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L’après-midi d’un faune, avec Vaslav Nijinski et une danseuse. Londres (Angleterre), 1912.

Photographie d’Adolf de Meyer, dans Le prélude à L’après-midi d’un faune (1914).

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Miroir

En 1982, dans le spectacle Nelken de Pina Bausch, le danseur Dominique Mercy, travesti en femme, s’exaspère : « Qu’est-ce que vous voulez voir? », demande-t-il, excédé, au public, avant d’exécuter avec la virtuosité attendue, mais la rage au ventre, des figures de danse classique – déboulés, tours, grands jetés. « Et voilà! C’est ça que vous êtes venu·es voir? Quoi d’autre? », poursuit-il. À l’exécution de chaque figure, le danseur recueille les applaudissements d’un public partagé, tantôt amusé à ce petit jeu cruel, tantôt embarrassé par l’agressivité du danseur et la tournure accusatrice de son geste. En lui jetant ainsi sa virtuosité en pâture, le danseur impose en effet au public une sorte de corrida voyeuriste. Ce faisant, il endosse la révolte de tout un « corps de métier » contre la fétichisation sexuelle dont celui-ci fait l’objet. Dans sa voix éraillée, on peut entendre la protestation de générations de danseur·euses contre leur assignation aux registres du « monstre », du corps glorieux, martyr ou prostitué, dont l’oeil bourgeois se régale à l’Opéra[1]. Cependant, cette scène est paradoxale, car dès lors que la « comédie » de cette confrontation est accommodée comme telle, l’affront de Mercy se voit applaudi comme un morceau de bravoure. Ainsi, le rapport de fascination que Bausch entend mettre en crise s’en trouve-t-il intensifié, et le miroir que l’artiste tend au voyeurisme supposé du public a pour contre-effet d’en renforcer plus encore le régime scopique.

Réserve

Une vingtaine d’années auparavant explosait aux États-Unis, chez certaines danseuses nées après la Seconde Guerre mondiale, une autre révolte contre la libido sentiendi et la libido dominandi[2] qui, à leurs yeux, démangeaient l’art chorégraphique. Au début des années 1960, l’avant-garde réunie à New York sous l’emblème de la postmodern dance se reconnait dans une critique de la réification – en particulier sexuelle – du corps dansant (Perrin, 2008). Le No Manifesto d’Yvonne Rainer, publié en 1965, radicalise cette critique en rejet de toute forme de fascination :

NON au grand spectacle non à la virtuosité non aux transformations et à la magie et au faire-semblant non au glamour et à la transcendance de l’image de la vedette non à l’héroïque non à l’anti-héroïque non à la camelote visuelle non à l’implication de l’exécutant ou du spectateur non au style non au kitsch non à la séduction du spectateur par les ruses du danseur non à l’excentricité non au fait d’émouvoir ou d’être ému[3]

(Rainer, 1965 : 178).

Avec ce programme négatif, l’artiste entend rompre la dyade névrotique qui régit selon elle la relation théâtrale : le narcissisme du·de la performeur·euse face au voyeurisme du·de la spectateur·trice. Rainer cristallise cette attitude critique dans son fameux solo Trio A[4] (1966), sous les espèces d’un minimalisme chorégraphique radical, où toute volonté expressive est « neutralisée » au profit d’une recherche de formes élémentaires et autotéliques. La partition égrène en effet une suite de phrases brèves, enchainées sans ponctuation, où tout accent est gommé, où le phrasé se veut égal et le tonus, constant. Aucun motif n’est répété ni même développé, de sorte que toutes les figures chorégraphiques sont vouées à l’évanouissement. En revanche, la danse est toujours présentée en boucle, au moins deux fois, de manière à ce qu’elle repasse dans ses propres traces d’effacement. Lorsque Trio A est dansé en trio ou à plusieurs, les interprètes ne démarrent pas à l’unisson, et la durée de la séquence peut varier pour chacun·e, de sorte que, dans ce canon glissant, seul l’arbitraire du hasard peut engendrer des rimes et des échos gestuels. Estimant que la danse n’a pas besoin d’autre espace spécifique que le corps, Rainer refuse de composer avec les déterminations du fond et de la figure. Par conséquent, l’espace de représentation de Trio A lui est indifférent : toutes sortes de lieux conviennent à sa performance. Au même titre que le rôle de la main de l’artiste dans la sculpture minimaliste, Rainer entend éliminer ou diminuer le phrasé dans la danse, y voyant une sorte de démon lyrique, une tendance qu’ont les danseur·euses modernes à vouloir étoffer leur geste d’une « intrigue romantique boursouflée » (1997 [1968] : 95). Ainsi, toute accentuation tonique ou rythmique est bannie d’une danse qui n’est par conséquent jamais projetée, ni au sens de la projection spatiale (aucun saut, pas de dramatisation du trajet) ni au sens de l’adresse théâtrale (tout contact visuel avec les spectateur·trices est éludé, la partition interdisant l’orientation du visage vers la « face »).

Ainsi, sous un continuum d’énergie égale, suivant un flux peu modulé, et dans un entrelacement de phrases courtes aux bords estompés, Rainer désubjective et désérotise la figure de la danseuse pour la faire « agent neutre » du mouvement : « ce que fait quelqu’un est plus intéressant que l’exhibition de personnages; et cette action est plus facilement cernée par l’effacement de la personnalité; ainsi, dans l’idéal, quelqu’un n’est plus soi-même, il n’est plus que “celui qui fait” de façon neutre » (ibid. : 93). Quelle est la neutralité invoquée ici? S’agit-il d’expurger le corps de tout affect, de le purifier de tout désir? Rainer serait-elle suspecte de puritanisme, quand elle dit vouloir ramener le corps dansant à « son poids véritable, sa masse et sa physicalité première[5] » (1974 : 71)? Nous ne croyons pas que la radicalité du No Manifesto conduise la danse de Rainer dans l’impasse d’un refus du désir. Il nous semble plutôt que c’est dans un certain désir du refus qu’elle cherche une issue à la réification. En cela, son idée du neutre s’approche de celle proposée quelques années plus tard par Roland Barthes, dans son Cours au Collège de France (1977-1978) (2002).

Sous le concept labile de neutre, Barthes indique en effet « toute inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique, oppositionnelle du sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours » (2002 : 261). Pour Barthes, le neutre est la qualité de toute proposition qui lève les conflits du paradigme, c’est-à-dire « le ressort du sens » que la langue fonde dans l’opposition des termes : « le sens repose sur le conflit (le choix d’un terme contre l’autre) » (ibid. : 31). À cet égard, le neutre est un tertium, selon Barthes, une troisième voie. C’est un suspens du sens qui se manifeste sous les espèces de l’apparaitre, de la nuance, des différences légères (le camaïeu), de l’imprédicable (refus de l’adjectif), des fragments ou des débuts. Avec ce concept – qui se refuse à en être un –, Barthes plaide donc pour un « désir de neutre » qui ne serait pas « refus du désir, mais flottement éventuel du désir hors du vouloir-saisir » (ibid. : 41). À regarder Trio A comme le seul produit d’un refus (No Manifesto), on n’y verra rien. Mais à ouvrir l’oeil sur les effets désirants de sa réserve, au double sens de la retenue et de la puissance conservée, on y verra peut-être la manifestation d’une érotique du neutre, telle que Barthes la conçoit : « la discrétion… le principe de délicatesse – la dérive – la jouissance », « tout ce qui esquive ou déjoue ou rend dérisoires la parade, la maîtrise, l’intimidation » (2014 [1975] : 196). 

C’est avec une telle réserve que Trio A lève le conflit du désir et trace une troisième voie entre la libido et son rejet. Comme un secret, cette oeuvre-manifeste couve en effet un paradoxe fertile : sous l’impératif d’un art minimaliste, ou doté du « minimum de contenu d’art » (« minimum art-content »; Wollheim, 1995 [1965] : 389), la danse de Rainer dissimule des figuralités discrètes. La partition est en effet parsemée d’images et de citations que le geste de Rainer polit et estompe jusqu’à les absenter dans une forme de réserve, au sens graphique du terme cette fois : une image négative. Or ces images absentées sont puisées de figures iconiques de la culture chorégraphique : « figures de ballet classique, port de bras, arabesque grahamienne avec la main en cloche, pose de danseur noble ou kathakali, faune de Nijinski peut-être », précise Julie Perrin, qui a analysé ce paradoxe entre la déclaration minimaliste et l’intrigue secrète des images :

[Rainer] avoue avoir dévoré à cette époque des livres de photographies de danse et fréquenté assidument le fonds photographique de la New York Public Library. Par ces citations masquées, susceptibles de focaliser l’attention un instant tant la perception s’accroche à ce qu’elle reconnaît, Yvonne Rainer prend le risque de faillir à son projet de continuum radical. Flux paradoxal ainsi parsemé d’images… Elle prend le risque de faillir au programme minimaliste en introduisant soudain l’histoire, la référence[6]

(2012 : 127).

Sous le voilement de cette genèse iconologique, Trio A dissimule une intrigue dont le ressort pourrait être énoncé ainsi : une danse peut en cacher une autre. Ses gestes sont puisés d’autres gestes, hantés par d’autres corps, ils vibrent de ressemblances diaphanes, estompées sitôt aperçues. À cet égard, Trio A est comme un livre d’images survivantes, qui auraient perdu tout caractère de monstration, mais qui continueraient à manifester, de façon spectrale, une certaine figurabilité. Là est l’intrigue que secrète Trio A, une intrigue que nous appelons « figurale » (Bouvier, 2021). Si le concept de « figural » est emprunté au philosophe Jean-François Lyotard (2002 [1971]), Gilles Deleuze en donne la définition la plus économe lorsqu’il dit que la figure figurative est la forme sensible rapportée à l’objet, tandis que la figure figurale est la forme sensible rapportée à la sensation (2002 [1981] : 28). Or, si la sensation est le moyen même du geste dansé, elle n’est jamais donnée « tout[e] faite » (ibid. : 39), dit Deleuze, elle est à faire[7]. Elle doit être suscitée, travaillée, travestie dans des figures. Ce travail de la sensation, certain·es artistes chorégraphiques l’élaborent au moyen de ce que nous appelons des « intrigues perceptives » : ce sont des ruses heuristiques qu’il·elles fomentent pour débrayer leurs habitudes, pour surprendre leur sensori-motricité, pour intriguer dans leur perception et leur imaginaire, afin de susciter une figure gestuelle inédite, une image de sensation.

En incorporant des images iconiques à une danse qui pourtant les refoule, Rainer intrigue dans son propre geste artistique. Elle puise ses mouvements des formules pathétiques (Pathosformeln[8]) de ces images, mais c’est pour les soumettre aussitôt à des techniques de neutralisation, leur réservant ainsi une promesse de survivance, sous la forme d’impressions figurales revenantes. S’il y a, pour reprendre l’expression de Barthes, un « principe de délicatesse » dans Trio A, il est dans cette intrigue : le refoulé figuratif se donne les moyens d’un retour figural.

Ainsi, avec Trio A, le geste de Rainer lève le conflit du désir, quand celui de Bausch, dans Nelken, semble au contraire l’entretenir. La crise de révolte que la chorégraphe allemande met en scène pour Dominique Mercy a tôt fait de ressembler à ce qu’elle dénonce : la violence du corps hystérisé donne la réplique à la violence des regards concupiscents, et les deux pulsions se font bientôt complices d’un même voyeurisme. En s’affirmant d’abord dans un refus de toute séduction, la révolte de Rainer prend un risque comparable, celui de renvoyer dos à dos deux extrémités opposées d’un même paradigme. Mais parce qu’elle introduit dans son propre paradigme (le minimalisme) une subversion figurale, elle lève le conflit des signifiants opposés. Entre le corps prostitué et le corps puritain, il y a donc une troisième voie (un tertium) pour une autre érotique de la danse, une érotique qui n’oblige pas le regard à choisir entre éblouissement et aveuglement, mais qui lui propose au contraire l’émulation d’une certaine voyance : au-devant d’un geste qui intrigue dans l’imaginaire de la sensation, le·la spectateur·trice se fait voyant·e d’images imperçues, de ressemblances retenues ou réservées, selon cette puissance implexe que Paul Valéry appelle une « secrète présence d’éventuels[9] » (1974 : 318).

Sans vouloir définir ici ce qu’est – ou ce que devrait être – une autre érotique de la danse, et pour lui conserver la réserve qui lui convient, disons seulement qu’elle n’a plus seulement le sexe pour horizon d’attente, mais le mouvement même du désir pour principe. Cette érotique ne vise pas à sidérer, elle laisse à désirer. Le désir, en effet, est « à tendance infinie », dit Valéry, il ne se laisse jamais combler : « Pour pouvoir désirer, il faut désirer autre chose⁠ » (2016 [1934] : 1372-1373). Plutôt qu’irrémédiablement manquant, l’objet du désir peut être conçu comme manqué, de sorte qu’à la sidération fixante de la perte, le geste désirant substitue les mouvements d’une séduction qui, littéralement, attirent ailleurs. Le latin seducere dénote en effet l’idée d’être conduit·e à l’écart, de dériver quant au but. À cet égard, le désir est forcément détour, mouvement oblique qui joue d’esquive et de relance infinie : « Le désir ignore la présence », dit encore Lyotard, « il ne connait que la destination et l’intrigue » (2008 [1987] : 118).

Un faune figural

Si Trio A est proposé ici comme cas de figure « postmoderne » d’une danse qui laisse à désirer, un cas de figure « moderne » pourrait être recherché dans l’oeuvre chorégraphique qui a inauguré, « comme par effraction, le projet moderne en danse » (Launay, 2018 : 205) : L’après-midi d’un faune (1912) de Vaslav Nijinski est une oeuvre dont la création a littéralement laissé à désirer, tant elle a déçu les attentes. Le 29 mai 1912, soir de la première au Théâtre du Châtelet, le public parisien escompte « Nijinski l’oiseau », le jeune prodige des Ballets russes, les bonds aériens qu’il a déjà applaudis dans Le spectre de la rose (1911), les « fééries étincelantes » de ce danseur que Paul Claudel qualifiait de « créature humaine à l’état lyrique » (1955 [1927] : 386). Mais Nijinski se défend d’être un « sauteur », il entend plutôt se faire « artiste ». En adaptant, sur le prélude musical qu’en a tiré Claude Debussy, un « poème dramatique » que son auteur, Stéphane Mallarmé, a voulu paradoxal, « absolument scénique, non possible au théâtre, mais exigeant le théâtre » (1999 [1865] : 678), Vaslav Nijinski propose au public une danse qui déroge à toutes les attentes : pas d’adage ni de variations, nul pas de deux, aucun morceau de bravoure, ni pour lui-même (dans le rôle du faune) ni pour les danseuses qui interprètent les nymphes, lesquelles n’y retrouvent pas même leur métier : « qu’est-ce que c’est que ce ballet? Il n’y a pas un seul pas de danse, pas un seul mouvement libre, pas un seul solo, pas de danse du tout… nous avons l’impression d’être sculpté[e]s dans de la pierre » (Nijinska, 1983 [1981] : 379), écrit Bronislava Nijinska, soeur de Vaslav Nijinski et interprète à la création. À la fluidité onctueuse de la musique de Debussy, le chorégraphe oppose une écriture anguleuse, des mouvements courts, sans élans ni accents, des gestes arrêtés dont il entend exclure « toute ligne doucereusement sentimentale » (Nijinski, cité dans Garafola, 1989 : 52; cité dans Suquet, 2012 : 242). Si l’argument dramatique de L’après-midi d’un faune est une parade amoureuse (disons-le plus clairement, une tentative de viol), toute concession mimologique est bannie de la chorégraphie. Au contraire, tout en évolutions latérales, suivant des couloirs parallèles, la partition interdit que les corps se rencontrent, que les regards se croisent et que les gestes s’atteignent. La critique est violemment partagée, entre rejet et enthousiasme. Certain·es ne voient dans ce ballet que « des angles aigus », « des gestes de marionnettes […] aux poignets de bois, aux bras en compas » (Vuillermoz, 1912 : 66), quand d’autres, à l’instar du sculpteur Auguste Rodin, voient pour la première fois un ballet accéder au rang d’oeuvre d’art : « [E]ntre la plastique et la mimique, l’accord est absolu : le corps tout entier signifie ce que veut l’esprit; il atteint au caractère à force de rendre pleinement le sentiment qui l’anime; il a la beauté de la fresque et de la statuaire antiques » (1912 : 1).

C’est donc à un véritable renversement critique que Nijinski soumet l’art chorégraphique de son temps. Avec cette pièce, non seulement les partis-pris de composition et d’écriture sont inédits, mais toute la conception de l’art chorégraphique est réformée. Suivant l’exemple de Mallarmé en poésie[10], Nijinski libère la danse de sa servitude théâtrale pour lui donner son autonomie formelle et conceptuelle, une poétique propre. Il est en effet troublant de constater à quel point son geste chorégraphique satisfait pleinement au programme poétique que Mallarmé ambitionnait pour la danse lorsque, dans son Crayonné au théâtre (1945 [1897]), le poète rêvait d’un ballet idéal. Ce ballet, selon Mallarmé, « ne donne que peu : c’est le genre imaginatif »; il isole « pour le regard un signe de l’éparse beauté générale », de sorte que le·la spectateur·trice en incorpore la forme : « le moyen exclusif de la savoir consiste à en juxtaposer l’aspect à notre nudité spirituelle afin qu’elle le sente analogue et se l’adapte dans quelque confusion exquise d’elle avec cette forme envolée » (1945 [1897] : 296).

Avec ce ballet qui « ne donne que peu », Nijinski émule le désir dans le refus même d’en combler les appétits. Il dépouille sa danse de toute libido dominandi au profit de gestes et de signes intrigants, isolés de « l’éparse beauté générale ». À qui veut bien les voir, ces gestes-hiéroglyphes offrent « l’incorporation visuelle de l’idée » (ibid. : 306), comme le dit encore Mallarmé. Sous les espèces d’un sentir « analogue » dans la corporéité, le·la spectateur·trice se fait voyant·e de ses propres sensations, il·elle en aperçoit, dans une « confusion exquise » avec la « forme envolée », les schèmes moteurs, les ressorts rythmiques, les figures abstraites de relations.

Avec ce ballet qui laisse à désirer, Vaslav Nijinski propose donc une nouvelle équation érotique pour la danse : l’intrigue du geste y est un « appât pour les sentirs » (« lures for feelings[11] »; Whitehead, 1978 [1929] : 25), comme le dirait le philosophe Alfred North Whitehead, un appel (appeal) vers une puissance de voyance perceptive. Or la légende historique de L’après-midi d’un faune a dissimulé cet appât sous un trompe-l’oeil : le scandale. Une partie du public et de la presse s’offusque en effet d’avoir vu – ou cru voir – quelque geste obscène dans le mouvement final du ballet : après avoir dérobé à la grande nymphe son voile, le faune s’allonge ventralement sur l’étoffe, glisse sa main sous son flanc, et se cabre alors dans un spasme. Le Tout-Paris s’offusque et se régale de ce final de « lourde impudeur » (Calmette, 1912 : 1) pour les un·es, de « volupté passionnée » (Rodin, 1912 : 1) pour les autres[12]. L’authenticité de ce spasme voluptueux est discutée par certain·es historien·nes de la danse, qui remarquent son absence de notation dans la partition originale[13]. On ne saura donc pas exactement ce que le public a vraiment vu ce soir-là, mais tout se passe comme si, à défaut des exploits attendus, sa voracité se rabattait sur la recherche du scandale. Quelle que soit la nature de son geste, ce qui est authentiquement scandaleux, c’est le miroir que Nijinski tend ainsi aux attentes libidineuses qui sont projetées sur lui, sur son corps de danseur, sur sa réputation homosexuelle. Ce dont se rend coupable Nijinski, avec ce geste qui évoque le plaisir masculin, c’est de lever le voile sur l’inavouable pulsion scopique qui motive le balletomane, lorsqu’il sort sa lorgnette.

L’incertitude de cette image scandaleuse laisse à penser qu’elle agit peut-être comme un trompe-l’oeil, ou comme un souvenir-écran qui barre, dans la mémoire des spectateur·trices, les images d’une érotique plus oblique, plus trouble. Quand Nijinski choisit de composer un faune, il sait qu’il puise du répertoire de l’art chorégraphique un motif saturé de clichés sexuels : un faune poursuit des nymphes qui se dérobent à ses assauts. Sous ce motif de viol à peine voilé, le chorégraphe aurait de quoi composer « avec feu, avec énergie » une « peinture vivante des passions », avec de belles « scènes d’action », comme le préconisait en 1760 le maitre de ballet français Jean-Georges Noverre dans ses Lettres sur la danse : « avec autant de précipitation que de frayeur », les nymphes fuient à l’apparition des faunes qui les poursuivent « avec cet empressement que donne ordinairement l’apparence du plaisir »; « les nymphes résistent, se défendent et s’échappent avec une adresse égale à leur légèreté, etc. » (1952 [1760] : 90-91). Si Nijinski inscrit sa danse dans ce canevas faunesque, c’est pour en subvertir le canon, et y introduire un érotisme plus exigeant, dont les images ne sont pas montrées sous forme de péripéties ou de symboles, mais dont les figurabilités sont données à voir, sous les intrigues du geste. Certes, il n’est pas interdit de voir dans le fameux pouce en extension du faune un déplacement phallique, mais cette association n’est-elle pas fort convenue?[14] Il y aurait tant d’autres images partielles à débusquer dans le corps si volontiers ambigu du faune. Pourquoi ne pas laisser l’énergie sexuelle circuler, comme elle sait le faire dans ses propres métamorphoses? Pourquoi ne pas laisser les images du désir à leurs dérivations, à leur nomadisme? C’est pourtant ce que s’applique à faire Nijinski avec son écriture, dans le soin minutieux qu’il attache à « chaque inflexion de la tête », à « chaque courbure des doigts », à « toutes les variations infinies de cette plastique trop souvent négligée » (Nijinski, cité dans Cahuzac, 1913 : 1).

Il semble en effet que, loin de tout signe univoque, l’érotisme faunesque se plaise à des figuralités plus mobiles. Il n’est qu’à observer, dans l’« orchésalité[15] » (Bernard, 2001 : 82) du faune et des nymphes, la façon dont les mouvements sont courts et arrêtés, dont les inversions et les torsions opèrent sur les corps un montage d’intensités : sans élans ni sillages, les mouvements réduits concentrent l’attention sur un zonage du corps, images partielles où se marquent des accents nets. Dans ces corps découpés, les parties semblent parfois indépendantes, les intensités migrent de lieu en lieu, les fonctions s’échangent. Tout comme l’érotisme infantile dont Sigmund Freud, quelques années auparavant, avait mis au jour le caractère « polymorphe » (1993 [1905] : 118), l’érotisme de Vaslav Nijinski parait nomadiser dans le corps, brouiller les assignations, et dériver quant au but : les figures du désir y débordent tout codage symbolique. C’est sans doute de cette « disposition érogène polymorphe » (idem), pour le dire comme Freud, que l’érotisme de Nijinski tire son appel (appeal) interprétatif.

Les intrigues de l’interprétation

Dans leur ouvrage Fabriques de la danse (2007), la psychanalyste Sabine Prokhoris et le danseur Simon Hecquet ont remarquablement analysé l’art chorégraphique de Vaslav Nijinski comme une exigence inédite d’interprétation, au sens herméneutique que Sigmund Freud a donné à ce terme dans L’interprétation des rêves (1967 [1900]). À sa manière, Nijinski pressent intuitivement que le désir avance masqué, et qu’il écrit, à même le corps, un hiéroglyphe de figures. C’est ainsi que son érotisme se love dans une écriture corporelle aussi rigoureuse qu’énigmatique, qui appelle, comme dans un jeu de séduction ou dans un rêve, l’interprétation de signes équivoques[16].

Avec ce ballet, Nijinski introduit la danse à cette exigence interprétative que Mallarmé a déjà imposée à la poésie sous le régime de l’allusion. L’allusion voulue par Nijinski pour son art chorégraphique procède à l’inverse des séductions ordinaires du ballet : ni exhibition, ni virtuosité, ni symboles codifiés. Comme dans la pensée du rêve, les allusions du désir se font tropologiques, condensées ou déplacées, vêtues de figurabilités d’autant plus prégnantes qu’elles sont tissées à l’algèbre du corps, à « chaque inflexion de la tête », à « chaque courbure des doigts », etc. Pour faire droit à cette sémiose érotique du corps, Nijinski dessine chaque geste de façon aussi claire qu’il laisse dans le trouble le hiéroglyphe de leurs compositions de rapports. À cet égard, la partition du Faune apparait comme l’un de ces rêves où, avec une allure d’évidence, les corps adoptent les conduites les plus étranges[17].

Dans le travail du rêve tel que le décrit Freud, l’inconscient exprime ses motions pulsionnelles en les transformant en images visuelles. Il est soumis à une sorte d’obligation de figurabilité, à laquelle Freud prévient qu’il faut prendre garde (Rücksicht auf Darstellbarkeit) : « Le contenu du rêve », écrit Freud, « nous est donné sous forme de hiéroglyphes dont les signes doivent être successivement traduits dans la langue des pensées du rêve » (1967 [1900] : 241). Or cette « langue des pensées du rêve » est visuelle, spatiale, métamorphique. Pour en traduire les hiéroglyphes, l’analyste doit donc pratiquer sur le récit de rêve le même travail plastique et figural que le rêve applique au discours du désir, à savoir un jeu de commutations entre représentations de mots et représentations de choses. Pour se rendre attentif·ve à ces figurabilités du rêve, l’analyste doit donc passer maitre dans l’art du rébus. Lire un rébus, c’est en effet permuter le visible dans le lisible et le lisible dans le visible; c’est tantôt entendre ce qui se donne à voir, tantôt voir ce qui se donne à entendre; c’est déplacer les césures des mots et des choses pour découper un nouveau puzzle dans le sens; c’est débrayer un régime d’expression ou de signification dans un autre : le visuel dans le sonore, l’espace dans la lettre, la chose dans le mot et le mot dans l’image.

Dans leur ambivalence, entre précision et ouverture, les gestes de L’après-midi d’un faune indiquent le secret d’un rébus érotique, et appellent donc sur lui un regard figural. C’est un tel regard que la danseuse et chorégraphe Dominique Brun[18] a su porter sur l’intrigue du désir que Vaslav Nijinski a logée dans sa partition : elle l’a débusquée dans un petit signe très discret, dans l’inflexion presque imperceptible que ce signe imprime au corps, et dans l’érotique qui s’y manifeste.

L’après-midi d’un faune, avec Vaslav Nijinski et une danseuse. Londres (Angleterre), 1912.

Photographie d’Adolf de Meyer, dans Le prélude à L’après-midi d’un faune (1914).

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Culbute

Après plusieurs années de travail autour de l’interprétation de L’après-midi d’un faune, Brun remarque qu’un certain signe de la partition, certes discret, n’avait pas retenu toute l’attention qu’il méritait. Dans la construction générale des postures, la partition indique en effet, pour le faune comme pour les nymphes, une petite culbute de la tête. Brun la décrit ainsi :

La « culbute » est une infime inclinaison de la tête, à peine visible (dans le corps du danseur) pour celui qui regarde la danse. Elle est consignée dans la partition comme une rotation autour de l’axe virtuel qui passerait horizontalement entre les deux oreilles plutôt que comme une direction de la tête. Le menton s’écrase contre le cou, et le front avance et descend légèrement, ce qui oblige à relever les yeux vers les sourcils pour maintenir l’horizontalité du regard

(2018 [2006]).

Or cette petite déclivité de la tête, aussi discrète soit-elle, apparait à Brun d’une importance majeure pour la construction figurale de L’après-midi d’un faune. Ce petit mouvement, recul du menton et saillie du front, modifie tout le régime tensionnel de la posture érigée. Il impose en effet une contrainte forte à l’insertion de la tête sur la colonne vertébrale et, partant, à tout l’étayage gravitaire du corps. La partition demande des appuis précis et fermes des pieds, qui ancrent les danseur·euses au sol. Il y a donc une forte poussée ascendante dans le tonus des jambes, comme un saut retenu qui s’élancerait à travers les fibres musculaires. À l’encontre de cette poussée ascendante, la culbute de la tête agit comme une sorte de verrou qui s’y oppose et la contient. La force accumulée dans cette « contrainte verticale » donne au·à la danseur·euse une « potentialité sagittale » et stimule « le dispositif latéral de l’écriture de la danse de Nijinski » (idem).

Le signe de la culbute est très récurrent dans la partition et il est attribué à tous et toutes les protagonistes de l’oeuvre (si les partitions du faune et des petites nymphes en sont saturées, une seule occurrence de ce signe concerne la grande nymphe). La culbute de la tête n’est donc pas un signe qui surgit dans le cours de la danse comme un nouveau lexème dans un discours, elle est un signe constituant de l’organisation posturale des corps. À ce titre, elle relève du fond tonique de l’oeuvre plutôt que d’une figure partitionnelle parmi d’autres. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce signe, n’étant pas protagoniste d’action, peut facilement échapper à l’attention[19]. Or cette culbute est sans doute le signe le plus expressif de l’oeuvre, et plus singulièrement de sa charge érotique. Loin des modes mimétologiques sous lesquels l’érotisme se montre quand il prend la forme d’un pouce phallique ou d’un geste scandaleux, la culbute de la tête agit plus secrètement, comme signe plastique et figural. Omniprésent et discret à la fois, ce signe s’impose sans s’exposer. C’est pourquoi Brun y voit une sorte de punctum de la posture faunesque, au sens que Barthes (1980) donne à ce terme dans son étude sur la photographie : opposé au studium, qui est le plan de consistance informative de l’image, le punctum en est le point d’attraction, le détail qui pique l’oeil, une sorte d’objet partiel de l’image, par lequel elle lance le désir au-delà de ce qu’elle montre. La culbute de la tête agit de la sorte, comme un signe irréductible à une quelconque signification, mais qui infuse pourtant dans les corps ce que Barthes appelle une « signifiance » :

La signifiance, contrairement à la signification, ne saurait se réduire à la communication, à la représentation, à l’expression : elle place le sujet (de l’écrivain, du lecteur) dans le texte, non comme une projection, fût-elle fantasmatique (il n’y a pas « transport » d’un sujet constitué), mais comme une « perte » (au sens que ce mot peut avoir en spéléologie), d’où son identification à la jouissance; c’est par le concept de signifiance que le texte devient érotique (pour cela, il n’a donc nullement à représenter des « scènes » érotiques)

(2002 [1976] : 449-450).

Transvaluations érogènes

De quelle « signifiance » érotique la culbute de la tête est-elle chargée? Sans pouvoir répondre de façon univoque à cette question, laissons-nous guider par les intuitions de Brun, et observons les formes de vitalité que nous pouvons percevoir dans ce motif postural. Commençons par remarquer à quel point, chez le faune comme chez les petites nymphes, la culbute colore les postures d’une certaine agressivité : baisser le menton vers la pomme d’Adam force un recul de la nuque, un abaissement du front qui pointe maintenant vers le sol, obligeant à relever les yeux pour regarder à hauteur de visage. Un tel regard, en passant sous l’arcade sourcilière, devient à la fois menaçant et craintif. Un regard par en dessous, forcément noir, parce qu’un peu tapi sous l’ombre des arcades, évoquant ce recul compact que prennent les animaux qui se tiennent prêts à bondir. Il y a forcément une modulation intensive de la pulsion scopique dans ce regard prêt à bondir sur sa proie, mais cette signifiance agressive reste au stade latent, à l’état d’implication dans la posture, sans être jamais expliquée par une action ouvertement agressive.

Observons ensuite l’arc tensionnel que la culbute de la tête imprime à la colonne vertébrale. Cette virgule qui infléchit le haut du rachis soulève un écho dans son extrémité inférieure, à l’endroit où la colonne pointe vers la zone génitale. Les deux extrémités du rachis s’en trouvent articulées par une bipolarisation; la tête se cale dans la ceinture scapulaire et le sacrum vient appuyer sur la zone pelvienne, « [p]eut-être parce qu’elle suscite un “jeu d’interférences” entre le haut et le bas du rachis : la tension de la tête qui s’ajuste à la ceinture scapulaire renvoyant en feed-back à cet autre de la tension érotique du bas-ventre : le sexe » (Brun, 2018 [2006]). Dans cet arc, visage et sexe forment une sorte de tenaille éloignée et le « jeu d’interférences » qui les lie, passant par la colonne, induit un chiasme érogène dans l’image du corps : à la sexualisation du visage, induite par l’abaissement du regard, répond une facialisation du pubis.

De façon tout à fait figurale, ce chiasme évoque à Brun l’étrange figure antique de Baubo, décrite dans les textes classiques comme une vieille femme sorcière « qui fait voir à Déméter, en soulevant sa jupe, un sexe maquillé en visage », et représentée par les fameuses statuettes de Priène comme « un personnage féminin réduit à un visage qui est en même temps un bas-ventre[20]» (idem). Bien que Nijinski soit loin de toute référence à ce mythe, Brun a une belle intuition figurale lorsqu’elle associe la culbute faunesque avec le bas-ventre facialisé de Baubo. Il s’y joue en effet une même transvaluation des lieux du corps, de leurs valeurs érogènes et expressives. Dans le mythe grec, la déesse Déméter, inconsolable de la perte de sa fille Perséphone, mure ses lèvres contre le passage de tout aliment et de toute parole. La sorcière Baubo tente de la consoler avec des paroles et des boissons réconfortantes, mais en vain. L’échec de la parole décide alors Baubo à recourir à la force libidinale de la danse. La vieille femme soulève son péplos et exhibe sa « bouche d’en bas[21] » dans une danse obscène, avec laquelle elle parvient à rouvrir la bouche de Déméter : la déesse éclate de rire, et retrouvant le goût de vivre, accepte de s’alimenter. Pour décrire les pouvoirs comiques de la danse de Baubo, les différentes versions du mythe suggèrent tantôt un bas-ventre maquillé, dont les plissements animent le dessin d’un visage grotesque, tantôt l’apparition d’une tête d’enfant qui entre et sort de la vulve de Baubo en grimaçant. Cet enfant-coucou est nommé Iacchos, un nom qui désigne aussi bien un avatar de Dionysos que le sexe féminin. Quant au nom de Baubo, il évoque pour les Grec·ques le baubon, godemiché utilisé dans les mimes satyriques. Ainsi, l’apparition de cet enfant priapique boucle les correspondances du visage et du sexe, de la parole et du désir, du masculin et du féminin, dans une sorte de court-circuit symbolique. Avec son menton culbuté au-dessus du pubis, la corporéité du faune travaille une même logique de transvaluation dans l’image du corps.

Encore une fois, les outils de l’herméneutique freudienne du rêve peuvent nous permettre de comprendre la figurabilité qui est au travail dans l’étendue plastique du corps dansant. Selon Freud, le rêve travaille le discours du désir en le soumettant à une force de répression qui est force de déformation (Entstellung). Dans le rêve, les désirs inconscients font l’objet d’opérations de transformation que Lyotard nous invite à penser spatialement : condensations (écrasement ou repliement des unités signifiantes les unes sur les autres) et déplacements (transvaluations) sont des manoeuvres par lesquelles l’inconscient travestit le sens d’un mot sous l’aspect d’une chose, le sens d’une image sous la sonorité d’un mot, comme dans un rébus (2002 [1971] : 241-250). En liant une zone intensive du corps à une autre, l’écriture corporelle de Nijinski procède elle aussi à une transvaluation des fonctions et des motions pulsionnelles qui leur sont liées : le regard et la parole sont descendus dans la zone « sauvage » du pubis, qui remonte vers le haut et se porte vers l’avant, comme une autre « face ». D’une extrémité à l’autre du rachis se forme une condensation, par laquelle le visage et le sexe se surdéterminent l’un l’autre. L’image de corps qui en résulte présente alors dans son inflexion ce que Freud appelle une « formation de compromis[22] » (1967 [1900]), qui infléchit toute la posture du faune en coalisant le visage et le sexe autour de l’arc tensionnel de la colonne. Une double force d’expression et de répression du désir bande cet arc et condense les images partielles du visage et du sexe dans un compromis que l’on pourrait dire plastique, puisque porté à même la déformation posturale.

Remarquons enfin, avec Brun, que la charge libidinale investie dans ce motif de la culbute coupe à travers les assignations de genre. On a souligné que le signe de la culbute s’appliquait aussi bien au faune qu’aux petites nymphes (une fois seulement à la grande nymphe) : il imprime donc à leurs corporéités une même inflexion érotique. Certes, la fable dramaturgique oppose le prédateur aux nymphes, mais une même culbute renverse ces rapports de capture sexuelle. À de nombreux égards, la partition de Vaslav Nijinski jette un certain « trouble dans le genre » (Butler, 2006 [1990]) postural et gestuel, pour reprendre la fameuse expression de Judith Butler. On n’y trouve pas de gestuelles spécifiques au faune et aux nymphes, mais le partage d’un même vocabulaire chorégraphique : « l’angularité des dessins des bras – en crochet, en flèche, en “L” –, l’engagement du buste en continuelle rotation, le parallélisme des jambes » (Brun, 2018 [2006]) sont autant de schèmes qui traversent indifféremment le corps du faune et ceux des nymphes. Afin de troubler davantage les stéréotypes, Nijinski décide que la grande nymphe doit être plus grande que le faune. C’est le cas à la création, Lidya Nelidova étant plus grande que Vaslav Nijinski (lui-même de petite taille, soit 1,63 m), et c’est un choix délibéré inscrit dans la partition. Sachant que l’homosexualité de Nijinski l’expose à certaines formes de prédation et de minorisation, on peut se demander si la partition chorégraphique du Faune, en subvertissant les codes phallocentriques de la fable, ne lui permet pas de déclarer une forme d’alliance avec le féminin. En tout cas, si une division des sexes se manifeste dans la partition de Nijinski, c’est moins entre les rôles masculin et féminins qu’au sein même des postures, dans les inflexions où s’articulent des ethos humain et animal, dionysiaque et apollinien. Une transvaluation des signes circule donc également entre les corps, et coupe à travers leurs identifications :

Les protagonistes de l’oeuvre, repérables de prime abord comme personnages, ont tous une dimension figurale sans toutefois être des figures à proprement parler. En fait, cette danse est plutôt écrite sur le mode d’une déclinaison qui nous parle de l’ensemble des flexions d’un seul et même nom, l’altérité, et dont les occurrences de sens s’écartent vers le sexe, se déroutent par la monstruosité et penchent vers cette radicalité qu’est la mort

(idem).

Conclusion : le parti-pris du mineur

Sous deux intrigues très différentes, travail de la réserve chez Rainer, travail de la figurabilité chez Nijinski, nous avons voulu proposer deux cas de figure historiques de danses qui laissent à désirer. Comme le neutre, auquel Barthes refusait le nom de concept, cette catégorie des danses qui laissent à désirer n’en est pas une, elle ne décrit pas les coordonnées esthétiques d’un genre chorégraphique. Elle n’est qu’une façon de nommer un certain travail de la réserve et du figural, suivant une approche critique des régimes scopiques qu’induit l’art chorégraphique. S’agissant du désir, nombre d’oeuvres chorégraphiques proposent en effet à leurs spectateur·trices des « leçons de choses » : on y voit la danse se frotter aux totems et aux tabous, jusqu’à ce que tout exulte. Sous les prismes de la réserve et des puissances de figurabilité du geste, on a donc voulu indiquer d’autres voies possibles pour les formes et les usages du désir en danse : l’objet du désir y est moins le corps dansant exhibé que l’intrigue du geste dansé.

Dans l’art chorégraphique actuel, et sur les scènes occidentales qui le diffusent, rares et peu visibles sont les danseur·euses qui travaillent à faire de telles danses, de celles qui laissent à désirer. Ces artistes minoritaires existent pourtant, et citer ici les noms de quelques-un·es serait une injustice pour les autres. Disons seulement (et chaque spectateur·trice de danse saura peut-être identifier quelques noms) que ces artistes choisissent de lever le conflit du désir; il·elles tiennent en respect les régimes de l’excitation et de la fascination, pour travailler plutôt les ressorts d’une émulation sensible du regard : intrigues de la force dans la forme, de la sensation dans l’image, et de l’image de sensation dans ses figurabilités. Chez certain·es de ces artistes, ce parti-pris éthique va de pair avec un parti-pris esthétique du mineur : il ne s’agit pas pour eux·elles d’impressionner, mais de cultiver un corps impressionnable. Se rendre impressionnable, c’est en effet un mouvement inverse à la surenchère d’intensité impressive. C’est refuser de se laisser impressionner par des images, des paroles ou des gestes toujours plus frappants[23]. C’est élargir au contraire son spectre sensible en le rendant susceptible aux petites impressions, aux intensités liminaires, aux réserves d’images nichées dans les parages de l’imperception. Il y a là, chez beaucoup d’entre nous, des jardins en friche.