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Riche de son histoire, modelée au fil du temps par sa capacité d’autoconstruction, l’Acadie d’aujourd’hui est le reflet d’une société capable de relever les défis que comporte une minorité linguistique francophone au coeur de la majorité néo-brunswickoise anglophone. Le sociologue Greg Allain, dans son ouvrage intitulé La société acadienne sous la loupe du chercheur : parcours sociologique en Acadie du Nouveau-Brunswick, dresse un portrait de cette Acadie moderne résiliente, combative, créative, innovante, aux ressources intrinsèques multiples, empreinte d’une grande vitalité. L’angle du chercheur est résolument sociologique, son intérêt se porte d’abord sur les acteurs issus du terrain d’où émergent les actions sociales modulant l’identité acadienne. Il tente ainsi de mieux comprendre le phénomène social d’une Acadie double. La première, dite traditionnelle, et l’autre ancrée dans la société moderne en pleine éclosion depuis l’élection en 1960 d’un premier ministre pour la première fois acadien au Nouveau-Brunswick, Louis-J. Robichaud.

L’auteur définit l’Acadie comme étant « un exemple singulier dans l’univers des francophonies canadiennes minoritaires » (p. 374). Il dénote au sein de cette société à la fois une force organisationnelle et une complétude institutionnelle hors du commun. Le tout se manifeste à travers des luttes, des conflits et sans contredit nombre de projets novateurs, à l’heure où les grands référents d’autrefois laissent place aux réseaux centraux.

Sont donc présentés dans cet ouvrage différents textes contemporains et des études permettant de dépeindre le paysage des évènements ayant contribué au développement de l’Acadie au Nouveau-Brunswick, sur une période d’une trentaine d’années. Fidèle à sa conception sociologique de la recherche, Allain offre une analyse de la société acadienne à partir de la concrétude des phénomènes, et ce, par le moyen d’une méthodologie relevant d’une approche qualitative, c’est-à-dire à partir de données issues directement du terrain. Ainsi seront mis en lumière tout au long de l’ouvrage des cas de mobilisations citoyennes, d’organisations et de réseaux qui auront contribué à l’entrée dans la modernité de l’Acadie.

Dans un premier temps, l’auteur présente une des mobilisations majeures dans l’histoire récente acadienne, soit celle entourant la création d’un parc national de 238 km carrés, en 1970, sur le long des côtes sablonneuses acadiennes, le parc Kouchibouguac. En effet, des protestations populaires se sont à ce moment organisées en opposition à l’expropriation par le gouvernement d’environ 250 familles pour la mise en oeuvre du projet. L’intention du gouvernement était de relocaliser les familles dans le village voisin, Saint-Louis-de-Kent, entraînant du même coup la fermeture de sept communautés, principalement acadiennes. Les objectifs étaient à la fois de moderniser la province et de réhabiliter la population majoritairement défavorisée.

Toutefois, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu, les citoyens concernés se sont fortement mobilisés pour freiner le projet. Cette prise en charge citoyenne marque un tournant dans l’histoire acadienne, car elle se déploie pour la première fois dans une autonomie face aux élites traditionnelles fortement ancrées depuis les origines de l’Acadie, qui a célébré ses 400 ans d’existence en 2004. Ces mobilisations illustrent, selon l’auteur, l’entrée dans le processus de modernisation de l’Acadie. En effet, les autorités en place ne pouvaient s’attendre à ce que le petit peuple concerné, à qui on a voulu donner de meilleures conditions (sans leur accord!), s’oppose aussi vigoureusement sur une si longue période : « C’est comme si, écrit-il, les autorités avaient dit : nous vous exproprions, mais au fond, c’est pour votre bien; faites-nous confiance, nous allons vous sauver de votre propre sort… » (p. 30). Un conflit qui semblait gagné d’avance par les autorités gouvernementales à cause des conditions de précarité, d’isolement et du manque de scolarisation des expropriés s’est transformé en lutte tenace de la population, signe d’une résilience sans précédent. Selon Allain, le combat mené par ces citoyens engagés du comté de Kent embrasse donc, dès ses origines, une cause acadienne.

Certaines revendications centrales n’ont pas été résolues, notamment celle concernant l’avortement du projet du parc national et celle du retour des déportés sur leurs propres terres. Toutefois, l’auteur fait ressortir dans son ouvrage les victoires découlant de ces contestations, par exemple l’octroi de compensations diverses pour les propriétés et les dommages causés à l’environnement. Les droits de pêche ainsi que l’adoption d’une loi nationale interdisant de « vider » un parc de sa présence humaine furent également des gains importants, signes d’un combat à petite échelle d’une minorité linguistique ayant des répercussions à l’échelle nationale.

L’auteur démontre en ce sens que la plus grande victoire de cette résistance des expropriés en sera une de prise en charge citoyenne face au paternalisme étatique ambiant. Symbole à la fois de résistance face à l’État, ce combat illustre la force d’une minorité francophone face à une majorité anglophone. Certains qualifieront même cet évènement de « seconde déportation » et de « nouveau grand dérangement » (p. 48), faisant référence au passé historique de l’Acadie sous domination anglaise. Au dire du sociologue, le gouvernement aurait sous-évalué les forces inhérentes du milieu et l’apport du Conseil régional d’aménagement du Sud-Est (CRASE) qui fut en effet d’un soutien précieux dans l’organisation de cette lutte citoyenne acadienne :

[…] il a mal estimé quatre facteurs cruciaux : l’attachement profond des gens du parc à leur coin de terre, le réservoir de leadership interne des anciennes communautés du parc, le potentiel de mobilisation existant autour de questions aussi viscérales que la propriété privée, l’argent et les emplois; et enfin, la détermination inébranlable et les capacités formidables d’organisation du CRASE […]

p. 53

Dans la seconde partie de son ouvrage, Allain entraîne le lectorat dans l’univers d’une Acadie réticulaire qui, dans la mouvance de la société moderne, se construit cette fois par le biais d’associations volontaires, de réseaux et d’organisations diverses.

Il présente entre autres une analyse des conseils régionaux d’aménagement du Nouveau-Brunswick, créés dans les années 1960 par le gouvernement afin de venir en aide aux régions rurales défavorisées tout en impliquant la population. Une comparaison entre les conseils francophones et anglophones met en lumière les différences qui se sont tracées au fil du temps entre ces deux groupes. Selon Allain, l’asymétrie des conseils francophones et anglophones, bien qu’elle soit liée en partie à des différences linguistiques, relève également de perceptions divergentes par rapport aux fonctions des conseils, que ceux-ci se concentrent sur la mobilisation ou sur la planification. Ainsi, Allain dénote une force organisationnelle et une approche d’intervention communautaire importante chez les conseils anglophones, alors que la priorité d’intervention chez les conseils francophones porte sur l’action sociale proprement dite. Ainsi, Allain dira que les conseils francophones, de par leur historique de mobilisation intensive, ont une fonction de planification et de mobilisation qui s’exerce plus sur le long terme que leurs homologues anglophones.

Le parcours des réalisations acadiennes mobilisatrices se poursuit dans ce livre par la mise en perspective du rôle essentiel des réseaux en Acadie. L’émergence des réseaux dans la société postmoderne amplifie en effet, selon le sociologue, le sentiment d’appartenance en jouant « un rôle majeur dans le fonctionnement et la cohésion sociale » (p. 159). Cet aspect réticulaire est d’autant plus significatif au coeur d’une société linguistique minoritaire au parcours fragmenté tel que celui du peuple acadien au Nouveau-Brunswick. Allain cite en ce sens le sociologue acadien Yvon Thériault : « la multiplication des réseaux est une forme organisationnelle qui doit accompagner une réalité et une identité fragmentée. C’est par un réseau associatif dense que l’homo modernus peut envisager de pallier la légèreté de son inscription sociale » (p. 159).

L’évènement central des Jeux de l’Acadie, inaugurés en 1979, est un des nombreux exemples donnés par l’auteur pour illustrer la force du réseau ainsi que les impacts associés sur le milieu. En effet, cette manifestation sportive, vécue dans la langue de Molière, constitue une fierté acadienne sans contredit. Elle aura eu des retombées positives de multiniveaux tant sur les Acadiens et Acadiennes, leur famille, leur région que sur le sport lui-même. Ces jeux comportent une dimension identitaire forte auprès de la jeunesse acadienne, dira l’auteur, dans un contexte où l’Acadie est en pleine vitalité depuis les trente années précédentes. Un accroissement du sentiment d’appartenance est ainsi intimement lié à l’évènement. Par l’implication manifeste des Acadiennes et des Acadiens eux-mêmes, agissant souvent à titre de bénévoles, nous sommes témoins d’un accomplissement et d’une construction collective d’une grande habileté organisationnelle.

Finalement, au terme de son ouvrage, Allain ne passe pas sous silence l’apport d’une innovation sociale acadienne importante, soit celle de la création des centres scolaires-communautaires. Ces centres ont été fondés en réponse à « deux besoins de base de la communauté acadienne pour une nouvelle école offrant des cours de la 1re à la 12e année, d’une part, et un centre culturel pour tenir les activités socioculturelles, de l’autre » (p. 299). Les acteurs sociaux, dont de nombreux parents, ont permis la réalisation du projet au sein de plusieurs communautés acadiennes. Encore une fois, il s’agit d’un bel exemple de mobilisation citoyenne ayant eu des retombées sur d’autres milieux à minorité francophone canadienne, des communautés ont même par la suite emboité le pas.En conclusion, bien que la lectrice ou le lecteur non initié à la cause acadienne aurait sûrement bénéficié d’une meilleure compréhension s’il avait pu lire, en introduction à cet ouvrage, une légère mise en contexte historique et géographique acadienne, ce parcours sociologique au coeur de l’Acadie proposé par l’auteur Greg Allain est d’une grande richesse. En s’appuyant sur une multitude de cas concrets de prises en charge, de résilience, de luttes, de regroupements sous forme de réseaux, d’associations et autres, il démontre avec clarté la ténacité et la force d’édification du peuple acadien. Il évoque le dynamisme certain d’une population mobilisée et déterminée. On y croit, parce qu’on voit! On constate les réalisations concrètes acadiennes présentées par un auteur qui y croit également. Allain a d’ailleurs vécu lui-même une immersion au sein de cette communauté pour mieux saisir sa réalité, notamment lorsqu’il a mené sa recherche sur l’état de la situation des expropriés du projet Kouchibouguac.

Le lecteur ou la lectrice saisit également que les défis sont nombreux pour une population en minorité linguistique qui se bat constamment pour sa survie. La lutte est continuelle, les acquis demeurent toujours des atouts à protéger. En considérant les Acadiennes et les Acadiens sous la loupe du chercheur Greg Allain, on peut se demander si la vigilance d’un peuple n’est pas directement proportionnelle à sa vitalité, signe de sa bonne santé.