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1. Introduction

Cet article aborde les défis de la construction de l'action collective et de l’organisation politique des livreurs et chauffeurs de centres urbains au Brésil, dans le contexte de l’intensification de la précarité du travail et de l’atomisation des travailleurs promues par la plateformisation du travail. Ce mode de gestion et d'organisation du travail, basé sur le contrôle et l’orientation des travailleurs via des algorithmes, renouvelle le processus d’une appropriation du temps de travail non rémunéré (Abílio, Amorim & Grohmann, 2021). Il révèle ainsi un durcissement de la logique capitaliste néolibérale d'exploitation.

Le fait est général et on sait combien, dans de nombreux pays, les plateformes numériques ont permis de contourner les législations et ont eu pour effet de dégrader des conditions de travail, dont la qualité était jusqu’alors un tant soit peu sauvegardée. Au Brésil, où 39% de la population active exerce son activité sur le marché informel (PNAD Contínua, 2023), à savoir à la marge de la législation du travail et des protections sociales, cette transformation se greffe sur un cadre avéré et fort préoccupant de précarité sociale et d’emploi, avec des conséquences manifestes au sein de certains segments historiquement vulnérables de la classe des travailleurs (Christo & Masson, 2023).

C’est ainsi que, paradoxalement, face à un scénario où chômage et fragilité de la protection sociale ont été aggravés par la crise sanitaire, politique et économique de ces dernières années, la modalité d’un travail à la demande et sans protection juridique – même lorsque ce travail est sous la subordination d’une entreprise – finit par être revendiquée par des travailleurs qui craignent de ne plus pouvoir exercer leur activité.

On peut interpréter ces constats à l’aune d’une division internationale du travail au sein d’un système de domination et d'exploitation capitaliste. On peut aussi tenir compte du fait que le capitalisme colonial a marqué de façon fondamentale la formation des sociétés latino-américaines, produisant des identités racialisées qui sont devenues essentielles dans la distribution, le contrôle et l'exploitation du travail (Quijano, 2005), ainsi que dans la constitution d’un marché du travail peu institutionnalisé. On constate d’ailleurs que cette division du travail s'exprime aujourd’hui dans les inégalités liées aux variables de genre, d'âge et de race sur le marché du travail brésilien, et est associée à une structure de précarité sociale qui a longtemps orienté la population la plus pauvre et noire vers une gestion individuelle des formes de survie dans une société les exposant à des risques divers et nombreux.

Par ailleurs, au Brésil comme ailleurs, les employeurs, ainsi que les acteurs politiques qui sont soucieux de leurs intérêts, font régulièrement pression pour qu’aient lieu des changements dans la législation du travail ainsi que dans le système de sécurité sociale et de protection sociale en général, aggravant le tableau de la précarité sociale et les difficultés d'organisation collective des travailleurs, qui s’inscrivent dans une réalité où les institutions ont toujours été peu présentes. La « réforme du travail » menée en 2017[1] fut un exemple concret des effets de ces pressions en termes d’affaiblissement des droits des travailleurs. Et on sait combien n’ont pas été tenues les promesses qui lui avaient été associées, en termes d'encouragement de la production, de lutte contre le chômage et de réduction de l'informalité sur le marché du travail (Filgueiras, 2019). Au contraire, la réforme a renforcé une individualisation de la négociation entre travailleurs et employeurs (Krein, 2019), a induit une asphyxie des syndicats avec des mesures concernant les cotisations syndicales, et a suscité une valorisation du travail intermittent.

Il faut admettre la faible capacité des syndicats brésiliens à représenter le secteur informel de l’économie brésilienne. Il est composé des travailleurs qui n'ont pas de relation de travail reconnue, comme les travailleurs des plateformes numériques, et du segment hétérogène des travailleurs indépendants. Il existe toutefois quelques syndicats de travailleurs autonomes, en particulier dans les secteurs du transport, de la logistique, la communication et du commerce. Cependant, selon certains chercheurs (Galvão & Krein, 2018), en plus de recueillir un faible taux d’adhésion, un nombre réduit de travailleurs participent à leurs activités.

Notre propos est ainsi d’avancer vers une meilleure compréhension de la façon dont les chauffeurs et livreurs dont le travail est contrôlé par des plateformes numériques, s’organisent, dans le contexte socio-politique et économique du Brésil, afin d’exprimer et défendre leurs revendications.

Une précision s’impose néanmoins pour bien saisir l’objet de cette réflexion : le travail à la demande, subordonné aux entreprises qui contrôlent des plateformes digitales, ne concerne pas exclusivement les secteurs les plus précaires de l’économie. Ce modèle, intégrant une nouvelle formalisation des relations de travail, a en effet pris de l’ampleur dans de nombreux secteurs, s’étendant aux activités juridiques, bancaires, de soins de santé et de beauté, de l’éducation ou encore du tourisme (Revista Ciências do Trabalho, 2022). Notre intérêt pour les chauffeurs et livreurs est justifié par sa forte croissance au Brésil, due en grande partie à l'arrivée massive des plateformes digitales. Quelques données en témoignent : si en 2016, 1,39 million de chauffeurs étaient enregistrés, ils étaient 2,20 millions en 2020 – soit une augmentation de près de 42%; pour la même période, on a constaté pour la catégorie des livreurs une augmentation de 39,2%, réunissant plus de 730 000 personnes (Manzano & Krein, 2020) et s’élargissant encore à 1,7 million à la fin du 3ème trimestre de 2022 (IPEA, 2023)[2]. Ces emplois ont ainsi assurément représenté l'une des principales portes d'entrée de la plateformisation du marché du travail brésilien. De surcroit, cette transformation s’est opérée avec, en toile de fond, une organisation politico-syndicale fragile (Amorim, Cardoso & Bridi, 2022).

2. Le contexte de l’organisation politique et syndicale

La littérature aide à mieux comprendre les défis auxquels ont été confrontés les travailleurs de plateforme en matière d'organisation et d'action collectives. Soulignons à nouveau que bon nombre d’entre eux, sensibles à la rhétorique néolibérale minimisant l’importance des relations de travail (Amorim et al., 2022), ne se reconnaissent pas en tant que travailleurs subordonnés aux plateformes, mais plutôt comme des indépendants sans identité de classe précise.

Quoiqu’il en soit, les syndicats sont mis à mal au Brésil. La « réforme du travail » avec ses effets d’inhibition et de découragement de l'action syndicale n’a fait qu’exacerber certaines caractéristiques propres à la structure syndicale brésilienne, qui sont souvent évoquées pour expliquer les aléas de ses combats. Parmi elles, on compte le manque de représentativité de certaines entités syndicales vis-à-vis des travailleurs qu’elles sont censées défendre (Galvão et Krein, 2018), ou encore la propension à admettre un modèle de partenariat bilatéral entre l’État et le patronat, qui conduit fréquemment à conclure des « accords ne résultant pas de la reconnaissance du conflit d’intérêts entre travailleurs et employeurs, mais bien de sa négation » (Galvão, 2014:110, traduction libre).

L’absence de reconnaissance par l’État de la relation d’emploi liant les travailleurs aux plateformes digitales, amplifie ces difficultés. À titre d’exemple, on peut citer le cas du syndicat des coursiers, motocyclistes, cyclistes et conducteurs de mototaxi de l’intercommunale de São Paulo (SINDMOTO/SP). Ce syndicat, fondé en 1991, bien avant l’apparition des plateformes digitales (Pereira, 2022), n’est pas juridiquement reconnu pour représenter les livreurs d’aujourd’hui, plateformisés pour beaucoup, afin de défendre leurs droits dans leurs relations avec les plateformes.

Les chauffeurs et livreurs de plateforme, lorsqu’ils font le choix de s’organiser collectivement, en viennent généralement à envisager la création d’associations professionnelles ou de nouveaux syndicats. C’est ainsi que fut fondé, en 2018, le Syndicat des travailleurs d’applications du transport terrestre interurbain de l'État de São Paulo (STATTESP). Toutefois, à la différence du SINDMOTO/S, son horizon stratégique ne privilégie pas la perspective de la reconnaissance de la relation d’emploi de ses affiliés, mais plutôt la négociation directe avec les entreprises, afin d’obtenir de meilleures conditions de travail et des bénéfices complémentaires (Godim, 2020).

Vasconcelos et Pereira (2020 : 184) indiquent que l’interprétation souvent restrictive de la notion de « catégorie professionnelle » ou « économique », comme base juridique pour l’organisation et la représentation, peut contribuer à expliquer la fragmentation syndicale au Brésil. Pour eux, cette interprétation sacrifierait « la possibilité de former spontanément un collectif plus représentatif des intérêts des travailleurs ». Il y a donc un débat sur la mesure dans laquelle cette notion, construite à partir de celle d’homogénéité et d’identité professionnelles, s’appliquerait aux travailleurs des plateformes. Chaves Júnior (2020) ajoute alors que la configuration du travail de plateforme ne produit pas, bien au contraire, ce que l'on entend par catégorie professionnelle homogène organisée. En raison de l’hétérogénéité des conditions de vie et de travail et de la déprofessionnalisation de ces travailleurs, nous observerions plutôt, selon lui, une « multitude indivisible et codifiée, contrôlée par le Big Data productif et les technologies algorithmiques » (Chaves Júnior, 2020: 5, traduction libre).

Néanmoins, en accord avec ce qu’a écrit Leme (2022), nous estimons que les différences au sein des catégories des chauffeurs et des livreurs, particulièrement celles qui correspondent aux reconfigurations de leur activité en raison de l’usage des plateformes, « se dissolvent dans l'homogénéité qui résulte des conditions de travail auxquelles les travailleurs s'adaptent » (Leme, 2022 : 79, traduction libre). De ce fait, il n’y a pas forcément une absence de résistance et de combat de la part de ces travailleurs, ni de tentatives d'organisation d’actions face à ce type d'exploitation du travail (Amorim, Cardoso & Bridi, 2022). Pour preuve, en divers lieux du monde, parmi les chauffeurs et livreurs de plateforme, on a pu identifier des expériences qui, bien que peu nombreuses et présentant des limites, peuvent être interprétées comme les ébauches d'un modèle social de revendication adapté à la plateformisation du travail (Degryse, 2020). Dans le contexte brésilien, ces démarches ont pris la forme d'associations professionnelles ou de collectifs non institutionnalisés et non reconnus par la législation en tant qu’entités représentatives des travailleurs. Leur présence sur la scène sociale et politique leur a cependant permis d’être perçus comme des acteurs dotés de légitimité. L’objet de notre étude est dès lors de montrer le rôle important, mais sous-estimé, de différents regroupements de ces travailleurs.

Pour l’heure, les résultats de cette enquête ont mis en évidence trois types de mobilisation et d'organisation de nature politique mis en place durant les dernières années et qui se veulent tous alternatifs aux organisations syndicales. Mais ils se différencient sur le plan des principes de leur organisation : l’un est basé sur le modèle associatif, un autre s’inspire du modèle d'autogestion du travail et le troisième prend la forme d’un réseau. Pour tous, nous avons cherché à identifier, en suivant le point de vue des dirigeants, des animateurs et des membres de cinq collectifs qui caractérisent bien cette recherche d’alternatives organisationnelles, les options assumées et les obstacles rencontrés dans la mobilisation et l’action collectives.

3. Les options théoriques et méthodologiques de l’étude

Dans la volonté d’établir une articulation du niveau macro, du marché dans sa logique néolibérale et des institutions, avec la dynamique des collectifs de travailleurs dans la construction de l'action commune, la perspective ergologique (Schwartz & Durrive, 2022 ; Athayde, Zambroni-de-Souza & Brito, 2014) a constitué un cadre théorique et méthodologique adéquat (Alvarez et al., 2020). En termes de dispositif méthodologique, elle table sur l’organisation de Groupes de rencontre du travail (GRT) ayant pour finalité une construction partagée de connaissances dans l'élaboration de nouveaux savoirs et de cadres conceptuels qui rendent mieux compte des enjeux du travail dans le monde contemporain. C’est une posture éthico-épistémologique qui favorise, dans ces GRT, la circulation et la mise en débat entre les savoirs établis, institués, académiques, qui sont engagés dans l’analyse, et les savoirs investis, provenant de l'expérience des travailleurs et des travailleuses. L’objectif est de mieux comprendre les manières de travailler, la façon dont chacun.e exerce son activité en interprétant les normes antécédentes de ses actions, et de rendre visible comment ces normes sont retravaillées, réinventées, « renormalisées ». C’est pourquoi, dans cette approche, « l’activité est toujours un processus de renormalisation des normes antécédentes » (Di Ruzza & Schwartz, 2021 : 13).

Le travail est en conséquence défini comme plongé dans un débat de normes, essentiellement entre celles qui sont produites par la dynamique du marché et celles qui relèvent d’une logique de bien commun, non indépendante du cadre légal et professionnel existant – ces dernières étant sujettes à la pression des premières. L’idée centrale de l’ergologie est que ce débat entre normes et valeurs traverse chaque micro-décision de l'activité professionnelle quotidienne, donnant lieu aux renormalisations (Di Ruzza & Schwartz, 2021) progressivement définies par chacun.e. Mettre en mots ces régulations, en prendre pleine conscience et faire circuler et partager les débats qu’elles soulèvent, crée dès lors une complicité qui favorise et renforce le collectif de travail. L'objectif est alors de mieux cerner les lacunes et les possibilités de l’action et de définir celles qui pourraient être ébauchées, voire amorcées. Ajoutons que nous avons aussi repris de la tradition de l’ergologie la notion d’entités collectives relativement pertinentes (ECRP) qui, pour Schwartz (2000), correspond au fait que se constituent des collectifs informels, non prévus, aux frontières souvent peu visibles, et n’ayant de pertinence que face à une activité singulière.

L'analyse que nous présentons provient de ce fait de Groupes de rencontre du travail (GRT), organisés en collaboration avec une association de chauffeurs indépendants opérant dans l'État de Rio de Janeiro (RJ), une association de livreurs opérant à São Paulo (SP), deux collectifs de livreurs s’inspirant des principes de l’autogestion (l’un de RJ et l’autre, en voie de formalisation juridique en tant que coopérative, de SP) et un réseau de livreurs qui a mené un mouvement national, à forte visibilité sociale, appelé Breque dos Apps. Ce réseau a bénéficié de la participation active du collectif en autogestion de RJ et du soutien indirect des autres entités analysées. Le Cadre 1 reprend quelques données permettant de mieux saisir les caractéristiques de chacune de ces entités.

Tableau 1

Caractéristiques des entités associées aux GRT

Caractéristiques des entités associées aux GRT

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Les procédures adoptées pour la production de notre matériel empirique ont été les suivantes :

  • - Trois sessions de GRT organisées en septembre et octobre 2020, avec la participation de cinq chauffeurs, tous originaires de Rio de Janeiro: une femme et quatre hommes, dont trois travailleurs liés à des organisations collectives.

    - Trois autres sessions de GRT tenues en septembre et octobre 2020, avec la participation de huit livreurs à au moins une réunion, soit deux femmes et six hommes, dont cinq travaillant dans la ville de Rio de Janeiro et trois dans la ville de São Paulo; cinq cyclistes et trois motocyclistes, dont six membres d’organisations de travailleurs.

    - Quatre entretiens avec trois dirigeants, dont deux de l’association de chauffeurs et celui de l’association de livreurs. Les entretiens ont été réalisés entre mars 2019 et octobre 2020.

    - Trois entretiens avec des travailleurs ayant été actifs au sein des collectifs de livreurs, réalisés entre octobre 2020 et octobre 2022.

Les sessions de GRT ont été conçues en tant qu’espace de co-analyse des activités de travail, de mobilisation et d’organisation politique, abordant leur relation avec la santé et les processus de collectivisation actuels et émergents. Toutes les réunions ont eu lieu le soir, à un moment négocié avec les participants selon leur disponibilité, avec une durée moyenne de 1h30 et un intervalle de 15 jours entre elles. Les participants ont réuni des personnes qui avaient déjà été contactées à l’occasion d’une enquête en ligne menée auprès d’organisations politiques opérant au Brésil, ainsi que des travailleurs venus sur recommandation d’autres chercheurs, et encore des chauffeurs et livreurs engagés dans des étapes antérieures de la recherche. L'étude a été approuvée par le Comité d'éthique de l'ENSP/FIOCRUZ (avis 3.273.038 - CAAE : 08672919.7.1001.5240).

4. Les résultats et leur discussion

Face à l’ensemble des données recueillies, nous avons fait le choix d’organiser une analyse reprenant certaines citations des propos de nos enquêtés dans un canevas plus global dressé progressivement lors de nos rencontres avec eux, en articulation avec plusieurs des constats repris plus haut dans cet article. Nous proposons de cette façon une approche intégrée des niveaux macro et institutionnels et de leur expression concrète, telle que les travailleurs ont voulu la décrire sur la base de leurs expériences.

4.1. L´hétérogénéité et l’organisation collective

On rappellera donc d’abord que, si la catégorie professionnelle des chauffeurs et motoboys – terme informel qui désignait à l'origine les livreurs au Brésil avant la plateformisation – ne s’est pas constitué avec la venue des plateformes numériques, elle est devenue bien plus hétérogène avec elles. Comme souvent évoqué lors de nos rencontres, cela s'explique en partie par l'attraction de travailleurs aux profils professionnels variés qui, face au chômage, cherchent des sources alternatives de revenus. Certains les considèrent comme une occupation temporaire même si, avec le temps, elle finit souvent par devenir permanente. Le processus d'amateurisation de ces catégories (Abílio, 2019) contribue aussi à cette hétérogénéité. L´accès flexibilisé à ces activités professionnelles, favorisé par les failles juridiques, concourt également à rompre avec les normes en matière de sécurité au travail – notamment en contournant l’obligation pour les entreprises de garantir l'utilisation des équipements de protection individuelle et collective dont on sait qu'ils sont nécessaires et légalement imposés. Mais le problème est plus large, bien sûr :

Beaucoup de gens arrivent dans la profession et meurent. Ils n'exigent pas deux ans d'expérience de conduite [pour conduire le véhicule, comme le prévoit la législation, non respectée par les plateformes digitales]. Ils ne suivent pas le cours exigé par le département de la circulation nationale, ils ne reçoivent pas de notions de premiers secours.

Livreur 1, motocycliste et membre actif du Breque dos Apps

L’entrée des plateformes numériques au Brésil a produit une nouvelle configuration des groupes des chauffeurs et des livreurs, avec des effets indéniables sur leur organisation collective. Les différences entre eux sont plus accentuées. Elles relèvent de l’origine sociale, de la structure familiale et du niveau de professionnalisation, mais également des ressources disponibles pour effectuer le travail et protéger sa santé et sa sécurité. Il n’est pas anodin d’utiliser une voiture, une moto ou un vélo, ni d’avoir accès ou non aux connaissances et équipements de protection individuelle et collective. L’ensemble de ces facteurs produit des positionnements distincts face au travail de plateforme : source principale ou complémentaire de revenus? Activité permanente ou temporaire ?

La prise de conscience de la soumission à une même logique d'exploitation ne va donc pas de soi et représente un obstacle majeur dans l’organisation des collectifs, que ce soit pour l’élaboration des cahiers de revendications ou pour l’organisation des actions collectives :

Même si nous avons une conscience de classe, ce n'est pas facile. Il n'est pas facile pour les travailleurs de s'unir. « Formons un syndicat » ou « formons une association » ou « formons une coopérative » ?

Livreur 2, membre du collectif autogestionnaire de Rio de Janeiro

Si les syndicats ne s'étaient pas égarés sur cette voie, perdant espoir, nous serions aujourd'hui un syndicat.

Chauffeur 1, dirigeant de l’association de Rio de Janeiro

La perspective d’une adhésion syndicale génère de ce fait bien des réticences et la méfiance prédomine, surtout chez ceux qui ne reconnaissent pas l’importance de la formalisation d'une relation de travail avec les directions des plateformes.

Mais cela ne signifie pas que l'appréciation de l’incapacité des syndicats à représenter leurs intérêts fasse l’unanimité chez les livreurs et les chauffeurs. Parmi les participants, nous avons d’ailleurs noté chez certains le regret de l’absence de syndicats représentant les travailleurs des plateformes :

Le plus grand manque que je ressens, que je ressens dans la législation du travail, l'organisation, c'est vrai, syndicale, qui organise nos forces, qui organise nos voix pour qu'on ne crie pas tout le temps tout seul.

Chauffeur 2, membre de l’association de Rio de Janeiro

Quoiqu’il en soit, la lutte contre l'exploitation et les inégalités générées par le travail de plateforme est l'ingrédient principal des différentes formes d'organisation collective. Elles sont néanmoins orientées par des principes et des modèles d’organisation distincts les uns des autres.

4.2. Horizons, limites et stratégies au sein des modes diversifiés d'organisation

4.2.1. Le modèle de l'association

Les deux associations analysées (l’Association de chauffeurs RJ et l’Association de motocyclistes de livraison SP) sont légalement constituées et se sont données pour principal objectif la réglementation de l’activité professionnelle, afin d’en garantir la viabilité économique. Ils cherchent à influencer la production de décrets et de projets de loi liés aux intérêts de leurs membres, organiser la participation à des revendications collectives, offrir des services et des avantages juridiques, et veiller à la formation des travailleurs. L’essentiel de leurs démarches est adressé à la classe politique et aux agences publiques qui régulent l'économie et l'utilisation de l'espace public. Leurs représentants participent de ce fait à des audiences publiques ou privées avec des membres du Congrès national ou des chambres législatives des États et des municipalités, sur des sujets tels que les règles de transport urbain ou les accidents de la circulation.

En revanche, leurs efforts de dialogue avec les entreprises donnent peu de fruits :

Ils t'écoutent, mais leur jeu consiste à nous « berner le plus possible ». J'ai eu sept réunions avec iFood et rien n'est sorti. Ils te scannent seulement.

Livreur 3, motocycliste et dirigeant de l’association de São Paulo

Pendant la pandémie, alors que la précarisation des conditions de travail des chauffeurs s’est aggravée, l'un des dirigeants a essayé, en vain, de négocier avec Uber. L'objectif était que les entreprises fournissent les données des chauffeurs inscrits sur la plateforme afin que le gouvernement prenne en leur faveur des mesures d'aide financière justifiées par la pandémie.

Les associations représentent, selon leurs dirigeants, des travailleurs qui cherchent essentiellement à exercer leur activité de manière indépendante, ce qui, évidemment, est en contradiction avec le fait qu’ils exercent leur activité en étant soumis aux règles des plateformes, y compris en matière de tarification du service. L’objectif des associations serait finalement surtout de réglementer les activités afin de mieux protéger les travailleurs, quelle que soit leur relation d’emploi. À titre d’exemple, ils considèrent qu’il serait bon de faire respecter le code de la route qui exige que le transport de marchandises se fasse par un coffre fixé à la moto et non avec un "sac" porté sur le dos du livreur.

Ils reconnaissent que les plateformes digitales exploitent les travailleurs, en les traitant comme leurs employés et en les privant des prérogatives liées au statut juridique d’indépendants. Ils insistent dès lors sur le caractère fondamental de leur conception du principe d’autonomie :

Être autonome signifie des applications où vous pouvez refuser une course, que vous acceptez l'heure que vous voulez, sans punition. La seule chose qui manque est que nous puissions participer à la fixation des prix. En tant que catégorie professionnelle, nous devons établir notre propre grille.

Livreur 3, motocycliste et dirigeant de l’association de São Paulo

Tant que ces objectifs ne seront pas atteints grâce à la dispute politique contre les plateformes digitales, ils conseillent à leurs associés de découvrir des voies qui permettent à chacun, le développement de cette autonomie. Intégrant ainsi la rhétorique de l'entrepreneuriat, ils cherchent aussi à établir des partenariats avec des institutions de formation pour améliorer le niveau de qualification de leurs membres en matière de gestion de leur « entreprise ». Parmi les contenus de ces programmes, on peut citer des notions de comptabilité financière, l’affiliation à une couverture sociale privée et des conseils pour le remboursement échelonné des dettes.

En donnant la priorité aux revendications d'autonomie et d'indépendance des chauffeurs et livreurs qui leur sont affiliés, les associations prennent clairement leurs distances face aux agendas des mouvements contre les plateformes numériques qui valorisent la question du statut d’emploi. Elles ont toutefois soutenu les grèves revendiquant de meilleures rémunérations et conditions de travail.

4.2.2. Le modèle de l’autogestion

Au sein du mouvement des travailleurs de plateforme, plusieurs collectifs tentent de mettre en oeuvre un projet politique d’autogestion. Deux collectifs analysés se sont orientés dans ce sens. Leur horizon stratégique était d'agir selon les principes d'un coopérativisme de plateforme (Scholz, 2016), mais le manque de capital ainsi que les difficultés dans l’acquisition de la structure technologique indispensable à la compétition sur le marché des plateformes digitales, ont empêché le maintien des activités du collectif de Rio de Janeiro. Quant à celui de São Paulo, bien qu'ayant étendu ses activités, l’organisation formelle de la coopérative et la mise en oeuvre de ses principes se sont faites difficilement.

Selon un animateur du collectif de Rio de Janeiro, les obstacles ont eu trait aux tendances à l’appropriation personnelle de l’organisation par certains leaders. À cette question de la cohérence interne des valeurs du collectif, il ajoute que beaucoup de membres ont une position apolitique qui, dit-il, est fréquente chez ces travailleurs. Le dirigeant du collectif de São Paulo, quant à lui, évoque la difficulté liée à l’engagement inégal des membres de la coopérative.

4.2.3. Le modèle de la mobilisation en réseau

Le Breque dos Apps a voulu, dès le départ, proposer aux travailleurs un mode de mobilisation en réseau. L’objectif essentiel défini était de lutter contre l'exploitation du travail des livreurs par les plateformes marchandes, en particulier au niveau de la dégradation des conditions du travail et de son intensification, de la baisse des salaires et du manque de protection garantie par ces entreprises - notamment en termes d'exposition au risque de contamination par le coronavirus (Streker et al., 2021).

Le Breque dos Apps est le nom choisi - et largement diffusé au Brésil dans les médias officiels et sur Internet - à un mouvement qui fut diffus, sans leadership identifié au départ et constitué par de petits réseaux éphémères. Il a entraîné quatre grèves nationales des livreurs opérant sur plateformes numériques. Sa lutte a donc pris la forme d'arrêts de travail mais également de manifestations dans les rues et sur les réseaux sociaux. Parmi ses revendications concrètes figurent la récupération de la rétribution par kilomètre parcouru, qui avait été réduite au fil du temps, les équipements de protection individuelle et les indemnités-maladie, ainsi que des aspects liés à la gestion algorithmique du travail (tels ceux ayant provoqué des déconnexions abusives) et le système de notation.

Les manifestations, mêlant pancartes et klaxons, ainsi que des tentatives de dialogue avec les autorités publiques, se sont déroulées dans les rues en même temps que des actions en ligne. Les technologies numériques, telles que les messageries instantanées et les réseaux sociaux, ont joué un rôle central dans la mobilisation et l'organisation du mouvement. Elles ont été utilisées pour partager des expériences, coordonner des mobilisations et diffuser des plaintes et des revendications. Grâce à elles, des stratégies d'action innovantes ont également été élaborées, permettant par exemple l'adhésion des consommateurs au boycott des plateformes lors des jours d'arrêt ou leur large coopération aux évaluations négatives des applications sur les sites de Google et d'Apple.

La diffusion du mouvement et de ses revendications dans les principales villes du pays (notamment, Rio de Janeiro, São Paulo et Brasília) a été soutenue par les médias nationaux, particulièrement par les plus indépendants, ainsi que par d'autres mouvements sociaux et de travailleurs. Cependant, la participation au mouvement de grève a été freinée par la crainte de nombreux travailleurs de subir des représailles de la part des entreprises. D’ailleurs plusieurs grévistes ont vu leur accès aux plateformes supprimé temporairement, et dans certains cas définitivement. De plus, le soupçon d’une récupération du mouvement par les partis politiques de gauche n’a pas joué en sa faveur.

Le réseau a ainsi été confronté à des divergences internes et externes qui ont induit des réorientations. Pour l'organisation de la seconde grève, il a été souligné la nature autonome du mouvement ainsi que l'absence d’adhésion au modèle de protection du travail fourni par la législation, de même qu’une distance avec la politique institutionnalisée et les syndicats. Les entreprises n’ont pas tardé à instrumentaliser le thème du rejet des tonalités partisanes, tout comme elles se sont révélées très attentives et réactives face aux signes de développement du mouvement :

Si tout le monde s’était arrêté lors des deux grèves, ou au moins 70-80%, et que les livreurs étaient unis, nous aurions déjà une réponse adéquate au mouvement. Parce que la première grève a été réussie et les applications se sont déjà bougées pour pouvoir perturber la deuxième grève avec de fausses pages [internet], avec des promotions absurdes, avec plusieurs « fake news ».

Livreur 1, motocycliste et membre actif du Breque dos Apps

Mais il est certain que, en dévoilant de telles positions et stratégies, les responsables des plateformes ont réagi publiquement, fragilisant de la sorte leur rhétorique les présentant comme des entreprises de service numérique et non de transport, simples intermédiaires entre fournisseurs et consommateurs. Le mouvement a également donné une visibilité sociale à la précarisation du travail sur les plateformes et a permis une plus large reconnaissance des conditions dans lesquelles il est effectué, encourageant une plus grande solidarité de la part des consommateurs. Selon l'un des dirigeants, un effet concret de la seconde grève a été de donner l’occasion aux leaders du mouvement de rencontrer le président de la Chambre des députés. Cependant, quelques mois plus tard, l’un d’entre eux exprime son amertume :

La population nous soutient déjà, mais qu'est-ce qui a changé ? Rien ! Rien ! Il n'y a pas moyen (...). L’autre jour, un gars m’a dit que je ne me battais plus. Je suis dans la lutte, je cherche de nouvelles voies, nous cherchons à lancer un nouveau mouvement qui est le Breque Nós por Nós, dans lequel nous allons très bien filtrer qui entre. (...) Seulement nous allons voir quelles sont les nouvelles luttes parce que, tout ce que nous avons combattu maintenant, ce que nous pensions combattre, nous ne l'avons même pas effleuré.

Livreur 1, motocycliste et membre actif du Breque dos Apps

Il s'agit assurément d'une lutte inégale. Avec leur pouvoir économique, les entreprises agissent, directement et indirectement, soit par la répression, le sabotage et le rejet des revendications, soit, via la gestion algorithmique, en bloquant le profil des travailleurs impliqués dans les manifestations (Diógenes, 2016). De vastes campagnes de marketing ont également été déclenchées pour diffuser des idées et des opinions contraires aux récits et aux actions de ce mouvement et gagner l’adhésion des consommateurs. On peut ainsi mentionner à titre d’exemple la stratégie de la plateforme iFood, qui a engagé une agence de communication pour opérer sur les réseaux sociaux par le biais de faux profils de livreurs et d’une campagne de publicités non signées (Levy, 2022).

4.3. La recherche d'une action commune

Quelles leçons pourrait-on tirer de l’expérience de ces mouvements pour la construction d'une action commune ? Si l'on considère les débats entre les divers collectifs autour de l'objet de leur lutte, il est vrai que, malgré la diversité des formes organisationnelles adoptées, ils partagent une volonté de transformation des conditions de travail et un combat contre l'intensification de la précarisation. Ils partagent, d’autre part, une recherche de formes alternatives de mobilisation et d'organisation pour l'action, que ce soit dans des espaces institutionnalisés ou non.

En revanche, il existe, on l’a noté, des différences. Le Breque dos Apps se concentre sur des questions plus urgentes, de rémunération et de conditions de travail élémentaires. Les associations sont orientées vers des objectifs de moyen terme, notamment la reconquête de réglementations qui guident et permettent l'exercice de leurs activités dans le sens d’une rémunération plus juste et d’une meilleure qualité des services, de la santé et de la sécurité au travail. Les collectifs autogestionnaires, quant à eux, cherchent à mettre en place des relations de travail alternatives à la subordination aux plateformes en vue d'une transformation sociale.

Cependant, les participants à notre étude ont été confrontés à des difficultés similaires et ils partagent le sentiment que le défi est énorme :

Tout ceci est très lié à la conscience de classe (...) Mais nous vivons dans une société capitaliste, extrêmement individualiste, qui fait que l'on ne se préoccupe pas de l'autre (...) on ne parle des livreurs que lorsqu'il y a une grève. On ne parle que de la façon dont nous sommes mal nourris et tout le reste - de nombreuses heures de travail, quand ça vient. En général, les gens oublient notre existence. Nous sommes des personnes traitées en marge de la société, dans ce travail que nous effectuons.

Livreur 5, cycliste et membre du collectif autogestionnaire de Rio de Janeiro

Il n’est pas simple, effectivement, de surmonter les obstacles rencontrés par ces collectifs dans une réalité marquée par les inégalités et la vulnérabilité sociales. Les difficultés qui se posent au projet de mobilisation et d'organisation politique des travailleurs de plateforme révèlent leur situation de précarité économique, caractérisée par l'insuffisance de ressources financières et l’absence de disponibilité temporelle à consacrer pour l’action collective. Dans la mesure où, dans la relation de travail de plateforme, il n’y a pas de délimitation de la journée de travail, et en tenant compte du fait que la rémunération pour le service presté tend à diminuer, le temps disponible à chacun est essentiellement consacré à l’activité de travail ou au repos que celui-ci exige :

J'aimerais pouvoir faire plus. Mais je ne peux compter que sur moi-même, je dois d'abord manger. Je dois manger, je dois payer les factures, je dois courir, et je n'ai pas assez de temps pour faire de la lutte sociale (...). Maintenant, je ne peux pas, je suis désolé, ça ne marchera pas. (...) Je suis désolé, je suis désolé, je suis désolé que je comprenne les choses, que je comprenne et que je ne juge qui que ce soit, je sais comme le système est construit pour que nous nous battions entre nous. Alors, jusqu'à quel point je vais réussir, ici, à dire, que les gens ne savent pas s’organiser ? Qu'on ne peut pas s'organiser, c'est évident, c'est évident, parce que... N'est-ce pas ? Parce que c'est pour ça que tout est fait, pour que nous ne soyons pas capables de nous organiser.

Livreur 6, cycliste et membre du groupe des Livreurs antifascistes de São Paulo

Les débats tenus dans les sessions virtuelles des GRT - qui ont débuté à une date très proche des débuts du Breque dos Apps et avec la participation d'acteurs-clés du mouvement - ont constitué un laboratoire privilégié pour l'analyse de l'activité de ces collectifs. Mais, plus que cela, nous osons affirmer que d'autres entités collectives relativement pertinentes (ECRP) en ont émergé et ont perduré. Car les travailleurs participants aux GRT ont continué à se retrouver, à la fois dans les activités de notre étude et dans le cadre de leurs luttes. La relation entre certains d'entre eux s’était déjà construite en d'autres espaces, y compris lors de rencontres avec d'autres chercheurs. Avec notre équipe, elle s’est matérialisée dans la co-construction et co-organisation d'un cours de formation et lors des interactions sur les groupes de messagerie avec des participants à cette formation. Dans le cours de ce dialogue prolongé entre eux, l'’idée a émergé d'avancer dans le projet d’une alliance entre les représentants de ces différents collectif,s afin de revendiquer la participation aux tables de négociation avec le gouvernement fédéral sur les moyens de réglementer leurs activités professionnelles. Bien sûr, cette ECRP en germe, est, comme les autres, instable et sans doute éphémère, mais non moins concrète.

Les membres de ces entités collectives se distinguent par leurs modes de vie, leurs orientations politiques et leurs visions du monde. Et cela se traduit en prises de position variées et parfois discordantes. L'élaboration d'agendas d'action commune requiert donc une démarche délicate et complexe. En guise d’illustration de ces divergences, le dirigeant de l'association des chauffeurs en est venu à critiquer explicitement les initiatives des collectifs autogestionnaires. Alléguant son expérience, il assure que les tentatives de construire leur propre application ne produiront qu’une application de plus, sans les résultats financiers attendus. Une participante du Breque dos Apps, quant à elle, a attiré l'attention sur l'inefficacité, dans la lutte contre l'exploitation du travail, d'une alternative reposant sur le travail indépendant dans le cadre d’une entreprise privée, adoptée par certains collectifs autogestionnaires pour combattre l’exploitation au travail :

(...) Il est également utopique de dire "ah, je vais faire en sorte que les livreurs le fassent en privé". Ça n'ira pas, ce sera aussi une minorité, ce sera une minorité. La majorité continuera à crever dans l'application (...) Je fais mon entreprise privée, mon ami fait son entreprise privée, mais demain l'application ouvre 100 000 inscriptions... Ceux qui entrent ne savent même pas encore ce qu'est le privé.

Livreur 1, motocycliste et membre actif du Breque dos Apps

Une livreuse cycliste, de son côté, critique le Breque dos Apps. Elle observe dans le mouvement des livreurs à moto « une certaine résistance à prendre position politiquement », qu’elle associe à une divergence d’objectifs de lutte au sein de la catégorie hétérogène des livreurs. Ainsi :

La trajectoire de la dernière manifestation a rendu impossible la participation des cyclistes (...). Il y a eu des violences contre d'autres travailleurs (...). Elle était tracée par un groupe de livreurs à moto. Un mouvement construit du haut vers le bas.

Livreuse 4, membre du collectif autogestionnaire de Rio de Janeiro

Toutefois, il est évident pour tous que la pertinence des thèmes de ces débats évolue face aux impératifs de l'action commune. Ce qui importe, c’est avant tout qu’ils soient « mis en pratique », pour le maintien de la vitalité de la réflexion, qu’ils soient « expérimentés » :

(...) peut-être que par une conversation comme celle-ci, on aura l'unification de toute la catégorie. Parce que toutes les luttes sont valables, mais tout ce que nous avons jusqu'à ce moment, est très petit face au pouvoir des applications. (...). Parce que ça ne peut pas être comme ça, chacun se battant pour ce qu'il pense être le mieux. Il doit s'agir d'une lutte ouverte à toute la catégorie, toute la catégorie des livreurs. Ce n'est généralement pas le cas (...). Le combat de [responsable de l'association des livreurs], c'est, c'est à applaudir. C'est impossible, mais lui au moins, il essaie ...

Livreur 1, motocycliste et membre actif du Breque dos Apps

Il n'est pas possible de prévoir les effets et les formes que prendra à l'avenir cette entité collective qui s’est révélée au cours de la recherche et particulièrement au sein des GRT. Il n'est pas non plus possible de savoir comment se constitueront ces réseaux de mobilisation et d'expérimentation de modes alternatifs d'organisation et de représentation des travailleurs. Mais une chose est certaine, ils seront en mouvement constant.

Conclusion

En guise de première conclusion, soulignons les potentialités de la notion d’« entités collectives relativement pertinentes » pour mener à bien cette discussion, précisément parce qu'elle fait référence à des collectifs humains aux contours fluides et détenant peu de visibilité. Les entités abordées, associations, collectifs autogestionnaires et réseau Breque dos Apps, peuvent être comprises comme telles car elles ne fonctionnent pas uniquement selon des normes établies, mais bien par la force de la cohésion de travailleurs qui se rencontrent dans des projets communs et y partagent et débattent de valeurs. Elles sont, de fait, produites en fonction des exigences des activités humaines - regroupant des personnes différentes, issues de réalités variées, dont la coopération n'est pas garantie a priori.

On dira volontiers que le principal défi pour ces collectifs est de transformer leur hétérogénéité, entendue comme une faiblesse, en potentialités. La complexité des mondes du travail permet la coexistence de ces différentes entités collectives, qui, à certains moments, se contrarient et, à d'autres, se soutiennent dans leurs stratégies de lutte quand elles reconnaissent que des besoins sont communs.

On parierait de bon gré qu’avec ces GRT, une nouvelle ECRP a vu le jour, encore plus hétérogène car composée de travailleurs et travailleuses issus de différents collectifs et partisans de diverses stratégies à mettre en débat afin de faire face à la précarisation du travail. Les dialogues autour d'une co-analyse du travail, centrée sur leurs activités, ainsi que l'échange d'informations, permettent d'entrevoir une action commune. Car, même si les stratégies d'action propres à chaque collectif empruntent des voies différentes, on peut penser qu’une convergence des enjeux et des valeurs est en cours d’élaboration. Pour preuve, on peut donner l’exemple du constat partagé d’une augmentation du degré de précarité, des relations et des conditions de travail, provoquée par le monopole des plateformes numériques sur les services de livraison et de transport de passagers. Et sur le plan des valeurs, le principe d’une solidarité dans la lutte présente et à venir est devenu évident et explicite.

En ce sens, lorsque nous entrevoyons la possibilité de rouvrir les débats sur les droits des travailleurs de plateforme grâce à la constitution du gouvernement actuel au Brésil, le souhait est que cette forme de travail soit enfin réglementée, que des normes minimales en matière de droits sociaux soient garanties, et que le soient aussi la démocratisation des relations de travail et l’accès à un travail décent, comme le défend l'Organisation internationale du travail. Cependant, cet agenda ne doit pas faire abstraction de la complexité de l'Amérique latine, où, comme le souligne Raul Zibechi (2020), de nombreux mouvements sociaux se chevauchent, s'entrecroisent et se combinent, constituant de véritables sociétés en mouvement qui, au-delà de la revendication ou de la volonté de valoriser leurs droits devant l'État, construisent des réalités distinctes des réalités hégémoniques, dans tous les aspects de la vie.