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Les communautés linguistiques en situation minoritaire font l’objet d’une importante littérature dans le champ de la sociolinguistique. Cependant, force est de constater que rares sont les chercheurs dont les intérêts de recherche portent sur les minorités linguistiques en Allemagne et/ou en Espagne, particulièrement sur l’étude comparative des Sorabes et des catalanophones, qui sont les plus importantes minorités linguistiques dans ces deux grands États de l’Europe. Pour combler ce vide, Jean-Rémi Carbonneau vient de publier chez les Presses de l’Université du Québec, Fédéralisme et légitimation des langues minoritaires : les cas de la Lusace et des pays catalans. Issu de sa thèse de doctorat, le sujet que traite Carbonneau dans cet ouvrage serait inédit. D’ailleurs, a-t-il précisé, il ne connait « pas de travaux comparant les fédéralismes allemand et espagnol sous l’angle des minorités » (p. 8).

Pour introduire son ouvrage qui se compose de cinq chapitres, l’auteur fait référence au grand spécialiste en politique linguistique, Jean Laponce (1984, 2001), avec ses réflexions sur la situation des langues minoritaires dans le monde et surtout son concept de niche territoriale qui est la réduction de la libre confrontation entre les concurrents de force inégale. C’est « le moyen institutionnel le plus prometteur pour assurer la survie et l’épanouissement d’une langue minoritaire » (p. 3).

« Quels sont les facteurs expliquant la décision ou non d’octroyer à des minorités des institutions autonomes sur une base territoriale, et quelles sont les conditions historiques, politiques et sociétales de la mise en oeuvre de cette décision? » (p. 4). Voilà la question qui anime la recherche de Carbonneau. Pour répondre à cette question, le chercheur a réalisé une étude comparative de l’Allemagne et l’Espagne, « deux systèmes fédéraux occidentaux qui ont été touchés historiquement par le problème de l’érosion des langues minoritaires » (ibid.). Dans sa recherche, l’auteur s’intéresse aux relations historiques existant entre non seulement la majorité nationale de ces deux États européens, à savoir le staatsvölker allemand et le castillan, mais aussi les langues minoritaires, c’est-à-dire celles parlées par les Sorabes de la région de Lusace en Allemagne et celles des pays catalans en Espagne.

À partir de pistes théoriques, le premier chapitre, intitulé Les contraintes sur les langues minoritaires dans les états modernes (p. 13-77), permet au lectorat de mieux comprendre les conflits linguistiques existant dans les États modernes, qui aboutissent à l’érosion des langues minoritaires. Dans ce chapitre qui ouvre une fenêtre sur la dynamique des langues sur les territoires, l’auteur montre que les questions linguistiques et le pouvoir politique sont indissociablement liés. D’ailleurs, d’une part, il affirme que les concepts de majorité et minorité « reflètent toujours des relations de pouvoir » (p. 21) et, d’autre part, il laisse croire que « [t]oute intervention sur l’environnement linguistique est de nature politique et implique l’idée de gouverne des langues au moyen d’un régime » (p. 29). Au terme de ce chapitre, l’auteur présente ses quatre hypothèses de recherche, qui ont été formulées à partir d’autant de concepts : contrainte institutionnelle, traditions étatiques, légitimation politique et normalisation linguistique. Depuis ses quatre hypothèses, l’auteur se penche sur les relations conflictuelles existant entre l’État et les minorités citées précédemment. La méthodologie de Carbonneau est constituée de diverses sources : enquêtes de terrain dans les deux États en question, consultations des résultats de recensements et d’enquêtes linguistiques et entretiens semi-directifs avec 37 spécialistes des questions linguistiques en Lusace ainsi que dans les pays catalans.

Dès les deuxième et troisième chapitres, La résilience sorabe face à la construction de l’État-nation allemand (p. 79-131) et l’État espagnol et les pays catalans (p. 133-184), l’auteur entre dans le vif du sujet en présentant de façon détaillée la Lusace et les pays catalans, ses deux terrains de recherche, sous un regard historique, linguistique, démographique, voire politique. L’Allemagne et l’Espagne, dit-il, possèdent « deux traditions étatiques antagonistes » (p. 134). Ces chapitres proposent une revue panoramique des Sorabes et des catalanophones. Les premiers se subdivisent en deux groupes linguistiques : les Sorabes de Haute-Lusace en Saxe, qui sont influencés par la langue tchèque, et les Sorabes de Basse-Lusace, qui sont influencés par le polonais. Si les Sorabes « représentent la seule minorité slave ayant survécu au processus d’unification politique de l’Allemagne » (p. 81), explique l’auteur, ils sont très minoritaires non seulement par rapport à la grande population allemande, mais aussi par rapport à la population totale de la Lusace.

Ces deux minorités étudiées par Carbonneau diffèrent de plusieurs façons. Contrairement au sorabe en Allemagne, « le mot catalan est un terme équivoque en Espagne » (p. 134). Selon l’auteur, les attributs catalan et catalanophone en Espagne ne se superposent pas comme c’est le cas de sorabe et sorabophone en Allemagne. Non seulement les pays catalans connaissent des particularités territoriales et linguistiques, mais ils sont aussi très controversés sur le plan politique. De nombreux Catalans se veulent des citoyens à part entière. Ce qui rend difficile la tâche pour faire du catalan la langue publique commune et pour rapprocher catalanophones et catalans.

En dépit de toutes les particularités que connaissent la Lusace et les pays catalans, l’auteur précise que la tradition étatique de l’Allemagne et celle de l’Espagne se maintiennent. Si en Lusace cette tradition « se caractérise essentiellement par son monisme national » (p. 131), dans les pays catalans « la tradition espagnole se caractérise par un rapport dialectique depuis la reconquête de la péninsule Ibérique » (p. 182).

Dans les quatrième et cinquième chapitres, les derniers de cet ouvrage, l’auteur porte un éclairage sur la légitimation politique récente des Sorabes en Allemagne, depuis 1990, et des Catalans en Espagne, depuis 1978. Il met en relief le comportement des autorités allemandes et espagnoles à l’égard de ces deux minorités. Ainsi, au terme de ces deux chapitres, l’auteur s’appuie sur la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (CELRM), que l’Allemagne et l’Espagne ont ratifiée respectivement en 1999 et 2001, pour montrer qu’il y a une insuffisance dans la politique linguistique à l’égard du sorabe et du catalan dans ces grands États européens.

Si les Sorabes ont connu leur légitimation politique depuis 1990 et qu’ils peuvent utiliser leur langue comme bon leur semble même dans les tribunaux, l’auteur a toutefois montré, par l’entremise des personnes enquêtées, qu’ils étaient exposés à beaucoup de difficultés face au fédéralisme allemand. Quant au catalan, effectivement depuis 1978 il a acquis sa légitimation territoriale, cependant l’auteur précise que l’Espagne a toujours été connue constitutionnellement comme une unité indissoluble, voire une patrie commune et indivisible. Selon lui, non seulement « [l]a relation entre l’Espagne et la Catalogne est entrée dans une période critique en 2010 […] » (p. 346), mais aussi le castillan est toujours imposé dans les pays catalans par les autorités espagnoles.

Je pense que cette contribution de Carbonneau s’avère nécessaire dans le champ des sciences humaines et sociales. L’un des points forts de cet ouvrage est son cadre méthodologique. Non seulement l’auteur présente une très bonne combinaison de différentes sources primaires et secondaires, mais aussi il a réalisé un travail de terrain lui permettant de connaitre en profondeur les dimensions politique, démographique, linguistique et sociologique des deux minorités.

Cet ouvrage représente un grand apport à la sociolinguistique, à l’histoire comme à la science politique. Cette dernière en particulier. D’ailleurs, Carbonneau précise que « [l]a science politique est tout aussi silencieuse sur la relation entre le fédéralisme allemand et les minorités linguistiques/nationales » (p. 7). En somme, à travers ce livre, l’auteur montre clairement que quand les groupes linguistiques ont des relations de pouvoir inégales, cela ouvre la voie à l’érosion des langues. En ce sens, les langues minoritaires sont toujours le dindon de la farce.