Corps de l’article

1. Introduction

Selon l’Organisation internationale du travail, l’économie numérique, notamment les plateformes du travail, a connu un important essor partout dans le monde (OIT, 2021). Comme cela a été souvent souligné, cette économie s’inscrit dans la continuité du système capitaliste, à tel point qu’elle est couramment qualifiée de « capitalisme de plateforme » (Abdelnour et Bernard, 2018 ; Abdelnour et Méda, 2019 ; Srnicek, 2018). Leur recours systématique aux travailleurs « indépendants » ainsi que le contournement des régulations existantes ont suscité et suscitent toujours de multiples protestations (Bessa et al., 2022) variant selon les contextes institutionnels (Thelen, 2018) et le degré de consensus sociopolitique au sein des différents pays (Carelli et al., 2022).

Par rapport à d’autres pays, la situation au Japon apparait, de prime abord, particulière, voire paradoxale. D’une part, les plateformes numériques n’ont pas réussi à bouleverser le secteur du transport de personnes comme elles l’ont fait dans plusieurs pays, tels qu’aux États-Unis et en France[1]. Les chauffeurs de taxi, mobilisés en masse par les organisations syndicales en alliance inédite – entre organisations syndicales rivales, mais aussi entre ces organisations et le patronat sectoriel –, ont en effet réussi à empêcher la dérégulation du secteur. D’autre part, le secteur de la livraison de repas, où les plateformes numériques fleurissent, n’a pas connu de fortes mobilisations. Cet article vise à faire ressortir les dynamiques à l’oeuvre dans ces deux secteurs de manière à favoriser les approches comparatives à l’échelle internationale.

Dans cette optique, l’article s’intéresse d’abord au secteur du transport de personnes en milieu urbain, puis à celui de la livraison de repas. Avec l’arrivée d’Uber, le secteur du transport des personnes a été le premier à être confronté aux entreprises de plateformes. C’est aussi dans ce secteur que les mobilisations ont été les plus fortes en raison de la présence d’organisations syndicales relativement puissantes et bien organisées. Ce secteur est d’ailleurs très représentatif de la structuration et de la capacité de mobilisation du syndicalisme nippon. Le cas des livreurs de repas est très différent. Si, avant l’apparition de ces derniers, il existait un secteur de la livraison, les organisations syndicales y étaient peu présentes. Ce secteur était aussi sans tradition de lutte. Outre la dimension comparative entre secteurs concernés par le capitalisme de plateforme, la prise en compte de ce dernier permet d’alimenter les réflexions sur l’émergence d’une « mobilisation improbable » portée par des travailleurs éloignés du syndicalisme (Collovald et Mathieu, 2009) ainsi que sur le renouveau syndical (Nizzoli, 2017).

2. Le secteur du transport : les mobilisations par prévention

Plusieurs études ont déjà mis en avant l’importance des régulations juridiques et sectorielles dans le développement des plateformes numériques telles qu’Uber et leurs effets sur le marché (Carelli et Kesselman, 2020 ; Chagny, 2019). Le Japon en est un exemple intéressant. La forte régulation sectorielle, l’absence de distinction entre les activités de taxi et celle de VTC, ainsi que la prédominance des chauffeurs salariés sur les chauffeurs indépendants constituent autant de facteurs qui vont favoriser les mobilisations contre les entreprises de plateformes et rendre très difficile leur implantation. Si la « disruption » souhaitée par les plateformes n’a pas eu lieu, la diffusion progressive des applications dans le secteur des taxis a néanmoins, comme on le verra, retravaillé la configuration sectorielle.

2.1 La configuration sectorielle du transport de personnes

Les compagnies de plateforme de mobilité, de type Uber, se caractérisent par une stratégie consistant à se définir comme un simple intermédiaire technologique entre l’offre et la demande. Elles évitent ainsi toute responsabilité en tant qu’employeur tout en exerçant un contrôle sur le travailleur et en cherchant à obtenir un monopole sur le marché (Sauviat, 2020 ; Vallas et Schor, 2020). Uber s’est implanté au Japon à la fin de l’année 2013[2] dans un contexte particulièrement défavorable en raison du renforcement de la régulation à l’oeuvre dans le secteur et d’un modèle d’activités reposant sur le salariat des chauffeurs.

Si le secteur du transport de personnes est partagé entre les taxis et les VTC traditionnels haut de gamme, comme dans la plupart des pays[3], ces derniers sont régis par la même loi que les chauffeurs de taxi, ou « loi sur le transport routier », qui considère l’activité VTC comme faisant partie de celle des taxis. En ne distinguant pas ces deux activités, cette loi, qui régit en fait l’ensemble des activités économiques du transport routier, impose aux chauffeurs de taxi et de VTC les mêmes exigences pour exercer leurs activités (type spécifique de permis de conduire, formation, examen, etc.). Il existe cependant une autre loi qui distingue ces deux activités du point de vue de la relation à la clientèle. Alors que le chauffeur de VTC ne peut travailler qu’à partir d’une réservation préalable, le chauffeur de taxi est autorisé à « marauder », c’est-à-dire à prendre le client en le halant dans la rue[4]. Néanmoins, si cette distinction entérine des différences dans les pratiques, l’autorisation ou non de l’exercice même des deux activités reste fondamentalement encadrée par la loi sur le transport routier. Uber n’a donc pas pu jouer « de multiples cloisonnements législatifs existants » pour s’introduire sur le marché japonais (Chagny, 2019, p.17). Cette faible distinction entre les deux figures de chauffeurs se reflète également dans les statistiques, qui, publiques comme privées, regroupent les chauffeurs de taxi et de VTC sans distinction.

Outre la non-distinction des deux activités, la tendance politico-juridique au début des années 2010 était plutôt à un renforcement de la régulation du secteur faisant suite au mouvement de dérégulation dans les années 1990 et 2000. Promulguée en 1951, la loi sur le transport routier régulait le secteur à travers trois mesures principales : l’autorisation administrative, par l’octroi d’une licence, auprès des entreprises qui souhaitent entrer dans ce secteur d’activité, la restriction du nombre de véhicules en fonction du territoire et le principe du prix unique sur un même territoire (Nakamura, 2020, p. 51). Les réformes entreprises ont profondément assoupli, voire supprimé, certaines de ces règles, entrainant alors une augmentation du nombre de véhicules et, par voie de conséquence, une dégradation des conditions de travail dans le secteur. Une dégradation qui a été accentuée par la stagnation de l’économie japonaise dans les années 1990, puis par la crise financière et économique à partir de 2008. C’est pour tenter d’enrayer cette dynamique que le gouvernement nippon a pris des mesures visant à limiter la concurrence. Ce fut notamment fait par la loi dite des mesures spéciales pour le taxi en 2009[5], puis son renforcement en 2013. Depuis lors, le ministre du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme (MTITT) peut désigner des territoires où l’offre de taxis est jugée excessive par rapport à la demande. Dans ces territoires ont alors été réintroduites des mesures telles que l’interdiction ou la limitation de nouveaux véhicules de taxi et la restriction de nouvelles licences.

Une autre caractéristique du modèle japonais concernant le secteur du taxi et du VTC réside dans la structure du marché du travail. Historiquement, ces activités ont été largement exercées par des chauffeurs salariés et non par des indépendants. Cette particularité résulte d’une mesure prise en 1938 sous le régime militaire de l’époque. Afin d’économiser le carburant, elle limitait l’activité des taxis aux seules sociétés dotées de la personnalité juridique et disposant au minimum de 50 véhicules. Toutes les lois instaurées dans l’après-guerre ont été élaborées en référence à cette mesure. La réglementation a porté en effet d’abord et avant tout sur les sociétés de taxi et non sur les chauffeurs individuels. Bien que l’exercice de l’activité sous le statut d’indépendant ait été autorisé à partir de 1959, sa proportion est restée très marginale. Aujourd’hui encore, à peine 10 % des chauffeurs de taxi sont des travailleurs indépendants, soit 35 883 sur un total de 332 344[6]. Si, en pratique, les conditions de travail des chauffeurs salariés présentent des similitudes avec celles des travailleurs indépendants – notamment le fait que la majeure partie de leur salaire est payée au prorata du chiffre d’affaires réalisé –, le statut de salarié régulier procure néanmoins une protection et une facilité à s’organiser syndicalement par le biais, classique au Japon, du syndicat d’entreprise (encadré 1). Selon un des dirigeants syndicaux interviewés, le taux de syndicalisation des chauffeurs de taxi et de VTC serait d’environ 25 %[7]. Les données disponibles en 2019 indiquent qu’au sein de la Rengô, la Fédération nationale des syndicats des travailleurs de transport automobile (Zenjikô rôren, 全自交労連) (FNSTT) regroupe environ 17 000 adhérents et, au sein de la Zenrôren, la Fédération générale des syndicats des travailleurs de transport automobile (Jikô sôren, 自交総連) (FGSTT) en compte environ 12 000 (MSTA, 2019). La FGSTT, comme la FNSTT, compte principalement des chauffeurs de taxi (95 %) dans ses rangs. A la FNSTT, seuls 10 % des affiliés sont des chauffeurs VTC. Si le secteur des taxis connait, comme beaucoup d’autres secteurs, une tendance à la désyndicalisation, il reste néanmoins relativement plus syndiqué que d’autres. Le fait que les chauffeurs de taxi soient à 95 % des hommes a été, dans le contexte culturel japonais, un facteur hautement favorable à la présence syndicale (voir aussi les deux encadrés) (JFHTA, 2022)[8]. Par ailleurs, les employeurs du secteur disposent de leur propre organisation représentative (JFHTA, Japan Federation of Hire-Taxi Associations, 全国ハイヤー・タクシー連合会), qui s’est opposée à l’arrivée des plateformes sur le marché japonais.

L’existence d’une telle configuration du secteur de transport de personnes, combinant la non-distinction juridique entre l’activité de taxi et celle de VTC, la tendance au renforcement de la régulation du secteur et le recours historique aux chauffeurs salariés, en faisait un terrain a priori particulièrement défavorable pour Uber. Il l’était non seulement d’un point de vue juridique, mais aussi sur le plan du recrutement des chauffeurs potentiels du fait de la rigidité réglementaire dans l’accès à l’activité du transport de personnes et du faible taux de chômage au Japon – environ 3 % – (Cochoy, 2004 cité par Bernard, 2020). Uber s’est d’ailleurs immatriculé comme une entreprise relevant du secteur touristique. Ce choix reflète une tentative de concilier deux objectifs a priori incompatibles : accéder au secteur du transport de personnes sans être reconnue comme une entreprise faisant partie de ce secteur. D’un côté, la plateforme étasunienne ne se définit pas comme société de taxi ou de VTC, car elle n’emploie ni les chauffeurs ni ne possède les véhicules. De l’autre, l’immatriculation en tant qu’entreprise d’informatique, ce qui correspond à son discours public mettant en avant l’innovation technologique comme son coeur d’activité, ne lui aurait pas permis d’accéder au secteur du transport de personnes au Japon. L’immatriculation en tant qu’entreprise du secteur touristique lui est apparue comme une solution pragmatique lui permettant de travailler avec des entreprises de taxi et de VTC sans devenir elle-même une entreprise du secteur du transport. Après avoir débuté timidement dans le secteur du VTC en fin 2013, la multinationale étasunienne a véritablement démarré son activité dans le secteur du taxi à Tokyo en août 2014. Elle l’a fait en établissant des partenariats avec des entreprises de taxi qui ont utilisé son application comme un logiciel de répartition de leurs flottes.

2.2. Des alliances inédites face à Uber

Dès le début du lancement d’Uber en 2014 au Japon, les principaux acteurs du secteur des taxis et des VTC, tant du côté des employeurs que de celui des syndicats, étaient très méfiants. Ils étaient informés des conséquences engendrées par le développement de la plateforme numérique à l’étranger et en particulier aux États-Unis, où l’entreprise avait la réputation d’avoir bouleversé le marché. La méfiance était d’autant plus grande que des applications téléphoniques existaient déjà pour réserver un taxi et le contexte de rerégulation rendait peu attractive la promesse, faite par Uber, concernant les opportunités d’augmenter les activités grâce à son application. Dans un journal spécialisé du secteur, le président d’une association d’employeurs a pointé la menace d’une prise de contrôle progressive du secteur par Uber, qui, à terme, occuperait une situation de monopole. Pour sa part, un dirigeant syndical a dit craindre une baisse de revenus pour les chauffeurs en raison de la commission payée à Uber et, surtout, d’un possible recours dans le futur à des chauffeurs particuliers (Journal du transport à Tokyo, 2014). Ces chauffeurs préexistaient à l’arrivée d’Uber sous l’appellation de « taxi blanc » (shirotaku, 白タク) afin de désigner leur illégalité. Cette dénomination provenait de la plaque blanche d’immatriculation pour le véhicule du particulier en opposition à celle verte pour le taxi. Dans le vocabulaire d’Uber, les taxis blancs deviennent des rideshare (covoiturage), un anglicisme destiné à marquer une rupture par rapport au passé.

Tout en déployant un intense lobbying auprès du gouvernement et des autres autorités politiques, Uber lance un premier service de rideshare en février 2015 à Fukuoka, ville du sud du Japon. Selon la plateforme américaine, il s’agissait d’une « expérimentation » grandeur nature du service. Les potentiels clients pouvaient bénéficier gratuitement du service, la plateforme rémunérant directement les conducteurs particuliers. Rapidement informés de l’affaire, les syndicats comme les employeurs ont fait pression sur le ministère du Territoire, des Infrastructures, des Transports et du Tourisme (MTITT) afin qu’il ordonne à Uber de cesser cette pratique, ce qui fut fait. À partir de ce moment, les syndicats de chauffeurs comme les associations d’employeurs se sont mobilisés à plusieurs reprises sur la base d’une alliance tout à fait exceptionnelle. Sur le plan politique, la plupart des partis ont fait l’objet d’un lobbying aux niveaux national et municipal. Si le lobbying des syndicats vise plutôt les partis de gauche, les employeurs, quant à eux, se sont plutôt adressés au parti conservateur au pouvoir, le Parti libéral démocrate. En conséquence, le gouvernement, qui appuyait au début la pratique du rideshare, a eu de plus en plus du mal à soutenir Uber. Selon un syndicaliste, environ 60 % des députés défendaient plus ou moins le secteur des taxis dont des députés du Parti libéral démocrate, qui, sans les pressions exercées, ne s’y seraient pas opposés.

Sur le plan syndical, la mobilisation contre le rideshare a favorisé, de manière totalement inattendue, une coopération inédite entre les huit fédérations du secteur, que tous les syndicalistes interviewés ont insisté pour décrire comme une avancée inattendue.

« Avant, ça remonte un peu, mais par exemple, les deux fédérations (la FGSTT et la FNSTT) ont fait une sécession en 1974. À la base, on était le même syndicat. Mais il y avait des désaccords syndicaux et (après la sécession) on faisait du syndicalisme séparément. Donc, notre rapport était parfois conflictuel. Mais quand la question du rideshare a surgi, on s’est dit que ce n’était pas le moment de se disputer et que l’on devait tous coopérer. À ce moment-là, cela a vraiment été la première fois que les huit syndicats de taxi ont organisé ensemble des rassemblements, c’était du jamais vu. Mais tout le monde était d’accord pour mobiliser ensemble, on se consultait et discutait en amont – on le fait encore aujourd’hui de temps en temps –, pour que l’on fasse ensemble des rassemblements ou des manifestations. » (Takashi, responsable à la FGSTT, 64 ans)[10]

Néanmoins, cette coopération n’a pas été jusqu’à effacer tous les désaccords sur la stratégie à adopter. Les propos ci-dessous montrent comment, au-delà de différentes positions entre organisations, certains dirigeants syndicaux ont intériorisé la méconnaissance, voire la méfiance largement répandue au sein de la population vis-à-vis des mobilisations syndicales.

« On ne comprend pas pourquoi, mais en fait la manifestation est mal vue au Japon. (…) il y a un climat social qui fait que si l’on fait une manifestation, le public nous prend pour des égoïstes qui font des choses radicales. Donc il y a des syndicats qui disent que si on fait ce genre de chose on ne va pas être soutenus par le public ordinaire parce qu’ils nous prennent pour des extrémistes. Donc, au moment de la mobilisation intersyndicale aussi, il y avait un syndicat qui ne participait pas aux manifestations. Nous on pense que c’est justement ce type d’action populaire et visible qui est le plus nécessaire, mais il y a des syndicats qui n’ont pas forcément la même vision. » (Takashi, responsable à la FGSTT, 64 ans)

2.3. La plateformisation du secteur des taxis par les opérateurs locaux eux-mêmes

Si les entreprises de plateformes n’ont pas pu pénétrer le secteur des taxis comme elles le voulaient, ce secteur n’a pas pourtant échappé à la plateformisation de son activité. La réalité n’est en effet pas exempte d’une certaine ambigüité. À la suite des tensions provoquées, l’implantation des plateformes numériques dans le secteur du transport a fortement été limitée aux partenariats avec des municipalités rurales, d’une part, et aux entreprises de taxis qui utilisent l’application des plateformes numériques, d’autre part. Ces applications sont soit développées par des entreprises nationales, plus ou moins en lien avec des sociétés de taxi, soit par des entreprises multinationales telles qu’Uber et Didi, une plateforme chinoise. Chaque entreprise de taxi est libre de nouer ou non un partenariat avec une entreprise plateforme. Lorsqu’un partenariat est conclu, l’entreprise de taxi et ses chauffeurs ont toujours accès à des clients indépendamment de l’application. Si une course se fait via celle-ci, l’entreprise de plateforme est rémunérée sous la forme d’une commission dont le taux a été négocié entre les entreprises partenaires.

Si le premier type d’implantation est plutôt marginal, le partenariat entre entreprises est perçu comme une menace par les responsables syndicaux. Il constitue aussi une limite à l’alliance entre les syndicats et les employeurs contre les plateformes. Si les employeurs partagent la même position que les syndicats à propos du rideshare qui, avec le recours aux conducteurs particuliers, remet en cause profondément la rentabilité de l’activité, ils sont en même temps attirés par les technologies numériques, car elles permettent de rationaliser la gestion d’une main-d’oeuvre difficilement contrôlable et d’approcher une nouvelle clientèle, notamment les jeunes et les touristes étrangers, qui sont plus enclins à recourir aux applications. La possibilité de gagner des parts de marché ou le risque d’en perdre pousse donc les entreprises de taxi à recourir aux applications, qu’elles soient développées par des entreprises nationales ou transnationales.

« Déjà l’application (de la plateforme), il y a peu de villes où elle domine le marché. Du coup, en face des plateformes qui voudraient s’implanter, je pense qu’il existe bien sûr des entreprises qui se laissent séduire par leur geste commercial, par exemple un an de commission gratuite. Alors même que l’association des employeurs disait seulement il y a quelques années qu’ils n’allaient jamais faire affaire avec Uber, certains commencent à passer un contrat de partenariat avec Uber sans qu’on le sache. » (Yoshio, responsable à la FNSTT, 64 ans)

Selon ce syndicaliste, cette reconversion progressive de certains employeurs s’explique aussi par l’impact négatif de la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19 sur le secteur. À la suite des mesures prises pour lutter contre celle-ci, la situation du secteur « s’est terriblement aggravée. » Le recours aux applications est déjà bien ancré chez les clients, notamment dans les grandes villes, où la plupart des entreprises de taxi ont au fur et à mesure passé un accord de partenariat avec les plateformes. Si, en raison d’une concurrence vive, aucune plateforme n’est arrivée à obtenir une position de monopole, les syndicats s’inquiètent des conséquences de l’évolution pour les chauffeurs. À leurs yeux, ces derniers se trouvent dans une position de plus en plus défavorable, au fur et à mesure que le recours aux applications s’impose comme la norme pour attirer la clientèle.

Par ailleurs, ce changement a déjà un impact sur le travail des chauffeurs. Avec l’introduction des applications, certains chauffeurs doivent jongler avec « Uber à la main droite » et « Didi à la main gauche ». En outre, la commission prise par les plateformes est parfois abusivement retirée de leur salaire. Les salaires sont aussi mis sous pression à la suite d’une déréglementation, hors champ législatif, de la tarification. Répondant au lobbying des entreprises de plateforme, le MTITT a décidé d’introduire en mars 2023 un système de tarification dynamique, qui, en laissant plus d’autonomie en la matière aux plateformes, a mis à mal l’encadrement de la tarification dans le secteur des taxis. Bien que, ni dans les discours médiatiques, politiques et syndicaux, les chauffeurs de taxi ne soient considérés comme des travailleurs de plateforme dans la mesure où l’introduction de rideshare a été endiguée, leur travail a néanmoins connu une transformation profonde liée à l’usage des applications[11].

3. Les livreurs de repas : une mobilisation improbable ?

Contrairement au secteur du transport de personnes, la livraison de repas a connu un essor considérable et sans frein dans un secteur globalement neuf sans acteur organisé. Cet essor s’est accompagné, comme ailleurs dans le monde, d’une multiplication de livreurs travaillant sous un statut d’« indépendants ». Au Japon comme ailleurs, les conditions d’emploi et de travail de ces livreurs ont fait l’objet de dénonciations et de mobilisations. Ces dernières n’ont cependant pas été faciles en raison du profil des livreurs, mais aussi des particularités du système japonais de relations professionnelles.

3.1. La configuration sectorielle de la livraison de repas sur plateforme

Uber Eats, la première plateforme de la livraison de repas au Japon, s’est implantée en 2016 à Tokyo. Les mesures gouvernementales prises afin de lutter contre la pandémie de COVID-19, telles que la fermeture des restaurants, vont constituer une véritable aubaine pour le secteur de la livraison de repas qui va croitre de manière spectaculaire. Selon les informations révélées par Uber lors du litige traité par la Commission du travail de Tokyo, entre 2016 et 2021, le nombre de restaurateurs inscrits sur Uber Eats passe de 150 à 60 000, et le nombre de livreurs de 1 000 à 100 000 (Commission du travail de Tokyo, 2022). Selon une information du Journal japonais de l’économie, toutes plateformes confondues, le Japon comptait près de 200 000 livreurs de repas en 2021, dont la moitié coursait pour Uber Eats (Nikkei, 2021). L’enquête réalisée par l’Association des free-lances en 2022 montre que le métier de livreur de repas est très masculin, environ 90 % des livreurs sont des hommes (Association des free-lances, 2022). En revanche, ce n’est pas nécessairement un métier de jeunes, les deux tranches d’âge les plus représentées sont de 40-49 ans (29,2 %) et 30-39 ans (28,8 %). L’enquête montre aussi une faible ancienneté, 58,1 % des livreurs exerçant le métier depuis moins d’un an. En matière de chiffre d’affaires hebdomadaire, 30 % des livreurs en déclarent un compris entre 50 000 et 100 000 yens et 22 % entre 10 000 et 30 000 yens. Les livreurs au revenu le plus élevé gagnent entre 200 000 et 400 000 yens par mois, ce qui peut paraitre attractif par rapport au salaire moyen de l’emploi non régulier (247 500 yens par mois pour les hommes) mais moins par rapport au salaire moyen de l’emploi régulier (353 600 yens) (MSTA, 2022b). En matière d’heures travaillées, plus de la moitié des livreurs déclare travailler moins de 15 heures par semaine. À l’opposée, ils seraient 10 %, voire 20 %, selon les sources, à travailler plus de 40 heures par semaine (Association des free-lances, 2022 ; Commission du travail de Tokyo, 2022).

Si les entreprises de plateformes disent recourir à des travailleurs « indépendants », ce statut pose un problème sur le plan juridique, car il est peu défini, voire pas du tout. Il en résulte une diversité de situations concrètes et la question de la protection et des droits pour cette catégorie de travailleurs reste peu approfondie. Le seul terme juridique existant est celui d’« entrepreneur individuel » (Kojin jigyônushi, 個人事業主). Presque la moitié des livreurs se déclarent comme tels au bureau des impôts (Association des free-lances, 2022). Mais ce statut n’existe que sur le plan fiscal. Un travailleur indépendant, enregistré comme entrepreneur individuel auprès du bureau des impôts, peut bénéficier d’avantages fiscaux sans devoir créer une société anonyme. Autrement dit, un livreur peut exercer son activité sans être entrepreneur individuel, soit en acceptant de ne pas bénéficier de l’exonération fiscale, soit en montant une société anonyme relevant d’un autre régime fiscal. Le statut d’entrepreneur individuel ne recouvre donc pas l’ensemble des livreurs de repas. À ce flou juridique vient s’ajouter l’usage, de plus en plus répandu, de l’anglicisme « free-lance ». Au Japon, il désigne avant tout une façon de travailler ou une posture qu’adopte un travailleur se désignant comme tel. Son périmètre est donc très flou en raison de la diversité des travailleurs qu’il couvre ainsi que de l’absence d’un statut juridique (Suzuki, 2021). C’est pourtant sur cet anglicisme que se basent les dernières modifications législatives concernant l’économie des plateformes. Tout en précisant que le free-lance n’est pas un terme juridique, les guidelines (lignes directrices) fixées en 2021 par le gouvernement partent du principe qu’un free-lance est un « entrepreneur n’ayant ni de local ni employant personne, et qui gagne ses revenus au moyen de ses expériences, connaissances ou compétences » (Secrétariat du Cabinet et al., 2021). Ces guidelines, ainsi que la loi récemment adoptée dans sa continuité[12], considèrent le free-lance, dont le livreur de repas, comme un entrepreneur pour lequel les mesures prises ont pour but de sécuriser sa situation vis-à-vis d’une entreprise donneuse d’ordre. Par définition, le free-lance ne peut donc bénéficier de la protection associée au statut de travailleur salarié.

3.2. La création d’un syndicat des livreurs de repas à la marge du système

Uber Eats Union (UEU), un syndicat des livreurs de repas, a été créé en octobre 2019 à Tokyo. En regroupant quelques dizaines de livreurs de plateformes, il est à ce jour le seul syndicat qui existe au Japon dans ce secteur. À l’initiative de ce regroupement se trouvent un militant syndical de Tokyo Union, syndicat de type community union, et des avocats du travail (encadré 2). Bien que situé à la marge de l’espace syndical, Tokyo Union s’est investi de longue date, parfois avec l’aide d’avocats du travail dans la défense et l’organisation des travailleurs marginalisés, ce qui explique leur implication dans les mobilisations des livreurs. Ces avocats sont aussi intervenus comme conseillers juridiques des syndicats dans le dossier des rideshare, ce qui les a initiés aux enjeux inhérents à ce nouveau type de travail. La première tentative d’organisation des livreurs s’est cependant révélée un échec. Elle n’a presque pas eu d’écho en raison du nombre peu élevé de livreurs et des conditions de rémunération attractives liées au démarrage de l’activité à la suite du souhait d’Uber Eats d’attirer un maximum de livreurs. Le contexte n’était donc pas propice à l’action syndicale.

Les parcours biographiques et professionnels des livreurs interviewés montrent un éloignement par rapport au fait syndical. Ainsi, presque tous des livreurs syndiqués n’avaient jamais été en contact avec un syndicat en raison, par exemple, de leur statut de travailleurs non réguliers et de l’absence de syndicats sur leurs lieux de travail. C’est donc leur rapport avec la plateforme qui les a conduits à se syndiquer. L’expérience d’un accident, la gestion jugée arbitraire de la plateforme, l’absence de communication avec elle sont les principales raisons pour lesquelles les livreurs ont fini par prendre contact avec un syndicat. L’existence de ce syndicat apparait alors comme une opportunité aux yeux de certains livreurs, qui s’étaient interrogés sur leurs conditions du travail sans pour autant disposer d’un moyen concret pour passer à l’action collective, comme le montre le processus de syndicalisation de Tomoki, ancien leader du syndicat des livreurs :

Si je me suis syndiqué, c’est parce que j’avais une grande méfiance envers Uber Eats qui n’écoutait pas les livreurs et qui décidait de tout, tout seul, alors qu’ils ne savent pas du tout ce qui se passe sur terrain. Même si l’on est entrepreneur individuel, on ne peut travailler finalement que dans les règles fixées par Uber Eats. Si c’est comme ça, je voulais qu’ils nous écoutent aussi. C’était à ce moment-là où j’étais très frustré que j’ai appris que les avocats et les syndicalistes proposaient de monter un syndicat des livreurs. Donc je me suis dit qu’il fallait essayer, qu’il fallait y participer. (Tomoki, 31 ans)

3.3. Les actions syndicales des livreurs et leur rapprochement du syndicalisme majoritaire : un signe de renouveau syndical ?

Aujourd’hui, une des principales actions d’Uber Eats Union a consisté à introduire une plainte auprès de la Commission départementale du travail, une instance administrative destinée à assurer l’égalité entre l’employeur et le syndicat. Face à Uber Eats, qui refuse la négociation collective en raison du statut d’indépendant des livreurs, l’UEU a porté plainte, estimant que ce refus constitue une pratique déloyale. L’enjeu du litige est la reconnaissance des livreurs comme étant des travailleurs couverts par la « loi sur le syndicat » et donc l’obligation pour Uber Eats d’accepter la demande de négociation collective adressée par l’UEU. Sur le fond, il ne s’agit donc pas d’une requalification du livreur en salarié, mais bien une reconnaissance de l’UEU comme interlocuteur social représentant les livreurs. Fin novembre 2022, au terme de deux ans de procédure, l’UEU a finalement obtenu gain de cause. Uber Eats a immédiatement fait appel de cette décision auprès de la Commission centrale du travail, ce qui a entrainé une suspension de sa mise en application.

L’action menée par l’UEU a eu des conséquences contradictoires. D’un côté, du fait de sa durée, elle a eu tendance à éloigner une partie des livreurs de l’UEU. D’un autre côté, elle a participé au rapprochement entre le syndicat des livreurs et la Rengô. En 2021, ce syndicat s’est doté d’une équipe de soutien à l’UEU, composée de syndicalistes confédéraux. Elle a aussi mis en place Wor-Q, un dispositif d’accompagnement et de soutien des free-lances : mutuelle, permanence juridique, organisation d’évènements, etc.[14] Selon un responsable confédéral, la Rengô se doit, contrairement au passé, de s’investir auprès de l’ensemble des salariés non réguliers. Il se l’explique ainsi :

Moi je le dis chaque fois, mais la Rengô ne rassemble que de gros syndicats quand même. (…) À mon sens, la Rengô doit plus se mobiliser pour tous et toutes ces travailleurs (non réguliers), et je le dis toujours « malgré le retard », parce que, même si l’on essaie d’organiser les travailleurs non réguliers, entre autres les salariés à temps partiel, ça (le nombre des travailleurs non réguliers syndiqués) reste encore un peu plus d’un million. À mon avis, ce chiffre représente le bilan du syndicalisme dans son ensemble, syndicalisme qui tardait à organiser les salariés à temps partiel en se concentrant sur les intérêts et les acquis des salariés stables. (Takuma, responsable confédéral à la Rengô)

Cette dynamique témoigne d’une volonté de renouveau syndical se situant à la confluence entre, d’une part, une tentative de renouvellement par le haut portée par des représentants d’un syndicat institué et, d’autre part, une dynamique syndicale issue de la base (Nizzoli, 2017). Néanmoins, les rapports entre la Rengô et l’UEU se caractérisent par une certaine distance. Si la Rengô soutient l’UEU, il n’existe pas à ce jour de liens plus formels entre eux. Du côté de la Rengô, la centralité des syndicats d’entreprise dans la structuration du syndicat fait que c’est le niveau confédéral qui a dû s’investir dans ce combat, sans qu’il ne trouve de relais au niveau territorial ou sectoriel. Du côté des livreurs syndiqués, tout en appréciant ces soutiens matériels et militants, particulièrement précieux étant donné la faiblesse des ressources et des compétences disponibles, on souhaite conserver de l’autonomie vis-à-vis de la Rengô.

4. Conclusion

Dans les deux secteurs pris en compte ici, l’implantation du capitalisme de plateformes numériques a eu des effets très contrastés : alors que le secteur du transport de personnes se caractérise par une implantation limitée des plateformes internationales combinée à une mobilisation significative, le secteur de la livraison de repas associe l’expansion des entreprises de plateformes avec un faible niveau de mobilisation.

Uber n’a pas pu s’implanter dans le secteur du transport de personnes comme il l’espérait, la multinationale étasunienne ayant plutôt connu un essor considérable dans le secteur plus récent et peu structuré de la livraison de repas. Cependant, la diffusion progressive des applications dans le secteur des taxis montre une « variante japonaise » dans la dynamique de pénétration du capitalisme de plateforme. Elle participe à une plateformisation du secteur sans que le modèle d’affaires basé sur l’usage de travailleurs indépendants ne soit devenu dominant.

Ces deux secteurs contrastent aussi sur le plan des mobilisations. Dans le secteur du transport de personnes, où la plupart des chauffeurs sont salariés, les syndicats d’entreprise ont su se mobiliser rapidement avec force. Dans le secteur de la livraison de repas, l’absence de syndicats traditionnels, mais aussi une faible adhésion à la lutte collective et syndicale ont rendu difficile leur mobilisation. Pour exister, la mobilisation a dû compter sur l’investissement de militants extérieurs. Bien que la Rengô – du moins, une partie de ses responsables confédéraux – partage la cause des livreurs et de l’UEU, le poids du syndicalisme d’entreprise a fait porter le dossier par les instances confédérales et a rendu les actions vis-à-vis des livreurs et d’autres free-lances peu lisibles et décisives. En ce sens, la situation contrastée entre ces deux secteurs reflète en quelque sorte le paysage disparate du syndicalisme au Japon, dont l’évolution à l’épreuve du capitalisme de plateforme et la question de renouvellement restent encore incertaines.