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Introduction

« La complexité inhérente à l’Afrique, en tant que sujet d’étude, suscite deux questions récurrentes : premièrement, quelle est la meilleure approche pour étudier l’Afrique? Et deuxièmement, qui est le mieux adapté pour étudier le continent? »[1] [traduction libre] (Bob-Milliard, 2020, p. 2).

Si de telles questions s’invitent dans le débat scientifique, c’est qu’elles mettent l’accent sur l’impérieuse nécessité de trouver le moyen de renseigner de façon enracinée, et donc contextualisée, les phénomènes dans la sphère sociale et organisationnelle. Une idée déjà émise en termes d’approche est de faire usage de la transdisciplinarité ou de l’interdisciplinarité. La transdisciplinarité est une source de rupture épistémologique pour la production de connaissances (Kane & Tidjani, 2022). Toutefois, au-delà de la dimension disciplinaire, il faut une méthodologie adéquate. Mom (2018), en se référant au champ particulier du management, montrait que trouver la bonne méthodologie est un défi majeur à relever, d’autant plus que les théories généralement utilisées pour l’analyse des organisations africaines sont quasiment inopérantes (Kane & Tidjani, 2022). Dans cette même veine, Bob-Milliar (2020) soutient que les méthodologies utilisées en Afrique proviennent généralement de cadres élaborés en Occident. La nécessité d’un enracinement culturel « local » est la voie à suivre pour permettre de dépasser cette conception occidentale du terrain africain et pour arriver à une théorisation pertinente qui fera de la recherche africaine une contribution à la connaissance scientifique. La complexité du problème est telle que Bob-Milliar (2020) stipule que « les questions liées aux approches de l’étude de l’Afrique pourraient ne jamais trouver de réponse »[2] [traduction libre] (Bob-Milliar, 2020, p. 2).

C’est à cette préoccupation fondamentale que nous consacrons cette réflexion dans laquelle nous voulons montrer que la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE ou Grounded Theory en anglais) permet de répondre à ce questionnement. Luckerhoff et Guillemette (2017) rappellent que

son caractère inductif s’avère un puissant levier pour produire des compréhensions « locales » ou situées culturellement, notamment dans des pays du sud comme les pays africains. En effet, les chercheurs africains ont un grand désir de comprendre les phénomènes africains d’une manière proprement africaine, indépendante des théories construites ailleurs

p. 12

Pour étayer notre réflexion, nous allons d’abord essayer de comprendre en quoi la recherche en terrain africain nécessite une approche appropriée. Nous verrons ensuite en quoi la MTE est pertinente pour répondre aux exigences de la recherche en terrain africain.

1. La nécessité de théories appropriées pour appréhender les phénomènes en terrain africain qualifié de complexe

Comprendre la nécessité de théories appropriées pour un terrain africain passe par la mise en lumière de son épistémologie, la perception de ce terrain de recherche mettant en perspective sa capacité à participer à la construction d’une science universelle, mais aussi par la mise en lumière de la mesure de l’opérationnalité des théories qui y sont appliquées.

1.1 Perception négative de la connaissance produite en Afrique

Le récit de l’échec de l’Afrique qui semble persistant dans la littérature a abouti à un discours de carence et d’incompétence, présentant la recherche et les chercheurs africains comme manquant de ressources académiques et professionnelles. C’est un discours qui explique en partie la situation dans laquelle se trouve l’Afrique aujourd’hui[3] [traduction libre]

Mawere & Van Stam, 2019, p. 171

Ce discours renforce la perception selon laquelle les chercheurs africains sont compétents en ce qui concerne le travail empirique, mais faibles en matière de théorisation. Par conséquent, la maîtrise des procédés et des méthodologies de théorisation devient cruciale. Les études empiriques générées par les Africains servent généralement de base à l’élaboration de théories par les universitaires du Nord. À cette perception liée à la théorisation s’ajoute celle de la réalité de la marginalisation des résultats de la recherche en Afrique. « Cela a parfois abouti à une simplification excessive des sujets explorés ou étudiés, à des conclusions stéréotypées, ainsi qu’à la marginalisation des chercheurs africains »[4] [traduction libre] (Bob-Milliar, 2020, p. 2). Atta-Asiedu (2020) souligne aussi cette tendance occidentale à maintenir l’épistémologie africaine à l’arrière-plan et dans l’oubli. Obeng-Odoom (2019) note également l’infériorisation des connaissances et des chercheurs du Sud. L’idée est que les chercheurs africains sont des poids lourds sur le plan empirique, mais des poids légers sur le plan théorique.

Cette conception traduit une situation ou les théories concernant l’Afrique sont « fabriquées » ailleurs. Elles sont alors décontextualisées, impertinentes et, par conséquent, non opérantes.

1.2 L’absence de théories appropriées opérationnelles au terrain en contexte africain

L’absence de théories correctement et pleinement opérationnelles en contexte africain transparaît dans beaucoup de discours ayant pour objet les fondements de la connaissance scientifique africaine. Les théories fondées sur la croyance en l’universalité de la connaissance constituent un mépris de l’hétérogénéité des personnes et des sociétés. La diversité des interprétations des événements, des objets, des discours et des actions possibles est une réalité essentielle et fondamentale (Atta-Asiédu, 2020). Cette position engage la responsabilité des chercheurs africains dans l’élaboration de connaissances contextualisées pertinentes. C’est en ce sens qu’abonde Mom (2018) en invitant les chercheurs africains à élaborer des théories solidement enracinées dans l’ontologie et l’épistémologie africaines, de même que dans les contextes de la réalité africaine, et non en mobilisant des cadres théoriques qui ont été élaborés par des chercheurs occidentaux, à partir de théories occidentales, pour expliquer les phénomènes africains. C’est aussi l’avis d’Atta-Asiedu (2020) qui dit que « le monde universitaire africain doit construire une fondation philosophique qui est contextuellement pertinente pour l’Afrique, en proposant des théories qui expliquent les phénomènes africains au lieu de s’appuyer sur des concepts occidentaux pour expliquer les phénomènes africains »[5] [traduction libre] (p. 3).

Ces propos montrent, d’une part, la nécessité d’une théorisation propre au contexte africain et, d’autre part, un manque ou un retard dans ce processus. Ce retard dans la théorisation des phénomènes étudiés en Afrique est le reflet de l’usage d’une méthodologie inadéquate pour nommer les concepts émergents et leur donner un sens opérationnel (Kane & Tidjani, 2022). Fondamentalement, la question qui se pose est donc celle de la méthodologie pertinente. Cette interrogation se reflète dans les propos de Bob-Milliard (2020) qui dit :

Les chercheurs africanistes devront réfléchir profondément et sélectivement aux approches méthodologiques qui répondraient le mieux aux problèmes particuliers de l’Afrique. Les anciennes stratégies de recherche ayant trait aux problématiques africaines cherchaient des réponses en dehors du contexte du problème. Les chercheurs sensibles à la cause africaine doivent chercher des réponses dans les paramètres du problème[6] [traduction libre]

p. 10

Cette question méthodologique est d’autant plus importante que se pose la question de la prédominance d’une certaine logique de production de connaissances, non seulement en termes de localisation, mais aussi en termes de perspective historique (Bob-Milliard, 2020).

Dans une perspective complémentaire, Nwoye (2022) souligne un aspect particulier de la question en soutenant que

l’importance excessive accordée actuellement à l’utilisation d’approches quantitatives dans la recherche en sciences sociales dans les universités africaines doit être reconsidérée pour tenir compte des méthodologies de recherche alternatives qui sont jugées plus adaptées à l’étude des vies vécues en Afrique[7] [traduction libre]

p. 288

En rapport avec tous ces défis et constats, il est pertinent d’interroger l’adéquation entre les approches qualitatives et inductives et les phénomènes africains à étudier.

1.3 Les approches inductives

Des auteurs comme Kane (2018) et Nwoye (2022) appellent à l’usage de la recherche qualitative inductive pour appréhender le terrain africain. L’impératif d’enracinement dans l’expérience étudiée ou dans l’événement observé exige une volonté de regard authentique de la logique propre des acteurs et des événements (Paillé & Mucchielli, 2012). Par conséquent, la recherche en terrain africain ne peut s’accommoder d’une vérification d’hypothèses importées d’ailleurs et élaborées dans des contextes socioculturels différents. Parmi les approches qualitatives, la MTE prend une place particulière non seulement parce que le livre fondateur de 1967 Discovery of Grounded Theory, de Glaser et Strauss, constitue le premier ouvrage qui présente la recherche qualitative de manière substantielle et opérationnelle (Paillé, 2010), mais aussi parce que c’est l’approche en recherche qualitative de prime abord inductive qui est la plus utilisée (Birks & Mills, 2011). L’analyse inductive vise à générer systématiquement une théorie fondée sur des cas spécifiques d’observation empirique. En tant que telle, elle contraste fortement avec la méthodologie hypothético-déductive dans laquelle une structure conceptuelle et théorique est construite avant l’observation et est testée par celle-ci (Thorpe & Holt, 2008). Guillemette et Lukerhoff (2009) permettent de comprendre le lien entre l’induction et la MTE. Ils stipulent que c’est en raison de son caractère inductif que la MTE est à la fois reconnue pour son apport original dans la communauté scientifique et contestée pour sa non-conformité aux procédures habituelles de la démarche scientifique. Ils soulignent que les auteurs fondateurs (Glaser et Strauss) ont une perspective essentiellement inductive, leur approche étant dans une orientation d’émergence, c’est-à-dire que l’aboutissement du processus de recherche est une théorie qui émerge des données. On aura compris que l’orientation inductive de la MTE implique une grande flexibilité méthodologique dans la démarche concrète. Même si la MTE fournit un ensemble de stratégies de recherche dont les procédures sont les plus documentées parmi les méthodologies qualitatives, surtout en ce qui concerne les procédures d’analyse (Morse, 2001), les méthodologues experts en MTE ne proposent jamais une utilisation rigide de ces procédures, car l’important est le respect des principes de base que sont l’attention à l’émergence, la sensibilité théorique, l’interaction entre l’analyse et la collecte des données, l’échantillonnage théorique, la théorisation à partir des données empiriques, l’effort de suspension de la référence à des théories existantes et la simultanéité des différentes démarches (collecte des données, codage, rédaction de mémos, etc.). Il s’agit en effet d’une grande flexibilité procédurale (Strauss & Corbin, 1998).

Comme le rappelle Horincq-Detournay,

les approches inductives en recherche qualitative proposent de partir des données pour théoriser sur un phénomène à l’étude, contrairement aux approches déductives qui partent des théories et des connaissances établies pour les vérifier et/ou les tester à la lueur des données

2018, p. 145

Plus précisément,

en méthodologie de la théorisation enracinée, dite MTE, il y a une prise (recul) et une mise (interruption) de distance par rapport aux écrits. Du moins, a priori, une suspension temporaire est promue pour laisser émerger (induction) les théorisations à partir des données (empiriques la plupart du temps)

p. 145

En d’autres mots, « l’intention majeure est que la compréhension et les théorisations se construisent à partir de ce qui émerge des données, par leur analyse et par l’interprétation de la personne qui mène la recherche » (Horincq-Detournay, 2018, p. 146).

Toujours selon Guillemette et Lukerhoff (2009), les chercheurs qui adoptent l’approche de la MTE font référence d’une manière particulière aux écrits scientifiques qui fournissent des théories sur les phénomènes sociaux. Plus spécifiquement, ils ont recours aux théories existantes pour avancer dans leurs analyses uniquement après avoir collecté et analysé au moins une partie des données. Ils parlent alors d’une « suspension » de cette référence, et d’une suspension « temporaire ». Birks et Mills (2011) préviennent que l’utilisation de la littérature dans la théorie ancrée est l’un des aspects les plus controversés et les plus mal compris de cette approche. L’un des principaux objectifs est que le chercheur reste aussi sensible que possible à la théorie qui émerge des données et qu’il aborde les données avec un esprit ouvert afin d’éviter les hypothèses et les idées préconçues (Hallberg, 2010). Ainsi, les études réalisées avec la MTE n’utilisent pas la littérature de manière à se conformer facilement aux conventions académiques traditionnelles (Dunne, 2011; Elliott & Higgins, 2012; Giles et al., 2013; McGhee et al., 2007; Xie, 2009). Concrètement, les chercheurs en MTE tentent de favoriser cette suspension en prenant conscience, notamment au moyen d’un journal de chercheur, des « théories » qu’ils portent relativement à leurs objets d’étude (Strauss & Corbin, 1998). Il s’agit alors, pour ces chercheurs, de reconnaître leurs propres préconceptions et croyances, de les rendre explicites et d’analyser les données empiriques en les mettant de côté, quitte à y revenir dans une phase ultérieure de la recherche (Glaser, 1998; Schreiber, 2001).

En MTE, l’analyse théorisante par émergence implique une grande ouverture. Cette ouverture passe par une sensibilité théorique. Pour les chercheurs en MTE, la sensibilité théorique est d’abord l’ouverture à ce que les données « disent ». À ce propos, Strauss et Corbin (1998) parlent d’« écoute » des données. Cette ouverture implique ce que Descartes appelle le doute méthodique, c’est-à-dire une remise en question des savoirs et des théories existantes ou un certain scepticisme stratégique par rapport au connu (Strauss & Corbin, 1998). La sensibilité théorique est cruciale dans le sens où elle permet d’avoir une compréhension approfondie des phénomènes à l’étude.

2. La MTE, une méthodologie adéquate pour faire émerger des connaissances contextualisées et opérationnelles

La MTE est une méthode de recherche transformatrice, car elle oblige les chercheurs à repenser les méthodes traditionnelles de recherche. Elle utilise un processus de recherche systématique, analytique et inductif pour générer une théorie empiriquement enracinée qui émerge grâce à une analyse comparative constante des données (Glaser, 1978; Glaser & Strauss, 1967). La MTE a été développée par Glaser et Strauss (1967) comme une alternative à la recherche fondée sur les grandes théories qui se trouvent dans le paradigme logico-déductif (Denscombe, 2010). La MTE ne teste pas des hypothèses ni ne décrit simplement un phénomène (Birks & Mills, 2012; Dunne, 2011). Grâce à un travail de terrain empirique dans des contextes sociaux, la MTE explore les perspectives et les actions des participants à travers une approche inductive pour générer une théorie enracinée dans les complexités du monde réel (Urquhart, 2013). Les données ne sont ni forcées ni façonnées pour s’adapter à des idées préconçues (Urquhart, 2013). Les chercheurs doivent être théoriquement sensibles, c’est-à-dire simultanément maintenir un esprit ouvert et identifier des concepts théoriques significatifs en défiant leurs préjugés et en reconnaissant leurs propres expériences. Aucun cadre théorique n’est initialement identifié ou appliqué (Bytheway, 2018).

En somme, la MTE est une approche systématique et inductive pour l’élaboration de théories permettant de comprendre des processus sociaux complexes (Glaser, 1978). L’objectif est de développer une théorie à partir de données collectées dans des environnements naturels, c’est-à-dire auprès des personnes qui vivent le phénomène à l’étude généralement sans l’expliciter ni le formuler (Wilson & Hutchinson, 1991). En élaborant une théorie, le chercheur s’efforce de comprendre la situation problématique vécue par un groupe de participants et la manière dont ils ont traité ce problème (Glaser, 1998; Ng & Hase, 2008). Pour cela, il est nécessaire de s’enquérir des pratiques en cours qui sont des faits sociaux contingentés par les acteurs (individus, organisations, institutions), les valeurs, les normes (culture) et les contextes. Appréhender cette complexité (issue de l’action de plusieurs acteurs dans un contexte multidimensionnel) suppose d’user d’approches qui permettent de tenir compte de la réalité du terrain. Les approchent inductives s’y prêtent mieux, et particulièrement la MTE.

2.1 Pertinence de la MTE pour étudier la complexité du terrain africain

La MTE est une méthodologie utilisée par des chercheurs dans l’étude de la complexité ou de systèmes complexes, notamment en ingénierie des systèmes complexes (Johnson et al., 2018). Il en est de même en sciences médicales, avec la complexité liée à l’appréhension de la translation des systèmes complexes (Reed et al., 2018). Pour donner un exemple en ce qui concerne le terrain africain, elle a été utilisée pour l’étude du secteur informel où le social, l’économique et le managérial sont enchevêtrés (Kane, 2018). De façon générale, Linden (2006), en se basant sur la MTE, a étudié les systèmes complexes en faisant ressortir les propriétés suivantes : la concordance, la pertinence, la compréhensibilité, la généralité, le contrôle, la fonctionnalité, la généralisabilité et la modifiabilité.

Ainsi, et valablement, la MTE permet de comprendre la complexité du terrain africain. Cette complexité se lit à travers la nature enchevêtrée de son épistémologie du point de vue de la construction de la connaissance. Elle se lit aussi à travers des éléments visibles de cultures, de compositions sociétales, la transformation permanente institutionnelle et le développement économique.

2.2 La MTE : une possibilité pour théoriser le terrain africain par la transdisciplinarité

Selon Partington, « nous sommes en pleine mutation des modes de production des connaissances dans la société contemporaine »[8] [traduction libre] (Partington, 2000, p. 91). Ce changement de mode de production des connaissances est décrit par Gibbons (1994) qui oppose les savoirs traditionnels du « mode 1 », générés dans un contexte d’institutions et de disciplines établies, aux savoirs du « mode 2 », créés dans un contexte d’application. Les principales caractéristiques de la recherche en mode 2 sont les suivantes : elle est transdisciplinaire, c’est-à-dire qu’elle dépasse le cadre d’une seule discipline; elle est menée par des personnes qui appliquent un large éventail de compétences et d’expériences dans divers contextes universitaires et non universitaires plutôt que par des universitaires soumis à des contraintes fonctionnelles; elle se déroule au sein d’une structure non hiérarchique et transitoire plutôt qu’au sein d’une hiérarchie stable; elle ne découle pas tant d’un désir de progrès universitaire que des préoccupations de la société.

Comme l’ont mis en lumière Pop et al. (2015), la transdisciplinarité constitue une approche radicalement nouvelle par la synergie qu’elle établit entre les disciplines mobilisées dans la recherche scientifique et dans l’apprentissage. Cette synergie produit des résultats spécifiques qui ne sont pas obtenus par l’addition ou le croisement des différentes méthodologies disciplinaires ou des différentes bases de connaissances disciplinaires. Par la transdisciplinarité, non seulement les regards sur les phénomènes sont convertis en un nouveau regard holistique, mais le phénomène lui-même et sa problématisation sont reconstruits dans un nouvel objet d’étude. Mokiy (2019) dira qu’on se trouve dans une nouvelle façon de faire la science. Nous pourrions dire que nous sommes dans une nouvelle épistémologie

Boukthir & Guillemette, 2023, p. 82

Ainsi, l’étude des phénomènes africains se situe à des carrefours et suggère le recours à une transdisciplinarité non seulement pour comprendre les réalités souvent systémiques, mais aussi pour s’ouvrir à diverses perspectives, notamment celles des problèmes concrets vécus par la population en général ou par des populations vulnérables. De plus, cette transdisciplinarité est indispensable pour qui veut comprendre les pratiques et les phénomènes qui reflètent la cohabitation et l’interaction entre la tradition et la modernité (Kane & Tidjani, 2022), cohabitation et interaction typiques de la vie en Afrique.

Dans cette perspective, la recherche transdisciplinaire est ancrée dans une épistémologie pluraliste (Söderbaum, 2009; Vildåsen et al., 2017) qui affirme le rôle de multiples valeurs et idéologies dans la création de connaissances (Hessels & Van Lente, 2008). Par la coproduction de savoirs entre universitaires et non universitaires (Pohl et al., 2010), la recherche transdisciplinaire vise des résultats significatifs pour la science et la société (Witjes & Vermeulen, 2020). D’ailleurs, comme le soulignent Boukthir et Guillemette,

idéalement, toute personne concernée par un phénomène et qui a quelque chose à dire sur une problématique devrait avoir la possibilité de s’engager dans une approche transdisciplinaire afin d’y avoir une perspective d’ouverture optimale et non de se voir imposer des cadres disciplinaires rigides. Ce principe a de nombreuses conséquences, notamment dans la promotion et l’utilisation d’un vocabulaire commun non spécialisé

2023, p. 84

La MTE est pertinente pour prendre en charge cette transdisciplinarité du fait qu’elle ne dépend pas de perspectives théoriques établies. Comme le souligne Howard-Payne (2016), la MTE adopte une position ontologique de réalisme critique pour répondre aux questions concernant la nature de la réalité et ce que l’on peut comprendre de cette réalité. Les chercheurs en MTE soutiennent que cette approche est flexible dans ses fondements épistémologiques et qu’elle convient donc aux chercheurs ayant des approches épistémologiques très diverses (Holton & Walsh, 2016). Cela contraste avec l’adoption d’une position ontologique dans un relativisme pragmatique selon lequel le « fait » est limité au consensus établi d’une période particulière, un consensus qui est fondé sur de multiples perspectives concernant un certain phénomène (Harry et al., 2005; Howard-Payne, 2016; Mills et al., 2007). La MTE, parce qu’elle tient compte des différentes aspérités ontologiques et épistémologiques, permet de respecter la variété des connaissances africaines incontournables dans la production de théories solides et opérationnelles. Aussi permet-elle de mettre l’accent sur les connaissances tacites, c’est-à-dire celles qui n’ont pas encore été codifiées, écrites et stockées. Par conséquent, la MTE convient à l’objectif de transformer les connaissances tacites en connaissances codifiées. D’ailleurs, comme le montre Bytheway, avec la MTE, « les domaines d’étude de diverses disciplines peuvent être identifiés comme pertinents lors des processus de collecte et d’analyse des données »[9] [traduction libre] (2018, p. 253).

Tous ces arguments montrent que la MTE est propice, par sa philosophie, son épistémologie et ses méthodes, à une théorisation des terrains africains sous le prisme de la transdisciplinarité. Cette transdisciplinarité est fondamentale. D’éminents scientifiques africains, dont Cheikh Anta Diop, en ont fait une condition pour une rupture épistémologique et une production de connaissances pertinentes. Par exemple, faire l’étude des processus managériaux notamment dans le secteur informel (terrain pour lequel Kane [2018] a montré la pertinence de la MTE) ne peut s’affranchir d’une transdisciplinarité. En effet, non seulement le management est une science à la croisée de plusieurs disciplines, mais aussi le secteur informel a la particularité d’inscrire les organisations qui y évoluent dans un environnement socialement et économiquement enchevêtré. À cette transdisciplinarité disciplinaire, la MTE peut aussi ajouter une transdisciplinarité méthodologique, surtout dans la tradition qualitative, puisque la MTE peut être associée à l’ethnographie, à la phénoménologie, à l’anthropologie, à la recherche-action, etc.

2.3 Pertinence de la MTE pour changer la vision négative sur les connaissances produites en Afrique

La production de connaissances provenant de l’Afrique, comme susmentionnée, souffre d’un manque de reconnaissance à l’échelle internationale. En atteste la faiblesse des publications faisant état de problématiques africaines dans les revues réputées internationales. Cette perception est renforcée par le fait que cette production est jugée théoriquement faible. À cet effet, Hountondji affirme que

le chercheur du tiers-monde laisse à d’autres la théorisation, l’interprétation et l’intégration dans de plus grandes entités de cette masse de données qu’il produit. Le chercheur africain s’inhibe lui-même l’accès à l’universel

2001, p. 5

Une hiérarchie des connaissances généralement acceptée en Occident (Alatas, 2003) stipule que les sciences sociales du Sud produisent principalement des connaissances de niveaux inférieurs. Pour remédier à cette perception, au-delà de valider des revues locales à envergure internationale centrées sur les problématiques scientifiques africaines, la MTE offre une excellente capacité de théorisation de réalités et de concepts locaux. Pour illustration, Schreiber et Tomm-Bond (2015) ont montré que la combinaison du concept Ubuntu[10] et de la MTE constitue un package méthodologique africain. Ils ont montré que Ubuntu peut fournir une base ontologique culturellement pertinente dans une approche inductive comme la MTE, qu’adopter les valeurs Ubuntu comme la réciprocité et l’humilité peut renforcer le processus et les résultats de la recherche. L’usage de la sagesse traditionnelle pour orienter la recherche permet de faire émerger des connaissances jusque-là cachées.

La MTE est dans toutes ces déclinaisons un outil de théorisation accessible et disponible en termes de ressources (Kane, 2018). Son caractère inductif et flexible est crucial et plaide en faveur de son usage en terrain africain. Le caractère inductif permet de prendre en compte toute la réalité du terrain dans toutes ses aspérités transdisciplinaires (croisement de plusieurs disciplines et croisement de la MTE avec d’autres orientations méthodologiques).

Conclusion

La problématique de la recherche en Afrique se résume dans la nature enchevêtrée des phénomènes à étudier ainsi que dans la non-considération des connaissances produites en Afrique, et donc de leur perception négative. Face à cette situation, la MTE se révèle être une voie pertinente pour essayer de changer cet état. En effet, sa dimension inductive associée à sa flexibilité méthodique et son adaptabilité facilitent grandement l’appréhension des terrains de recherche africains et la valorisation des recherches produites en Afrique. Celles-ci, à bien des égards, pourront enrichir les connaissances produites (théories) dans d’autres contextes et surtout en Occident. L’usage de la MTE permet de défier les hiérarchies et les autorités déclarées. « Des chercheurs comme Léopold Senghor, Christopher Anyanwu, Innocent Onyewuenyi et d’autres ont affirmé qu’il existe une manière africaine spécifique de percevoir le monde et d’y réagir. C’est ce qui constitue l’épistémologie africaine »[11] [traduction libre] (Jimoh, 2017, p. 123). Cette épistémologie ne peut être prise en compte efficacement que dans une perspective de théorisation inductive telle qu’on la retrouve dans la MTE. Comme le rappelle Pellissier-Tanon (2001), l’approche inductive permet de construire de nouvelles théories tout en assurant l’universalité des théories ainsi énoncées.