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Taamusi Qumaq (1933-1993) était un auteur, un leader et un militant inuk du Nunavik. Son autobiographie est un texte majeur de la littérature inuit. Elle a été initialement publiée post-mortem en cinq parties dans la revue Tumivut, éditée par l’Institut culturel Avataq, entre 1995 et 1998, en inuktitut, anglais et français (Qumaq 1995a, 1995b, 1996, 1997, 1998). Taamusi Qumaq a commencé à écrire tardivement dans sa vie, conscient de l’importance de préserver ce qu’il considérait comme essentiel : les coutumes inuit (Qumaq 1988), la langue (Qumaq 1991) et un témoignage de son vécu (Qumaq 2020). Il a également rédigé des manuels de survie dans l’Arctique publiés dans Tumivut. Ses premiers lecteurs sont donc les membres de sa communauté. Taamusi Qumaq a écrit tous ses textes en inuktitut, et c’est grâce à la traduction anglaise et française que son oeuvre a pu toucher une audience plus large. L’ouvrage comprend le texte de Taamusi Qumaq en français, suivi de sa version en inuktitut. Il est également accompagné d’une introduction rédigée par l’anthropologue et linguiste Louis-Jacques Dorais, ainsi que d’une chronologie rappelant les moments marquants de la vie de Taamusi Qumaq et les dates clés de l’histoire du Nunavik. Enfin, une bibliographie des textes écrits par Taamusi Qumaq et des articles le concernant sont également inclus.

Bien que court, ce texte est extrêmement riche. Taamusi Qumaq nous plonge dans sa vie où les évènements ordinaires se mêlent aux grands moments historiques dans l’Arctique canadien. Il nous fait part de son quotidien à Puvirnituq, de ses préoccupations pour subvenir aux besoins de sa famille, mais il aborde également des évènements majeurs qui ont profondément impacté la vie des Inuit. Il met en lumière les mécanismes par lesquels leur réalité quotidienne est influencée par l’économie de marché mondialisée. Par exemple, il évoque la chute du prix des fourrures de renard pendant la Seconde Guerre mondiale. Le commerce de la fourrure étant à l’époque la principale ressource économique des Inuit, la chute des prix provoque alors une famine dans plusieurs communautés de l’Arctique canadien. Au fil des pages, il expose ses préoccupations croissantes pour l’avenir de son peuple et son engagement politique. À travers l’histoire de Taamusi Qumaq, nous découvrons également le processus de sédentarisation des Inuit du Canada dans les années 1950, le développement du Nunavik et sa structuration politique. Ce livre est raconté du point de vue d’un homme, en mettant l’accent sur son rôle de pourvoyeur pour sa famille et sa communauté. Il met un point d’honneur à décrire chaque année le gibier disponible et le prix des denrées importées. Il souligne l’importance de l’entraide pour survivre. En effet, l’entraide est une valeur primordiale, constitutive de l’identité inuit (Hervé 2015, 33). Dans les premières parties de son autobiographie, il évoque l’échelle familiale, puis celle du village avec la Coopérative, et enfin l’échelle du Nunavik avec la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec. Parallèlement, il expose la manière dont ce rôle de pourvoyeur est investi par la Compagnie de la Baie d’Hudson, personnifiée par les agents des postes de traite. Il met en évidence la manière dont le gouvernement assume ce rôle de manière autoritaire, tout en traitant les Inuit comme des individus dont la culture n’est pas considérée comme adaptée au contexte canadien. En mettant en regard la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec, issue de la communauté, et la société Makivik, née de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ)[1], Taamusi Qumaq confronte deux formes de gouvernances, où l’une, imprégnée d’une vision du pouvoir allochtone, a pris le dessus sur l’autre.

La première partie du livre aborde l’enfance de l’auteur, marquée par les difficultés survenues après le décès subit de son père. La deuxième partie relate sa vie en tant que jeune marié et son nouveau rôle de pourvoyeur. Elle évoque également les échos de la guerre et la famine qui en a découlé. La troisième partie aborde le début du travail salarié de Taamusi Qumaq au poste de traite, la création de la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec et la structuration politique des villages nordiques sur un modèle colonial. Taamusi Qumaq est devenu le premier chef du conseil communautaire de Puvirnituq. Il portait un regard critique sur l’enseignement dans les écoles, qu’il percevait comme un élément déstabilisateur de la culture. La quatrième partie du livre se concentre sur l’établissement de la CBJNQ et le rôle de Taamusi Qumaq en tant qu’opposant à cette convention. Certains villages, dont Puvirnituq et Ivujivik, étaient opposés à la CBJNQ, tandis que l’Association des Inuit du Nord québécois négociait au nom des Inuit. Taamusi Qumaq, engagé et déterminé, a participé activement à ces discussions et a défendu les intérêts de sa communauté. Sa contribution a été essentielle pour faire entendre la voix des Inuit lors des négociations qui ont duré 30 ans. Enfin, la cinquième partie du livre aborde les conséquences de la CBJNQ qu’entrevoyait Taamusi Qumaq. Cette dernière partie évoque également le travail de Taamusi Qumaq dans la rédaction de son livre sur les traditions inuit (Qumaq 1988), puis d’un dictionnaire pour préserver et transmettre la langue inuit (Qumaq 1991). Il s’agit du premier dictionnaire en inuktitut, rédigé entièrement en inuktitut et en syllabaire, qui est encore aujourd’hui un ouvrage de référence pour les Inuit et pour les chercheurs. Ces initiatives témoignent de son engagement profond envers la préservation de la culture inuit, malgré les défis auxquels sont confrontés les Inuit dans un contexte colonial : préservation et transmission de la langue et de la culture inuit, éducation des jeunes, violences domestiques, suicides, addictions, etc. Ainsi, à travers les différentes parties de son autobiographie, Taamusi Qumaq incarne à la fois le rôle de leader politique, de défenseur des droits de sa communauté et de gardien de la langue et de la culture inuit. Son parcours reflète l’évolution du Nunavik, la lutte pour préserver les traditions et la langue inuit tout en s’adaptant aux changements socio-politiques, culturels et économiques, et l’importance de faire entendre la voix des Inuit dans la construction de leur avenir.

L’autobiographie de Taamusi Qumaq, comme l’a souligné Louis-Jacques Dorais dans l’introduction (p. 20), s’inscrit dans un genre particulier de récits caractéristiques de la littérature inuit : les récits d’orphelins. L’orphelin représente la personne la plus démunie, sans famille ni réseau de partage, qui doit surmonter sa condition. Dans la première partie du livre, l’enfance de Taamusi Qumaq est exposée, mettant en lumière la pauvreté de sa famille à la suite du décès de son père, ainsi que ses propres compétences limitées en tant que chasseur. Toutefois, il parvient à surmonter ces difficultés grâce à l’entraide du groupe et à son emploi rémunéré au poste de traite, où il gagne un bon salaire. Au fil du temps, il devient un leader politique de premier plan. L’indépendance et l’autonomie sont valorisées dans les sociétés inuit, mais toujours en relation avec les autres. Cependant, on observe que malgré ses aspirations, il ne parvient pas à réaliser pleinement ces idéaux pour son peuple et son territoire, qui suivent une trajectoire inverse. Le titre de l’ouvrage, « Je veux que les Inuit soient libres de nouveau », témoigne de cet espoir profond. Taamusi Qumaq nourrissait le désir ardent de voir le Nunavik retrouver son autonomie, à l’instar de la résilience dont fait preuve l’orphelin face aux épreuves traversées.

Enfin, cette réédition nous amène à réfléchir sur la question de la langue. Taamusi Qumaq a rédigé son texte en inuktitut et en syllabaire, et l’édition actuelle reprend la traduction française de l’inuktitut publiée dans les années 1990 dans Tumivut, réalisée par Marie-Cécile Brasseur (Qumaq 1995a, 1995b, 1996, 1997, 1998). Au cours des 30 dernières années, l’approche en traduction a évolué, comme en témoigne la nouvelle traduction de « Kamik, chasseur au harpon »[2] de Markoosie Patsauq, retraduit en français par Valérie Henitiuk et Marc-Antoine Mahieu (2020). Leur nouvelle traduction propose un texte qui s’éloigne des conventions d’écriture en français, telles que l’évitement des répétitions, et se rapproche davantage du système cognitif de l’auteur original. Cette approche permet aux lecteurs allophones de découvrir une dimension supplémentaire de la culture inuit de l’auteur. Cette démarche aurait peut-être trouvé faveur auprès de Taamusi Qumaq lui-même, étant donné son profond attachement à la langue et à la préservation de la culture.