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Les circonstances ont fait que j’ai été amené à donner la première traduction française de l’essai « Sur la connaissance philologique », que Szondi devait appeler « traité » quand il le fit servir d’introduction à ses Études sur Hölderlin[1] (1967). Elle parut en 1981 dans un recueil de textes de Szondi édité par Mayotte Bollack aux Presses Universitaires de Lille, Poésie et poétique de la modernité[2] (p. 11−29). Je ne sais plus si Jean Bollack, aux côtés de qui je travaillais, m’avait proposé de m’en charger, ou s’il s’agissait d’une initiative propre, prise dans le sillage d’un colloque consacré à Szondi qui s’était tenu à Lille 1979 et qui devait donner lieu à une publication : L’Acte critique : Un colloque sur l’oeuvre de Peter Szondi[3] (Bollack 1985). Ce qui m’intéressait à l’époque était de comprendre ce que représentait exactement la problématique de Szondi par rapport au travail dans lequel je m’étais engagé depuis 1972, en tant qu’étudiant, aux côtés de Heinz Wismann d’abord, puis de Jean Bollack, dans le domaine de la littérature et de la philosophie grecques[4]. La résistance commune de Szondi et de Bollack au positivisme dans l’étude des oeuvres et aux arguments fondés sur l’existence des passages parallèles, chez un auteur donné ou dans la langue en général, pour établir le sens voire la teneur d’une phrase, m’avait frappé.

La publication par Solange Lucas, dans deux numéros récents de Geschichte der Germanistik (2019) et de Geschichte der Philologien (2020), de documents relatifs aux péripéties entourant le projet de traduction de l’essai sur la connaissance philologique entre 1966 et 1973[5], ainsi les communications présentées par Martin Strauss (« Jean Bollack comme intermédiaire entre Pierre Bourdieu et Peter Szondi ») et Victor Collard (« Bollack et Bourdieu : une amitié scientifique productive ») lors d’un colloque qui s’est tenu à Berne et Fribourg les 9 et 10 décembre 2021 autour des archives de Jean Bollack (déposées au Fond national suisse), m’ont permis de comprendre pourquoi la traduction du traité de Szondi, dont le projet remonte à 1966, ne devint accessible au public français, dans la traduction d’un jeune helléniste, et dans un lieu relativement peu visible, qu’en 1981. L’histoire, anecdotique en un sens, dit quelque chose non seulement de la situation des études littéraires en Allemagne et en France dans les années 1960/70, mais aussi des orientations respectives de Szondi et de Bourdieu concernant la question du statut des « oeuvres ».

Les grandes lignes d’une chronologie se laissent fixer[6].

Le 5 mars 1962, Bollack écrit à Szondi :

[…] Je te renvoie, par le même courrier, le texte de ta conférence [Il s’agit de l’essai sur la connaissance philologique, nous commentons]. Je veux d’abord te dire qu’elle est très belle; remarquable et importante. Évidente sur plus d’un point. Il faudra que nous en parlions longuement, il me faudrait maintenant des pages et un temps dont je ne dispose pas pour t’expliquer non mes réserves (je n’en fais point), mais certaines réflexions que la lecture de ton texte m’a inspirées, non sur l’importance du « subjectif » tel que tu le conçois (et qui, au fond, n’est pas un élément de subjectivité), mais sur d’autres points (ce que tu appelles les Parallelstellen par ex.); je me suis rendu compte que les problèmes s’éclairaient différemment à la lumière des textes anciens[7].

Ce texte ne paraîtra-t-il pas dans la Rundschau? Tu mentionnes, un peu mystérieusement, un autre usage…

dans Lucas 2019 : 130

On sait que le texte de Szondi donna effectivement lieu à deux publications en 1962 : « Zur Erkenntnisproblematik in der Literaturwissenschaft », dans Die Neue Rundschau (1962a : 146−165) et dans les Actes des Berliner Universitätstage qui s’étaient tenus début février (1962b : 73−91). Il devait ensuite servir de préface aux études sur Hölderlin (Hölderlin-Studien), sous le titre « Traktat über philologische Erkenntnis »[8] (op. cit., 1967 : 9−30). La transformation en Traktat de ce qui se présentait primitivement comme une contribution (« Zur… ») donne au texte une allure de manifeste, soulignant l’importance qu’il revêtait aux yeux de Szondi.

Le projet de faire publier une traduction d’essais de Szondi, dont « Sur la connaissance philologique », dans la collection créée en 1964 par Bourdieu aux Éditions de Minuit, Le sens commun, remonte à 1966[9]. Cette année-là, Bollack était invité par Szondi, nommé professeur à la Freie Universität de Berlin l’année précédente, pour tenir dans le cadre de son séminaire, au cours du semestre d’été, un enseignement sur le pindarisme, « Pindar in der modernen Lyrik von Ronsard bis Hölderlin (16.−18. Jahrhundert) »[10] (v. la rubrique Kronik, dans Albers 2016 : 456). Bourdieu est quant à lui invité le 11 juillet à donner une conférence intitulée « Projet créateur et champ intellectuel » (dont le titre allemand est neutralisé : « Probleme der Literatursoziologie »)[11]. Le sujet, comme on le verra bientôt, n’est pas sans rapport avec les difficultés à venir concernant la publication de la traduction du « traité ».

Le projet de publication française du « traité » aura en effet une suite, mais pas dans l’immédiat. Le recueil Poésie et Poétique de l’idéalisme allemand, qui devait finalement être publié en 1975, après de nombreuses péripéties que relate Martin Strauss dans sa communication de Berne (péripéties qui ont essentiellement trait aux rapports tumultueux de Bourdieu, directeur de collection, dont les intérêts ne coïncident pas nécessairement avec ceux le directeur de la maison, Jérôme Lindon), n’inclut pas le manifeste de Szondi, alors qu’il y aurait manifestement été à sa place, d’une part parce que le volume comporte, à côté de textes sur Hegel, Schelling, Schlegel, Schiller et Schleiermacher, les essais réunis dans les Hölderlin-Studien et d’autre part et, surtout, parce que c’est ce texte qui avait initialement intéressé Bourdieu. Résumant une lettre encore inédite, Solange Lucas nous apprend en effet que

Bourdieu hatte Szondi in einem Brief vom März 1967 nachdrücklich gebeten, diesen Aufsatz als ersten übersetzen zu lassen. Er wollte nämlich den Verlagsleiter Jérôme Lindon besonders mit diesem Essay dazu bringen, die Arbeit Szondis in den Éditions de Minuit zu veröffentlichen. Noch vor der Buchveröffentlichung sollte der Essay mit der Publikation in der von Georges Bataille gegründeten Verlagszeitschrift Critique Aufmerksamkeit erregen. Daraus lässt sich schließen, dass Bourdieu von seiner Bedeutung und Wirkung überzeugt war. Die Vermittlung Bollacks, der auf den Aufsatz zur Zeit seiner Entstehung zustimmend reagiert hatte, spielte dabei bestimmt eine wichtige Rolle[12]

2019 : 115−116

Quelle était donc la nature de l’intérêt que Bourdieu pouvait porter au texte de Szondi? Les documents accessibles permettent seulement de l’inférer, mais on peut supposer sans grande chance de se tromper qu’il allait, de manière générale, au caractère réflexif de l’essai, et plus spécifiquement à son engagement anti-positiviste, qui pouvait lui apparaître comme analogue, dans le champ des études littéraires aux travaux de Georges Canguilhem et de Gaston Bachelard dans l’histoire des sciences, mais surtout plus immédiatement à Architecture gothique et pensée scolastique d’Erwin Panofsky (1967), qu’il était alors en train de publier dans sa collection. Cette conjecture s’appuie, de manière qui n’est qu’en apparence paradoxale, sur la demande que Bourdieu adresse à Szondi dans la lettre reproduite par Solange Lucas (2020) que je citerai plus bas. Bourdieu, qui était non seulement l’éditeur, mais le traducteur de l’étude de Panofsky, y ajoutait une très importante postface, qui n’éclaire pas moins le sens que le travail de Panofsky revêtait à ses yeux que celui de sa propre entreprise, tant à titre de sociologue que de directeur de collection. Ce que Bourdieu repère dans la façon dont Panofsky traite la question du parallélisme, que d’autres historiens d’art avaient thématisé avant lui[13], entre la structuration des cathédrales gothiques et le dispositif de la Somme théologique de Thomas d’Aquin, et qu’il apprécie, plus généralement, dans une approche iconologique qui se démarque de l’iconographie, ce sont les vertus d’une analyse structurelle globale des productions culturelles s’opposant de manière frontale au positivisme dominant dans les différents secteurs de la recherche. Comme l’a très bien vu Martin Strauss dans la communication mentionnée ci-dessus, l’intérêt que Bourdieu portait au texte de Szondi, réfléchissant du point de vue d’une discipline philologique sur les limites que lui impose la tenaille complice du positivisme et de l’herméneutique dite philosophique, venait de ce qu’il y voyait une démarche virtuellement analogue, dans un champ différent, à celle de Panofsky, et donc susceptible d’alimenter le fonds qu’il entendait promouvoir dans sa collection[14].

Je reproduis ici un extrait particulièrement significatif de cette postface. Commentant la distinction entre iconologie et iconographie, et citant largement Panofsky, Bourdieu écrit :

C’est dire que l’intuition épistémologiquement fondée de la science iconologique est l’aboutissement d’une démarche méthodique et n’a donc rien de commun avec l’intuition hâtive et incontrôlée de l’intuitionnisme; c’est dire aussi que cette science doit renoncer à l’espoir de découvrir les preuves circonstanciées et palpables de ses découvertes : alors que l’iconographie réalise comme en se jouant l’idéal méthodologique du positivisme, puisqu’il arrive même que les choses, comme ce lustre d’Aix-la-Chapelle, lui fournissent le chiffre selon lequel elles demandent à être déchiffrées, l’iconologie est condamnée par essence au cercle méthodologique qu’il est trop facile de réduire à un cercle vicieux : contrainte, par nécessité de méthode, d’appréhender chaque objet particulier dans ses relations avec les objets de la même classe, de « corriger », comme dit M. Erwin Panofsky, l’interprétation d’une oeuvre particulière par une « histoire du style » qui ne peut être construite qu’à partir d’oeuvres particulières, l’analyse iconologique, comme toute science structurale, ne doit attendre d’autres preuves de la vérité de ses découvertes que les vérités qu’elles lui font découvrir.

Qu’il s’agisse de phénomènes historiques ou naturels, l’observation particulière ne présente le caractère d’un « fait » que lorsqu’elle peut être reliée à d’autres observations analogues de telle sorte que l’ensemble de la série « prenne sens » [p. 38 de Iconography and Iconology]. Ce « sens » peut donc être légitimement utilisé, à titre de contrôle, pour interpréter une nouvelle observation particulière à l’intérieur de la même classe de phénomènes. Si, toutefois, cette nouvelle observation particulière refuse, indiscutablement, de se laisser interpréter conformément au « sens » de la série et s’il est prouvé qu’il n’y a pas d’erreur possible, le « sens » de la série devra recevoir une nouvelle formulation capable d’inclure la nouvelle observation particulière. Ce circulus methodicus vaut, évidemment, non seulement pour la relation entre l’interprétation des motifs et l’histoire du style, mais aussi pour la relation entre l’interprétation des images, histoires ou allégories, et l’histoire des types et pour la relation entre l’interprétation des significations intrinsèques et l’histoire des symptômes culturels en général [Iconography and Iconology, p. 35, n° 3]. Là où le positivisme ne veut voir que l’audace imprudente d’une démarche dépourvue de rigueur, M. Erwin Panofsky fait apercevoir le surcroît d’exigences qu’impose l’accroissement de l’exigence : loin de pouvoir s’abriter, comme l’interprétation positiviste, derrière une accumulation indéfinie de petits faits vrais, l’interprétation structurale engage toute la vérité acquise dans chaque vérité à conquérir parce que toute la vérité est dans la vérité du tout[15]

1967 : 143−144

Comment comprendre dès lors que la collection d’essais de Szondi finalement publiée en 1975 n’inclue pas le « traité »? Le fait reçoit un début d’explication à la lumière de la lettre commune que Bourdieu et Bollack adressent à Szondi début novembre 1967. Il s’agit de 9 pages de notes (assez aérées) précédées d’une lettre d’accompagnement de Bourdieu. Lucas reproduit (op. cit., 2020 : 115) une photo de la missive de Bourdieu et de deux pages des notes (p. 5−6). Les notes sont en quasi-totalité de la main de Bollack, mais elles reflètent, de toute évidence, les préoccupations de Bourdieu et des références qui lui sont propres; elles mettent en question les notions d’« immanence de l’oeuvre » (« Werkimmanenz ») et d’incomparabilité, qui jouent un rôle déterminant dans l’essai de Szondi. Bourdieu a ajouté de sa propre main quelques remarques complémentaires. On lit ainsi à la p. 5 : « P. Szondi n’essaie-t-il pas de conférer à l’acte littéraire un statut gnoséologique analogue à celui que Husserl confère à l’acte géométrique (cf. l’[O]rigine de la géométrie)? Cf. aussi, dans une autre logique, Marx et le “charme éternel de l’art grec” ».

Cette double référence mériterait d’être commentée plus avant. Je mentionnerai seulement ici que Derrida, dont Bourdieu a été proche depuis leurs années communes à l’École Normale Supérieure, avait parlé au début de son introduction à sa traduction de L’Origine de la géométrie, publiée en 1962, du « double faisceau de critiques qu’on y voit dirigées, d’une part contre une certaine irresponsabilité techniciste et objectiviste dans la pratique de la science et de la philosophie; d’autre part, contre un historicisme aveugle par le culte empiriste du fait et la présomption causaliste » (p. 3−4). On voit immédiatement la relation avec le versant anti-positiviste de l’essai de Szondi. La lettre d’accompagnement, que je transcris plus bas, mentionne quant à elle les grands noms de l’épistémologie française, Poincaré, Bachelard, Canguilhem; elle se réfère, de manière plus générale, au structuralisme, mais aussi à Panofsky et, last but not least, au Métier de sociologue, l’anthologie de textes que Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Jean-Claude Chamboredon venaient de terminer, et que Bourdieu avait accompagnée d’une importante introduction où il développait, comme en pendant à la postface d’Architecture gothique…, son projet proprement sociologique[16]. Bourdieu avait mis les épreuves du livre, qui était alors sous presse, à la disposition de Szondi. La missive commune Bourdieu−Bollack de novembre 1967 (que je transcris ci-dessous) fait suite à une autre, écrite en date du 6 août, que Solange Lucas ne reproduit pas mais dont elle indique la substance : « Er [Bourdieu] wies darauf hin, dass die Kritik an der Literaturwissenschaft, wie sie in Szondis Aufsatz zu lesen war, im Kontext der französischen Literaturkritik mehr als einer Fußnote, einer richtigen Einleitung bedürfe[17] » (2020 : 118).

Cher Pierre,

Voici, jointes, des notes que nous avons prises, Jean et moi, au cours d’une conversation sur votre texte (Über [p]hilologische…). La plupart des remarques nous sont inspirées, je crois, par la référence à un « champ culturel et intellectuel » différent de celui dans lequel le texte a été pensé. Beaucoup de choses, nécessaires en Allemagne, risquent de paraître évidentes, sinon aux littéraires, du moins aux philosophes et spécialistes des sciences de l’homme : deux caractéristiques du champ français en sont la cause, soit premièrement la vogue du structuralisme qui a porté assez haut la conscience des problèmes herméneutiques, et deuxièmement, la force de la tradition épistémologique, de Poincaré à Bachelard ou Canguilhem. C’est pourquoi, les indications que nous vous adressons nous paraissent utiles. Afin que vous puissiez avoir une idée de l’état du débat épistémologique dans les sciences de l’homme [souligné par Bourdieu], je vous envoie un texte « le métier de sociologue », qui doit paraître en janvier : je crois que vous y trouverez le contexte par référence auquel nous vous suggérons certaines modifications en vue de l’édition française. Je me suis aussi référé, souvent, à Panofsky et je pense particulièrement à son essai sur la notion de Kunstwollen – Il me semble qu’il échappe complètement à l’alternative, où s’enferme Dilthey, de l’explication positiviste et la compréhension subjective et toujours menacée d’intuitionnisme et de subjectivisme.

Voilà ces réflexions. J’espère que nous ne vous importunerons pas. N’y voyez qu’un témoignage de l’intérêt et de l’importance que nous accordons à la publication de votre livre.

Viendrez-vous à Paris bientôt? Il va de soi que la discussion serait plus facile de vive voix.

Recevez mes amitiés les plus sincères.

Pierre Bourdieu

On est en droit de s’interroger sur la relation entre la lettre de Bourdieu et la non-publication dans le recueil de 1975. Est-elle seulement circonstancielle?

Les lettres postérieures que mentionne Solange Lucas (2020 : 121) ne vont que partiellement en ce sens. Commentant un matériel non encore publié, elle écrit en effet :

Nach einem ersten Brief an Pierre Bourdieu vom 14. November 1967, in dem er sich zuerst für die aufmerksame Lektüre seines Textes herzlich bedankte und zugleich sein Verständnis für die erwünschten Veränderungen äußerte, verwies Peter Szondi diesbezüglich allerdings auf einen Mangel an Zeit[18].

Comme Martin Strauss le précise dans sa conférence de Berne, Szondi était en effet, à ce moment, dans les préparatifs de sa visite en Israël.

Solange Lucas ajoute que « In einem weiteren Brief aus dem Sommer 1969 schlug er [Szondi] Bourdieu schließlich vor, die methodologische Einleitung einfach fallen zu lassen, weil sie sich im Kontext der französischen Literaturkritik als missverständlich erweisen könnte[19] ». Il n’est plus ici question d’un manque de temps, mais, en relation avec les demandes antérieures de Bourdieu, d’un risque de mécompréhension. Je dois à Martin Strauss (per litt.) la précision que Szondi écartait en fait dans cette lettre la demande, que Bourdieu venait de renouveler, de publier le traité en introduction du volume projeté dans sa collection Le sens commun.

On peut penser à des raisons de fond. De fait, sous la demande compréhensible d’adaptation au public français (qui aurait pu se manifester, non par la mobilisation des références suggérées par Bourdieu, mais par une explicitation de l’importance de Dilthey au sein de la tradition allemande), la lettre de Bourdieu contient (et ne cache pas vraiment) une critique substantielle[20]. Car la lettre ne dit pas seulement que la problématique n’était pas adaptée au public français (ce que Szondi pouvait bien et devait admettre dans sa lettre de 1969), mais qu’elle n’était pas adaptée à son objet, pour rester prise dans une tradition de la singularité qui prétend aboutit à couper (serait-ce nolens volens) l’oeuvre du champ dans lequel elle s’inscrit. Ce que demandait au fond Bourdieu à Szondi, n’était-ce pas de revoir sa copie en tenant compte d’une problématique plus raffinée, présente au sein de débats épistémologiques transdisciplinaires que Szondi pouvait ne pas désirer affronter, ou n’affronter que dans la perspective qui était la sienne? De fait, Szondi travaillait à ce moment à revisiter, de manière pour ainsi dire interne, la tradition herméneutique dont il avait fait l’objet de son enseignement du semestre d’hiver 1967/68[21]. Dilthey et la tradition diltheyienne y étaient critiqués sur le fond d’une relecture de l’herméneutique de Schleiermacher et d’une réévaluation de ce que ce dernier nomme « interprétation technique » − un terme qui, lu à la lumière de la lettre de Bourdieu, résonne de manière contrastée avec celui du Kunstwollen panofskien[22]. Ce que Bourdieu avait en tête, de son côté, était, clairement, la problématique que développe sa postface au livre Panofsky. On peut se demander ce qu’une discussion ouverte aurait donné. Il me semble évident qu’elle aurait impliqué le statut de la subjectivité chez Szondi, à laquelle Bollack faisait déjà allusion dans sa lettre de 1962 quand il remarquait que le « subjectif » tel que Szondi le concevait n’était pas, « au fond, un élément de subjectivité ». L’intentio médiévale était-elle à l’arrière-plan de cette formulation négative? La question se pose aussi du rapport de l’herméneutique littéraire de Szondi à une autre tradition de sociologie de la littérature que celle de Bourdieu, héritée de Lukács et de Benjamin.[23] « Ein weites Feld », pour reprendre l’incipit de l’essai « Sur la connaissance philologique », qui touche non seulement le contenu de ce que Szondi aurait potentiellement pu répondre à Bourdieu, mais également la position de Bollack, dans son double lien à Szondi et à Bourdieu. J’espère pouvoir revenir plus précisément sur cette constellation dans un proche avenir.

Pour revenir au point de départ, qui concerne plus étroitement les avatars de la traduction de l’essai de Szondi. Solange Lucas conclut son article de 2020 en ces termes :

Entgegen seiner ursprünglichen Absicht verzögerte sich durch Pierre Bourdieus Vorbehalte und Forderungen die Einführung Peter Szondis in die theoretische Diskussion in Frankreich, sowie seine potentielle Wirkung. Der Text, der einen Beitrag zu den heftigen Debatten der zweiten Hälfte der 1960er Jahre hätte leisten können, wurde der französischen Literaturkritik aufgrund der gewünschten Überarbeitung vorenthalten. Von diesem verspäteten Transfer zeugen der Brief und die Notizen aus dem Deutschen Literaturarchiv Marbach[24].

On peut se demander si transfert il y eut effectivement, c’est-à-dire si le texte fut jamais introduit dans la discussion théorique française, au-delà même du fait que sa première publication figure dans un volume resté largement confidentiel. Je ne suis pas vraiment en mesure d’en juger, mais mon impression est que ce n’est pas le cas, en dépit de sa reprise (partielle) dans l’anthologie publiée par Denis Thouard en 2011 (qui contient également un texte de Bollack), et la publication d’un numéro de la Revue germanique internationale (vol. 17, 2013) consacré à « L’Herméneutique littéraire et son histoire. Peter Szondi », réunissant un ensemble de textes dont l’objectif premier, comme l’écrit l’éditeur, Marc de Launay, dans sa Présentation, était « de donner à l’oeuvre de Peter Szondi une sorte de deuxième chance et d’être mieux reçue ». Bourdieu aurait-il eu, à sa façon, raison de penser que le texte de Szondi n’était pas adapté au public français?[25]