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Dans un contexte de sensibilisation grandissante aux enjeux de décolonisation des savoirs et de l’enseignement au sein des universités (Battiste 2013 ; Louie et collab. 2017 ; Pidgeon 2016 ; Tuck et Yang 2012), un nombre croissant de professeures et professeurs, au Canada comme ailleurs, cherchent à repenser leur rapport à une histoire de la musique centrée sur la tradition européenne (Attas 2019 ; Bradley 2012 ; Campbell et collab. 2016 ; Madrid 2016 ; Shahjahan et collab. 2022). En musicologie, une discipline enracinée dans les épistémologies de l’Europe du xixe siècle, les voix sont variées et les idées, qu’elles soient radicales, modérées ou conservatrices, se croisent et s’influencent mutuellement. Ces débats incitent à réfléchir sur la manière de conceptualiser l’histoire de la musique occidentale et à en revisiter les approches pédagogiques, pour ainsi en approfondir et en élargir la compréhension dans sa dimension globale (Strohm 2018 ; 2019).

Plusieurs initiatives sont en place pour repenser les cours d’histoire de la musique au niveau post-secondaire telles que le projet subventionné « Changing Colonial Narratives in Eurocentric Music History[1] », lequel rassemble les coautrices de cette publication. Nous sommes trois professeures d’universités canadiennes enseignant l’histoire de la musique dite « classique » ou « savante » occidentale et une doctorante en musicologie : Margaret E. Walker à Queen’s University (Kingston, Ontario), D. Linda Pearse à Mount Allison University (Canada Research Chair in Music, Contact, and Conflict ; Sackville, Nouveau-Brunswick), puis Sandria P. Bouliane et Sarah-Anne Arsenault à l’Université Laval[2] (Québec, Québec). Ces dernières années, nous avons, chacune à notre manière, entrepris un processus de réflexion sur la transformation du contenu de nos cours et de nos recherches dans le but de nous ouvrir à une histoire plus complexe et diversifiée[3]. Notre projet vise donc à approfondir notre compréhension des enjeux et des points de vue critiques en histoire de la musique — qu’ils soient inclusifs, décoloniaux, globaux ou locaux — et à explorer des approches pédagogiques adaptées qui puissent contribuer efficacement à l’enseignement de l’histoire de la musique[4].

Deux constats ont motivé la rédaction de cet article. Premièrement, bien que la recherche des trente dernières années ait généré une abondance de travaux et d’initiatives remettant en cause ou bouleversant le récit prédominant, l’intégration de ces perspectives dans les salles de classe ne va pas de soi, semble encore marginale et demeure un défi. Deuxièmement, la composition bilingue de notre équipe a permis d’observer que ces travaux sont très majoritairement publiés en anglais et qu’il était pertinent d’ajouter sur ces questions une voix de plus en français. Ces constats soulèvent des questions importantes sur l’accessibilité et la disponibilité des sources et des ressources, ainsi que sur les obstacles limitant la révision de l’enseignement de l’histoire de la musique, en particulier au sein des institutions postsecondaires du Canada.

Ce texte n’offre pas un panorama exhaustif de l’état actuel de la recherche et de la pratique, mais les lecteurs et lectrices y trouveront rassemblées une variété de sources jugées pertinentes pour approfondir la réflexion sur l’enseignement de l’histoire de la musique. À partir de ces sources et de nos expériences, nous soulignerons l’importance d’examiner les fondements du récit prédominant, de situer et de positionner son approche, et d’avoir recours à un éventail de ressources pédagogiques.

Survol historiographique : pourquoi modifier nos cours ?

Au Canada, comme aux États-Unis, la plupart des programmes d’études postsecondaires en musique mettent l’accent sur le répertoire musical classique de l’Europe de l’Ouest (Baumer 2015 ; Walker 2021). Cette orientation reflète une réalité culturelle qui se manifeste dans la programmation des orchestres symphoniques et des salles de concert (Dharmoo 2019), dans les choix de financement des organismes culturels[5], dans les critères d’évaluation des examens et des prix de Conservatoire (Bradley 2012 ; Loep Theissen 2021) et dans le type de musique enseignée aux enfants et adultes amateurs et amatrices (Hess 2018 ; 2017). À une étape ou l’autre de leur parcours, les élèves auront à se familiariser avec les savoirs et les valeurs liés à ce répertoire :

la virtuosité technique, la complexité harmonique, l’accord tempéré standardisé, la notation écrite, la fidélité à la partition, l’autorité du compositeur, un canon de grandes oeuvres produites par des compositeurs prodiges, la spécialisation par rôles et par sous-champs, l’élitisme de statut de la haute culture, le progrès mené par l’innovation des compositeurs individuels, et un talent artistique apolitique et transcendantal[6].

Hill 2009, 211

Comprendre comment, quand et par qui les valeurs et les récits ont été élaborés et institutionnalisés est une démarche historiographique nécessaire pour initier les élèves aux enjeux de production de la connaissance et à la construction du canon musical occidental. Cela implique non seulement de réfléchir aux personnes et aux oeuvres qui sont incluses ou exclues dans ce canon, mais aussi de comprendre quelles cultures et quels genres ou styles musicaux sont marginalisés et pourquoi. Expliquer aux élèves que tous les récits historiques, musicaux ou autres, sont les produits de leur contexte temporel et géographique spécifique, c’est aussi leur permettre de concevoir la connaissance en histoire et en musicologie comme fluide et partielle plutôt que comme une entité figée et totalisante. Une telle approche pédagogique semble ouvrir la voie à une appréciation critique plus juste des courants musicaux, c’est-à-dire mieux située et plus nuancée.

La démarche que nous proposons ici ne consiste pas à rejeter d’emblée le modèle existant, mais plutôt à exploiter sa prédominance comme un levier stratégique de changement ; c’est-à-dire de s’engager activement dans les structures courantes pour amorcer des changements au sein même du récit et des pratiques établies. Autrement dit, il s’agit d’utiliser le récit dominant pour révéler et critiquer les inégalités de pouvoir et de représentation, notamment celles liées au genre ou celles exacerbées par le colonialisme (ethniques, classes, langues, etc.). En adoptant cette approche, le travail historiographique devient une étape réflexive et critique essentielle pour poser les assises d’un cours d’histoire de la musique, en l’occurrence, un cours axé sur la musique classique occidentale. Dans cette optique, plusieurs articles scientifiques récents offrent des analyses historiographiques approfondies sur les fondements et l’évolution de la musicologie, envisagée comme pratique historique, scientifique et discipline institutionnalisée[7]. Les paragraphes suivants proposent une vue d’ensemble pour en faciliter l’intégration dans un cours de premier cycle universitaire.

Le récit considéré comme « dominant » l’est dans la mesure où il est adopté non seulement par les institutions européennes qui ont vu naître les compositeurs et les oeuvres de son canon, mais aussi dans des régions non occidentales où il se perpétue souvent par la reproduction de son système de valeurs[8]. Ce récit expose l’évolution présumée de « La Musique » depuis ses débuts « primitifs » jusqu’à son apogée dans la musique de concert du milieu du xixe siècle. Déjà au xvie siècle, le « discours des origines » engage un débat sur :

la volonté d’introduire une vision généalogique dans l’interprétation des origines de la musique. […] Aux xviie et xviiie siècles, les historiens de la musique [ordonnent] l’évolution dans un devenir progressif : l’intérêt [est] de montrer comment [s’est] élaboré ce progrès pour aboutir à la perfection du présent ou d’un passé récent.

Vendrix 2004, 634 et 638

Un siècle plus tard, Guido Adler et ses contemporains (Spitta, Schenker, Chrysander) adoptent des méthodologies empruntées aux sciences naturelles pour concevoir l’étude « scientifique » de la musique (Mugglestone 1981). Ce cadre téléologique s’établit alors autour des « classiques », décrits comme « des oeuvres universelles qui constituent le bien commun de l’humanité, mais aussi un patrimoine national » (Vendrix 2004, 636).

C’est ainsi, dans la deuxième moitié du xixe siècle, que sont publiées les premières Gesamtausgabe, Complete Words Editions ou Éditions complètes d’oeuvres de compositeurs (tels que Bach, Händel, Palestrina, Beethoven et Mozart), les Monuments of Music ou les collections nationalistes (telles que Denkmäler Deutscher Tonkunst en 1892 et Denkmäler der Tonkunst in Österreich en 1894) et les panoramas historiques ou dictionnaires allemands et anglais comme Brendel (1860), Grove (1879-1900) et Naumann (1885). En France, les musicographes contribuent au récit avec des ouvrages tels qu’Histoire de la symphonie à orchestre de Marie Bobillier[9] (1882), Histoire de la musique d’Henri Lavoix (1884), Histoire de l’opéra avant Lully et Scarlatti de Romain Rolland (1895) ou Histoire de la musique, des origines à la mort de Beethoven de Jules Combarieu (1913). De nombreuses biographies de compositeurs s’ajoutent à la liste (voir Wiley 2008), dont plusieurs font toujours autorité. À titre d’exemple, la biographie critique Vie de Beethoven de Romain Rolland, publiée originellement en 1903, a de nouveau été éditée par Bartillat en 2019[10]. Jusqu’au milieu du xxe siècle, la recherche et l’enseignement en musicologie se sont principalement concentrés sur les mêmes figures de « maîtres », « hommes » et sur des oeuvres qualifiées de « chefs-d’oeuvre » (Helm 1994 ; Karnes 2008 ; Wilfing 2021).

Dans les années 1980 et 1990, la musicologie intègre des perspectives critiques et interdisciplinaires en mettant l’accent sur le contexte culturel, social et politique de la musique, comme l’illustrent les publications influentes de Joseph Kerman (1985), Susan McClary et Richard Leppert (1987), Lawrence Kramer (1990), Carolyn Abbate (1991), Katherine Bergeron et Philip V. Bohlman (1992). Ce mouvement, appelé New Musicology, « a été une prise de conscience de la part de la musicologie sur la nécessité de poser des questions fondamentales sur sa propre activité : sur le canon musical, sur son eurocentrisme, sur le pourquoi de ses démarches » (Goldman 2010, 137). Le rejet du positivisme et la montée de l’analyse critique ont ouvert la voie aux études sur le genre (gender studies ; McClary 1991 ; Brett, Wood et Thomas 1994, etc.), sur la race (race studies ; Maultsby 1983 ; Wright et Floyd 1992 ; Lewis 1996, etc.) et sur les musiques populaires (popular music studies ; Frith 1981 ; Shepherd 1982 ; Middleton 1990, etc.). Malgré cela, comme en témoignent des ouvrages reconnus (notamment Wodon 2014 ; Seaton 2016 ; Burkholder, Grout et Palisca 2018 ; Taruskin et Gibbs 2019 ; Brisson et Thiébaux 2020), l’introduction de ces perspectives récentes dans les programmes d’enseignement demeure difficile (Attas 2019 ; Walker 2020).

Nous nous retrouvons ainsi devant un enjeu de taille : selon une enquête menée par Margaret Walker en 2020[11], plus de 200 professeures et professeurs d’histoire de la musique du Canada et des États-Unis soutiennent qu’il est important d’inclure de nouvelles perspectives et de nouveaux récits historiques au sein de leurs cours, mais se sentent dépourvus de la formation, de l’expertise ou de la confiance nécessaires pour évaluer et intégrer efficacement ces recherches dans leurs cours. En conséquence, la plupart des musiques non occidentales, traditionnelles ou populaires restent regroupées au sein de cours complémentaires (« musiques du monde », « cultures musicales du monde », « musique populaire et société », etc.), limitant ainsi les possibilités de mettre en lumière leur mode de coexistence, présente ou passée, avec la musique classique occidentale (Figueroa 2020 ; Hess 2015).

Face à ce constat, comment les cours d’histoire de la musique peuvent-ils s’affranchir du récit téléologique issu du xixe siècle et éviter un historicisme fondé sur l’idée de progrès et d’évolution ? Comment peut-on reconnaître les influences extérieures (musiques locales, musiques non occidentales, musiques orales ou populaires) ainsi que les musiques, les cultures et les individus marginalisés pour enrichir et diversifier les contenus et les pratiques des programmes en musique ? Pour répondre en partie à ces questions fondamentales, bien qu’il n’existe pas de solution unique, il nous semble que l’initiation à l’historiographie permet aux professeures et professeurs d’aborder les raisons concrètes pour lesquelles des oeuvres, compositeurs ou compositrices ont été inscrits dans le récit, tandis que d’autres en ont été écartés. Selon notre expérience, ce n’est qu’après avoir pris acte de ces questions historiographiques, du fait que des critères et valeurs implicites ou explicites fondent certains choix épistémiques, que les élèves parviennent à saisir l’idée que l’histoire de la musique est un construit culturel et scientifique. En résumé, le défi consiste à présenter aux élèves la complexité des défis qu’engagent les bouleversements paradigmatiques en histoire de la musique, et à leur expliquer que cette dernière gagne à être étudiée à travers plusieurs perspectives.

Transformer un cours d’histoire de la musique occidentale : outils théoriques et pratiques

Ces dernières décennies, la critique de l’eurocentrisme et de l’androcentrisme a généré des ressources pédagogiques importantes — quoique majoritairement en anglais — pour guider la révision des contenus de cours. Six volumes édités, et un septième à paraître, se concentrent sur la pédagogie de l’histoire de la musique (Natvig 2002a ; Briscoe 2010 ; Davis 2012 ; Balensuela 2019 ; Davis and Lynch 2022 ; Morgan-Ellis [2024]), et tous comprennent des chapitres qui cherchent à élargir, à remettre en question ou à démanteler le récit traditionnel (Natvig 2002b ; Douglas 2010 ; Zeck 2019 ; Elliot 2010 ; Chen 2022). Plusieurs travaux traitent des théories et des philosophies de la pédagogie (Seaton 2010, 2015 ; Stauffer 2010 ; Maiello 2013 ; Lowe 2015) et encouragent le décloisonnement des disciplines (Cook 2008 ; McPhail 2013 ; Meyer 2016). D’autres abordent les questions de justice sociale et d’équité (Moore 2017b ; André 2019) ou répondent aux divers besoins pressants de révision de l’étude de la musique de manière plus générale (Campbell, Myers et Sarath 2016 ; Moore 2017a). Enfin, plusieurs sites Web liés à des projets interuniversitaires ou en partenariat avec le milieu extra-universitaire donnent accès à des ressources précieuses pour ces initiatives : Inclusive Early Music Collective (Honish, Zanovello et collab., s.d.) ; Beyond Tokenism (Hung et collab., s.d.) ; Equality, Diversity, and Inclusion in Music Studies (Minors, Nooshin et collab., s.d.) ; Présence compositrices et l’outil « Demander à Clara » (Bodin et collab., s.d.) ; Music By Women. Advocate, Educate, Empower (Murdock, Parsell et collab., s.d.). En s’inspirant de ces sources et de nos pratiques, nous présentons dans ce qui suit une sélection d’outils théoriques et pratiques utile à la mise en oeuvre de possibles transformations des cours d’histoire de la musique classique occidentale.

L’importance de situer et de positionner son approche

Une première étape dans ce processus consiste à engager un rapport réflexif par la prise de conscience de ses propres dispositions et subjectivités quant au contenu du cours. Dès la première séance, il nous semble important que la professeure ou le professeur engage un dialogue avec les élèves afin de situer de manière explicite l’approche adoptée dans le cours. Cette transparence face à sa formation ou son domaine d’expertise et face aux contraintes contextuelles, institutionnelles ou externes (systémiques) (McGowan et collab. 2020) permet de mettre en lumière le défi de la sélection des contenus et les choix effectués dans l’élaboration du plan de cours. Des chercheurs comme Robinson (2020) et Kishimoto (2018) soulignent l’importance de la positionnalité comme stratégie clé pour contester l’autorité traditionnelle (souvent européenne et masculine) dans la production de connaissances. Kishimoto introduit cette notion dans la salle de classe comme une partie cruciale du défi à relever face au « curriculum eurocentrique et [face aux] approches ahistoriques à l’éducation, à la discipline et au matériel de cours[12] » (Kishimoto 2018, 546).

Un exercice pédagogique de réflexion sur la positionnalité montre que le savoir n’est jamais neutre et encourage les élèves à prendre conscience de l’influence de leur propre position sur leur interaction avec le contenu du cours. En début de session, les élèves peuvent être invités à rédiger pour eux-mêmes une réflexion sur leur positionnalité puis, quelques mois plus tard, à examiner comment leurs expériences, leurs attentes et leurs préférences ont affecté leur perception du cours. Cette prise de conscience personnelle aidera ensuite les élèves à mieux reconnaître la posture subjective des auteurs et autrices des lectures au programme du cours et à savoir que les connaissances sont produites par des individus spécifiques, dans des lieux, des temps et des contextes particuliers. Cette démarche encourage l’autonomie des élèves, le développement de leur pensée critique et la prise en compte de leur contribution à l’élaboration de récits historiques et musicaux de demain (voir aussi Walker [2023]).

L’importance de la démarche réflexive

Cette volonté de reconfigurer le contenu des cours et les cadres théoriques n’est pas uniquement le fait des professeures et professeurs. Les élèves ayant un intérêt pour les enjeux touchant aux fondements épistémiques du savoir et pour les questions de justice sociale et d’équité sont parfois les moteurs du changement. Selon un sondage mené par deux membres de notre équipe, une majorité d’élèves manifestent un vif intérêt pour les cours d’histoire de la musique, tant sur le plan scolaire, professionnel que personnel[13]. Cet intérêt peut être un facteur déterminant du processus de transformation d’un cours, dans la mesure où l’implication des élèves est encouragée. Dans cette optique, les approches de pédagogie active nous semblent particulièrement pertinentes pour nourrir et maintenir leur engagement dans le cours. Elles favorisent les méthodes qui permettent aux élèves de s’approprier la matière en fonction de leur programme et de leurs aspirations professionnelles. Nous rappelons encore une fois ici l’importance d’initier les élèves à l’historiographie de la musique, de les faire réfléchir sur la construction des récits historiques et de les amener à comprendre comment le langage, la culture et le territoire façonnent l’appréciation même des oeuvres et des performances musicales.

Pour illustrer ce point, des discussions en classe sur des présupposés épistémologiques peuvent aider à expliquer les raisons pour lesquelles, dans le contexte canadien, les musiques locales, celles des peuples autochtones, mais aussi celles composées sur le territoire depuis les débuts de la colonisation, sont minorées ou absentes du récit prédominant. Plus largement, cette approche conduit à une réflexion sur la place accordée ou à impartir à : l’influence des musiques locales et leur interaction avec les grands courants musicaux ; la coexistence de traditions musicales diverses à une même époque ; l’impact des traditions musicales extra-européennes sur la musique classique occidentale ; et l’existence d’un répertoire d’oeuvres de compositrices et compositeurs issus de la diversité (par exemple, Chevalier de Saint-George, Samuel Colridge-Taylor, Florence Price, Nathanael Dett, Clarence Cameron White, William Grant Still, etc.).

Juliet Hess (2015) nous met toutefois en garde devant l’option consistant à « ajouter de la musique du monde [ou autre] et [à] remuer[14] » (Morton 1994). Autrement dit, il ne suffit pas d’ajouter quelques musiques « autres » pour résoudre les enjeux susmentionnés. Inspirée par les modèles théoriques des études de genre, Hess a identifié le modèle épineux du « musicien-touriste » qui positionne la musique occidentale comme étant « la norme » et les autres musiques comme étant marginales, voire insignifiantes (Hess 2015, 339). Or, il se trouve que les oeuvres ou les styles qui se trouvent au coeur même des canons sont historiquement issus de syncrétismes que l’on ignore ou que l’on a mis à l’écart dans le récit dominant. Pour éviter de percevoir les musiques « autres » comme des embellissements qui sont introduits aussi rapidement qu’ils sont délaissés, Hess considère qu’il est donc préférable « de penser largement à travers les catégories[15] » (Hess 2015, 341) pour concevoir un modèle comparatif dans lequel la musique est comprise comme une pratique sociale et relationnelle.

Étapes à apprivoiser et à franchir : l’exemple des « concepts seuils »

Les activités d’enseignement, d’apprentissage et d’évaluation doivent être envisagées comme des moyens de favoriser la participation pleine et volontaire des élèves au décloisonnement de l’histoire de la musique. Pour certains d’entre elles et eux, les cours peuvent toutefois introduire un contenu et des concepts qui dépassent leur zone de confort. En effet, il peut être intimidant d’appréhender pour la première fois les enjeux liés au genre, au colonialisme ou au racisme avec des élèves de premier cycle ; un inconfort peut être ressenti tant chez les élèves que chez la professeure ou le professeur. La théorie du seuil (Kent 2016), issue de la recherche sur l’enseignement supérieur, offre des pistes intéressantes à cet égard. Dans cette approche, les notions complexes telles que le genre, le colonialisme, le racisme ou même l’historiographie peuvent être considérées en tant que « concepts seuils » (threshold concepts), soit des idées qui représentent, de prime abord, un défi conceptuel pour les élèves, mais qui, une fois intégrées, transforment la perception du sujet enseigné. Selon cette théorie du seuil, l’intégration du concept se réalise en trois stades : pré-liminal, liminal (le franchissement du seuil) et post-liminal. Ces stades, parfois difficiles à identifier, peuvent être franchis à des moments différents pour chaque personne, tout comme ils peuvent ne jamais être franchis. Or, le stade liminal correspond typiquement à un sentiment d’inconfort[16], qu’il faut apprivoiser pour pouvoir le surpasser.

Au sein d’un cours, les concepts seuils peuvent agir comme des points de repère auxquels il est possible de revenir tout au long de la session. Par exemple, la lentille du colonialisme pourrait être employée à trois occasions : une première fois pour explorer la musique sacrée espagnole du début de la période coloniale au Mexique, une seconde fois pour expliquer l’opulence des maisons d’opéra anglaises au xviiie siècle, puis une troisième fois pour étudier les représentations d’autres cultures dans les opéras français du xixe siècle. Ainsi, petit à petit, les élèves se familiarisent avec ce nouveau concept, franchissent à leur rythme les différents stades et parviennent graduellement à dépasser leur inconfort. De ce fait, les concepts seuils aident les élèves à mieux comprendre l’importance de diversifier le contenu des cours. C’est aussi le cas avec le concept du genre : nous avons remarqué qu’après avoir examiné la production musicale des femmes de la période médiévale à la période baroque, les élèves ont commencé à comparer les rôles et l’apport créatif des femmes lors de discussions en classe et dans leurs travaux. Leur attention pour la question du genre s’est peu à peu intensifiée, dépassant la simple biographie historique pour s’inscrire dans des cadres véritablement critiques. Leur engagement pourrait donc être qualifié de post-liminaire. Cette expérience a également révélé que notre propre engagement à l’égard des concepts du genre et du colonialisme a eu un impact direct sur la facilité des élèves à intégrer l’espace liminal et à développer un intérêt envers les enjeux relatifs au canon, en vue de l’inclusion d’autres perspectives.

Les concepts seuils ne forment qu’un exemple parmi un ensemble d’outils théoriques permettant d’encadrer la transformation d’un cours d’histoire de la musique. Nous souhaitons ici insister sur le fait qu’il convient à chaque professeure et professeur de sélectionner les pistes conceptuelles qui lui semblent correspondre le mieux à son approche pour enrichir son enseignement. D’autres outils peuvent être tirés des diverses ramifications des théories critiques dont les études postcoloniales, la critical race theory ainsi que l’approche EDID (équité, diversité, inclusion et décolonisation)[17].

Cette année-là, en musique : activité de recherche au-delà des algorithmes (durée : 30 à 60 minutes)

Le choix des activités d’apprentissages est fondamental lorsqu’on souhaite aborder en classe la question du canon et des astuces pour en déroger. Une activité que nous avons intitulée « Cette année-là, en musique » peut être réalisée en classe, en petits ou grands groupes. À partir d’une recherche sur Internet, l’objectif est de dresser une liste d’événements musicaux associés à une année précise. Au premier tour, les élèves auront généralement trouvé des oeuvres rattachées aux grandes figures de l’histoire. En les invitant à fouiller davantage, cette fois en s’éloignant consciemment du canon, les recherches feront émerger des oeuvres, des personnes ou des manifestations musicales moins connues. Dans un troisième temps, en variant les moteurs de recherche, en effectuant des recherches dans d’autres langues[18] et avec un bon usage des opérateurs booléens, les élèves devront astreindre leurs recherches à la musique hors de l’Europe.

En testant l’activité pour l’année 1824, les élèves ont d’abord identifié des événements impliquant Beethoven, Chopin et Rossini. Dans un deuxième temps, les élèves se sont intéressés à une oeuvre de Clara Wieck Schumann, puis à la naissance de Bedřich Smetana. En redoublant d’efforts, une recherche plus ciblée a finalement révélé que 1824 marquait l’essor de la cueca chilienne ainsi que la création de cinq écoles de musique militaire au Caire (1824‑1834). L’activité s’est conclue par la recherche d’extraits sonores de musiques chiliennes et égyptiennes du début du xixe siècle. En proposant des méthodes et des outils de recherche en ligne appropriés, cette approche par étapes permet de souligner indirectement les enjeux liés à la construction du canon. Il s’agit également d’une occasion pour l’élève de plonger dans des ressources documentaires moins usitées, de réfléchir sur ses propres biais, d’observer la limitation des résultats selon le choix de la langue ou du moteur de recherche et de prendre conscience de l’influence des algorithmes sur la hiérarchisation des contenus en ligne (D’Iganzio et Klein 2020 ; Noble 2018).

Femmes à l’oeuvre : activité d’étude comparative (durée : 2 à 3 heures)

Pour sensibiliser les élèves aux inégalités de genre dans l’histoire de la musique, nous proposons une activité qui intègre l’étude d’un genre musical standard à travers une analyse comparative de deux oeuvres. L’exercice débute par une introduction au concept d’inégalité de genre en mettant l’accent sur les différences d’opportunités et de reconnaissance des compositrices au fil de l’histoire[19]. L’activité se poursuit avec l’étude comparative de deux compositions, l’une d’un compositeur et l’autre d’une compositrice, choisies en fonction de la période musicale étudiée. En mettant en lumière les contextes historiques et culturels dans lesquels ces oeuvres ont été créées, les disparités en matière d’éducation, d’accès à la publication et de réseaux professionnels sont soulignées. Il est également possible de réfléchir sur le rôle de ces facteurs culturels pour comprendre les normes de reconnaissance et les règles d’attribution de la consécration dans la constitution du canon par exemple.

Les élèves travaillent ensuite en groupe de trois ou quatre pour examiner les partitions et écouter les enregistrements des oeuvres sélectionnées pour analyser les techniques, les structures et les thèmes employés. Chaque groupe reçoit également un extrait de chapitre ou d’article scientifique explorant les vies et les carrières des compositeurs et des compositrices de l’époque étudiée. À l’étape suivante, les groupes sont jumelés par deux pour partager leurs réflexions en s’appuyant sur leur analyse de l’oeuvre et de l’extrait de texte. L’activité se termine par une discussion en plénière sur l’influence des contextes historiques et sociaux sur les oeuvres musicales et la reconnaissance de leur compositeur ou compositrice.

À titre d’exemples, l’exercice pourrait comparer 1) la mise en musique du Miserere mei Deus par le musicien de cour et maître de chapelle Josquin des Prez (v. 1450) et par la religieuse Rafaella Aleotti (v. 1593) ; 2) une suite pour clavecin tirée du deuxième livre d’Elisabeth Jacquet de la Guerre (1707) avec un ordre du premier livre de François Couperin (1713) ; 3) un cycle Romances sans paroles pour pianoforte par la fratrie Mendelssohn, par exemple l’opus 62 de Felix (1842-1844) et l’opus 2 de Fanny (1846). L’objectif est de développer une compréhension nuancée des dynamiques de genre dans l’histoire de la musique, en encourageant une appréciation de la diversité des contributions musicales au-delà des inégalités historiques. Cette approche pédagogique enrichit les connaissances musicales des élèves et implique une vision plus équilibrée et inclusive de l’histoire de la musique.

Pour un environnement d’apprentissage ouvert au dialogue

Tout en encourageant l’ensemble des élèves à se pencher de manière critique sur des questions historiographiques, tant dans les discussions en classe que dans leurs travaux, il est important de tenir compte du fait que certains groupes puissent être plus enclins ou plus réfractaires que d’autres à critiquer les idées reçues, à soulever certains problèmes ou à remettre en question leurs propres préconceptions. Un projet de transformation d’un cours d’histoire a un impact sur les professeures, les professeurs et les élèves, lesquels feront face à des moments de doute, de remise en question et d’apprentissage par essais et erreurs. Il devient alors important de prévoir, tout au long de la session, des activités où les élèves peuvent s’exprimer de façon anonyme, au moyen par exemple de sondages, de nuages de mots interactifs en ligne[20] ou de questionnaires papier. Ces moments constituent un espace neutre pour partager leur interprétation des idées — sans peur d’être jugés ou rejetés — sur un sujet, une lecture, une écoute ou même une évaluation du cours. Les résultats peuvent ensuite susciter de riches discussions en classe ou permettre à l’enseignant ou l’enseignante de s’ajuster et/ou de proposer un retour en classe nuancé et constructif sur les avis exprimés.

En somme, il faut prévoir que des élèves auront besoin de plus de temps ou de plus d’accompagnement que d’autres, et reconnaître que plusieurs assistent sans doute pour la première fois à un cours adoptant une approche d’histoire globale, anticoloniale, antiraciste et/ou féministe. Il est important de mettre en place des activités qui encouragent le dialogue et des temps de réflexion pour contrer la polarisation ou la rigidité contre-productive, et pour désamorcer de possibles confrontations inutiles fondées sur le ressentiment ou sur une mauvaise compréhension de la démarche réflexive mise de l’avant dans le cours[21]. En fixant des limites à la discussion et en créant un espace pour les divergences d’opinions, les élèves apprendront à apprécier une salle de classe qui stimule la pensée critique et les échanges respectueux.

Conclusion

Les enjeux soulevés par nos initiatives respectives dépassent le domaine strict de la musicologie et exigent de prendre en compte non seulement l’enseignement de l’histoire de la musique, mais aussi la recherche et la pratique instrumentale. Comme le suggère Anna Bull dans Class, Control, and Classical Music (2019), les programmes d’études en musique influencent significativement les perceptions et les préférences musicales des élèves — qui sont aussi les professionnelles et professionnels à venir du champ musical (enseignement, création, interprétation, etc.). La valorisation ou la dévalorisation de certains genres musicaux, de certaines pratiques et esthétiques peut ainsi perpétuer des stéréotypes à l’encontre des musiques marginalisées (Miranda et Gaudreau 2020 ; Peerbaye et Attariwala 2019 ; Tomlinson 2015). Il est donc important que nos institutions d’enseignement et de recherche canadiennes et occidentales réexaminent le récit prédominant afin d’ouvrir la voie à des récits alternatifs issus d’une multiplicité de perspectives. Selon Regelski (2013), l’histoire de la musique joue un rôle essentiel dans la formation musicale en aidant les élèves à mieux se connaître et à comprendre le monde complexe et diversifié qui les entoure. Les cours d’histoire deviennent alors un moyen efficace d’éduquer des citoyennes et des citoyens dont l’influence s’étend bien au-delà du contexte de la classe (Maiello 2013).

Notre recherche postule qu’il est nécessaire d’offrir des cours d’histoire de la musique dans les programmes en musique de niveau postsecondaire et que cette nécessité doit mener à des travaux de réflexion sur la mise à jour des contenus et des approches pédagogiques. Toutefois, il faut reconnaître que les récits alternatifs peuvent aussi contenir des biais, et qu’ils exigent une vigilance et un ajustement continus sur le plan épistémique. Le défi est grand et les obstacles subsistent, notamment en raison de l’enculturation souvent profonde chez les professeures et les professeurs qui ont été formés selon une approche fondée sur un récit téléologique hérité du xixe siècle. Conséquemment, même lorsque le ou la titulaire d’une classe d’histoire de la musique souhaite mettre à distance ce récit, les craintes de négliger des éléments importants, tel « chef-d’oeuvre » ou tel « grand compositeur », restent bien présentes. Ainsi ce type d’initiative peut être conçu comme un concept seuil de l’enseignement : l’entrée dans un espace pédagogique liminal, où les récits et les cadres théoriques établis sont remis en question, crée un inconfort manifeste. Cependant, en acceptant consciemment les défis inhérents à cette démarche et en s’appuyant sur des ressources existantes, un changement significatif est possible.

La modification des contenus et du matériel pédagogique fait néanmoins face à un autre obstacle majeur : le manque de temps. Intégrer les résultats de nouvelles recherches musicologiques dans un cours requiert un investissement considérable de temps et d’énergie. De plus, s’éloigner de méthodes éprouvées et déjà enseignées avec compétence et aisance nécessite un effort notable, surtout dans un contexte où les professeures et professeurs sont souvent aussi accaparés par leurs projets de recherche, des responsabilités administratives et d’autres obligations professionnelles[22]. C’est pourquoi il est important de saisir les opportunités de changement lorsqu’elles se présentent, telles que l’élaboration d’un nouveau cours, de nouveaux programmes ou encore l’arrivée de nouvelles ou nouveaux collègues. Dans tous les cas, la réussite de telles réformes exige de la patience, des ressources appropriées, des conditions favorables et le soutien de ses pairs. Enfin, en conjuguant les efforts et une diversité de perspectives, nous croyons qu’il est possible de rendre l’enseignement de l’histoire de la musique plus juste, riche et diversifié, rendant ainsi hommage à la dimension globale de cette histoire.