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Extrait de la partition musicale graphique vidéo de L’amour des oiseaux moches de Nour Symon. Salle Pierre-Mercure, Montréal (Canada), 2021.

Création de Nour Symon.

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Introduction

Le terme « partition » est généralement utilisé par les artistes en musique afin de désigner la représentation graphique symbolique d’une oeuvre musicale créée par un·e compositeur·trice afin de permettre son interprétation par des musicien·nes (Davies et Sadie, 2001). Cependant, ce terme a vu son emploi s’étendre auprès des créateur·trices en danse et en théâtre au cours des XXe et XXIe siècles (Sermon, 2016 : 29). Au théâtre, l’emploi de « partition » se fait généralement pour parler du texte dramatique lui-même et de ses didascalies. Pourtant, face aux nouvelles dramaturgies, il semble que le terme soit désormais utilisé pour rendre compte du devenir scénique des créations. Ainsi, la partition ne serait plus seulement un cadre d’organisation symbolique pour l’écriture, mais un témoin de l’agencement de l’ensemble des éléments composant la création théâtrale (ibid. : 78-81). Depuis plusieurs décennies, nous constatons un « effet de système[1] » (Longuenesse, 2020 : 9) dans le travail des artistes, qu’il·elles soient dramaturges, écrivain·es ou metteur·es en scène. En effet, il est devenu commun que ces artistes usent de termes rattachés à la musique et les utilisent pour nommer une méthodologie au sein de leurs processus de création, sans pour autant assumer une quelconque référence musicale. En danse, nous retrouvons également le terme « partition » pour recouvrir un ensemble de possibles : de la partition réalisée grâce à des outils de notation chorégraphique (Hutchinson Guest, 1998 [1989]; Challet-Haas, 1999; Hecquet et Prokhoris, 2007; Mirzabekiantz, 2000; Nadal, 2010), à la partition interne de l’interprète (Dumont, 2009; Chaumette, 2014; Sermon, 2016), jusqu’aux scores utilisés en performance par des artistes comme Anna Halprin[2], Deborah Hay[3] ou encore Lisa Nelson[4]. Que ce soit en théâtre ou en danse, la partition ne se référerait donc pas seulement à une oeuvre finie, mais elle concernerait aussi bien le processus de création en studio que l’oeuvre en construction, permettant la notation d’éléments qui accompagnent cette création (Sermon, 2016 : 123). Ainsi, il semblerait que l’usage de la partition dans les autres disciplines s’émancipe des règles habituelles de la partition musicale. La danse et le théâtre, par exemple, s’approprient cette notion afin d’en établir les codes qui correspondent aux exigences de leurs arts, se séparant de fait de la conception musicale.

C’est cette pluralité des fonctions de la partition en arts vivants qui, à l’origine, a suscité l’intérêt du Groupe de recherche interdisciplinaire en arts vivants (GRIAV). Constitué de professeur·es, de chercheur·euses et de doctorant·es principalement affilié·es aux départements de danse et de musique ainsi qu’à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), le GRIAV cherche depuis 2015 à interroger et à circonscrire les convergences, les complémentarités, mais également les dissensus épistémologiques et les pratiques des arts vivants. La notion de partition, fréquemment mentionnée dans nos échanges, nous semblait particulièrement féconde pour mieux saisir les spécificités de chacune de nos disciplines – musique, danse, théâtre – en convoquant aussi bien leurs rapprochements que leurs grandes différences ontologiques. Au fil de nos discussions, nous soulevions diverses intuitions que nous souhaitions explorer : quelle(s) figure(s) se dessine(nt)-elle(s) pour la partition lorsqu’elle s’inscrit dans un autre univers que celui de la musique? Comment la partition s’attarde-t-elle à transmettre (des notes, des intentions, des gestes, etc.)? N’existe-t-il pas des partitions propres à chaque art et chaque artiste? La partition vise-t-elle seulement à communiquer par écrit des notes, des intentions, des gestes d’une oeuvre déjà complétée, ou a-t-elle d’autres fonctions et d’autres formes propres à chaque art et chaque artiste?

Qui élabore la partition et à qui est-elle destinée? Dans quelle(s) temporalité(s) s’inscrit-elle et, par conséquent, quelle(s) fonction(s) occupe-t-elle au sein d’un processus de création? Comment s’écrit-elle et comment se transmet-elle? Enfin, si la partition semble aujourd’hui s’imposer comme élément central pour les créateur·trices en besoin de conserver des traces de l’éphémère, que dit-elle des productions artistiques contemporaines? Le 26 octobre 2018, nous avons organisé une journée d’expérimentation avec les membres du GRIAV[5] afin de jeter des bases théoriques et pratiques des usages variés de la partition au sein de nos disciplines. Tantôt système de notation précis et codifié, la partition peut être perçue comme médium de la mémoire collective ou individuelle d’une équipe de création, et permettre l’interprétation et la transmission pour une reprise future; tantôt pratique processuelle de production de traces variées de la création en cours, elle peut être appréhendée comme un outil même de composition, reliant chaque élément de l’oeuvre, et constituer une entité modulable à tout moment de la création. Si plusieurs auteur·trices, dont Julie Sermon (2016), Nelson Goodman (2005 [1968]) ou Rudolf Laban (1956) ont été convoqué·es au cours de cette journée, révélant surtout des approches européennes ou états-uniennes de la partition, nous avons senti le besoin de situer nos échanges plus particulièrement dans le contexte québécois actuel. En effet, comment les artistes du Québec abordent-il·elles aujourd’hui la notion de partition dans leurs pratiques de création? C’est donc à partir de ce besoin d’ancrage dans l’actualité vibrante des artistes du Québec que nous avons élaboré une deuxième journée de rencontre[6] au cours de laquelle nous avons invité six artistes à venir partager leurs approches de la partition : Marie-Annick Béliveau et Nour Symon pour le domaine musical, Daniel Soulières et Harold Rhéaume pour la danse et, enfin, Andrea Ubal et Julien Blais pour le théâtre.

Nos échanges lors de la journée d’étude avec les artistes ont mis en évidence deux axes de réflexion pour tenter d’éclaircir l’usage de ce terme dans la pratique artistique québécoise et contemporaine : la partition modèle ou processus, et la partition partagée ou individuelle.

Cet article nous permettra de décrire chacun de ces axes en mettant de l’avant les spécificités des pratiques des artistes participant·es. Pour ce faire, nous déplierons dans un premier temps les deux axes dégagés à travers l’analyse des propos des artistes. Dans un deuxième temps, nous proposerons de discuter de ces axes en envisageant la dimension « rhapsodique » de la partition à la lumière de la notion de « représentation rhapsodique » (Jolivet Pignon, 2015) telle que développée par Rafaëlle Jolivet Pignon.

La partition modèle / la partition processus

La partition (d’autorité) comme matériau de transmission d’une oeuvre achevée

Dans ce premier axe, la partition est considérée comme un moyen de transmission, soit d’une oeuvre achevée, soit des étapes de sa création. La partition modèle est prescriptive et fait autorité, car elle représente avec plus ou moins d’exactitude ce qui doit être dit, vu ou entendu. Par exemple, la partition musicale d’une symphonie de Beethoven indique la hauteur et la durée des sons, les nuances et les autres paramètres que le·la chef·fe d’orchestre se doit de faire respecter dans le rendu de l’orchestre. Elle présente le résultat.

La partition processus, quant à elle, a une autre fonction et constitue plutôt un artefact descriptif ou poétique du travail d’élaboration d’une oeuvre dans le temps. De facto, si la partition modèle vise à transmettre l’oeuvre en elle-même, le résultat créatif, la partition processus veut rendre compte de sa genèse.

Marie-Annick Béliveau, interprète lyrique de musique de création, perçoit la partition comme un lien privilégié permettant à l’interprète d’accéder à la pensée du·de la compositeur·trice. Elle évoque l’idée d’une relation entre ce binôme et la partition en vue de la mise en son de l’oeuvre devant public. C’est le·la compositeur·trice qui, en créant la partition, impose le cadre de travail à l’interprète. Dès lors, celui·celle-ci peut identifier l’oeuvre grâce à la partition qui devient instantanément un médium de transmission. Cette première approche de la partition comme modèle renvoie à la conception formaliste de Goodman stipulant que la notation doit être non ambigüe pour que la performance soit aussi exacte que possible afin de remplir son rôle prescriptif. Il écrit que la partition « a pour fonction primordiale d’être l’autorité qui identifie une oeuvre, d’exécution à exécution » (Goodman, 2005 [1968] : 166). En d’autres termes, la partition contient l’ensemble des signes permettant de (re)produire l’oeuvre en question; c’est elle qui matérialise la création pensée et imaginée par un·e compositeur·trice. Poussant ce raisonnement à sa limite, la partition représente l’oeuvre qu’elle contient en entier. Mais bien plus qu’une simple trace laissée par un·e concepteur·trice premier·ère, elle permet aussi à l’oeuvre de traverser les époques, les frontières, de manière à constamment rappeler l’origine de sa naissance.

Cependant, bien que la partition soit le guide pour l’exécution dont parle Goodman, son interprétation inclut également pour Béliveau l’appropriation personnelle de l’oeuvre, ainsi que les attentes du public. En effet, si la musique demeure encadrée par les indications et les volontés du·de la compositeur·trice, sa réalisation sonore provient de l’interprète qui dispose ainsi d’une certaine liberté, que Béliveau caractérise en partageant son expérience professionnelle. Elle se rapproche alors d’autres auteur·trices qui, au contraire de Goodman, estiment que la partition seule ne permet pas de rendre compte de l’exécution d’une oeuvre, car elle consigne plutôt un métalangage qui ne peut représenter qu’imparfaitement une partie du phénomène sonore (Meeùs, 1991; Kivy, 2007). Ainsi, le rendu musical de la partition dépend du contexte (Levinson, 1980) et implique automatiquement les choix et les annotations des interprètes (Buchanan, 2016). En outre, l’interprétation, en musique occidentale, repose sur la partition qui représenterait la tradition écrite, et s’appuie aussi sur la tradition orale (Hastings, 2006), celle des règles de l’art du comment interpréter, du comment devrait « sonner » l’oeuvre consignée sur la partition.

Lorsqu’elle se trouve sur scène, Béliveau cherche à atteindre le public et elle le fait à l’aide des indications laissées par le·la compositeur·trice, mais c’est grâce à son interprétation musicale que cela devient possible. En revanche, cette dernière est limitée, car l’interprète se doit de faire appel à un référentiel partagé qui n’est pas transmis par la partition, mais par la réceptivité historique de l’oeuvre, de manière à convoquer le souvenir du public, et peut-être même du·de la créateur·trice initial·e. Certes, les spectateur·trices n’ont pas accès à l’origine de la création du·de la compositeur·trice. Néanmoins, il·elles ont des attentes particulières selon la représentation à laquelle il·elles assistent. En d’autres mots, pour Béliveau, le public incarne la tradition orale, puisqu’il possède des attentes quant aux résultats sonores, attentes issues d’expériences d’auditeur·trices antérieures. Béliveau évoque, à ce titre, la présence d’une hiérarchie pyramidale entre l’écriture d’origine et la représentation dans le contexte d’un opéra. On trouve en premier lieu le livret écrit par le·la librettiste, mis en musique par le·la compositeur·trice avant d’être transmis au·à la chef·fe d’orchestre qui, à son tour, l’acheminera à la personne qui le mettra en scène, qui le partagera peut-être avec un·e scénographe, par exemple. Selon Béliveau, « plus on descend dans la pyramide, plus les gens doivent se conformer et ont un devoir de loyauté envers la partition » (Béliveau, discussions du 1er mars 2019). Ici, ce devoir ne semble pas seulement être envers le·la compositeur·trice, mais aussi envers le public dont l’horizon d’attente demeure précis et immuable, notamment pour des opéras connus comme Carmen (1875) de Georges Bizet. En effet, le public a en mémoire le souvenir du style d’un·e compositeur·trice, d’un·e metteur·e en scène ou d’un·e interprète et non pas nécessairement de la partition en tant que telle. Il s’attend donc à revoir ce qu’il connait déjà, et il effectuera une comparaison entre son souvenir et ce qui lui est présenté. De fait, la partition transmet évidemment la création du·de la compositeur·trice vers l’interprète et les différent·es créateur·trices, mais elle s’accompagne également d’un héritage, d’une tradition orale, dont l’interprète est le·la dépositaire. Béliveau interroge ainsi la liberté de l’interprète entre l’obligation de se conformer aux indications de la partition et aux attentes de chacun·e, témoignant avec lucidité : « Ma pratique d’interprète de musique de création est tous les jours définie par ma capacité à lire, décoder, compléter, traduire et obéir à la partition. Mesurer la part de loyauté et la part de liberté qui rendra justice à l’oeuvre du·de la créateur·trice » (idem).

Cette liberté, interrogée par Marie-Annick Béliveau, est largement accueillie par le danseur Daniel Soulières, pour qui la partition témoigne avant tout de l’itinéraire de la création et de l’interprétation. Comme il l’explique très bien, « lors des reprises, le travail de l’interprète porté sur sa partition évolue, se modifie, de sorte à comprendre la danse autrement et à percevoir une nouvelle interprétation possible » (Soulières, discussions du 1er mars 2019). En cela, la partition en danse répondrait au questionnement de Béliveau, dans le sens où l’interprète serait libre vis-à-vis de la partition : celle-ci serait toujours en train de s’écrire. L’idée d’une partition qui serait en construction constante est précisément l’un des enjeux qui a poussé Soulières à créer Danse-Cité[7] en 1982. En effet, sa volonté était de pouvoir accompagner les créations jusqu’à deux semaines après leurs représentations scéniques. À cet égard, l’artiste estime que c’est à ce moment précis qu’une partition en danse pourrait s’écrire, permettant de mettre en évidence l’évolution entre la première représentation devant un public et la dernière. Cette conception d’une partition qui témoignerait des différentes étapes de transformation après les premières représentations peut être rapprochée de l’idée d’une partition processus développée par Julien Blais, Nour Symon ou encore Harold Rhéaume, qui appuient toutefois leurs réflexions sur le fait que la partition est également un témoin et un outil de construction dans leurs créations.

La partition comme outil de construction et processus de l’oeuvre

Alors que le témoignage de Béliveau laisse entrevoir le poids de l’héritage de la tradition classique dans une approche occidentale de la musique basée sur la partition comme modèle, les interventions des autres artistes nous ont rapidement conduit·es à considérer la dimension éminemment processuelle d’une partition, que ce soit en théâtre, en danse ou en musique avec la pratique de Symon.

Pour Symon, c’est dans une remise en question de la tradition occidentale qu’ielle se tourne vers « une rencontre désirante entre les arts visuels, la musique et la poésie [qui] préside à [s]on approche de la partition » (Symon, discussions du 1er mars 2019). Les partitions graphiques, qui sont aujourd’hui au coeur de son travail, apparaissent dans un besoin d’établir un rapport d’égalité entre ce qu’ielle voit et ce qu’ielle entend. Plus précisément, c’est par l’écoute approfondie de musiques égyptiennes que Symon comprend que « la forme dramatique – axée sur la binarité tension / détente et une certaine téléologie – de la musique n’est pas naturelle, n’est pas une obligation » (idem). En effet, parmi les autres modèles musicaux qui existent, celui qui l’intéresse et lae hante défend l’idée d’une musique comme situation plutôt que comme discours. En d’autres termes, il s’agit de composer avec les objets musicaux non pas dans un ordre narratif, mais plutôt dans une relation sensible avec et entre ces derniers, dans un cadre temporel et culturel donné. Si la partition classique occidentale favorise une certaine organisation et hiérarchie des sons, elle ne tient pas compte de ce qui ne compose pas la partition. À cet égard, la description de sa démarche est éloquente :

Délaissant l’écriture conventionnelle formée de notes accrochées à une portée, ma musique se lit et s’interprète plutôt depuis un ensemble de dessins formant des tableaux sonores ou partitions graphiques. Habité·e des mondes des compositeur·rices Cornelius Cardew, Jennifer Walshe et Cecil Taylor, de l’univers sonore de la diva égyptienne Oum Kalthoum, puis des traits coulants et des couleurs tracées de Cy Twombly, je me positionne dans une filiation de la partition comme espace de précision et de liberté, d’ambiguïté et de métissage entre les genres canoniques et les influences. […] Les bases de compréhension des partitions demeurent cependant simples et intuitives : l’axe horizontal indique la durée et l’axe vertical indique la hauteur d’un son, alors qu’un trait foncé appelle un son plus fort, un trait ténu et estompé, un bruit plus doux

(extrait d’un texte de présentation envoyé par l’artiste[8]).

Prenant l’exemple de Paul Klee qui avait toujours rêvé d’être musicien, Symon se remémore que c’est en découvrant son ouvrage Histoire naturelle infinie (1977 [1964]), qui explique comment le visuel peut être pensé exclusivement par l’intermédiaire d’une terminologie musicale, qu’ielle décide d’utiliser les symboles de différentes toiles de l’une de ses séries pour en faire une transposition littérale dans l’univers sonore. L’idée était de comprendre et de voir « quel genre de comportement musical pouvait naître […], quel genre de comportement musical pouvait exister hors de [son] intuition » (Symon, discussions du 1er mars 2019). Même si le résultat l’intéresse, Symon conçoit qu’il serait possible « d’aller plus loin dans le dialogue avec l’interprète et de créer des situations sonores plus organiques et riches sur le plan de la facture des détails des objets sonores » (idem). L’artiste décide alors d’amorcer le dessin de ses propres structures graphiques. Ielle s’aperçoit que le premier élément qui influence sa composition musicale n’est autre que le support de composition lui-même (la page) qui, par sa taille, indique implicitement une manière de faire (notamment concernant la durée, les mélodies, les motifs, etc.). Rejetant donc l’usage du format unique de la feuille de papier format lettre ou légal, ielle décide d’utiliser différentes tailles de cartons ou d’autres supports (papier de boucher, papier de riz, bois compressé, etc.), étalés sur les murs de sa chambre, de manière à pouvoir travailler sur des formats et matériaux en cohérence parfaite avec les objets sonores à naitre – et se détachant du même souffle de certains a priori liés à sa formation musicale occidentale. Dès lors, Symon fait face à l’ensemble de son oeuvre d’un seul regard au cours du processus de composition, et offre à la partition un rôle dans le processus ainsi que dans la création finale.

Pour le metteur en scène Julien Blais, tout comme pour Nour Symon, la partition est directement liée au processus de création en devenant l’outil d’élaboration de la pensée. Pour Blais, la relation avec la partition débute dès sa formation en cinéma et en multimédia, mais c’est en collaborant avec plusieurs écoles et avec des non-praticien·nes que la partition trouve un intérêt particulier : elle s’impose comme un médium de composition avec l’ensemble des éléments formant le spectacle, et c’est la partition qui rend cet ensemble perceptible aux personnes qui l’accompagnent. Blais perçoit ainsi la partition à l’intérieur même du processus, c’est-à-dire au moment de la rencontre de plusieurs éléments qui, une fois assemblés dans un rapport polyphonique, laissent apparaitre une partition commune. Toutefois, chaque élément possèderait sa propre partition au départ, et pourrait par conséquent être utilisé indépendamment du tout. Dans un premier temps, la partition réside dans le texte où elle indique déjà ses composantes, notamment par la ponctuation. Blais tente, à travers le texte, de la « décorder », de « déceler les répliques » (Blais, discussions du 1er mars 2019), de saisir les ouvertures laissées par l’auteur·trice. Le metteur en scène engage alors un premier travail d’analyse dramaturgique précédant les débuts d’une mise en place et d’une mise en espace. Avant même que les acteur·trices soient sur scène, Blais trace les entrées, les sorties, les différents déplacements nécessaires et induits par le texte. Cette partition qui se dessine signifie quelque chose, mais ne peut être précise sur ce qu’elle raconte, puisqu’elle se rapporte au mouvement, au présent, à l’activité en train de se faire. Elle rend possible l’orchestration de l’ensemble de ses équipes sur scène ainsi que les éléments gravitant autour d’elles. Très rapidement dans le processus apparait alors l’utilisation des nouvelles technologies, ce qui permet à Blais de structurer sa partition « autour de l’entrelacement entre l’écriture, l’écriture technologique et celle de plateau » (idem). Il s’agit d’« une action artistique tricéphale qui se contamine et se déploie autant dans les processus de création qu’au moment de la création elle-même. […] C’est une partition dynamique qui s’échelonne à travers la conceptualisation et le geste créatif » (idem).

Dans le domaine de la danse cette fois, la création P.ARTITION B.LANCHE (2018) d’Harold Rhéaume regroupe à la fois l’idée de la partition comme sujet même de l’oeuvre et comme processus de création. Le titre du spectacle, qui fait évidemment référence à la partition musicale, trouve son origine dans l’idée de la variation d’un thème, c’est-à-dire créer à partir d’un thème chorégraphique pour comprendre comment des variations peuvent s’opérer. La deuxième référence est quant à elle issue du domaine théâtral, et plus particulièrement de l’idée du « texte blanc ». Enseignant de mouvement au Conservatoire d’art dramatique de Québec, il utilise avec ses étudiant·es le texte neutre, un texte qui ne possède aucun référent générique, temporel, géographique... un texte ouvert et dont la distribution peut être faite selon n’importe quelle modalité, une « promesse d’imprévisible, de spontanéité devant l’inconnu » (Rhéaume, discussions du 1er mars 2019), pour reprendre les mots du chorégraphe. Rhéaume s’interroge donc sur la possibilité en danse de réaliser une performance qui serait inspirée de cette écriture. Dès lors, il imagine un dispositif dans lequel huit interprètes (quatre hommes et quatre femmes) formeraient quatre duos. Chaque individu du duo aurait sa propre partition qu’il·elle apprendrait avant celle de son·sa partenaire. Habituellement, un·e interprète en danse assimile une partition qu’il·elle préserve tout au long du processus, mais cette fois, il·elles exploreraient les deux partitions. Ensemble, il·elles travailleraient à une multitude de possibilités tout en conservant une chronologie identique. La partition originale du duo s’est donc écrite tout au long des répétitions, venant à supprimer les espaces d’improvisations dans le spectacle au fur et à mesure (à l’exception des solos, qui ont conservé leur part d’exploration continuelle). La partition première appartenant à chacun·e des interprètes s’est donc vue complétée en même temps que les explorations se produisaient, elle s’est nourrie des propositions des artistes et plus particulièrement de ce que Rhéaume nomme le « duo-fondateur » (idem), point de départ essentiel dans son travail en danse contemporaine.

Nous constatons que la partition ne répond pas aux mêmes fonctions et n’occupe pas la même place dans le travail des artistes qui ont participé à la journée d’étude. Cela peut s’expliquer non par des visions opposées chez les artistes, mais plutôt par le fait que la partition s’adapte au champ disciplinaire en question. Tous et toutes partagent l’idée d’une partition qui se met en place dans l’espace pour pouvoir exprimer autre chose que ce qui la compose : Symon l’exprime en dehors du format habituel[9], Blais l’incarne par ses acteur·trices, Rhéaume l’improvise pour en déceler d’autres variations. Les trois tentent de mettre en lumière les composantes invisibles des partitions originales en remettant en cause leurs propres lectures héritées de leurs formations. Creusant dans le texte premier, il·elles cherchent à déceler ce qui n’est pas dit et n’est pas écrit, et c’est sur cet enjeu que reposent, en partie, leurs créations. Enfin, les trois sont auteur·trices de leur propre partition, même si Blais amorce le travail avec celle d’un·e auteur·trice. Il·elles inventent une écriture singulière qu’il·elles partagent ensuite avec leurs collaborateur·trices, provoquant une nouvelle nécessité : celle d’être audible, visible et compréhensible par d’autres.

La partition partagée / la partition individuelle

La partition individuelle de l’interprète

Dans ce deuxième axe, la partition est qualifiée selon ses utilisateur·trices : partagée entre un ensemble d’individus, ou au contraire internalisée par l’interprète. La partition partagée devient un objet de communication et d’échange entre les collaborateur·trices d’un projet, alors que la partition individuelle est singulière et permet un rappel intime à l’interprète des constituantes de l’oeuvre.

Pour le danseur Daniel Soulières, la partition serait un moyen de conserver la mémoire de la création et des intentions de départ du·de la chorégraphe. Cela dit, dans son travail d’interprète, il évoque avoir toujours éprouvé le besoin de consigner, de façon très personnelle, les indications relatives aux oeuvres dans des cahiers, dans le but de créer ce qu’il appelle « la résonance des choses » (Soulières, discussions du 1er mars 2019). Cette résonance doit être entendue comme une interprétation personnelle de la création. Soulières décrit ainsi son processus :

Cette méthode toute personnelle de cahiers d’annotations fut initialement mise au point dans le but de développer la mémorisation et la compréhension globale d’une oeuvre chorégraphique de longue durée de Jean-Pierre Perreault, dansée de 1980 à 2004. Dans un premier temps, en ce qui concernait ma participation, je notais le mouvement sur des comptes. Je prenais soin d’écrire le mouvement à partir des verbes d’action, par exemple « je saute sur 2 », « je tombe au sol sur 4 », etc. Cette notation provoquait donc la visualisation et la mémorisation de la partition rythmique. Dans un deuxième temps, puisque la dramaturgie d’une pièce évolue que l’on soit présent ou pas sur scène, je notais sections et transitions, que je sois impliqué ou pas, tout en respectant la spatialisation du groupe par des dessins primaires et des schémas de trajectoire. À force de lire et de faire, une signification globale émanait, non pas volontaire, mais sentie à base d’intuitions physiques, sachant que l’émotion décode le corps bien avant la raison et que ce décodage fait partie de la découverte du langage chorégraphique

(idem).

Ce qui semble important à souligner ici, c’est que le langage écrit utilisé par l’interprète à propos de la création du chorégraphe ne peut être compréhensible que par lui-même et ne vise pas une transmission à autrui. Témoignant de ses nombreuses collaborations avec Perreault, Soulières explique que les indications données par celui-ci lui permettaient de « créer une matière à l’interprétation » (idem). Mais le chorégraphe ne souhaitait pas voir les notes qu’il prenait dans ses cahiers, refusant de réduire sa création par l’usage de mots qui, selon lui, ne pouvaient rendre compte de la complexité des mouvements, intentions, gestes, etc. Alors que Béliveau conçoit la partition comme médium entre le·la compositeur·trice et l’interprète, comme lien de dialogue depuis la création originale et dont l’interprète se met au service, nous pouvons constater, à partir de l’exemple de Soulières, que le médium n’est pas nécessairement évident, et qu’il peut au contraire provoquer une frustration de la part du·de la créateur·trice qui voit sa pensée artistique « enfermée » dans un vocabulaire propre à l’interprète. Par conséquent, il serait possible d’émettre une première hypothèse selon laquelle le·la compositeur·trice et le·la musicien·ne partageraient, semble-t-il, un vocabulaire commun (un système). À l’inverse, le·la chorégraphe et l’interprète, parce qu’il·elles convoquent l’interprétation et l’individualité corporelle dès les débuts de la création, ne peuvent s’entendre sur un système commun, puisqu’il n’existe pas, ou qu’il serait à inventer.

C’est d’ailleurs l’enjeu du travail de Soulières dans Les événements de la pleine lune[10] qu’il partage avec Jean Derome, compositeur et multi-instrumentiste. Tous deux recherchaient une partition commune qui servirait à la fois aux musicien·nes et aux danseur·euses. Il était donc nécessaire d’élaborer un langage dont les deux parties comprendraient les contours. Derome a ainsi développé une structure, « Spectacle », composée par exemple des mots « temps », « espace », « énergie continue / discontinue », « positif », « négatif », etc. Lors des improvisations, les artistes devaient respecter une consigne donnée qui contenait ces termes. Ainsi s’est créée une sorte de référentiel commun qui, certes, se concevait comme un jeu d’improvisations constant, mais dont la notation en devenait complexe, une partition commune contenant un langage issu des deux disciplines s’avérant presque impossible à réaliser. Nous pouvons donc, par cette collaboration danse-musique, nous rendre compte que la partition comme autorité d’identification (de prescription) de l’oeuvre n’est pas nécessairement évidente en danse. En effet, l’histoire de la notation en danse apparait dès le XVe siècle et n’a cessé d’évoluer depuis. Cependant, il faut reconnaitre que très peu d’artistes utilisent ces méthodes afin de consigner leurs oeuvres. Chaque système de notation demande une formation approfondie, les notateur·trices n’étant généralement pas les chorégraphes ou les interprètes des oeuvres à noter (Pouillaude, 2004). Aujourd’hui, le motif writing interroge les intentions d’une notation chorégraphique et le sens des mouvements. La symbolisation, faite à partir d’une observation et d’une analyse du mouvement, s’effectue à plusieurs niveaux et sur différentes échelles. Pour noter le mouvement, il est nécessaire de trouver son essence plutôt que d’inscrire l’ensemble de ses paramètres, l’intérêt de la notation n’étant pas sa précision, comme en musique, mais plutôt sa capacité de devenir « une avenue créative dans laquelle les sensations kinesthésiques et la pensée intuitive sont mises à contribution : une poésie en symboles pour rendre compte d’une poésie en mouvement » (Dussault, 2020 : 210). Face à la complexité de la notation en danse, Soulières fait ainsi le constat que depuis l’arrivée de la vidéo, l’écriture disparait peu à peu : c’est la captation de l’image qui permet de noter la création.

Le témoignage de Soulières concorde avec ce que Sermon nomme la « partition invisible » de l’interprète, celle-ci désignant « non pas l’objet [que les interprètes] mettent en jeu, mais la manière singulière qu’ils ont de le mettre en jeu – et donc de se mettre en jeu » (Sermon, 2016 : 207). Les interprètes instaurent un dialogue entre la partition transmise et leur partition individuelle. Pour la comédienne et metteure en scène Andrea Ubal, la partition est perçue comme une manière d’encadrer la création, et donc, d’une certaine façon, de lui redonner le statut de guide dans la création à venir. Établissant un parallèle avec le code de pointage en gymnastique rythmique qu’elle pratiquait dans son enfance, Ubal trouve dans la partition des codes et des indications concernant ce qu’elle doit effectuer en tant qu’interprète. Le texte occupe alors une place centrale, puisque c’est à partir de sa lecture qu’elle découvre les indications qu’elle intègrera en premier lieu dans son corps, à travers les mouvements, pour ensuite commencer son interprétation. Ainsi, la partition s’écrirait d’abord depuis l’interprète lui·elle-même, à partir de son corps, de ce qu’il·elle est et de ses états intérieurs, l’amenant à effectuer tel geste ou tel déplacement. En réalité, Ubal se réfère à « la ligne des actions physiques » (Stanislavski, cité dans Autant-Mathieu, 2007 : 24) de Stanislavski. Ce dernier défendait l’idée que l’acteur·trice ne s’intéressait pas à ces actions « mais aux conditions intérieures, aux circonstances que la vie extérieure du rôle justifie » (idem). Par conséquent, cette partition qui s’écrit ne peut être que singulière et propre à l’interprète. Pour Ubal, la partition possède une dynamique, et plus particulièrement une función. Dans un spectacle, la función ne se résume pas seulement à ce qui se passe sur la scène, mais elle comprend également tout ce qui est en dehors. En effet, l’interprète suit un itinéraire précis, même lorsqu’il·elle n’est pas en représentation (on pense aux changements de décors, de costumes, de mise en place, etc.). La partition individuelle intègre donc aussi bien le personnage que l’interprète lui·elle-même.

Certes, la partition est bien individuelle dans le sens où elle fait appel à l’organisation et à la corporéité de l’interprète, prenant en compte ce qui se produit avant et après l’exécution de l’action, mais elle est également collective, car elle ne peut s’écrire sans l’autre. Le·la musicien·ne est capable de répéter seul·e sa partition, ce qui n’est pas possible pour l’acteur·trice, car plusieurs éléments viennent compléter la partition : les partenaires, la scénographie, l’éclairage, l’espace, etc. « Comme comédienne, je propose une action, il y a une réaction de la part de mon·ma partenaire, c’est tout le temps une cocréation » (Ubal, discussions du 1er mars 2019), explique Ubal. C’est donc l’assemblage de l’ensemble des éléments composant la création qui donne lieu à l’écriture d’une partition collective, mais c’est depuis celle-ci que l’interprète écrit lui·elle-même sa propre partition, qui prendra en charge l’ensemble des éléments le·la concernant.

Enfin, dans le travail avec les nouvelles technologies que mène Blais, on retrouve à nouveau cette idée d’une partition qui s’incarnerait dans l’expérience des interprètes et non sur une feuille de papier sur laquelle seraient notées des indications. Toutefois, la partition corporelle et individuelle ne débute pas seulement par le texte original, mais par la partition technologique que constitue le dispositif dans lequel les acteur·trices vont s’incorporer. Alors qu’Ubal fait référence à Stanislavski, on présume de facto que dans les créations de Blais, l’action initiale ne peut s’agencer de la même manière puisqu’elle se confronte à sa réalisation numérique. L’intériorité des actions vécue par l’interprète ne peut suffire à établir une partition puisque celle-ci se voit également soumise à l’interprétation numérique. L’acteur·trice, avant d’obtenir sa propre partition, en traverse deux autres : celle du texte et celle de la technologie. Ce qui semble apparaitre ici, c’est l’émergence d’une « scène intermédia », pour reprendre le terme de Sermon, qui met l’accent « non pas sur la multitude et la juxtaposition des médias, mais sur leurs fonctionnements dialogiques et les formes nées de leurs rapports dynamiques » (Sermon, 2012 : 129). En ayant recours aux nouvelles technologies, Blais participe à la déconstruction d’une tradition théâtrale dont l’espace et le temps s’unissent au service du drame. Ce nouvel agencement oblige l’écriture d’une partition adaptée qui prend en compte le dialogue entre l’ensemble des composantes de la scène.

La distinction entre la partition individuelle et collective semble à bien des égards traverser l’ensemble des pratiques artistiques. Résolument singulière, elle ne peut être analysée comme le serait une partition traditionnelle, transmise de façon collective : elle est écrite par et pour l’interprète. Elle répond à ses besoins, qu’ils soient intimes, techniques, technologiques, interprétatifs. Pourtant, elle ne peut se suffire à elle-même dans le cadre d’une création. Arrive toujours le moment où cette partition individuelle se doit de rencontrer celle de l’autre pour ainsi former une partition collective. Ce passage de l’individualité à la collectivité nous invite à concevoir la partition comme un objet spatial et temporel. Elle n’est plus seulement dépositaire d’un enchainement d’actions dans le temps, elle témoigne également d’un parcours dans l’espace qu’effectuent les acteur·trices, mais aussi les musicien·nes. La partition permet alors d’inscrire les liens entre tous les éléments de la création.

La partition collective comme objet de communication et d’échange

La partition ne semble plus pensée dans un « système pyramidal » (Béliveau, discussions du 1er mars 2019), pour reprendre la formulation de Béliveau, mais bien réfléchie par l’ensemble des individus composant la création. Alors, nous assisterions à un bouleversement hiérarchique qui renverserait les rapports habituellement établis dans chacun des arts. C’est ainsi que Blais réinterroge les liens d’autorité au théâtre en faisant appel aux nouvelles technologies, celles-ci se présentant comme de nouveaux agents à prendre en considération lors de la création. Elles accompagnent tout aussi bien l’écriture que la future mise en espace. Il estime que cet apport numérique est « un tunnel de communications » (Blais, discussions du 1er mars 2019) qui lui permet de créer un contact avec l’ensemble formé des concepteur·trices, des acteur·trices, de l’auteur·trice et de lui-même. Par conséquent, la partition se partage en devenant le langage commun de l’équipe de création qui vient, dans les échanges entre les interprètes en répétition lors du travail de création, remplacer le texte lui-même. La création se poursuit depuis l’écriture de cette partition induite par les nouvelles technologies. Pour autant, cette dernière n’est possible que par l’élément central qui est l’acteur·trice. En d’autres termes, c’est donc à partir de l’acteur·trice que la pensée de la partition s’effectue, et pas nécessairement par le texte dramatique.

Dans la continuité de l’idée d’un bouleversement des codes préétablis, Symon affirme de son côté son désir de déhiérarchisation des relations entre ellui et les interprètes :

Mes oeuvres témoignent d’une quête sans cesse renouvelée pour la déhiérarchisation de l’autorité du·de la compositeur·trice au profit d’un travail de proximité avec les interprètes. En effet, mes partitions demandent une grande précision de la part des musicien·nes, mais appellent également à des techniques de jeu dites non traditionnelles (maitrise du souffle pour les instruments à vent ou exploration du frottement pour les cordes, par exemple) visant une prise en compte personnelle et intime de l’interprétation

(Symon, discussions du 1er mars 2019).

À ce partage des responsabilités entre le·la compositeur·trice et les interprètes, Symon ajoute également la possibilité d’un déplacement du statut de l’oeuvre dans sa pratique, la partition graphique pouvant être perçue comme « étant déjà de la musique » (idem). Les tableaux sonores, dans certains contextes, n’ont pas besoin d’interprète pour être joués ou chantés, ils existent en tant qu’oeuvres finies et prêtes à être entendues et vues par les spectateur·trices. C’est d’ailleurs ce à quoi Symon s’exerce depuis quelques années, en présentant ses partitions graphiques sous forme d’installations dans différents lieux d’exposition. Chaque visiteur·euse voit et entend sa propre musique en fonction de son interprétation, même si, comme l’explique Symon, « tout le monde est capable de comprendre que lorsqu’il y a une très grosse tache noir foncé, c’est que ça risque d’être fort » (idem). Ce n’est donc plus son interprétation en tant que compositeur·trice qui est mise de l’avant, mais la musique elle-même, et ce, qu’importent les connaissances du public. La partition est cette fois transmise directement à lui, sans aucun intermédiaire. Dans une autre mesure, la création de Rhéaume fait aussi apparaitre ce partage de partition :

Dans le cas de P.ARTITION B.LANCHE […], la notion de partition se présente comme un assemblage complexe, une collectivité intuitive où chacun·e est invité·e à prendre des risques, à composer avec des forces et des rythmes qui chamboulent l’organisation spatiale des corps en mouvement, où chacun·e a le pouvoir de transformer les formes de notre interdépendance

(Rhéaume, discussions du 1er mars 2019).

Cette interdépendance est également partagée avec le public. En effet, l’artiste a fait le choix d’inviter des spectateur·trices à assister au processus de création, de nouveaux publics se joignant à l’équipe de création à chaque nouveau lieu investi. Bien que la volonté fût de poursuivre le processus entamé, l’équipe se devait de prendre en considération les nouveaux visages qui assistaient au projet de création. Commençant toujours par la partition du « duo-fondateur » afin que le public puisse comprendre les enjeux du spectacle, le projet était chaque jour différent afin d’explorer l’ensemble des variantes possibles de ce duo. Les commentaires de l’assistance n’ont pas directement influé sur le travail de l’artiste; cependant, ils ont ouvert des pistes de réflexion pour repenser certains aspects de la création. Le public a donc été témoin de la création tout en jouant un rôle dans l’écriture, ou plutôt dans la réécriture de la partition, sans en être l’acteur principal. Cette manière de travailler est pour Rhéaume un moyen de « décloisonner la danse contemporaine » (idem) : en laissant le·la spectateur·trice observer l’évolution du processus de création, il lui offre la possibilité d’en comprendre les étapes et de partager avec lui l’écriture de la partition.

L’utilisation du terme « partition » de la part des artistes québécois·es pour témoigner de leur travail de création met en évidence la multiplicité des processus qui se mettent en place pour atteindre la représentation tout en soulevant la question de la mémorisation de la trajectoire du processus lui-même. Toutefois, il semblerait que la partition ne soit pas seulement la trace d’une dramaturgie que nous pourrions rapprocher de celle dite « de plateau », mais qu’elle endosse le rôle d’un texte scénique en devenir. Ce texte que représenterait la partition agirait en faveur d’une « représentation rhapsodique, […] lieu d’émergence d’un texte nouveau, oeuvrant uniquement dans l’espace et dans le temps de son effectuation scénique » (Danan, 2015 : 19; souligné dans le texte), explique Joseph Danan dans la préface de l’ouvrage de Rafaëlle Jolivet Pignon. Cette notion s’inscrit en premier lieu dans le domaine des écritures et des représentations théâtrales. Pourtant, elle nous offre une nouvelle perspective pour penser la partition dans les autres disciplines artistiques.

Une partition rhapsodique

Au regard des témoignages recueillis, la partition apparait polymorphe et multifonctionnelle. D’un côté, elle peut être écrite pour communiquer avec précision les indications d’une oeuvre achevée ou, d’un autre, pour s’inscrire dans le corps, l’intime et ne servir qu’un·e artiste dans sa démarche de création ou d’interprétation. Le recours au terme musical « rhapsodie », désignant une oeuvre au caractère et à la forme libres, souvent exprimée de manière idiosyncrasique, voire improvisée, permet de qualifier précisément les caractéristiques hétérogènes de la partition telles que décrites par les artistes (Rink, 2001). Plus particulièrement, le terme « rhapsodie » est lié au geste du·de la rhapsode qui, selon son étymologie, « coud ou ajuste des chants » (Centre national de ressources textuelles et lexicales, s.d.) d’une poésie épique déclamée sans accompagnement instrumental. Notamment théorisé pour le théâtre par Jean-Pierre Sarrazac (1999), ce terme est depuis longtemps utilisé dans le domaine musical pour définir une oeuvre de forme libre, composée de plusieurs thèmes juxtaposés. Dès lors, le·la rhapsode, qu’il·elle soit metteur·e en scène, chorégraphe ou compositeur·trice, crée un dialogue avec l’ensemble des tissus composant le projet de représentation, et fait apparaitre une « langue de plateau, dans la mesure où elle est l’expression d’un geste singulier, [qui] s’élabore à partir d’une logique d’artiste » (Jolivet Pignon, 2015 : 47). C’est précisément parce que ce nouveau texte prend en charge l’ensemble des éléments d’une création que « la partition textuelle procède d’un processus de création collective revendiquée comme telle » (ibid. : 25). Les artistes interrogé·es lors de notre journée d’étude abordent tous et toutes la partition dans une perspective de travail vers un devenir scénique. Jolivet Pignon, dans sa conclusion, relève les étapes traversées par les artistes qui cherchent à composer en faveur d’une représentation rhapsodique. Si la scène devient le lieu d’expérimentation, « certains dramaturges rhapsodes procèdent par accumulation de matériaux. […] À cette étape, l’auteur scénique est dans une situation d’ouverture totale » (ibid. : 350). Nous l’avons constaté, nombreux, nombreuses sont les artistes invité·es qui passent par cette phase en ayant recours à diverses sources qui seront utilisées lors des répétitions (témoignages, nouvelles technologies, cartographies, peinture, etc.), laissant émerger une matière explorable qui deviendra le sujet du spectacle. Jolivet Pignon ajoute que ce processus « transforme la scène en terrain de projection des possibles, un espace-laboratoire où s’expérimentent les lignes dramatiques qui pourront se nouer ensemble » (idem). Parallèlement à cette étape intervient le geste d’écriture de l’artiste, « qui consiste à agencer des éléments scéniques […] par un montage en séquences, de matériaux hétérogènes pour composer une partition, jouant du dialogue et de la disjonction, des résonances et des oppositions entre différents éléments » (idem). Au cours de la création, les artistes s’engagent dans cette phase mentale à mesure que les répétitions avancent. Chacun·e fait le choix de composer la partition commune du projet en conservant, ou en abandonnant, certaines propositions ou certains matériaux essayés au cours de ces répétitions. Jolivet Pignon revient également sur le statut de l’acteur·trice dans une représentation rhapsodique. Elle rappelle que s’il existe bien une dimension collective dans l’écriture du spectacle, puisqu’elle intègre l’interprète dans son processus, ce dernier reste tout de même celui de l’auteur·trice scénique initial·e :

Le paradoxe du rôle de l’acteur dans la représentation rhapsodique tient évidemment à cette double posture qui le place simultanément en position de sujet de la création performance et d’objet (acteur-matériau) dans la composition rhapsodique. De ce statut scénique découle le rapport singulier qu’il entretient avec le texte de sa partition, entre oralisation et mise à distance

(ibid. : 357).

Si l’écriture de la partition renverse les rapports hiérarchiques, il semblerait que cela soit par le fait que l’auteur·trice scénique prenne en charge la création. En effet, le rapport d’autorité parait différent : ce n’est plus la partition comme oeuvre qui est figure d’autorité, ce n’est plus le texte dramatique qui impose sa représentation, mais c’est le projet artistique du·de la chorégraphe, du·de la musicien·ne ou du·de la metteur·e en scène qui réorganise ce rapport. L’interprète se doit alors d’évoluer dans ce projet en écrivant sa propre partition, mais celle-ci obéit toujours à la volonté initiale de l’auteur·trice scénique : « La partition textuelle dans la représentation rhapsodique est un tissu disparate qui assemble toutes les modalités énonciatives » (ibid. : 351). Les discours des artistes invité·es, observés depuis la possibilité d’une représentation rhapsodique, nous permettent de percevoir le point commun entre leurs disciplines et leurs processus. Il ne s’agit plus seulement d’aborder la partition, mais plutôt d’évoquer la partition comme texte-matériau au service de la représentation future. En effet, « la représentation rhapsodique est […] une forme ouverte tournée vers le spectateur comme partenaire nécessaire; l’oeuvre n’existe que dans sa présentation au public […] parce qu’elle intègre le spectateur dans son processus de création et de représentation ancrée dans la relation adressée » (ibid. : 363). Parce que nous assistons aujourd’hui à de nouvelles formes de représentations scéniques, et parce que ces représentations sont conçues avec une liberté grandissante dans les choix qu’opèrent les auteur·trices scéniques, la partition devient un texte-matériau ouvrant la voie à une représentation rhapsodique. L’interprète n’est plus simplement un·e exécutant·e, il·elle est intégré·e au projet de création, lui permettant ainsi de participer à l’écriture de la partition commune, celle de l’oeuvre finale. Finalement, c’est l’idée de la « pièce bien faite » qui est rejetée, et donc de la partition « autoritaire », celle pensée par un·e compositeur·trice ou un·e auteur·trice prenant le dessus sur les choix du·de la metteur·e en scène ou du·de la chorégraphe. En somme, la partition évolue et se partage pour être l’objet fidèle de la scène et de l’équipe de création, et non plus nécessairement et exclusivement celui du·de la compositeur·trice initial·e. La partition n’est plus un objet final portant en lui les valeurs intangibles de la création. Elle se doit d’être observée depuis différents degrés de lecture témoignant des étapes de création : la partition collective, finale, partagée avec le public et qui donne à voir l’agencement d’une totalité; la partition individuelle de l’interprète, écrite pour lui·elle-même et qui n’est pas nécessairement mise en commun avec le reste de l’équipe de création; la partition technique, qui intervient comme témoin de la mise en espace de la création; et enfin, la partition source, c’est-à-dire le texte, l’oeuvre qui est à l’origine du projet artistique. En nommant ces différents degrés de lecture de la partition, nous pouvons légitimement nous demander si nous ne devrions pas aujourd’hui chercher à explorer davantage les subtilités de la partition, de manière à en définir de nouveaux paradigmes en lien avec son devenir scénique, car il apparait que c’est dans cette visée que l’usage du terme est commun à l’ensemble de nos disciplines.

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L’intuition des membres du GRIAV indiquant que le concept de partition ne désigne pas le même objet et n’occupe pas la même fonction selon les différents arts vivants s’est avérée pertinente au regard de la pratique des artistes qui ont participé à notre journée d’étude. Avec les différents témoignages recueillis lors de cet événement, il nous apparait évident que la partition est polymorphe et multifonctionnelle, répondant à des besoins propres à chacun des arts. De plus, selon la pratique des artistes, elle est idiosyncrasique et ne vise pas le partage avec autrui. Utilisée parfois comme représentation de l’oeuvre dans le cas où celle-ci est in progress ou terminée, elle sert alors de guide de lecture pour un auditoire. Selon la pratique de Symon, la partition est conçue comme une oeuvre d’art en soi, sans égards à sa fonction de représentation des sons. La partition, commune à l’ensemble d’une équipe ou personnelle et intime, répond ainsi aux besoins des interprètes ou de l’interprète. De plus, qu’importe sa fonction, la notation de cette partition ne peut être universellement codifiée, mais nous pouvons nous entendre sur le fait qu’elle est porteuse de valeurs et d’informations directement liées à la discipline dans laquelle elle est utilisée. En renversant les rapports hiérarchiques de la création, la partition interroge finalement les rôles et les statuts des membres de l’équipe artistique : la figure d’autorité que pouvait représenter le·la compositeur·trice initial·e est déconstruite. Chacun·e compose sa partition individuelle avant ou dans le même temps qu’il·elle participe à l’écriture de la partition commune du spectacle, faisant des répétitions le lieu de mise en commun des interprétations et posant ainsi la question du politique dans l’élaboration rhapsodique de l’oeuvre.