Corps de l’article

1. Introduction

Les difficultés de mobilisation des travailleurs de plateforme ont été à maintes reprises relevées. Dans le sillon de l’hyperexternalisation qui constitue le principe organisationnel des entreprises de plateforme (Srnicek 2017), la fragmentation du travail et de l’emploi (Bellini et Lucciarini 2019 ; Bogliacino et al., 2020), la dispersion spatiale des travailleurs (Tassinari et Maccarrone, 2020), ainsi que la gouvernance algorithmique et le contrôle individualisé (Aloisi et De Stefano, 2022) figurent parmi les éléments qui freinent la mobilisation des travailleurs, et ce, alors même que l’invisibilisation des interlocuteurs patronaux et la mise en cause des syndicats dans leur fonction de régulation sociale au sein de l’entreprise (Brodersen et Martinez, 2022) contribuent à entraver la création d’un rapport de force favorable au travailleur.

Alors que les analyses transversales (Drahokoupil et Vandaele, 2021 ; Vandaele, 2021; Dufresne et Leterme, 2021) et les études de cas monographiques pour les coursiers (Cant, 2017 ; Jan, 2018 ; Le Bas, 2019) et pour les chauffeurs (Abdelnour et Bernard, 2019 ; Brugière, 2019; Wartel, 2021) se multiplient pour mettre en évidence les ressorts des mobilisations qui se mettent en oeuvre malgré ces contraintes apparentes, aborder ces phénomènes par le biais d’une catégorie unique de « travailleurs de plateformes » peine à recouvrir la complexité des réalités produites par l’intermédiation numérique sous le sigle commun du capitalisme de plateforme (Srnicek, 2017) ou de la gig economy (Vallas et Schor, 2020).

L’originalité de cet article consiste donc à proposer une comparaison des mobilisations des chauffeurs (du transport rémunéré de personnes) et des coursiers (dans la livraison de repas chauds)[4] de plateforme en Belgique. En partant de recherches ethnographiques ancrées auprès de ces deux groupes de travailleurs et leurs collectifs, nous montrons dans un premier temps comment, dans un contexte national et local spécifique, les mobilisations suivent des dynamiques propres à chaque sous-secteur. Dans un deuxième temps, nous identifions les différentes stratégies syndicales et outils législatifs pour encadrer ce qui est souvent résumé sous une seule catégorie d’économie de plateforme. Si un manque de proximité ou d’affinité avec le monde syndical (Abdelnour et Bernard, 2019) et une attitude insuffisamment proactive du monde syndical envers les travailleurs des plateformes (Vandaele & al., 2019) sont régulièrement avancés pour expliquer le rapport à ces travailleurs, on soulève ici le rôle que jouent les alliances – variables, changeantes et ambivalentes – entre collectifs de travailleurs et organisations syndicales (Basualdo et al., 2021) et mettons en évidence comment les organisations syndicales se trouvent interrogées par cette rencontre. Nous montrons alors dans un troisième temps comment les trajectoires différenciées aboutissent à des revendications divergentes en matière d’emploi et de rapport aux institutions, ce qui nous amène à problématiser les enjeux d’une réglementation fondée sur une catégorie unique de « travailleur de plateforme », qui, tout en se trouvant en tension avec les expériences et les revendications d’une partie de ces travailleurs, ouvre la possibilité d’un rapprochement des collectifs autour d’enjeux communs.

2. Implantation de plateformes et mobilisations en Belgique

Les variations dans les mobilisations des travailleurs de plateforme à travers le monde révèlent l’importance de leur inscription dans des contextes locaux spécifiques. Alors que pour les travailleurs « du clic », dont l’activité se déroule entièrement en ligne, l’apparente dé-spatialisation de leur activité s’articule avec des logiques de mobilisation en dehors des systèmes de relations professionnelles établis (Graham et Anwar, 2017 ; Wood & al., 2018), l’hétérogénéité des luttes des travailleurs localisés (sur site ou dans l’espace urbain) tend à être comprise par leurs contextes géographiques et de régulation (Johnston, 2020).

2.1. Contextes national et local

Le cadre juridico-politique belge s’est présenté à maints égards comme étant favorable au déploiement de certains types de plateformes, notamment en raison d’une forme de vide législatif dans le cadre de la régulation du sous-secteur du transport rémunéré de personnes, ou par l’adoption, à partir du 1er février 2018, du régime d’économie collaborative dit « P2P/peer-to-peer »[10], massivement employé par la suite par les coursiers à vélo. En matière de jurisprudence, le Tribunal du travail de Bruxelles a rendu en 2022 un jugement considérant les travailleurs de Deliveroo comme indépendants, à contre-courant d’une jurisprudence « pro-salariat » devenue majoritaire en Europe. Si la coopérative Smart[11] a par le passé offert aux nouveaux travailleurs « atypiques » les conditions d’emploi associées au salariat par le biais du portage salarial, la rupture de sa convention commerciale avec Deliveroo a contribué à la précarisation des livreurs de repas. Enfin, c’est à l’initiative du ministre de l’Économie et du Travail belge que le gouvernement fédéral s’est accordé sur le « deal pour l’emploi » qui comprend un « accord travailleurs de plateforme » leur garantissant peu de droits. Du point de vue du transport rémunéré de personnes, une réforme du secteur entrée en vigueur en octobre 2022 (dit « plan taxi ») institue à Bruxelles un statut de base commun en établissant une distinction entre taxis de stationnement (taxis classiques) et taxis de rue (anciennement LVC). Les deux types de licences permettent cependant de travailler avec les plateformes. Il s’agit dès lors d’une première régulation sectorielle allant dans le sens de l’institutionnalisation et de la pérennisation des plateformes (Dufresne et Bauraind, 2022).

2.2. Des implantations sectorielles différenciées

En plus de ce contexte légal favorable au modèle des plateformes, chauffeurs et livreurs s’inscrivent dans un segment de l’économie de plateforme marqué par un caractère mobile et non délocalisable[12]. Il se déroule dans l’espace urbain, à la différence d’autres activités domestiques ou sur site et des activités qui se déroulent principalement en ligne (Vallas et Schor, 2020 ; Vanroelen et al., 2021). Ces activités s’intègrent en revanche dans des contextes sous-sectoriels bien distincts en mobilisant une main-d’oeuvre et un ensemble de ressources différentes qui contribuent à des formes de mobilisation et à des revendications différenciées.

L’arrivée des plateformes de livraison à Bruxelles participe au développement d’un sous-secteur quasiment neuf, bien qu’il s’agisse de transformations d’autres activités proches, telles que la livraison de colis, et d’activités préexistantes plus fragmentées de livraison de repas chauds. En s’implantant sur ce terrain, les plateformes sont ainsi en mesure d’imposer leur propre modèle social d’emploi sans rencontrer la résistance d’acteurs préexistants. Ce déploiement a été d’emblée associé à une stratégie de recrutement ciblée par rapport au profil de travailleurs-type et s’est caractérisé par une dégradation progressive des conditions de travail et d’emploi des travailleurs. Dans ce contexte, les stratégies quant aux catégories socioprofessionnelles visées par le recrutement et les discours mis de l’avant par les sociétés concernées se sont trouvés progressivement en dissonance. Alors que Take Eat Easy (et Deliveroo au départ) tendaient à attirer une main-d’oeuvre temporaire (étudiante) et des coursiers cyclistes investis, Deliveroo s’appuie progressivement sur une main-d’oeuvre plus hétérogène et captive, dépendante et précaire − à l’instar d’Uber Eats. Alors que le régime de l’économie collaborative est souvent présenté comme un cadre permettant d’inscrire les activités concernées dans l’économie formelle, il favorisera ici la part croissante d’une population laborieuse souvent sans-papiers (Willems, 2021).

Pour les chauffeurs, en revanche, les plateformes de transport rémunéré cherchent à s’implanter dans un sous-secteur déjà occupé par des acteurs historiques, les taxis. Par conséquent, leur déploiement, et celui d’Uber en particulier, qui s’impose rapidement comme un concurrent majeur, fait immédiatement l’objet de fortes réactions. Malgré cette concurrence directe, Uber a bénéficié d’un bassin de recrutement important en offrant une opportunité de professionnalisation et d’entrée dans le sous-secteur. En effet, la majorité de ses chauffeurs ont démarré cette activité à travers l’utilisation d’Uber sans être dotés d’un capital social-professionnel préalable (Wartel, 2021) – contrairement à ce qui a été observé en France où une grande partie d’entre eux était issue d’une profession déjà développée de chauffeurs privés (Bernard, 2020 ; Brugière, 2019). L’interdiction du service particulier à particulier UberPop en 2015 a favorisé le déploiement par la plateforme d’un service professionnel (Uber X) s’appuyant sur des chauffeurs en possession d’une licence LVC[13] (et le plus souvent une société), et par conséquent la professionnalisation des chauffeurs de plateforme. Cette rupture représentera un facteur de poids dans l’expansion du sous-secteur qui a vu passer le nombre de licences LVC de 68 en 2013 à 775 en 2019 (Deloitte, 2019).

Les mobilisations qui suivront seront par conséquent dominées par des questions relatives au modèle social des plateformes pour les livreurs, et celles d’accès à un marché concurrentiel pour les chauffeurs. Si la particularité de leurs histoires doit beaucoup à leur environnement belge et surtout bruxellois, leurs différences mettent notamment en évidence l’importance des contextes sous-sectoriels spécifiques. Cela aura des impacts en matière de logiques de mobilisation, de stratégies syndicales, mais aussi de nature des revendications.

2.3 Des trajectoires de mobilisation contrastées

En effet, jusque récemment, la comparaison entre la dynamique de mobilisation des coursiers et celle des chauffeurs de plateformes en Belgique donne à voir deux chronologies différentes dont chacune suit une temporalité située et sectorielle (voir la ligne du temps en annexe). Dans ce contexte, la conflictualité du côté des livreurs s’est en grande partie structurée entre travailleurs et entreprise de plateforme, se traduisant par trois épisodes de mobilisation. Premièrement, la dégradation des conditions de rémunération chez la start-up pionnière Take Eat Easy a fait naître le Collectif des coursier.e.s fin mars 2016, à partir d’un groupe Facebook créé en 2015. L’un des fondateurs témoigne : « Très vite, on a élu des représentants, tous bruxellois […] et du coup, à la réunion suivante avec la direction, on est arrivé et on a dit : “c’est nous qui parlons !” Cela s’est un peu tendu… ça a un peu gueulé et on n’a rien obtenu. Puis, on a commencé à mieux se structurer ». Deuxièmement, alors que la faillite de Take Eat Easy a favorisé le déplacement de l’activité vers Deliveroo, la délocalisation à Madagascar de son service client, seul véritable contact humain pour les livreurs, a donné lieu à une assemblée générale qui a contribué à la structuration du collectif et à la construction de liens avec certaines centrales syndicales sectorielles, en particulier la CNE et Transcom[14]. Enfin, en octobre 2017, la rupture de la convention entre la coopérative de portage salarial Smart et Deliveroo, qui veut imposer aux livreurs le statut d’indépendant et la rémunération à la course, met le collectif en lutte. Des manifestations, grèves et occupations des locaux de la plateforme ont lieu fin 2017 et début 2018 (Dufresne et al., 2018), le Collectif des Coursier.e.s s’organisant dans une logique de résistance face à ces évolutions et dans une perspective de maintien des conditions d’emploi initiales via la Smart. Finalement, l’adoption par l’entreprise en février 2018 du régime « peer-to-peer » (voir supra) signe la défaite du collectif et maintient un vide juridique en n’octroyant pas de statut de travail aux coursiers. Après le point culminant de l’action collective en 2018, la création au sein de la CSC d’une section syndicale spécifique « United Freelancers (UF) » marque une nouvelle phase plus centrée sur l’action juridique et la question du statut d’emploi.

Parallèlement à cela, une responsable du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), engagée pour construire une campagne contre la précarité, s’est investie dès 2019 dans la construction du collectif « Coursiers en lutte ». Centré sur la discrimination des travailleurs racisés et la lutte des sans-papiers, il reflète l’évolution du profil de main-d’oeuvre mobilisé par les plateformes : « La plupart des usagers sont des migrants de la première ou de la deuxième génération […] L’époque où tous les jeunes étudiants blancs qui aimaient le vélo faisaient ce genre de travail est révolue depuis longtemps ». La difficulté à mobiliser des populations fragilisées par leur condition de migrants et/ou sans papier a pu contribuer à ce moment à une régression de l’action collective, et ce, malgré les conditions de travail auxquelles ont été confrontés ces travailleurs « essentiels » durant les périodes de confinement. Plus récemment, en décembre 2022, une « maison des livreurs » a vu le jour à Bruxelles – fruit d’une collaboration entre les collectifs de coursiers et des acteurs syndicaux. Ouverte trois jours par semaine, sa fonction principale est de représenter et de conseiller les livreurs qui franchissent la porte et demandent de l’aide. Bien que la mobilisation collective dans l’objectif de créer un rapport de force soit un objectif central, l’aide individuelle constitue une première étape, comme l’explique l’un des militants qui l’anime :

« Maintenant que l’endroit est mieux connu, les travailleurs viennent ici pour expliquer leur situation […] La plupart du temps, le problème qu’ils rencontrent est le blocage d’un compte. Nous nous adressons alors aux plateformes. Mais c’est difficile car elles ne souhaitent pas de canal de communication […] Mais, c’est quand même sur le déblocage des comptes que nous sommes le plus efficaces ».

Du côté du transport rémunéré de personnes, les mobilisations se structurent en grande partie autour des enjeux d’accès au marché. Le premier évènement structurant remonte à 2015 avec l’interdiction d’Uber Pop à la suite d’une plainte déposée par une société de taxis, suivi par le développement du service professionnel Uber X. Le projet de réforme d’uniformisation du secteur (« plan taxi ») annoncé par le gouvernement bruxellois fait l’objet d’une contestation forte chez les taxis, alors qu’elle promet l’institutionnalisation de l’activité pour les nouveaux entrants LVC travaillant avec les plateformes. En 2018 et 2020, d’autres actions en justice intentées par la Fédération belge des taxis et des chauffeurs de taxi provoquent les premières mobilisations de chauffeurs LVC, soutenues par l’Association belge des chauffeurs de limousine (ABCL). En mars 2021, les chauffeurs LVC se voient interdire l’utilisation du smartphone à la suite de l’application d’une ordonnance datant de 1995, ce qui entraînera de nouvelles contestations favorisant l’avancée de la réforme. Pourtant, en novembre 2021, la Cour d’appel de Bruxelles prononce l’interdiction pour les chauffeurs LVC d’utiliser l’application Uber, provoquant pendant plusieurs jours des mobilisations massives de chauffeurs devant le Parlement bruxellois, organisées principalement par l’Union des chauffeurs limousine belge (UCLB), collectif dissident de l’ABCL fondé au début de l’année. Une succession de propositions transitoires sont alors déposées au Parlement bruxellois. Elles feront l’objet de nouvelles mobilisations à l’appel des collectifs, exprimant leur mécontentement vis-à-vis des conditions imposées aux chauffeurs pour pouvoir poursuivre leur activité. En mai 2022, devant l’urgence d’une institutionnalisation du secteur, un projet d’ordonnance mettant en oeuvre le « plan taxi » annoncé depuis 2015 est finalement adopté. Si les modalités précises de l’ordonnance font l’objet de contestations – l’UCLB dénonce une distinction de droits persistante en défaveur des « taxis de rue » et entame des démarches auprès de la Cour Constitutionnelle –, la régulation et l’uniformisation du secteur pacifient momentanément les rapports entre le gouvernement et les taxis.

3. Stratégies syndicales et fragmentation des luttes

Dans le contexte de ces divergences de conjonctures sous-sectorielles, on relève une série de positionnements distincts des principales organisations syndicales belges, se traduisant par exemple par des rapports très différents entre les collectifs de travailleurs et les acteurs syndicaux. Les deux principales organisations syndicales belges, à savoir la FGTB et la CSC, ont été impliquées, bien que dans des proportions et avec des stratégies variables, dans les mobilisations des livreurs et des chauffeurs. Nous l’avons vu, les collectifs de coursiers ont très tôt établi des liens étroits avec différentes centrales de la CSC (CNE et Transcom) prenant la forme d’un soutien logistique, puis d’un accompagnement dans les négociations avec la plateforme. Ces liens ont perduré au-delà des moments de mobilisation, notamment par la volonté du syndicat de faire renaître l’action collective en s’appuyant sur des travailleurs qui assument une continuité dans le contexte d’un haut taux de roulement. En revanche, les contacts des chauffeurs de plateformes avec les syndicats historiques ont été peu développés jusqu’à l’unification du secteur par le « plan taxi ». Cela peut s’expliquer d’une part par l’absence d’ancrage des travailleurs dans un système de négociation collective associé au salariat, et d’autre part, par une difficulté des organisations syndicales à se saisir du problème de ces travailleurs en raison du conflit qui les oppose aux taxis, que les syndicats représentent déjà en partie. La porte-parole de l’UCLB explique :

« Nous on est des indépendants, on n’a pas de syndicats […] Les syndicats, F.G.T.B., CSC, etc., c’est uniquement pour les employés. En fait, les syndicats, ils s’inquiètent du statut de ces indépendants parce qu’ils doivent normalement être salariés. Mais le chauffeur il est libre, s’il veut aller attaquer une plateforme pour une requalification du contrat d’employé, il est libre. Et à ce moment-là, c’est le tribunal qui a le pouvoir de trancher […] »

Dans ce contexte, l’une des orientations saillantes consiste à poursuivre une logique sectorielle établie en matière de structuration interne et de revendications. Cette logique complique la prise en compte des enjeux transversaux qui se présentent avec l’intermédiation d’emploi numérique et a contribué à une tension entre collectifs de travailleurs et syndicats. Si l’implication de la FGTB auprès des coursiers a pu être perçue comme étant plus tardive, c’est en partie en raison de l’ambiguïté existant quant à la compétence des trois centrales professionnelles respectivement concernées par la livraison de repas (celle de l’alimentation, du transport et de l’Horeca) parvenant ainsi difficilement à s’engager sur le terrain des coursiers. Lorsqu’en octobre 2022, l’UBT, centrale des transports de la FGTB, annonce un accord avec la direction d’Uber pour représenter les chauffeurs, c’est en cohérence avec les secteurs d’activité dont elle a la responsabilité au sein de l’organisation syndicale. Les représentants du Collectif des coursie.r.e.s et de l’UCLB contestent cependant cet accord en dénonçant son manque de transparence (l’accord n’ayant pas été rendu public), et le fait de ne pas avoir été consultés à son propos, et ce, malgré leur présence sur le terrain en tant qu’interlocuteurs et acteurs des mobilisations.

« On aimerait que les plateformes respectent nos droits et pas qu’il y ait des accords secrets qui viennent nous écraser encore plus. […] Et où était UBT-FGTB durant toutes les années où on s’est battus seuls, confrontés à nous-mêmes ? On a dû créer une ASBL, nous, chauffeurs indépendants, pour se défendre. […] Est-ce qu’ils savent ce que les chauffeurs veulent ? »

Représentante UCLB lors de la mobilisation du 25 octobre 2022

Les deux collectifs mettent en outre en avant le risque que cet accord soit mobilisé principalement pour la légitimation de la plateforme, alors mise en cause par les uberfiles[15]. Si la signature de l’accord est cohérente avec le mémorandum publié en mars 2022 par la Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF) − dont l’UBT est membre − encourageant ce type d’accord de partenariat, sa contestation marque un moment de convergence entre collectifs de coursiers et de chauffeurs. Dans un même temps, les jeunes FGTB (du même syndicat) sont impliqué·e·s dans la Maison des livreurs animée en grande partie par les collectifs.

Une deuxième réponse syndicale à la plateformisation a été l’innovation organisationnelle et en particulier la création de nouveaux services au sein des syndicats qui fonctionnent de manière plus ou moins indépendante des centrales professionnelles. L’adaptation à l’expansion de l’activité de plateforme a ainsi donné lieu à la création en 2019 du service United Freelancers (UF) au sein de la CSC. L’objectif était de représenter les travailleurs de plateforme et, plus largement, les indépendants sans personnel issus de tous secteurs d’activité, afin de leur fournir informations et services, ainsi que du soutien structurel, symbolique et logistique dans le cadre des mobilisations. Cette activité inclut le développement de services numériques dont une application permettant d’objectiver le travail réel des livreurs. Comme l’explique un représentant de l’UF, cette identité particulière leur permet de se rapprocher de publics plus éloignés du syndicat :

« Ça permet d’approcher avec une casquette vierge et nouvelle de nouveaux secteurs et de nouveaux publics. UF vise à affilier les freelances qui sont dans les entreprises où on est déjà présent syndicalement, mais aussi des secteurs où le syndicat était très peu présent […] Pour ces nouveaux secteurs, on a vu qu’avoir une étiquette […] qui n’est pas CSC mais qui est plutôt United Freelancers, ça peut aider ».

Cette organisation permet aussi une division de la représentation des chauffeurs privés entre la centrale des transports (taxis traditionnels) et United Freelancers (LVC) :

« Comme c’est un peu difficile pour Transcom qui s’occupait des chauffeurs de taxi d’affilier des chauffeurs limousine, parce que ses affiliés chauffeurs de taxi ils commenceraient à rouspéter, dans ce secteur-là, on garde ces deux identités, et United Freelancer parle pour les chauffeurs de limousine et Transcom parle pour les chauffeurs de taxi. Sauf qu’on est la même organisation in fine et on se met d’accord, et on fusionne progressivement les messages ».

Si cette innovation a montré l’efficacité des alliances entre organisations établies et associations émergentes (Abdelnour et Bernard, 2019 ; Kilhoffer & al., 2017 ; Vandaele, 2018), elle suscite en revanche des questions quant à l’ambiguïté d’un syndicalisme destiné aux (faux)-indépendants ayant pour vocation d’étendre la représentation et les protections historiquement associées au salariat aux « indépendants dépendants » ; mais aussi quant à la place qu’occupent les prestations de services individualisés dans l’activité syndicale.

Une troisième stratégie consiste à intégrer les activités de plateforme dans le cadre du droit du travail, et par là, dans le champ d’intervention direct des syndicats. Cette stratégie se reflète notamment dans l’importance que prend le soutien à l’action juridique, en particulier la stratégie de requalification de statut faisant reconnaître le lien de subordination[16] (Brodersen et Martinez, 2022). En revanche, la manière dont l’appel à la jurisprudence est mobilisé diffère considérablement entre sous-secteurs. Ainsi, dans le cas des chauffeurs du transport rémunéré de personnes, la jurisprudence s’est en partie substituée à une politique de régulation sectorielle cohérente, tandis que le tribunal fait figure d’arbitre pour les livreurs dans le conflit qui les oppose à la plateforme. En effet, l’enjeu de l’accès au marché propre au sous-secteur du transport rémunéré de personnes transforme les procès pour concurrence déloyale intentés par la FeBeT[17] et les taxis en moteur principal de la mobilisation des chauffeurs LVC, soutenus par les plateformes. Entre 2018 et 2021, ces épisodes juridiques rythment ainsi les mobilisations respectives, et en écho, des chauffeurs de taxis et de LVC. En mettant en question de manière périodique la légitimité de leur accès au marché, la jurisprudence a inscrit la lutte des chauffeurs LVC qui en résulte dans une logique du « droit au travail » (Wartel, 2021).

4. Socle de revendications et rapports aux régimes d’emploi

4.1 Socle de revendications collectives

Une intégration sous-sectorielle divergente ainsi que des populations de travailleurs et un coeur d’activité différents donnent finalement lieu, entre chauffeurs et livreurs, à des revendications différentes, notamment en matière de régime d’emploi. Du côté des coursiers, les revendications sont progressivement structurées autour du statut salarial, et, plus généralement, du droit du travail. À la suite de la rupture, en 2018, de la convention entre Deliveroo et la Smart qui leur garantissait une série de droits, le Collectif des coursier.e.s a rédigé un cahier de revendications insistant sur des minimas garantis équivalents au salaire horaire minimum, une prise en charge des cotisations sociales, une assurance accident de travail, un défraiement pour l’entretien des vélos et l’usage du téléphone, une égalité de traitement des coursiers par rapport aux commandes ainsi que la mise en place d’un comité de concertation entre Deliveroo et le Collectif. C’est dans ce contexte que doivent se comprendre les débats entamés en 2019 autour de la présomption de salariat soutenue en particulier par la section CSC-UF.  

Chez les chauffeurs, l’intégration dans le sous-secteur par le statut LVC installe d’emblée le travail de plateformes sous le régime de l’indépendance. Ainsi, les premiers collectifs de chauffeurs LVC se construisent autour d’une défense des droits associés à ce statut dans l’objectif de maintenir et pérenniser leur position sur le marché du transport rémunéré. En effet, l’absence d’un marché uniformisé aux conditions régulées ne permet pas de développer sereinement l’activité commerciale à laquelle aspirent les chauffeurs, qui veulent obtenir des garanties de la part des autorités publiques. Cette optique a eu pour conséquence d’amener les premiers collectifs de chauffeurs à revendiquer un cadre stable qui légalise l’activité au travers de la plateforme :

« Nous on est aujourd’hui demandeurs d’un cadre légal dans lequel on peut continuer à exercer notre activité en tant qu’indépendants, comme on a pu le faire pendant 5 ans […] Tu peux te mettre à la place de n’importe quel chauffeur.... Il se dit “Voilà, je suis dans la merde. Peut-être que demain j’arrête de travailler.” C’est un stress psychologique incroyable, et le gouvernement on a l’impression qu’ils s’en foutent ».

Bien que ces revendications s’alignent ainsi sur l’intérêt de la plateforme, les moments de crise auxquels les chauffeurs ont été confrontés à plusieurs reprises ont donné lieu à l’expression de contestations adressées à la plateforme. Ainsi, en novembre 2021, dans le sillon de la crise liée à la pandémie de COVID-19, les chauffeurs fragilisés par les aléas de la demande et une crise de la rentabilité pointent la responsabilité d’Uber qui se comporte en « mauvais partenaire » puisque celui-ci n’assure plus la viabilité économique de l’activité, ébranlant la relation de confiance indispensable à ce que les chauffeurs conçoivent comme un rapport partenarial. Rassemblés devant le siège d’Uber à Bruxelles, ils revendiquent l’instauration d’un numerus clausus et l’annonce du prix des courses avant leur acceptation. La responsabilité principale de cette situation est cependant imputée au gouvernement et à l’absence d’un cadre réglementaire clair.

Malgré des divergences internes, l’insertion sous-sectorielle s’avère donc déterminante puisque les coursiers se sont principalement mobilisés en vue d’une reconnaissance de leur lien de subordination vis-à-vis de la plateforme, alors que les chauffeurs ont maintenu l’idée d’une relation partenariale − positive ou négative − à la plateforme comme aiguillon de leurs revendications. Ce faisant, le premier type de revendication implique une conflictualité envers la plateforme qui contourne le salariat en dissimulant les rapports de subordination (voir aussi Aloisi, 2022 ; Lamine et Wattecamp, 2020) tandis que le deuxième implique une conflictualité vis-à-vis des pouvoirs publics au sujet d’une réglementation du marché.

4.2. Réglementer le marché vs. réglementer le « travail de plateforme » 

Ces positionnements impliquent des conceptions différentes de la manière d’encadrer le travail et des manières de se rapporter aux législations en vigueur ou à venir, ainsi qu’à l’environnement institutionnel en place, y compris en ce qui concerne les acteurs syndicaux.

L’instauration des quotas, des règles relatives à la tarification et des règles à l’entrée, des principes structurants dans le cas du « plan taxi », reflète une logique de régulation du marché selon un modèle entrepreneurial et sectoriel fonctionnant avec des indépendants que l’on trouve dans d’autres sous-secteurs du transport (Brodersen, 2015 ; Carré et Desfontaines 2012). Répondant aux reproches d’une concurrence déloyale, ce principe même de régulation du marché est aligné sur les revendications des chauffeurs. Cela consolide aussi, en revanche, le positionnement des plateformes en tant qu’acteurs, voire en tant que moteurs, de l’évolution de l’encadrement législatif d’une activité économique et d’une forme d’emploi qui n’est souvent innovante qu’en apparence (Coiquaud et Morissette, 2020).

En revanche, la proposition de directive européenne sur l’économie de plateforme de 2021 aborde la réglementation du « travail de plateforme » et définit pour ce faire les critères d’une : « présomption légale de l’existence d’une relation de travail entre la plateforme de travail numérique et une personne exécutant un travail via une plateforme […] »[18]. À la suite de ce projet de directive, la Loi sur l’économie de plateforme belge du 1er janvier 2023, pionnière en Europe, prévoit cette même présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes qui rencontrent un certain nombre de critères[19]. Cette récente loi suscite par ailleurs le doute sur ses effets potentiels, comme l’exprime un représentant du Collectif des Coursie.r.e.s : « Avec la loi belge, on a annoncé que la situation serait meilleure pour les travailleurs. Nous avons déjà vu ce type d’annonces dans d’autres pays. Ce n’est pas concluant ».

Malgré les inquiétudes quant à leur effectivité, ces initiatives reflètent une focalisation sur le statut d’emploi et un encadrement transversal aux situations d’intermédiation numérique, selon un modèle salarial. Alors qu’elle correspond aux demandes des organisations syndicales, la présomption de salariat, dont les limites ont été démontrées notamment dans le cadre de la loi « Rider » en Espagne (Brodersen et Martinez, 2022 ; Dufresne, 2022), pourrait avoir comme conséquence non intentionnelle d’exclure les travailleurs les plus captifs et dépendants de l’activité en raison d’une composition de revenus instable, des problèmes liés au droit de séjour, etc. Elle pourrait également agir au détriment du processus de requalification dans le cadre des stratégies judiciaires soutenues par les syndicats qui, à son tour, est souvent limité par l’inadéquation des cadres r églementaires existants au travail de plateforme (Fredman et al., 2021).

Enfin, un nouvel article du projet de texte de loi européenne (Art. 20a) précise qu’une convention collective, si elle est conclue entre les partenaires sociaux au niveau national, peut s’écarter de certaines dispositions de la directive. Cela signifierait alors que des accords de partenariat permettraient de déroger à la présomption, pourtant définie au départ comme le principe central de la directive. Un responsable du collectif des coursiers s’en inquiète : « En ce qui concerne le futur droit européen, nous constatons que les plateformes travaillent beaucoup pour éviter le salariat. Nous avons un peu peur que le législateur fasse quelque chose qui permette de maintenir le statu quo, voire pire ». La présomption de salariat dans le cadre de la directive pourrait ainsi se situer au croisement de plusieurs des logiques susmentionnées, produisant des effets équivoques bien au-delà de la simple clarification de la relation de travail.

4.3 Conditions partagées et perspectives de convergence

Si l’action syndicale demeure en grande partie différenciée selon les sous-secteurs d’activité de l’économie de plateforme, des moments de convergence entre les collectifs de travailleurs peuvent toutefois émerger. Depuis 2019, le débat qui se structure autour des questions de statuts et de droits sociaux voit se dessiner les perspectives d’un déplacement des mobilisations des (collectifs de) travailleurs et d’une convergence entre ces mobilisations vers d’autres arènes politiques et d’autres objets de lutte. Cela est en grande partie lié à l’évolution des initiatives législatives, mais aussi aux évolutions conjoncturelles. Dans les forums européens et les mobilisations les plus récentes (voir encadré méthodologique), des représentants des collectifs de coursiers et de chauffeurs se sont retrouvés aux côtés des syndicats pour défendre la présomption de salariat.

Ces rapprochements ont notamment eu pour objet la directive européenne sur les travailleurs de plateforme et la loi belge. Si ce contexte juridique construit une catégorie commune nommée « travailleur de plateforme » consubstantielle, dans les revendications des organisations syndicales, la présomption de salariat se trouve en tension avec les attentes et réalités de travail : même si les revendications formulées en 2018 par les coursiers se référaient à une situation de salariat, cette revendication ne fait pas consensus parmi eux. Quant aux chauffeurs LVC, dont l’identité professionnelle se caractérise notamment par une valorisation de l’entrepreneuriat (Abdelnour, 2017), le statut d’indépendant reste largement revendiqué, malgré les hétérogénéités internes.

Néanmoins, l’injonction à se positionner vis-à-vis d’une institutionnalisation des plateformes, ainsi que d’un processus législatif marqué par la présomption de salariat, a pu favoriser un rapprochement des travailleurs et de leurs collectifs. Au-delà de fortes différences sous-sectorielles, chauffeurs et coursiers se trouvent appelés à se situer par rapport à des évènements qui créent des conditions communes « par le haut » : d’une part par le processus législatif, d’autre part par l’action des organisations syndicales. Ce contexte partagé favorise un rapprochement sur le terrain et des actions collectives communes, mais réaffirme aussi une divergence quant aux revendications et intérêts entre les collectifs. Ce paradoxe apparaît clairement dans le discours de la porte-parole de l’UCLB lorsqu’on la questionne sur leur rapport récent aux collectifs de coursiers :

« On a aussi créé des liens avec eux, parce qu’on sait qu’on a un intérêt en commun. Pourquoi ? Parce qu’eux aussi ce sont des travailleurs de plateforme. Parce que la plateforme avec laquelle on travaille, ils font aussi de la livraison avec les coursiers. On sait aussi qu’on doit se battre pour à peu près les mêmes conditions, […] on doit s’unir pour être plus forts, pour être plus entendus. Parce que les coursiers c’est comme les chauffeurs […] ils n’ont peut-être pas le même engagement et le même statut, parce qu’un chauffeur il est d’office indépendant, il a une société, il a une voiture, c’est un grand investissement, mais c’est à peu près le même partenariat ».

Le soutien des collectifs des chauffeurs aux coursiers pourrait ainsi refléter un positionnement stratégique : voulant éviter de salarier les travailleurs, les plateformes seraient poussées à garantir les conditions d’une relation de travail véritablement indépendante et d’un « partenariat équitable ». Reformulé ainsi, le positionnement envers la présomption de salariat permet de trouver un terrain d’entente et de lutte contingent entre coursiers et chauffeurs.

En outre, à défaut d’un alignement réel des intérêts derrière la présomption de salariat, on pourrait voir se dessiner une convergence d’intérêts sur une base de revendications et d’actions communes ne portant pas sur le statut, mais bien sur la défense de droits. Le 30 mai 2023, une mobilisation de collectifs de chauffeurs et du Collectif des Coursier.e.s a eu lieu devant le siège d’Uber à Bruxelles, en parallèle à d’autres actions en Angleterre, aux Pays-Bas, en Suisse et en France. Quatre revendications communes ont été – à nouveau – exprimées : la publication du descriptif complet des commandes avant qu’elles soient acceptées par le travailleur ; l’instauration de règles et/ou d’un mécanisme de médiation pour encadrer le blocage ou la déconnexion des comptes ; une hausse de la rémunération par course – et donc une baisse de la commission prise par la plateforme ; et une meilleure assurance contre les accidents. La création de droits numériques comme la transparence de l’algorithme, question déjà appropriée par les coursiers[20] et abordée dans la deuxième partie de la directive européenne, représente un autre enjeu partagé. Des réglementations légales concernant l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) ont été introduites dans de nombreux pays, et pourraient se généraliser vers des principes théoriques sur l’éthique de l’IA traduits en législation, alors que des exemples de réglementation non statutaire existent déjà en abondance dans le monde du travail (Cole et al., 2022). Devant l’impact du management algorithmique sur les conditions de travail, la négociation collective pourrait permettre de répondre à ces modalités d’emprise selon le contexte sectoriel ou l’entreprise, en complément d’instruments législatifs ex ante garantissant des droits fondamentaux pour les travailleurs (De Stefano et Taes, 2021).

5. Conclusion : conditions communes et articulations ambivalentes

Bien loin d’une mobilisation uniforme qui serait propre à une condition commune liée à l’intermédiation par une application, on assiste jusqu’ici à Bruxelles à deux histoires parallèles aux enjeux spécifiques et irréductibles, ancrés dans des dynamiques propres à des sous-secteurs particuliers. C’est à la lumière de ces différences structurantes qu’il convient de réexaminer l’injonction pour les travailleurs et leurs collectifs à se positionner au sujet de deux conditions communes : l’institutionnalisation d’entreprises de plateforme sur le marché local et le positionnement des acteurs syndicaux d’une part, et les processus législatifs, tels que la directive européenne et la récente loi belge, portant sur la métacatégorie « travailleurs de plateformes » à partir du principe de la présomption de salariat, d’autre part. Les structures de revendication et logiques de mobilisation se présentent donc comme le résultat de l’interaction entre stratégies de plateforme, contexte sectoriel local, structure des organisations syndicales et initiatives de régulation.

Malgré les rapprochements des collectifs de travailleurs par rapport à ces revendications communes, cette articulation entre les deux sous-secteurs reste cependant toujours contingente et ambivalente. On observe en effet des attentes très différentes entre chauffeurs et coursiers quant aux conséquences des textes de loi. Plus qu’une convergence quant aux revendications, il s’agirait plutôt d’une stratégie circonstancielle de constitution d’un rapport de force. Bien que les conditions communes pourraient à l’avenir déboucher sur la consolidation d’intérêts communs, à l’opposé, les principes de statut associés à cette catégorie pourraient aussi mettre en tension des collectifs qui, trouvant leur genèse dans leur dynamique sous-sectorielle respective, courent le risque d’une déconnexion de leur base et d’une régression de l’action collective. En outre, la catégorie unique de travail de plateforme peut être perçue comme étant problématique au regard de la diversité des situations des travailleurs de plateforme, et risque d’amener les conditions d’emploi et de travail au plus petit commun dénominateur.

Les trajectoires contrastées des chauffeurs et des coursiers à Bruxelles livrent, par leurs divergences structurelles et leurs rapprochements momentanés, une démonstration de la manière dont les logiques de régulation, stratégies syndicales, environnements sectoriels et processus législatif s’articulent de manière toujours située et contingente pour orienter les mobilisations dans l’économie de plateforme. L’économie de plateforme, par sa mise en question de la relation salariale, mais aussi par la diversité des tensions qu’elle génère, met à l’épreuve les organisations syndicales. Lorsque, malgré les opportunités d’expérimentation et d’élargissement, les stratégies syndicales se trouvent alors mises à mal, c’est en partie le résultat de cette imbrication de facteurs, mais aussi d’un alignement momentanément difficile avec les orientations des collectifs de travailleurs qui, bien qu’éloignés du processus législatif, demeurent les acteurs centraux sur le terrain. Si certains des collectifs, en particulier au sein du mouvement coopératif, ouvrent dans ce contexte le débat sur une redéfinition et une réappropriation du travail au-delà de la relation salariale, cela montre l’ambivalence et l’hétérogénéité des positions par rapport aux enjeux essentiels que pose l’économie de plateforme au-delà même des cas que nous avons soulevés.