quand tu connais les oeuvres classiques du coup, [les musiques de natation synchronisée] ça te hérisse un peu les poils aussi. Au début, aussi, j’étais comme toi » (J., compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010[8]). En sollicitant une prétendue connivence de la « musicologue de la Sorbonne » que je suis alors et en mobilisant « les oeuvres classiques » comme étalon de mesure pour apprécier ses créations, le musicien actualise et reconduit à la fois la croyance dans la valeur supérieure des sphères les plus « savantes » de la création musicale et souligne la distance qui l’en sépare.

Son cursus accrédité par des diplômes décernés par des instances reconnues et des appariements professionnels prestigieux le dote d’un capital musical unique dans l’équipe de France[9], au sein de laquelle la dizaine d’entraîneuses et de conseillères techniques ne sont, selon leurs propres dires, « pas musiciennes[10] ». Une entraîneuse déclarait ainsi à une journaliste sportive que « [l]e gros problème [de l’équipe de France] vient d’un manque réel de culture musicale » (d’Olliez 2001, 16). Cette répartition inégale des savoirs musicaux constitue un point nodal des conditions de collaboration entre le compositeur et les entraîneuses qui, sur ce point particulier, sont techniquement dépendantes de cet interlocuteur, seul capable de réaliser les montages musicaux auxquels elles aspirent.

Le compositeur n’en reste pas moins pigiste, payé à la facture au sein d’une équipe où la majorité des encadrant·es sont fonctionnaires d’état. Dans ce cadre d’embauche particulier et au terme de plus de vingt années de collaboration avec les entraîneuses et les sportives de l’équipe de France de natation synchronisée, ce musicien insiste pour faire connaître l’évolution de ses tâches au sein de l’équipe. Durant près de dix ans, le compositeur a eu la charge exclusive du montage de musiques choisies et minutées par les entraîneuses. Selon ses propres mots, son travail consistait alors à « mettre des musiques bout à bout » (J., compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010). Par la suite, à la faveur de l’amélioration des logiciels de composition assistée par ordinateur et surtout de la confiance que lui manifestent les entraîneuses, ses tâches musicales ont évolué vers la création d’oeuvres originales dans lesquelles l’enregistrement de ses propres interprétations musicales, la composition, l’arrangement et le traitement de son prennent une place primordiale.

Ces prémisses introduisent les questions centrales de cet article : à quelles conditions un compositeur ni tout à fait reconnu dans une sphère musicale plus large (qu’il semble idéaliser), ni tout à fait intégré par l’équipe hétérogène d’encadrement des athlètes (nous verrons à quel point son travail est invisibilisé hors du cercle réduit des familiers de l’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance, ou INSEP), construit-il son identité professionnelle de musicien créateur ? Le déploiement de la dramaturgie sociale du travail dans laquelle joue ce compositeur se construit en effet sur la scène d’un « monde[11] » sportif bâti au croisement de l’expression artistique et de la performance (Kirchberg 2014b). Les ressorts de ce « drame social » se tendent entre deux axes d’opposition. D’une part, ce musicien ne bénéficie pas, comme étalon de mesure de son savoir-faire, du levier que constituerait la concurrence d’autres compositeur·rices exerçant le même type d’activité de service artistique[12]. Contrairement à ses collègues avec qui il partage la tâche de « créer pour », ce compositeur ne profite ni de l’aura médiatique qui starifie et confère une visibilité publique aux compositeur·rices de musiques de film, de ballet, de jeu vidéo, etc., ni du réseau professionnel de soutien qui accompagne cette mise en lumière. D’autre part, bien que les « techniques du faire » (Kirchberg et Robert 2014) singulières qu’il développe dans cet espace social lui permettent, nous le verrons, de s’extraire du seul rôle d’un « exécutant » qui « s’illusionne sur lui-même » (Becker 1985, 137) pour devenir aux yeux des entraîneuses un acteur essentiel du processus de création, ces conventions risquent de l’isoler de ses pairs. Ainsi, la réalité de son travail quotidien n’a que peu en commun avec celle d’autres compositeur·rices de service. Les façons dont ce musicien décrit son travail de « création appliquée » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 31 mai 2011) font-elles écho à cette position doublement marginale au sein de l’espace social ? Si, comme l’indique Hughes, nous nous identifions à celles et ceux qui occupent un rôle similaire au nôtre dans le drame social du travail (Hughes 1976, 7), comment ce compositeur, sans exact homologue à l’échelle nationale tout au moins, vit-il son métier et incarne-t-il son rôle ?

À travers l’étude du cas de ce musicien, il s’agira d’éclairer quelques aspects particuliers du travail d’un compositeur impliqué dans la réalisation de créations appliquées, afin de contribuer à la compréhension de ce qu’être musicien-créateur aujourd’hui peut parfois vouloir dire. En analysant l’articulation des arguments tirés des registres de la subordination, du savoir-faire ou de l’idiosyncrasie mobilisés par ce compositeur pour décrire et donner du sens à son activité, et en exposant les justifications retenues par les entraîneuses pour étayer leurs demandes artistiques, ce cas d’étude éclaire certaines des mutations contemporaines des conditions d’exercice du métier de compositeur·rice.

Figure 1

Organisation temporelle du travail de création des musiques de ballet en natation synchronisée

Organisation temporelle du travail de création des musiques de ballet en natation synchronisée

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Une « activité de service artistique »

Lors de nos premières rencontres, le compositeur entreprend de décrire le travail qu’il réalise au sein de l’équipe de France de natation synchronisée comme une « activité de service artistique » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 9 octobre 2009). La simplicité apparente de cette formulation pourrait occulter les éléments essentiels à la compréhension des conditions de ce travail compositionnel. En parlant d’« activité de service artistique », le musicien attire l’attention sur la valeur tant expressive que productive qu’il attribue à ce travail et inscrit son action dans le cadre de la bonne réalisation d’un « boulot » dans lequel les parties disposent d’une répartition inégale des ressources financières, musicales et techniques. Cette configuration de travail charrie donc des pratiques, des représentations et des attitudes singulières (Dubar 1992, 524).

Une temporalité exogène

Ce contexte sportif fait particulièrement saillir la temporalité exogène[13] souvent imposée au « faire compositionnel » (Kirchberg 2014b ; Kirchberg et Robert 2014). Les présentations publiques des ballets constituent l’aboutissement temporaire d’un cycle de création et débouchent toujours, selon les commentaires des juges, à de nouvelles retouches musicales et chorégraphiques. Pour les entraîneuses et les sportives, ces compétitions sont « l’occasion d’avoir le retour des juges. Voir ce à quoi ils s’attendent [et] s’assurer qu’on n’a rien oublié » (Bels 2004, 44). Planifiée et ponctuée de périodes d’attente forcée, l’organisation temporelle du travail créateur des entraîneuses et du musicien est largement tributaire de l’organisation de la saison sportive (voir Figure 1).

Les entraîneuses déterminent donc les techniques compositionnelles qui seront, au double sens du terme, « mises en oeuvre » dans la poursuite du processus de création musicale en fonction de la proximité de ces prestations publiques prévues au calendrier. Ainsi en est-il du choix qui s’offre systématiquement à cette équipe : demander au musicien avec lequel elles collaborent de réaliser un montage musical, ou lui faire composer une musique originale. Pour les entraîneuses, la décision est intimement liée à « une question de temps, une question de planning » (J., compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010). Cette question peut rapidement devenir délicate lorsque les échéances sportives se succèdent. Une entraîneuse indique ainsi devoir « arriver à gérer l’homme et ce n’est pas évident » (C., entraîneuse de l’équipe de France, 21 octobre 2011). Si les entraîneuses doivent planifier la création en s’adaptant au rythme de création du compositeur, la réciproque est également vraie. Dans ce contexte, le compositeur est lui aussi tributaire de la cadence imposée par les demandes que formulent les entraîneuses à l’issue des compétitions. La temporalité du processus de création, entre urgence et périodes d’inactivité forcée, est alors déterminée par la proximité des prochaines prestations publiques de l’équipe ou par les reports imposés par les entraîneuses aux changements que le musicien souhaiterait apporter aux musiques[14].

Composer la musique d’une performance artistico-sportive

En empruntant à ce registre lexical du « service », qui n’est pas sans rappeler l’opposition entre la valeur expressive et la valeur instrumentale du travail (Arendt 1989 [1958] ; Freidson 1986 ; Menger 2009), le musicien signale qu’il est « conduit dans une certaine mesure à se soumettre au jugement des amateurs, auxquels il adresse ses prestations, bien qu’il soit convaincu d’être lui-même le meilleur évaluateur, non seulement de sa propre compétence, mais aussi de ce qui convient le mieux à ceux [à qui] il offre ses services » (Hughes 1996, 84).

Soit je vais les voir avec la musique, soit elles viennent ici. Je fais écouter, je dis : « Voilà ce que j’ai fait. Ça te plaît ? Ça ne te plaît pas ? ». Elle me dit : « Ça me plaît » ou « Ça me plaît pas »…

J., compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010

Bien éloigné du « régime de singularité » des créateur·rices hérité du xviiie et du xixe siècles (Heinich 2005), le compositeur de l’équipe de France indique qu’il endure parfois des commandes de juges sportifs qui « ne sont pas toujours très évolués » et dont l’ensemble des attentes entrent bien souvent en friction avec ses convictions musicales :

Rajouter des temps à la musique, c’est une chose que je n’aime pas faire… Je n’aime pas rajouter une fausse fin parce que c’est trop court, parce qu’il manque un quart de seconde et qu’elles ont besoin d’un truc en plus.

J., compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010

Loin de mobiliser un registre vocationnel emprunté à la figure historiquement datée du « créateur » et dont la rhétorique passe par la réalisation de soi (Sapiro 2007), le musicien indique néanmoins qu’il ne peut consentir qu’au prix de profondes concessions à réaliser en conscience ce travail désagréable, qui entre en contradiction avec les convictions esthétiques intériorisées durant sa formation au conservatoire.

La viabilité de ses propositions musicales (esquisses, brouillons, maquettes) et l’avènement de ses créations sont suspendus au premier cercle de « consommatrices » que forment les entraîneuses : « Ça ne leur plaisait pas. Je n’ai rien réutilisé. Je suis reparti à zéro. La musique leur plaît ou ne leur plaît pas. Je ne discute pas tu vois. Elles me disent : “Non ça ne va pas” » (J., compositeur de l’équipe de France, 9 octobre 2009). De la même façon que les musiciens de danse observés par Howard S. Becker (Becker 1985) et les musiciens pigistes amenés à enregistrer des musiques de film à Hollywood (Faulkner 2017), le compositeur identifie alors l’abandon de son « égo », de son « individualité », de son « moi musical » (J., compositeur de l’équipe de France, 9 octobre 2009) comme condition sine qua non d’une collaboration sans anicroches avec les entraîneuses. La réalisation de ce qui semble être un « sale boulot […] source permanente d’atteintes à l’amour propre et peut-être d’antagonismes » (Hughes 1996, 84) est atténuée par le détachement de façade dont fait preuve le compositeur. Pour autant, la permanence et la répétition de ces tâches ingrates représente pour lui la principale différence entre son activité au sein de l’équipe de France et un « vrai » travail de compositeur dans une définition idéalisée sous la forme de l’expression d’une liberté détachée de toute logique utilitariste[15].

Ce qui est important, c’est de ne pas avoir d’égo sur sa musique. […] C’était dur quand j’ai changé de métier, maintenant je travaille dans le montage, le mixage, etc. […] Ce n’est pas comme quand on est musicien interprète ou compositeur, on veut protéger son bébé. Dans ce cadre c’est facile, si ça ne va pas, on change.

J., compositeur de l’équipe de France, 9 octobre 2009

On retrouve dans ce contexte les effets de l’assujettissement de l’imagination des artistes aux volontés de leurs mécènes (Elias 1991, 76), de leurs commanditaires (Fryberger 2014, 2023) ou de leurs employeurs (Becker et Faulkner 2013). Contraint de « plaire aux juges [qui sanctionnent la performance durant les compétitions sportives] » (J., compositeur de l’équipe de France, 9 octobre 2009), le compositeur conforme le contenu de ses productions aux commandes des entraîneuses, et ce, jusqu’à ne pas faire aboutir certaines de ses créations. Rétrospectivement, le compositeur fait de l’abandon de ses convictions de musicien et de ses connaissances intériorisées une condition essentielle à la confiance que lui accordent désormais les entraîneuses : « Moi à l’époque j’étais trop puriste […] Je me suis fait engueuler […] Maintenant je sais que ce n’est pas toujours négociable. Si ça ne va pas hé bien on change. Il n’y a pas d’amour propre » (J., compositeur de l’équipe de France, 9 octobre 2009).

Dans cette équipe sportive, le musicien n’est cependant pas seul à devoir faire face à ce dilemme et à accepter des compromis artistiques « frustrants ». Lui comme les entraîneuses reconnaissent le poids de cette contrainte : « On fait quand même de la compétition donc on prend ce qui va rapporter des points » (H., entraîneuse de l’équipe de France, réalisé le 1er janvier 2009). L’équilibre des négociations entre les entraîneuses et le compositeur est maintenu car tous s’accordent sur ce point : « C’est du sport, pas de l’art. On doit rester dans les clous » (Schneider 2008). Sur la base de ces prémisses, chacun·e consent à se soumettre musicalement au régime compétitif voulant qu’il faille que « l’on plaise aux juges » (C., entraîneuse de l’équipe de France, réalisé le 21 octobre 2010).

La capacité développée par les entraîneuses à aborder la musique comme « un support, un outil » (G., entraîneuse de l’équipe de France, réalisé le 11 février 2011) vient les conforter dans l’exercice d’une rationalité artistique constitutive de leur travail. Ce changement de paradigme est plus lourd de conséquences pour le compositeur. L’activité de service à laquelle il se résout mène à une double mise en défaut de son auctorialité (Donin et Ferrer 2015, 10). Elle porte d’une part atteinte à son intégrité artistique (capacité décisionnelle déléguée aux entraîneuses) et permet d’autre part de passer sous silence sa contribution réelle à la création des oeuvres. Ainsi, en 2000, lorsque les journalistes évoquent le ballet Carmen nagé par l’équipe de France, le nom du compositeur n’est jamais mentionné. Ce dernier a pourtant composé l’introduction, toutes les transitions musicales et plusieurs séquences de cette musique de quatre minutes. Seuls les noms de Bizet, compositeur de l’oeuvre lyrique qui inspire cette création, et de Shedrin Rodion, dont l’arrangement est brièvement cité dans le montage sonore, seront évoqués par les journalistes[16]. La violence symbolique de ce traitement réservé à ce compositeur déborde ce seul exemple de l’année 2000. Depuis sa première collaboration avec cette équipe de France et pendant quatorze ans, le nom de ce musicien ne figure dans aucun des quelque 350 textes et articles de la revue Natation Magazine consacrés au travail de l’équipe de France. Si sa place au sein de l’équipe de France ne cesse d’être invisibilisée par les journalistes, le compositeur l’affirme à son tour : « Ce qui importe c’est le résultat » (J., compositeur de l’équipe de France, entretien réalisé le 31 mai 2011). Il s’agit alors de comprendre que ce résultat sportif — partagé entre une note technique valorisant la performance athlétique et, dans le sillage des premiers spectacles grandioses des premiers « ballets nautiques », une note artistique soulignant l’expressivité musi-chorégraphique — résulte en bonne partie du travail particulier réalisé par ce compositeur (Règlement 2010 de natation synchronisée, 10).

L’activité cardinale d’un « technicien spécialiste »

Les choix posés par le compositeur et les entraîneuses reposent à la fois sur leur compréhension des conditions acoustiques de diffusion et de réception des musiques de ballet et leur connaissance des conventions musi-chorégraphiques en vigueur dans ce monde sportif. Les entraîneuses soulignent ainsi qu’« [i]l ne faut pas rester dans le domaine de la jouissance personnelle parce qu’il faut être artiste et tout ça. On fait aussi du sport et faut que ce soit de la performance » (G., entraîneuse de l’équipe de France, réalisé le 11 février 2011). Le thème selon lequel, en natation synchronisée « la musique est performance ou […] n’est pas performance » (C., entraîneuse de l’équipe de France, réalisé le 21 octobre 2011) est repris et varié par l’ensemble des entraîneuses. Dans le travail de création collectif, il est alors question d’« entendre », mais aussi de « s’entendre ».

Entendre

Si « la musique est performance », c’est parce qu’elle permet aux nageuses de synchroniser leurs mouvements sous et hors de l’eau. La coexistence dans cette discipline sportive de ces deux registres de perception, aérien et subaquatique, nécessite un arbitrage entre ce que peuvent « entendre » les nageuses et ce qui sera entendu par le public. Pour comprendre cette « écoute de nageuse » (Kirchberg 2015) tout à fait singulière et développer ses savoir-faire de mixage sonore en conséquence, le compositeur s’est immergé, dès les premiers mois de sa collaboration avec l’équipe, dans les bassins de l’INSEP. Il voulait « écouter ce qui se passait pour voir effectivement quels étaient les problèmes auxquels [les nageuses] étaient confrontées » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 5 octobre 2010). Pour veiller au confort auditif des nageuses et rendre la musique audible malgré sa diffusion et son écoute subaquatique, J. a incorporé un « entendre athlétique » singulier. Celui-ci lui permet d’atténuer les fréquences sonores adéquates, d’adapter les nuances des musiques de ballet et de réaliser des choix d’orchestration et de mixage qui privilégient, comme dans le cas du ballet Les Éléments, l’insertion de nombreux sons percussifs dans un registre aigu à même de ponctuer les parties du discours musical considérées comme des repères auditifs particulièrement importants pour les nageuses, bien que ces aménagements soient parfois réalisés à son corps défendant[17].

Pourtant, la situation de ce compositeur diffère de celle des « musicos » étudiés par Becker (1985) et Perrenoud (2007, 2003), qui mobilisent le repli derrière une posture de « compétence professionnelle » pour supporter le poids d’une activité trop dévalorisée où la musique n’est qu’accessoire (Perrenoud 2013, 95). Dans cette discipline sportive dont la dimension artistique ne cesse d’être mise en avant et où l’on convie les athlètes à « une recherche musicale adaptée accentuant la dimension artistique du ballet, lui donnant du sens » (Capron 2000, 65), les compositions du musicien ne sauraient être totalement réduites à une valeur d’usage (rythmer le mouvement et permettre la synchronisation des nageuses). On restreindrait alors la compréhension du travail réalisé par le compositeur à l’implémentation sonore de contraintes sportives visant à soutenir la performance corporelle. Ce serait méconnaître le fait que, si pour les entraîneuses, « la musique est performance », ce n’est jamais pour les réponses physiologiques ou psychophysiques (perception de l’effort ou consommation d’oxygène par exemple) qu’elle pourrait générer (Terry et collab. 2020). Cette affirmation tient au fait que les règlements auxquels se réfèrent les juges pour attribuer la note artistique de chaque ballet insistent sur l’importance d’un support sonore qui « suggère le choix d’une qualité gestuelle » (Règlement 2009 de natation synchronisée, 16) et invitent à « l’exploitation de séquences musicales variées » (Règlement 2010 de natation synchronisée, 10) sans laisser pour autant présager des styles à adopter, des instrumentations à privilégier, ou des structures musicales à préférer. Outre sa compréhension des contraintes sportives et acoustiques liées à cette pratique, ce musicien fait donc siens des schèmes d’appréciation spécifiquement en vigueur dans ce « monde » sportif. Il sait alors, grâce à son bagage technique de musicien et de mixeur sonore, transposer musicalement des codes esthétiques déterminants pour les résultats des équipes qui dénotent. Là réside la deuxième facette des conditions de la collaboration interdisciplinaire au sein de cette équipe, qui justifie le sous-titre contradictoire de cette section : l’activité cardinale d’un technicien spécialiste.

S’entendre

Dans ce contexte sportif et artistique, la technicisation du travail demandé au compositeur ne réduit pas, aux yeux des entraîneuses, son activité à celle d’un simple exécutant : « Au début j’intervenais comme technicien. Mais maintenant on essaye de justement, j’essaie de leur proposer des choses plus élaborées aussi » (J., compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010). La capacité de ce musicien à remanier des musiques à l’aune des conditions acoustiques de leur diffusion et de leur réception et à accepter de mettre en oeuvre des formules musi-chorégraphiques[18] typiques de la discipline (Kirchberg 2014), en passant outre certaines de ses convictions esthétiques, n’entre pas en concurrence avec l’identité artistique qui lui est attribuée au sein de la discipline. Ce savoir-faire agit plutôt comme une valeur ajoutée au crédit de ce compositeur qui « comprend ce qu’on lui demande » et est à même de répondre au « travail particulier qui lui est demandé » (H., entraîneuse de l’équipe de France, 22 février 2010). Le musicien saisit le vocabulaire vernaculaire de la discipline, s’adapte aux contraintes sportives et, plus encore, entend les conventions stylistiques qui doivent s’y attacher. Il sait composer pour mettre en valeur une « nova trois spires[19] », connaît immédiatement la durée d’un « ballet technique » ou « combiné », s’ajuste à la temporalité du calendrier des échéances sportives, comprend ce qui « gratifiera l’oreille de juges » (A., entraîneuse de l’équipe de France, réalisé le 19 décembre 2012).

Qui plus est, ayant passé de nombreuses heures dans les bassins avec les nageuses, il comprend ce qu’est l’« oreille de nageuse » (Kirchberg 2015) et sait, par exemple, adapter l’orchestration d’une composition pour contrer l’effet du « bouillon[20] ». Riche de ce capital (très !) spécifique, le musicien devient plus que du personnel de renfort aux yeux des entraîneuses. Dans les limites du petit « monde » formé autour des bassins de l’INSEP, le « compositeur-oublié-des-articles-de-journaux » est certes qualifié de « technicien spécialiste » (G., entraîneuse de l’équipe de France, réalisé le 11 février 2011), mais aussi reconnu comme celui qui « apporte son oreille de musicien […] sans lequel on ne pourrait pas… [faire aboutir les projets de composition] » (H. entraîneuse de l’équipe de France, 22 février 2010). Dans les limites prescrites par les règlements sportifs, ces interactant·es ne cessent de négocier des compromis pour se créer un espace artistique qui permette à chacun·e de pouvoir endosser adéquatement son rôle (musicien-créateur ou entraîneuse). Les négociations interdisciplinaires auxquelles ils et elles se livrent ne se maintiennent donc qu’au prix de stratégies assez similaires à celles des artistes et des informaticien·nes qui collaborent dans les arts numériques (Fourmentraux 2008).

Alors que l’organisation matérielle et temporelle du processus de création ne fait que peu de cas de son rythme de travail et que les contraintes techniques liées à l’activité de composition sur ordinateur ne sont pas toujours prises en considération par les entraîneuses, le compositeur insiste sur sa connaissance des codes en vigueur dans la discipline et sur sa familiarité avec les attentes des acteur·rices de ce monde (juges, entraîneuses, nageuses) pour faire reconnaître la part cardinale de son activité dans le processus de création musicale.

Ici se résout le chiasme qui introduisait ce développement puisque le musicien est alors présenté durant les entretiens comme « le musicien spécifique du pôle synchro ». Dès lors, réapparaît sur le devant de la scène sociale l’activité artistique essentielle qu’il accomplit pour l’équipe de France. Le passage par le registre de description de son activité en termes de « service artistique » lui sert donc aussi à faire reconnaître le rôle cardinal qu’il endosse au sein de cette équipe sportive. Au-delà de la seule réalisation d’un inévitable « sale boulot[21] », ce musicien s’engage dans le processus de création et se ménage des espaces de liberté pour faire entendre son propre son.

Le retour du régime de singularité

Lorsque le compositeur comprend les enjeux des demandes musicales qui lui sont formulées, ce qu’il appréhendait comme des contraintes passablement irritantes devient au fil de la collaboration une convention partagée : une règle à l’efficacité technique et symbolique éprouvée. Contre toute attente, ces techniques parfois routinières, frustrantes et visant la satisfaction des entraîneuses sont alors dotées d’une fonction d’émancipation dans le travail de ce compositeur.

De la même manière que les « routines du métier » des artisans observés par Anne Jourdain (Kirchberg et Robert 2014, 45) et les « savoir-faire » étudiés par Richard Sennett (Sennett 2010, 286), les conventions musi-chorégraphiques de la natation synchronisée sont présentées par le compositeur comme les catalyseurs de son processus créateur qui l’amènent à « chercher » et « essayer de trouver des solutions nouvelles » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 31 mai 2011).

Le compositeur se donne donc comme objectif de « trouver un subterfuge pour que sous l’eau elles entendent aussi [tout en] évitant de dénaturer trop la musique » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 9 octobre 2009). Ce n’est que lorsqu’il évoque sa connaissance et son aisance à se jouer de ces contraintes que le régime de singularité (et l’archétype artistique du « génie » qui s’y rattache) fait à nouveau surface dans ses propos :

Je crois que c’est bien les contraintes aussi. […] Le génie c’est aussi d’être capable de composer pour un seul instrument. Les gens qui ont fait ça étaient souvent des génies. Le génie il n’est pas dans l’accumulation si tu veux, il est dans le ciblage.

J., compositeur de l’équipe de France, 31 mai 2011

Comme chez les compositeur·rices contemporain·es répondant à une commande d’état, les conventions de ce milieu ne semblent donc pas « vécue[s] comme une entrave à la création [mais bien comme] un déclencheur du processus créateur, ou un élément qui pousse le compositeur à explorer un terrain inconnu[22] » (Fryberger dans Kirchberg et Robert 2014, 64).

Le musicien de l’équipe de France fait part d’« envies » et d’ambitions artistiques qui dépassent les seules contraintes du « service » ou de l’« abandon de soi ». Alors que le compositeur « pourrait se contenter de ne faire que du service sans se mouiller », il mentionne avoir choisi d’être « plus dans la création désormais » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 5 octobre 2010). L’innovation, l’inventivité, les risques esthétiques que le sens commun associe à l’activité de création artistique réapparaissent ici dans le discours du compositeur, de même que le registre de l’idiosyncrasie qui ponctue de nombreuses séances d’entretien :

Ce qui se passe ici c’est que c’est moi qui joue en direct encore une fois et je suis[23] la musique. […] Avant on mettait des musiques bout à bout alors que là il y a quand même un travail pour que les musiques aillent ensemble, j’ai rajouté des plages que j’ai interprétées moi-même que j’ai superposées sur certains passages.

J., compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010

Le compositeur souligne, de façon explicite, l’importance qu’il accorde à ses compositions en établissant avec « ses sons » une relation métonymique : « Ce que tu entends, c’est moi. C’est l’instrument qui est là-bas, l’instrument en bois [Silence] Ça c’est encore moi. [Silence, nous continuons d’écouter la musique] Ça c’est encore moi en partie » (J., compositeur de l’équipe de France, 19 décembre 2012).

« Mon son … »

Sa pugnacité à attirer l’écoute sur les passages de sa composition dans les arrangements ou les reprises qu’il réalise pourrait certes s’expliquer par sa volonté de réaliser la description la plus complète qui soit de son travail. Pourtant, en attirant l’attention sur « son propre son », le musicien dit également « j’existe et je m’exprime ». Alors que l’insistance qu’il manifeste à faire comprendre la « technicité du montage » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 5 octobre 2010) d’un extrait de ballet semblerait circonscrire son activité à la seule réalisation rébarbative d’une tâche de « collage musical », cette insistance sur les détails des transitions qu’il compose (choix de timbre, qualité des effets appliqués à chaqued son utilisé) devient le prétexte à une autre démonstration. Celle-ci fait apparaître comment, à l’échelle d’un son, ce musicien se fait créateur :

Pour ce qui concerne la natation synchronisée, tous ces petits sons-là ce sont des banques de sons d’instruments de musique. […] Après ta note tu peux la traiter, tu peux la réorganiser, tu peux la mettre dans un contexte différent, etc.

J. compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010

L’analyse produite par le compositeur est recentrée sur les prétextes sonores dont il se saisit pour exprimer sa créativité au-delà des contraintes de la technique et des attentes sportives. Les sons qui lui sont imposés (banques de sons, extraits musicaux à arranger) sont transformés en matériau, retravaillés et modelés de telle sorte à être considérés eux-mêmes comme des compositions[24] qui feront la différence lors de l’attribution à l’équipe de sa note artistique. Ce retour analytique centré sur les détails de ses orchestrations est alors le prétexte d’une mise en conformité avec le discours artiste, passant par les registres de la singularité et de la prise de risque mobilisés depuis le xviiie et le xixe siècles par les créateurs. Cette logique singulariste occultée par le vocabulaire des activités méprisées et laborieuses qu’utilisait jusqu’alors le musicien réapparaît ici. Les « petits trucs-là » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 31 mai 2011), ces « petits bruits inimaginables » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 5 octobre 2010), travaillés et disséminés dans les créations du compositeur et qui lui permettent de s’émanciper d’un cahier des charges musical parfois écrasant, sont soulignés par ses soins dans chaque entretien. Ces formules font entendre ce qui, dans les musiques de ballet, relève de sa propre interprétation sur divers instruments exposés dans son salon et sont efficaces à double titre. Affermissant son authentique « nature » de musicien, elles signalent tout à la fois ses compétences d’interprète et invitent à remarquer sa part créatrice dans les musiques qu’il compose. À la manière des potiers évoqués par Richard Sennett, le compositeur parsème ses créations de poinçons musicaux proclamant « […] feci : “c’est moi qui l’ai fait”, “je suis ici, dans cet ouvrage”, autrement dit “j’existe” » (Sennett 2010, 180).

« Leurs goûts » d’entraîneuses, tout d’abord présentés comme imposés, deviennent alors, « nos goûts » : les canons d’une esthétique propre à ce domaine sportif :

C’est un peu dur ce passage de Carmen à la fanfare. […] C’est vrai que dans le contexte quand tu es musicien tu te dis : « Ha merde. » Mais bon, quand ça passe dans le contexte de la natation synchronisée, ça passe. Au début aussi j’étais comme toi.

J. compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010

C’est alors à partir de ces conventions tout à fait singulières que le compositeur travaille (et se prend parfois au jeu de la compétition) jusqu’à associer « ses » musiques aux performances de l’équipe de France : « Elles ont fait quatrièmes avec cette musique de ballet [La musique du ballet court des Jeux Olympiques de Sydney en 2000]. C’est le meilleur résultat en équipe qui n’ait jamais été fait[25] » (J., compositeur de l’équipe de France, 5 octobre 2010).

Conscient des contraintes de formes, de timbres, de rythmes et de mélodies à l’oeuvre dans ce « monde », le compositeur « braconne » (De Certeau 1990, 250-254), à l’instar des compositeurs étudiés par Annelies Fryberger (Fryberger dans Kirchberg et Robert 2014), ou des tatoueurs observés par Valérie Rolle (2013), des espaces de liberté au sein desquels s’exprime alors sa « personnalité » de créateur, son « moi » sonore. Son travail à l’échelle d’un son devient un espace de création à l’échelle individuelle et engage la chercheuse, sociomusicologue, à tendre l’oreille vers cette singularité.

Conclusion : La dramaturgie sociale d’une activité de « service artistique »

Reprenant la formule de Françoise Escal (1984), qui attire l’attention sur le « double sens transitif et intransitif du terme composer », nous avons montré comment chacun·e des protagonistes de notre enquête « compose avec » les autres, musiciens et entraîneuses. Les observations réalisées sur le processus de création collectif mis en oeuvre par l’équipe de France de natation synchronisée permettent de saisir les arguments que mobilise le compositeur pour qualifier son travail au sein de l’équipe de France de « création appliquée » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 31 mai 2011). De la sorte, cet article s’inscrit dans le sillage d’autres travaux sur les espaces professionnels du service qui ouvrant le possibilité de « penser l’artisanat musical autrement que comme une modalité d’exercice exclusivement mineure ou déclassée » (Perrenoud 2013, 86). La juxtaposition de ces deux termes, création et appliquée, entre invention et adaptation à un cahier des charges très détaillé, traduit et synthétise la réalité dépeinte au cours de cet article. On peut y saisir la richesse et l’ambiguïté des rôles investis par le compositeur qui balance entre « ne pas avoir d’état d’âme » et « s’y retrouver sur le plan artistique » au point d’« être le son ». L’évocation des réticences à « enlever des temps dans Mozart », le bonheur de faire partie de la performance et la pugnacité qu’il déploie à faire entendre son « son », émaillent les entretiens. Ceux-ci mettent en exergue les paradoxes de la situation de service artistique dans laquelle se trouve ce musicien voulant que « ce soit le mieux possible » et devant alors faire des compromis entre ce qui est « le mieux pour elles » et ce qui lui permet de s’accomplir artistiquement (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 31 mai 2011).

« Lâchant prise » face aux remarques des entraîneuses, mobilisant son savoir technique pour leur « prêter sa main », « saisissant » les enjeux des musiques de ballet et « façonnant » le matériau musical, le compositeur est alors un « homme de main », au sens où Richard Sennett (Sennett 2010b, 20) l’entend, conciliant, au même titre que les artisans d’art, la compétence technique, le jugement critique et l’engagement artistique. Dans l’arbitrage de ces postures que le sens commun opposerait se manifeste la double transaction identitaire à laquelle le compositeur se livre pour se maintenir aux croisements des marges des mondes de la musique et du sport. Témoignage des « deux processus hétérogènes » (Dubar 1992, 520) à l’oeuvre dans les socialisations professionnelles, les choix posés par le compositeur au cours du processus de création musicale puisent donc leurs justifications sur un continuum tendu entre deux registres lexicaux repérés tant dans les propos du musicien que dans les témoignages des entraîneuses. Le premier met l’accent sur toute l’abnégation dont les membres de l’équipe font preuve dans la réalisation de tâches infra dignitate (Hughes 1996, 81). Le second souligne la pertinence de l’activité qu’ils déploient au sein de cette équipe sportive et éclaire les espaces d’expression qu’ils se ménagent à travers la somme de conventions formelles et esthétiques propres à l’univers des compétitions sportives de natation synchronisée. Ce balancement permet de saisir tout à la fois les dimensions « subjectives » (négociations avec soi-même) et « objectives » (négociation en interactions) des délibérations, des ajustements et des compromis qui participent de la construction continue de l’identité professionnelle de ce musicien au long d’un processus de création partagé.

Le cadre sportif qui sert de toile de fond à l’accomplissement de son activité créatrice imprime donc durablement sa marque sur les formes identitaires auxquelles le musicien peut se rattacher dans l’exercice de son travail de compositeur. Si ses qualités sont reconnues par les membres de l’équipe de France qui travaillent en étroite collaboration avec lui, si sa connaissance des ressorts techniques de la discipline fait de lui l’habile maestro d’une composition idiosyncratique, cet espace social reste un monde de l’entre-deux dont les compétences techniques et la singularité expressive ne sont pas transposables hors de ses frontières sportives. Ces sons, qui dépassent leurs propres caractéristiques acoustiques et esthétiques pour prendre une dimension identitaire, permettant au compositeur de proclamer « je suis le son » (J., compositeur de l’équipe de France, réalisé le 5 octobre 2010), et ce, en dépit des contraintes qui s’imposent à lui, sont-ils entendus comme tels au-delà des frontières de cette discipline sportive ?

Ni totalement reconnu dans le monde plus large de la natation synchronisée ni constamment en accord avec les normes du monde au sein duquel il s’est formé, ce « compositeur-pour-des-sportives » s’inscrit dans une forme d’activité qui risque de le marginaliser à tous les coups. Lorsque ce compositeur accepte de faire siennes et contribue à l’évolution des conventions musi-chorégraphiques de cette discipline, c’est en redoutant d’être relégué par ses pairs musicien·nes aux frontières des mondes de l’art. Les variations[26] sur le mode du « sale boulot », « bon boulot » ou « vrai boulot », qui transparaissent dans la façon dont le compositeur qualifie sa part dans les processus de création musicale, témoignent en effet de la façon dont l’engagement du compositeur dans cette tâche de service créateur est éprouvé.

En contribuant à la connaissance de la « diversité interne de l’espace musical » (Perrenoud 2013, 85), cette recherche contribue à l’étude du drame social du travail dans lequel jouent certain·es compositeur·rices contemporain·es appelé·es à agir dans des espaces sociaux (sport, publicité, jeux vidéo, cirque, etc.) dont les attentes et les procédures de reconnaissance se superposent imparfaitement avec celles ayant cours dans les instances canoniques de formation et de reconnaissance des mondes de la musique.