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Depuis un peu plus d’une décennie, des transformations d’ampleur ont affecté divers secteurs de services en raison de l’essor d’un nouveau type d’acteurs économiques se distinguant par leur usage extensif des technologies numériques au service d’une stratégie « disruptive » de conquête des marchés. L’expansion de ces « plateformes allégées » sur une échelle globalisée s’est en effet appuyée sur un modèle économique caractérisé par l’« hyper-externalisation » (Srnicek, 2016) du capital physique et de la main-d’oeuvre. Le recours majoritaire à l’emploi non salarié qui en découle leur a permis de contourner les régulations du travail et de l’emploi fondées sur une unité de lieux, de temps et d’organisation collective (Degryse, 2020), selon une logique de réduction des coûts du travail (Brugière, 2020).

Parmi toutes les sphères de cette économie – désignée par diverses recherches sous les termes de « capitalisme de plateforme » (Srnicek, 2016 ; Abdelnour & Bernard, 2018) ou d’« économie des petits boulots » (gig economy) (Huws et al., 2017 ; Vallas & Schor, 2020) –, nous avons choisi de concentrer notre attention sur les activités professionnelles ayant trait à la mobilité (chauffeurs sur réservation, livreurs à domicile de repas et de courses). Celles-ci y occupent en effet une position centrale compte tenu de leur poids économique, de leur visibilité dans l’espace et dans les débats publics du fait des controverses et mobilisations suscitées par l’essor de nouvelles figures de travailleurs dans des zones grises institutionnelles, sociales et territoriales (Carelli et al. 2022 ; Azaïs, 2019).

La chronologie de leur développement apporte un éclairage significatif sur les évolutions du marché du travail dans une conjoncture jalonnée par des crises économiques et sociales. Dès leur émergence aux États-Unis dans la foulée de la « grande récession » de 2008, les plateformes ont pu puiser dans un réservoir de travailleurs disponibles, à la recherche d’un emploi ou d’un complément de revenu. Ces conditions structurelles ont ainsi favorisé l’essor de la plateformisation sur des marchés présentant des caractéristiques opposées : tension concurrentielle avec les taxis dans le secteur du transport de personnes et ouverture d’un marché dans le cas de la livraison de repas. Lors de la crise de la COVID-19, ce dernier secteur connaît d’ailleurs une expansion fulgurante en tirant parti des mesures de confinement, ce qui a entraîné une forte demande de main-d’oeuvre. A contrario, la réduction drastique des déplacements relative au contexte sanitaire a fait chuter l’activité et les revenus des chauffeurs, les plongeant (encore davantage) dans une précarité économique de plus en plus structurelle. La segmentation des expériences entre ces groupes professionnels se manifeste par des écarts en matière de revendications et de modes d’action, qui s’expriment par ailleurs différemment selon les contextes nationaux.

Les disparités sectorielles se traduisent ainsi par des mots d’ordre divergents : des demandes de protection face à la dégradation des conditions de travail du côté des activités de livraison, et de régulation économique sinon d’aides publiques, de celui des activités de transport. Aux côtés de ces enjeux conjoncturels, les travailleurs de plateforme ont développé des revendications spécifiques à leur activité professionnelle : exigences de clarification et de reconnaissance de leur statut d’emploi, à savoir de travailleurs salariés ou d’indépendants à part entière (Nasom-Tissandier & Sweeney, 2019 ; Dubal, 2020 ; Mazuyer 2022), réclamation de « droits syndicaux numériques » (digitallabourrights), à l’instar d’un « droit social de l’algorithme » (Chagny & Forrestier, 2021). Elles sont le fruit de processus de mobilisation et syndicalisation – fragiles et limités, mais néanmoins présents dans divers contextes nationaux depuis le mitan des années 2010 – qui se développent à travers, notamment, la construction de nouveaux répertoires de lutte, à la fois collectifs et individuels (Dufresne, Leterme & Vandewattyne, 2018 ; Brugière, 2020 ; Dufresne & Leterme, 2021). Ces formes et dynamiques d’organisation, qui participent à la revitalisation de l’action collective (Nizzoli, 2017 ; Kesselman & Sauviat, 2017), sont fréquemment incarnées par des collectifs de travailleurs (Trappmann et al., 2020), ainsi que par des regroupements éphémères ou des collectifs virtuels sur les réseaux sociaux (Bessa et al., 2022), autonomes des syndicats institutionnels et qui mettent ces derniers à l’épreuve.

L’ambition de ce numéro thématique est ainsi de rendre compte des dynamiques de lutte et de syndicalisation au sein du capitalisme de plateforme, à travers une analyse comparative des rapports qui unissent ou non travailleurs, collectifs et autres structures de contestation avec les organisations syndicales. Ces dernières ont été initialement confrontées à plusieurs obstacles entravant leur capacité de traduction et de représentation des intérêts des travailleurs de plateforme : le recours au travail indépendant pour contourner le droit du travail, les organisations syndicales instituées et les dispositifs de la négociation sociale, les évolutions rapides et incessantes des secteurs concernés, ainsi que l’adaptation des stratégies des compagnies. Ces dernières ont ainsi largement tiré profit de la lenteur de la justice pour poursuivre leur développement, tout en effectuant un important travail de lobbying auprès des pouvoirs publics, dans certains cas fort complaisants, comme l’illustre le récent scandale des « Uber Files » (Simonnet, 2023). À ces difficultés, il convient d’ajouter les profils sociaux de la main-d’oeuvre (étudiants, travailleurs peu qualifiés à temps plein ou à la recherche de revenus complémentaires réguliers ou ponctuels, migrants en situation régulière ou non), ainsi que leur rotation rapide, qui induisent de manière fréquente une distance – sinon une méfiance – réciproque vis-à-vis du champ syndical, ou encore la défense en parallèle par les associations professionnelles patronales, d’acteurs traditionnels aux intérêts potentiellement contradictoires, comme c’est le cas dans divers pays avec les chauffeurs de taxi.

Néanmoins, au-delà d’une opposition réductrice entre collectifs de base et syndicats institutionnalisés, il convient de souligner la diversité des formes d’organisation selon les contextes nationaux (Cini et al., 2021) ainsi que, dans de nombreux cas, la mise en oeuvre progressive de logiques de coopération, plus ou moins précoces, durables et formalisées entre ces deux types d’acteurs. Dans certains cas, les syndicats ont ainsi adapté leur stratégie et leur structure pour conduire de telles actions : soutien logistique et médiatique dans le cadre des actions collectives, soutien juridique et financier dans le cadre des procès de requalification, jusqu’à la syndicalisation (Vallas, 2019) par l’affiliation de collectifs et associations de travailleurs (Sachs, 2019) ou par l’inclusion directe des travailleurs individuels, voire la modification de leurs statuts pour permettre la syndicalisation des travailleurs indépendants (Gasparri & Tassinari, 2020). Ces initiatives concrètes sont parfois complétées par des prises de position sur la scène publique envers les politiques visant à réguler le travail de plateforme.

De telles tendances ambivalentes sont observables dans tous les pays depuis l’entrée en scène de plateformes qui mobilisent des modèles économiques et des stratégies similaires de conquête des nouveaux marchés, ce qui fait de l’étude de ce « choc partagé » de la plateformisation un objet de comparaison unique (Thelen, 2018). Les disparités entre contextes nationaux de réception de ces nouveaux acteurs économiques ont produit des rapports de pouvoir différents selon les pays (Carelli & Kesselman, 2019 ; Kesselman, 2022). Cette dimension comparative se trouve au coeur de ce recueil d’articles. La mise en relation des expériences de mobilisation et de syndicalisation des travailleur.se.s des plateformes dans des pays de langues et de cultures syndicales différentes, et à travers divers continents (Asie, Amérique du Sud et Europe), permet d’interroger le degré effectif de perturbation qu’entraine l’avènement du travail de plateforme (Davis & Sinha, 2021, Ford & Honan, 2019). La mise en relation de secteurs phares du travail à la demande, à partir de recherches récentes, vise à faire ressortir des pistes de comparaison dans les processus de régulation de ces marchés plateformisés (Chagny, 2019 ; Dufresne & Leterme, 2021).

En définitive, le questionnement qui structure ce dossier thématique pourrait se résumer par la formule suivante : comment se déclinent à diverses échelles et dimensions – locales, nationales voire transnationales ou virtuelles – les formes et dynamiques de syndicalisation et de mobilisation qui se déploient face au phénomène global de plateformisation des secteurs de mobilité urbaine ?

Afin de répondre à cette problématique, ce numéro spécial se structure autour de trois axes thématiques transversaux :

  1. L’analyse de la morphologie du champ de la représentation collective des travailleurs de plateforme envisagée d’un point de vue dynamique dans le but de rendre compte des formes évolutives des acteurs impliqués et des relations qu’ils entretiennent entre eux, de même que la mise en perspective de ces dynamiques avec la structure du champ des relations professionnelles dans le ou les contextes nationaux étudiés et de l’impact des crises économiques et sanitaires sur celle-ci.

  2. L’analyse du répertoire d’action collective des mobilisations des travailleurs de plateforme afin de décrire les divers modes d’action, qu’il s’agisse de formes « classiques » (manifestation, grève, rassemblement, voire blocage d’un siège social) ou plus spécifique (déconnexion, opération escargot, procès pour requalification, formes alternatives d’organisation et de communication), en les reliant aux types d’acteurs engagés et aux formes de coopération émergeant dans ce cadre.

  3. L’analyse des revendications et stratégies portées par les acteurs syndicaux dans leur diversité – en soulignant les éventuels accords et désaccords – concernant les enjeux majeurs du travail de plateforme (statut d’emploi, revenus, conditions de travail, protection sociale, dialogue social), en les reliant notamment au cadre réglementaire, à la composition sociale et aux identités des groupes professionnels.

L’analyse du degré de « disruption » généré par la plateformisation, dans une perspective de comparaison internationale, sur l’action syndicale et l’espace des relations professionnelles prête une attention particulière à la dynamique des rapports de force entre les parties prenantes. Au fil des évolutions des structures économiques des secteurs étudiés, les diverses contributions cherchent à prendre la juste mesure de la régulation effective et des formes de régulation alternatives impliquant dans ces zones grises des acteurs diversifiés : institutionnels (gouvernements, agences publiques, tribunaux, syndicats) ou non (avocats, experts, associations de consommateurs), traditionnels (compagnies de taxi) ou émergents (plateformes, collectifs, coopératives) (Carelli et al. 2022; Azaïs et al., 2017).

L’apport de ce numéro thématique

Les huit contributions qui composent ce numéro thématique apportent une vaste richesse comparative pour penser les dynamiques syndicales à l’ère du capitalisme de plateforme. En premier lieu, ce corpus rassemble des terrains présentant une grande diversité géographique avec trois enquêtes réalisées en Europe (Belgique, Espagne, France), deux en Amérique du Sud (Brésil) et trois en Asie (Chine, Inde, Japon). L’étendue de cet échantillon permet, comme annoncé, de penser les variations localisées de cette forme de capitalisme globalisé, en rendant notamment compte des convergences et des disparités entre continents et au-delà, selon un axe « Nord-Sud ». À l’échelle plus restreinte du cadre national, les divers terrains présentés illustrent les influences de la réglementation et des politiques publiques, ainsi que de la structure et des dynamiques des relations professionnelles et du marché des services plateformisés, sur les modalités d’organisation et d’action collectives. L’étude empirique du transport de personnes « à la demande » (on-demand) – distingué des taxis – et de la livraison de repas, voire fréquemment des deux secteurs en parallèle enrichit la portée comparative. Elle permet notamment de souligner les spécificités sectorielles liées aux caractéristiques de la régulation et des nouveaux rapports marchands.

Ces divers niveaux d’analyse offrent des éclairages théoriques et empiriques sur les formes de mobilisation collective et de syndicalisation des travailleurs plateformisés, que l’on peut regrouper en deux pôles selon les modes d’organisation collective privilégiés. Il s’agit, d’une part, de processus déjà bien identifiés d’organisation « par en bas », par le biais de collectifs de base plus ou moins informels, éphémères, autonomes et défiants vis-à-vis des syndicats traditionnels. On trouve, d’autre part, des processus d’organisation principalement « par en haut », à travers les tentatives d’intervention des organisations instituées – notamment à travers des rapprochements avec les collectifs – dans des secteurs plateformisés échappant à leur champ d’action habituel.

Des dynamiques ascendantes : l’auto-organisation des travailleurs de plateforme pour obtenir la régulation des activités

Le premier axe qui structure ce numéro spécial regroupe quatre articles qui se concentrent sur l’analyse des diverses modalités d’auto-organisation des travailleurs de plateforme, en marge des organisations syndicales instituées, à partir d’un large spectre empirique : les deux secteurs étudiés de même que les trois continents y sont ainsi représentés.

Dans le cadre d’un premier article, Cirlene Christo, Simone Oliveira, Denise Alvarez, Letícia Masson et Marianne Lacomblez s’appuient sur une approche ergologique (entretiens collectifs et individuels) pour analyser les formes alternatives d’organisation présentes dans le transport de personnes et la livraison, au sein d’une économie brésilienne marquée par la faiblesse des régulations sectorielles et du travail. L’essor des plateformes au sein de ces secteurs a notamment été facilité par des réformes néolibérales du marché du travail, par ailleurs caractérisé par une informalité structurelle. Ce contexte permet notamment d’expliquer la distance des travailleurs de plateforme au salariat et aux organisations syndicales, et de manière complémentaire, le développement d’organisations autonomes : collectifs de travailleurs et coopératives (de livreurs essentiellement). Ces « entités collectives relativement pertinentes » expérimentent des stratégies diverses pour soutenir la mise en place de réglementation en matière de rémunérations et de conditions de travail, en participant notamment de manière conjointe et ponctuelle à un mouvement national de grève lors de l’été 2020.

C’est sur l’étude de cette mobilisation de livreurs – le « Breque dos apps » – que porte le second article sur le Brésil, rédigé par Marco Aurélio Santana. En se fondant sur une analyse documentaire de publications multimédia sur les réseaux sociaux combinée avec des entretiens et des observations des manifestations, l’auteur analyse le rôle de l’activisme en ligne – en complémentarité avec des actions sur le terrain – dans le processus de mobilisation ainsi que dans la mise en oeuvre d’un nouveau type d’action par rapport au répertoire classique d’action collective : la grève numérique, à travers des déconnexions massives des applications. L’activité militante numérique a ainsi contribué à la construction d’une identité collective et à rendre le mouvement visible au sein et en dehors du groupe professionnel, offrant en contrepartie aux dirigeants des plateformes des leviers pour mener des actions de répression. Bien qu’essentiel à la mobilisation des travailleurs de plateformes, le recours aux réseaux sociaux ne constitue pas une réponse suffisante pour surmonter la vulnérabilité et la fragmentation qui caractérise ce groupe.

L’article de Swati Reddy Chintala s’appuie sur une enquête ethnographique menée dans un autre pays du Sud et membre des BRICS, l’Inde, pour produire des résultats originaux sur les processus d’organisation et de mobilisation des chauffeurs et des livreurs de plateforme. En effet, l’autrice démontre que dans un marché du travail dominé par l’informalité, la plateformisation peut constituer un contexte favorable à l’action collective. Le management algorithmique permet, à travers la suppression des intermédiaires hiérarchiques – omniprésents dans l’économie informelle – et la formalisation d’un cadre technologique et organisationnel, une identification mutuelle des travailleurs dans les espaces public et numérique – à la base de solidarités professionnelles – et la désignation de la plateforme comme destinataire de revendications, en complément de l’État, jusque-là seul interlocuteur des travailleurs informels.

Une dernière contribution complète ce premier axe à travers l’étude d’un cas issu du continent européen : la Belgique. En s’appuyant sur des matériaux ethnographiques, Meike Brodersen, Anne Dufresne, Anastasia Joukovsky et Vitali Zephyr examinent les effets comparés de la mise en oeuvre récente d’une politique de régulation des activités plateformisées au sein des secteurs de la livraison et du transport de personnes. L’institution d’une catégorie officielle et uniformisante du « travailleur de plateforme » assortie d’une présomption du salariat tend ainsi à favoriser le rapprochement des collectifs de base, qui se sont développés lors d’une période précédente dans les deux secteurs en marge des centrales syndicales. Néanmoins, les dynamiques différenciées d’émergence de ces acteurs, qui répondent à des enjeux sectoriels spécifiques, rendent la convergence ambigüe, sinon fragile.

Des réponses « par en haut » : interventions des organisations syndicales et processus d’institutionnalisation des relations professionnelles au sein des secteurs plateformisés

Un second axe thématique regroupe des recherches – menées sur des terrains asiatiques et européens – qui tentent d’interpréter les dynamiques de régulation des relations de travail et d’institutionnalisation des relations professionnelles au sein des économies de plateforme, en s’intéressant à l’action des organisations syndicales officielles, mais sans exclure du spectre de l’analyse celle des formations autonomes.

Irene López-García, Maria Antonia Ribón-Seisdedos, Karol Morales-Muñoz et Beltrán Roca étudient le cas emblématique de l’Espagne pour rendre compte des évolutions de l’organisation et de l’action syndicales relatives à la mise en application de la Ley Rider d’août 2021, qui introduit la présomption de salariat chez les livreurs de plateforme. À l’aide d’une approche sociospatiale, l’article met en évidence un processus d’institutionnalisation syndicale, à travers la transition d’un syndicalisme communautaire et local dialoguant avec les pouvoirs publics, illustré par le réseau Riders por Derechos, à un modèle plus conventionnel orienté vers la négociation collective en entreprise, dont la généralisation se heurte néanmoins à la fragmentation du secteur, des droits syndicaux limités et des associations professionnelles opposées au salariat.

Dans un contexte français moins avancé en matière de régulation, les grandes organisations, comme la CFDT et la CGT, ont néanmoins entrepris de développer depuis quelques années des formes d’accompagnement syndical – autrement dit d’organizing – des travailleurs de plateforme. À travers une comparaison sectorielle entre chauffeurs et livreurs, ainsi qu’une approche intersectionnelle permettant d’analyser leur condition de travailleurs précaires, masculins, migrants et racisés, Guénolé Marchadour souligne la nature hybride et fragile de ces initiatives de mobilisation et de syndicalisation, en dépit de l’avancée qu’elles incarnent. Des victoires dans le domaine juridique ont ainsi été acquises, mais leur portée concrète demeure limitée, tandis que la réappropriation de la grève par les travailleurs n’est pas exempte de tensions avec l’usage « routinier » de ce répertoire d’action syndicale défendu par les permanents.

L’enquête ethnographique réalisée à partir de données collectées sur le terrain et en ligne par Ke Huang, donne à voir une dynamique d’intervention des syndicats institutionnels, dans le contexte distinctif de la Chine, membre des BRICS et seconde puissance économique mondiale dont le modèle de développement est fondé sur la combinaison entre production capitaliste et dirigisme étatique. L’immobilisme de la Fédération nationale des Syndicats de Chine (FNSC), seul syndicat reconnu officiellement, face au développement anarchique du capitalisme de plateforme – favorisé comme ailleurs par l’externalisation et le contournement des régulations –, est aussi la conséquence des pressions exercées par les autorités politiques chinoises. La conflictualité sociale portée par les collectifs autonomes de livreurs a néanmoins contraint le syndicat – en réponse aux injonctions étatiques – à réagir en élargissant son offre de représentation à ces travailleurs, marquant ainsi une rupture avec le modèle dominant du syndicalisme paternaliste d’entreprise.

Dans un dernier article sur le Japon, Kenshin Nakano décrit une dynamique comparable de revirement de la principale confédération syndicale nippone (Rengô) en réaction à l’essor à ses marges d’un syndicalisme communautaire des livreurs, rompant lui aussi avec l’hégémonie du syndicalisme d’entreprise. Ce tournant s’inscrit néanmoins dans une perspective spécifique de revitalisation syndicale, qui s’inscrit davantage dans une démarche ascendante. D’autre part, cette recherche, par le biais d’une comparaison avec le transport de personnes, rend compte d’une dynamique particulière de dérégulation. Ce secteur y est en effet caractérisé historiquement par l’unicité de la régulation et la prédominance du salariat, qui ont constitué le socle d’une alliance entre syndicats de salariés et employeurs pour opposer aux plateformes des barrières à l’entrée sur le marché national. Cet endiguement tend néanmoins à s’éroder, à la faveur de la crise sanitaire, par la mise en place de partenariats entre sociétés de taxi et plateformes pour l’usage de leur technologie.

En guise de conclusion

En conclusion, les diverses contributions de ce numéro mettent en évidence, sur des terrains issus de divers continents, des dynamiques d’organisation des travailleurs de plateforme et leurs relations avec la revitalisation du syndicalisme traditionnel. Ce constat porte non seulement sur des démarches de nature ascendante, entreprises par des collectifs de travailleurs agissant en marge des organisations syndicales, mais aussi sur des initiatives provenant des acteurs institués, qui s’étaient tenus à l’écart lors de la phase d’essor des plateformes. Peut-on interpréter dès lors ces phénomènes à l’aune d’un processus (global) en cours d’institutionnalisation des relations professionnelles au sein du capitalisme de plateforme ? Les matériaux empiriques présentés n’autorisent pas à sauter ce pas, d’autant plus qu’ils soulignent la vulnérabilité des initiatives syndicales – notamment des collectifs de base – face aux contraintes structurelles qu’elles rencontrent, les capacités de résistance des plateformes aux tentatives de régulation des marchés par des pouvoirs publics à la peine, sinon ambivalents vis-à-vis de cette économie. S’il va de soi que le syndicalisme est le plus actif dans les pays où il est traditionnellement bien implanté, cette condition reste insuffisante pour assurer son ancrage dans les secteurs plateformisés et sa capacité à y influencer la régulation, tant les obstacles sont importants, parmi lesquels des modèles économiques agressifs et un contexte plus général de crises, qui confrontent le mouvement syndical à de vastes enjeux de société. La convergence entre dynamiques d’organisation « par en haut » et « par en bas » se dessine, mais sa réalisation demeure fragile et incertaine dans des contextes économiques et politiques mouvants.