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Arctique est un ouvrage collectif dirigé par les géographes Nicolas Escach, Camille Escudé et Benoît Goffin, et publié dans la collection Odyssée, villes-portraits. Cette collection a pour ambition de proposer des recueils de textes, entre le carnet de terrain et le récit de voyage, mêlés à des réalisations artistiques. Cet ouvrage rassemble les contributions sensibles de 18 auteurs, majoritairement des géographes, mais aussi des anthropologues, des journalistes ou encore des biologistes, et de deux illustratrices. Ces derniers nous proposent un itinéraire arctique de dix villes, chacune reliée entre elles par le voyage (bateau, avion ou train) qui permet de mieux saisir les distances, le paysage arctique et ses transformations. En effet, si le livre offre des perceptions subjectives assumées de ces villes, il peint surtout un tableau des changements climatiques dans la région, entre nouveaux enjeux géopolitiques, disparition des glaciers et futur incertain.

Notre voyage commence avec Pia Bailleul, à Qassiarsuk, petite ville de 80 habitants. L’autrice partage ses émotions face à l’isolement de l’hiver, puis les perceptions locales des changements climatiques entre angoisse face aux difficultés de l’activité agropastorale et espoir apporté par le développement du tourisme. Nous découvrons ensuite Nuuk à travers les sens de Nicolas Escach. Ville moderne, elle reflète une identité groenlandaise qui s’érode face à la vie salariée et aux intérêts chinois et américains croissants. Jean-Christophe Salaün, traducteur, nous guide à travers Reykjavík, jeune capitale islandaise en perpétuelle métamorphose. Son texte insiste sur la proximité de la nature, souvent capricieuse, et à laquelle se soumettent les habitants. Puis, Alexis Alamel, nous emmène à la découverte de Tórshavn dans les îles Féroé. Ville de pêche aux traditions parfois controversées, elle affiche l’ambition environnementale de produire une énergie exclusivement renouvelable à l’horizon 2030. C’est à Copenhague que nous nous arrêtons ensuite avec Camille Girault. Forte de ses 623 000 habitants, il s’agit de la ville la plus peuplée de notre itinéraire, et « une porte d’entrée majeure vers l’espace nordique et arctique » (p. 74). Les utopies écologistes s’y construisent, attirant ainsi les touristes. À Tromsø, Camille Escudé nous présente une ville à la fois étudiante et touristique. Rythmée par le soleil, elle est aujourd’hui un centre politique et économique incontournable, notamment grâce à la présence du secrétariat du Conseil de l’Arctique. Nous retrouvons ensuite Mathilde Le Moullec à Longyearbyen, capitale de l’archipel du Svalbard, au nord de la Norvège. L’autrice qualifie la ville de « camp de base » (p. 97) où les habitants n’y vivent que temporairement. Elle alerte aussi sur les changements climatiques et la disparition des surfaces gelées qui menacent d’enclaver une ville déjà très isolée. Puis, c’est en Russie, à Mourmansk, que nous emmène Florian Vidal. Ville austère en déclin, elle cherche son renouveau économique dans un paradoxe pour l’époque contemporaine : l’exploitation des ressources naturelles plutôt que la transition écologique. Elle n’est pas la seule à vouloir profiter des opportunités créées par les changements climatiques, Kirkenes en Norvège où nous emmène Olivier Truc, se rêve en port incontournable pour une future route maritime. Néanmoins, la guerre en Ukraine qui débute en février 2022 rebat les cartes : la ville ouverte sur la Russie est désormais enclavée au bout du monde. Enfin, c’est à Rovaniemi en Finlande, que se termine notre itinéraire arctique avec Dorothy Cambou. Ville à l’image à la fois apaisante de la nature et féérique du village du Père Noël, le tourisme côtoie la transition écologique. Transition qui affecte cependant les droits fondamentaux des peuples sámi de la région. Par exemple, il apparaît que les éoliennes sont une menace pour les élevages de rennes. Ces textes nous guident ainsi à travers un Arctique en mutation rapide face aux changements climatiques et, malgré la multiplicité des points de vue, laissent deviner une intention sous-jacente : celle de montrer l’importance de « faire avec la nature environnante sans lutter contre elle » (p. 78).

L’originalité de l’ouvrage réside dans ses illustrations qui offrent un support aux textes et participent à redéfinir les représentations de l’Arctique souvent perçu comme un désert gelé et inhabité (Chartier 2018). Les doubles pages de transition entre chaque ville nous permettent de ralentir, de prendre le temps de nous imprégner du voyage et de contempler une nature tantôt vierge tantôt teintée par l’humain. Les dessins laissent ainsi entrevoir un territoire où se côtoient plateformes pétrolières, station d’enfouissement de CO2, champs d’éoliennes et folklore.

Arctique rompt avec la tradition académique de l’objectivité scientifique pour proposer une géographie subjective et accessible, plus inclusive donc. Cette subjectivité, bien qu’assumée, est tout de même située dans un contexte où les auteurs se racontent en trois villes. Ils s’insèrent eux-mêmes dans des espaces géographiques, et situent leurs perceptions vis-à-vis de leur propre positionnalité, c’est-à-dire de leurs propres expériences qui influent sur la façon dont ils vont voir et comprendre le monde. L’ouvrage se destine ainsi aussi bien à un public scientifique qu’aux curieux de la région.

Les auteurs offrent une vue d’ensemble de l’Arctique quand la littérature académique s’est souvent intéressée à une ville ou une communauté. Il convient néanmoins de souligner le caractère très européen de l’itinéraire proposé : l’Arctique canadien et états-unien y est absent, et l’Arctique russe représenté par une seule ville malgré la superficie de son territoire. Ce choix est cependant assumé par les auteurs qui souhaitent « rappeler que l’Europe a toute sa place dans cette région du monde » (p. 11).

Les perceptions présentées au sein de cet ouvrage sont donc des perceptions de Français de passage quelques mois, ou quelques années, dans la région. Ils confrontent un imaginaire de « l’extérieur » (Chartier 2018, 10), c’est-à-dire issu de perceptions occidentales, à une réalité arctique. Ils construisent alors de nouvelles représentations de la région, comme habitable, touristique et stratégique pour l’avenir, mais qui omettent en partie les cultures qui en sont issue. Ainsi, très peu de textes mentionnent les peuples autochtones, ou des éléments culturels, préférant parler géopolitique ou s’intéresser à la relation de l’auteur lui-même à la ville. Malgré ce potentiel biais, Arctique se positionne comme un ouvrage accessible, original et incontournable pour quiconque s’intéresse à la région. À l’image de la ville de Copenhague, il est une porte d’entrée vers l’espace nordique.