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On dit que c’est dans les grandes périodes de transition que l’on apprécie le plus ce que l’on perd, et qu’on rêve le mieux à ce qui n’est pas encore advenu. La recherche musicale et le milieu de l’édition scientifique n’échappent pas à cette maxime, alors que les périodes de transition nous forcent à nous projeter dans un avenir marqué par l’incertitude.

Il y a tout juste un peu plus de dix ans, à l’automne 2013, le professeur et musicologue Jean Boivin prenait les rênes des Cahiers de la SQRM avec un numéro hommage à Maryvonne Kendergi, première présidente de la Société québécoise de recherche en musique (alors ARMuQ). Intitulé « La passion de la recherche (à la mémoire de Maryvonne Kendergi) », ce numéro daté de l’automne 2013 (vol. 14, no 2) allait marquer un nouvel épisode dans l’histoire de la revue, non seulement parce qu’il déposerait une empreinte durable sur la destinée de Jean Boivin, qui y officiera comme rédacteur en chef pendant une décennie, mais aussi parce que la revue s’appropriait à ce moment-là une conception plus large de la recherche musicale, autant du côté des approches mises de l’avant que de celui des thèmes abordés. Ce numéro de l’automne 2013 en est la preuve, alors que les articles publiés couvrent des sujets aussi divers que le contrepoint, le chanteur de folklore Charles Marchand (1890-1930), une création récente de François Dompierre, le hip-hop Old School et encore bien d’autres. Jean Boivin n’aura eu de cesse au cours de ces années d’insuffler à la revue un rythme énergique et une identité propre, afin de maintenir une ligne éditoriale des plus rigoureuses et de diffuser des recherches à la hauteur des standards qui prévalent dans le milieu scientifique québécois et au-delà. Seize numéros plus tard, on ne peut qu’insister sur la grande qualité de son travail et sur le rôle fédérateur qu’il a joué en mobilisant la communauté scientifique en musique autour de la production de la revue (comité scientifique, évaluation, demandes de subventions, accompagnement des auteur·rices, etc.). La relève musicale, qui a eu droit à un numéro entier (2017, vol. 18, no 1), a été au coeur de ses préoccupations, de même que la mise à l’honneur de l’héritage de l’ARMuQ/SQRM (2018, vol. 19, nos 1-2) — conjuguant ainsi passé, présent et futur. Pour toutes ces raisons, nous tenons à le remercier chaleureusement pour le mandat qu’il a pris en charge et relevé avec brio au cours de ces dix dernières années. Dans cette optique, nous souhaitons, ce qui va de soi, lui dédier le présent numéro.

La transition entre le rédacteur en chef sortant et la nouvelle équipe de rédaction, composée de trois professeur·es du Département de musique de l’Université du Québec à Montréal, s’est faite de façon naturelle grâce à une implication et collaboration de longue date. Au cours des dix dernières années d’activités de la revue, le professeur Danick Trottier contribuait déjà activement à son développement, notamment à titre de membre du comité scientifique depuis 2014 et de directeur, puis co-directeur invité des numéros « Éthique, droit et musique » (2010, vol. 11, nos 1-2) et « Regard sur la relève : nouvelles avenues en recherche » (2017, vol. 18, no 1). Le professeur Ons Barnat a quant à lui occupé la fonction de président de la SQRM de 2019 à 2021 et a été membre de son conseil d’administration de 2021 à 2023. Enfin, avec le soutien rapproché du rédacteur en chef sortant, la professeure Vanessa Blais-Tremblay, également membre du conseil d’administration de la SQRM entre 2019 et 2021, a piloté les deux derniers numéros de la revue à titre de rédactrice invitée, où paraissent des articles issus d’un cycle de conférences lié au réseau DIG! Différences et inégalités de genre dans la musique au Québec, dont elle assure la direction scientifique. La nouvelle équipe de rédaction éprouve un grand sentiment de fierté, mélangé à un vif sens du devoir, quant au fait d’accueillir les Cahiers de la SQRM au Département de musique de l’UQAM, consolidant ainsi le partenariat qui lie cette institution à la Société québécoise de recherche en musique qui loge en nos murs.

À trois pour porter le développement de la revue, notre méthode de travail et en particulier les modalités de fonctionnement interne diffèrent nécessairement d’une direction monocéphale. Les outils de co-travail en ligne qui ont vu une accélération fulgurante de leur développement à l’aune de la pandémie de Covid-19 rendent aujourd’hui possibles un degré de collaboration et un dynamisme jusqu’alors inédits, comme en fait état l’exercice de co-écriture à la base du présent éditorial. Au coeur et à la coordination de notre équipe, nous accueillons avec bonheur la doctorante Elsa Fortant au poste de secrétaire de rédaction, dont le leadership, le flair, les habiletés en vulgarisation scientifique et les grandes qualités organisationnelles sauront assurer aux Cahiers une vitesse de croisière optimale. Nous tenons également à souligner notre immense joie de retrouver la doctorante Catherine Harrison-Boisvert parmi l’équipe des Cahiers, qui prendra en charge la révision linguistique par l’entremise de son entreprise d’édition Les travailleuses du texte. Bruno Deschênes, qui cumule une longue expérience dans la mise en page et la maquette de la revue, nous accompagne aussi dans le défi de faire évoluer la revue vers de nouveaux horizons, de même que l’équipe administrative de la SQRM pour tout ce qui touche au rayonnement et à la mise en marché de la revue. Enfin, l’entente qui lie la revue à la plateforme Érudit est toujours à l’ordre du jour et nous tient à coeur, comme la diffusion numérique et en libre accès constitue un facteur d’émancipation scientifique incontournable pour une revue comme la nôtre.

Ce qui nous conduit à évoquer les priorités sur lesquelles nous concentrerons nos efforts au cours des années à venir. Celles-ci seront nécessairement le reflet de la composition de notre équipe tout en s’inscrivant dans la mission unique portée par les Cahiers depuis maintenant plus de quatre décennies. Depuis ses débuts, la revue est un vecteur de diffusion de premier plan pour les travaux de la relève en recherche musicale. Nous nous inscrivons dans cette très honorable tradition avec la mise à disposition d’une trousse de ressources en soutien à la première publication scientifique, qui comprend un outil de visualisation de toutes les étapes du processus de publication échelonnées dans le temps, une boîte à outils visant à soutenir l’effort de rédaction (incluant un canevas pour l’élaboration d’un plan de rédaction), un document explicatif du processus d’évaluation scientifique qui comprend des conseils pour accueillir une rétroaction, un aide-mémoire, ainsi qu’un suivi de proximité de la part de la co-direction des Cahiers. Le cadre du concours pour le Prix Relève de la recherche en musique de la SQRM nous permettra d’offrir aux lauréat·es un premier accompagnement dans l’édition d’un numéro de revue, de même que le Concours de conférences (anciennement Concours Présences de la musique) servira de tremplin aux premières publications scientifiques des personnes étudiantes dont la candidature aura été retenue. Enfin, le nouveau protocole des Cahiers offre des recommandations en matière d’écriture inclusive qui favoriseront la formation continue de nos chercheur·euses émergent·es, ainsi que de ceux et celles de plus grand rayonnement artistique et scientifique.

Tout en souhaitant maintenir l’interdisciplinarité, le dialogue interuniversitaire et les relations de mutualisation avec les milieux de pratique et de création qui ont fait la réputation des Cahiers tout au long de leur existence, nous encouragerons particulièrement les thématiques qui abordent la pluralisation des objets, des pratiques et des mondes culturels en études de la musique, ainsi que les travaux qui mettent en relief le rôle que le milieu universitaire peut jouer « dans la cité ». À cet effet, le renouvellement du comité scientifique de la revue fait la démonstration de ces orientations, autant par la multitude d’institutions auxquelles chaque membre se rattache que par la diversité des disciplines et approches couvertes par leurs champs de spécialisation, de la pédagogie musicale à l’histoire de la musique, de l’analyse musicale à la sociomusicologie, de l’entrepreneuriat artistique à l’étude de la perception musicale. Publier en recherche musicale aujourd’hui tout en maintenant une ligne éditoriale rigoureuse oblige à constituer un comité scientifique à l’image de cette mutualisation des pratiques et des savoirs. Nous tenons donc à remercier les membres du comité scientifique (nouveaux et nouvelles comme ancien·nes !) d’avoir accepté de relever ce défi en notre compagnie, de même que les relecteur·rices qui se joignent à nous de façon ponctuelle pour accompagner la diffusion des savoirs en études de la musique.

S’appuyant ainsi sur une nouvelle équipe éditoriale mais aussi un comité scientifique renouvelé, ce premier numéro que nous co-dirigeons reflète ce qui nous énergise le plus dans la prise en charge de la rédaction des Cahiers de la SQRM, c’est-à-dire l’ingéniosité dans la mobilisation de cadres théoriques et d’outils méthodologiques, l’innovation dans la sélection des corpus et des objets d’étude, ainsi que l’équilibre entre les savoirs développés par la relève et par des chercheur·euses de renom. Le premier article, rédigé par une équipe formée de Sandria P. Bouliane, Sarah-Anne Arsenault, D. Linda Pearse et Margaret E. Walker, ne saurait être plus en phase avec les préoccupations actuelles en recherche et en enseignement en ce qui concerne les enjeux de la décolonisation et de la pluralisation du récit que nous déployons dans nos salles de classe et nos manuels scolaires. À la suite d’une revue de la littérature sur le sujet et d’une mise en perspective de la situation canadienne, les quatre chercheuses en arrivent à la conclusion que malgré le discours de décanonisation qui s’est développé à la fin du xxe siècle, l’histoire de la musique reste figée dans les mêmes carcans et nécessite d’être remodelée pour y inclure des faits et événements ouvrant la voie à une historiographie critique et décolonisée. L’article de Fabio Falcone, se logeant à mi-chemin entre études anciennes, pédagogie musicale et études des savoirs, propose une étude détaillée du traité Il Transilvano, publié entre 1593 et 1609 par Girolamo Diruta à des fins pédagogiques, dans l’optique de la formation des jeunes organistes dans l’Italie de la Renaissance. Tout en recontextualisant le contenu du traité à l’aune des savoirs qui y sont mobilisés, Falcone y approfondit, de façon extrêmement minutieuse, la manière dont les apprentissages ont été pensés et la façon dont ils étaient mis en pratique dans la relation entre maître et élève, le tout accompagné de plusieurs exemples musicaux et d’une mise en relief des problèmes techniques à résoudre pour l’apprenant·e. Du savoir de la Renaissance à la construction d’une oreille techno dans notre monde contemporain, il n’y a qu’un pas à franchir, et c’est Elsa Fortant qui nous y conduit en examinant la manière dont l’oreille techno se construit dans les boîtes de nuit montréalaises, plus particulièrement les habitudes d’écoute qui prennent forme sur le dancefloor mais également avant, et après. Pour y parvenir, Fortant réalise une enquête de terrain élaborée selon les méthodes de la sociomusicologie, mettant ainsi à profit la parole des amateur·rices pour qui la techno est un mode de vie. Elle met dès lors en relief la dimension collective de l’écoute en situation de socialisation et l’importance que prend l’espace pour configurer ladite écoute. Toujours en lien avec notre monde contemporain, s’il y a une pratique culturelle qui connaît un essor extraordinaire depuis la fin du xxe siècle et dont l’impact sur notre monde audiovisuel est incontestable, c’est bien l’offre vidéoludique. C’est pourquoi Nicholas Séguin insiste sur le problème de catégorisation que pose le son diégétique qui en accompagne la production. La ludomusicologie cherche justement à éclairer les terminologies à l’oeuvre dans ce domaine d’étude, l’objectif étant de mieux comprendre le rôle du son et de la musique à la lumière d’un média conçu comme une activité destinée à des joueur·euses. Proposant également une enquête qui éclaire le rôle de la musique dans notre monde contemporain, Irina Kirchberg se penche quant à elle sur le travail d’un compositeur dans le contexte des musiques créées pour l’équipe de France de natation synchronisée, là où un travail collaboratif prend place et où un processus doit être mis en lumière pour saisir les interactions, coopérations et négociations à l’oeuvre, et somme toute la manière dont le travail de création musicale prend corps. Plongeant au coeur de ce que la sociologie des arts a de mieux à offrir pour poser un autre regard sur le travail musical, Kirchberg fait ressortir une multitude de considérations qui mettent en lumière l’entre-deux recherché entre le travail compositionnel et les impératifs de la compétition sportive. Quant à Ariane Couture, elle propose une étude de grande envergure qui vise à jeter un éclairage sur la progression des femmes dans le métier de composition eu égard à la place qu’elles occupent dans nos institutions de création musicale au Québec. Se basant sur l’analyse de 42 références publiées de 2007 à 2022, Couture prend acte d’une inégalité chronique de traitement entre hommes et femmes quant aux oeuvres créées et jouées dans les organismes de la musique contemporaine au Québec, ce qui oblige les compositrices à développer des pratiques parallèles au réseau institutionnel. De plus, Couture constate qu’un malaise tenace persiste quand il s’agit de discuter de la faible représentativité des femmes dans ce milieu. Ce numéro est complété de deux comptes rendus d’ouvrages publiés au début de la nouvelle décennie, soit Musique, cinéma, processus créateur. Norman McLaren et Maurice Blackburn. David Cronenberg et Howard Shore de Solenn Hellégouarch (2020) recensé par Jason Julliot et Réinventer la musique dans ses institutions, ses politiques, ses récits de Sylvie Pébrier (2021), recensé par Eugénie Tessier.

En intitulant ce numéro « Moments charnières en recherche musicale », nous tenons à insister sur le foisonnement que connaît la recherche musicale actuelle, comme les six articles résumés ci-haut en font la démonstration. Ces articles couvrent un spectre scientifique large incluant des champs aussi diversifiés que les études anciennes, la sociomusicologie, la ludomusicologie, les musiques techno ou encore les musiques contemporaines, en plus de se faire porteurs de questionnements d’un grand intérêt pour la recherche musicale, qu’il s’agisse d’enjeux de représentations, de mise en récit, de construction du canon, de catégorisation, du travail créatif, et ainsi de suite. En dédiant ce numéro à notre prédécesseur Jean Boivin, nous espérons que ces pages sauront continuer de nourrir la grande curiosité qui l’a animé tout au long de sa carrière. Merci à Jean pour l’empreinte remarquable qu’il laisse sur le milieu de la recherche en musique au Québec !

À tou·tes, bonne lecture, merci de votre soutien à la mission des Cahiers et au très grand plaisir d’accueillir vos textes au sein de nos pages.