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Annette Boudreau est une référence incontournable dans le monde de la recherche sur l’insécurité linguistique dans la francophonie. Dans son plus récent ouvrage où s’entremêlent témoignages personnels et constats de recherche, la sociolinguiste examine des textes publiés entre 1867 et 1970 dans deux journaux acadiens : Le Moniteur acadien et L’Évangéline. Ces textes portent sur les sentiments de honte et d’insécurité face à la langue vécus par les Acadiens et Acadiennes. L’objectif de l’auteure est de mieux comprendre « les mécanismes historiques et sociaux à l’oeuvre pour expliquer certaines idéologies qui ont eu cours dans l’histoire et qui ont eu pour effet de catégoriser les gens selon qu’ils parlent bien ou qu’ils parlent mal » (p. 10). C’est une véritable archéologie du silence qu’entreprend l’auteure, et qui de mieux qu’elle, issue du milieu dont elle parle, pour le faire. 

Les recherches de Boudreau, à ce jour, ont permis de constater à quel point les Acadiens et Acadiennes portent un jugement sévère sur leurs pratiques langagières comportant souvent des traces d’anglais et d’archaïsmes (Boudreau, 1991; 1993; 1994; 2005; 2009; 2010, 2013; 2015; 2016; 2017l; 2019). Ce sentiment de dévalorisation, infligé tant par eux-mêmes que par les représentants de la norme, pousse souvent les Acadiens et Acadiennes à se taire ou à se tourner vers la langue dominante, en l’occurrence, l’anglais. 

Le passage suivant représente en quelque sorte le coeur du livre par sa façon de résumer cette dynamique des plus complexes :

L’idée d’un français parlé calqué sur un modèle uniforme ne pouvait que créer des malaises chez les francophones vivant en Acadie, tiraillée entre leurs pratiques réelles — marquées par leurs contacts avec les anglophones —, les discours sur le bilinguisme — qui tantôt vantaient les mérites de connaître deux langues, tantôt fustigeait ce même bilinguisme responsable de l’état « lamentable » du français —, et les discours sur la langue française, tenue pour la plus belle, la plus noble et le joyau du patrimoine des Acadiennes et des Acadiens.

p. 129

Annette Boudreau divise son livre en cinq chapitres, chacun dédié à une période temporelle.

1867-1910

Les textes de Pascal Poirier, premier sénateur acadien, constituent les premiers articles repérés portant explicitement sur la langue acadienne dans le journal Le Moniteur acadien en 1870. Dans ses textes, du haut de ses 18 ans, il aborde la différence entre les variétés de français parlé au Canada et en France, les hiérarchisant du même coup, réflexe que prendront plusieurs Acadiens et Acadiennes au cours des décennies suivantes. L’idée selon laquelle les Français de France sont les représentants légitimes de la norme linguistique est très répandue même si l’authenticité du parler acadien commence très timidement à faire son chemin.

1910-1950

Les années 1910-1950 sont caractérisées par l’urbanisation au Canada et concordent avec une volonté grandissante d’uniformiser le français au pays. Des traces de ce mouvement se manifestent en Acadie et prennent la forme, notamment, de chroniques de langue, comme celles publiées dans L’Évangéline et intitulées « Corrigeons-nous ». Ces textes comportaient des mots à corriger, des anglicismes à éviter et des commentaires négatifs sur les usages en cours. Pour les Acadiens et Acadiennes, cette période est synonyme de double honte. S’il y a stigmatisation des parlers ruraux, la stigmatisation du français urbain, notamment à Moncton, ville natale de l’auteure, est tout autant présente. Les villes, centres d’activités politiques et économiques auxquelles participent des Acadiens et Acadiennes, sont aussi des lieux dominés par la population anglophone, donc à fort risque d’assimilation. Le contact avec l’anglais est découragé par l’élite, mais presque impossible à éviter. 

1950-1960

Les discours négatifs sur le mélange des deux langues vont s’accentuer avec l’émergence des discussions sur le bilinguisme entre 1950 et 1960. Alors qu’une portion de la population acadienne manifeste dans certains articles de journaux un désir d’étendre le français dans l’espace public, une autre craint les effets dévastateurs du bilinguisme. Mais, ultimement, deux éléments ressortent de la majorité des publications durant les années précédant l’adoption des Lois sur les langues officielles (LLO) en 1969 : d’une part, que les francophones doivent maitriser leur langue avant d’en apprendre une autre et, d’autre part, que le bilinguisme doit être pratiqué par l’élite des deux communautés linguistiques. Entre-temps, c’est au son radiophonique de l’émission Parlons mieux diffusée sur les ondes de Radio-Canada Atlantique que les élèves francophones du Nouveau-Brunswick sont conviés à ne pas négliger leur langue, à connaître beaucoup de bons mots français à prononcer « lundi » et non « lindi ».

La décennie de 1950 à 1960 est marquée par un événement clé : l’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, communément appelée la Commission Laurendeau-Dunton, en 1963. Celle-ci a été mise en place pour examiner les relations entre les francophones et les anglophones et pour formuler des recommandations sur la manière de promouvoir le bilinguisme et le biculturalisme dans l’ensemble du pays. Elle a contribué à attirer l’attention sur les inégalités qui existaient entre les francophones et les anglophones au Canada, en particulier dans les domaines de l’emploi, de l’éducation et de la représentation politique. En mettant en évidence ces inégalités, la Commission a aidé à stimuler le mouvement pour les droits linguistiques et culturels des francophones. La sociolinguiste analyse le journal qu’a tenu l’un des commissaires, André Laurendeau, lors de son passage à Moncton (qui a été publié en livre en 1990). Après s’être entretenu avec des Acadiens, il constate, entre autres, ce silence chez eux, qui « est le silence de celui qui se sait jugé d’avance et qui craint de consolider le verdict voulant qu’il soit un bâtard linguistique, n’ayant aucune langue », explique Boudreau (p. 147).

La fin des années 1960 

Au chapitre 4, la chercheuse démontre en quoi les textes publiés vers la fin des années 1960 sont de plus en plus nombreux à revendiquer haut et fort le statut du français dans l’espace public, l’affichage commercial et la légitimité des francophones. Ces prises de parole s’insèrent dans une conjoncture sociopolitique et économique en transformation; un appel à la modernité qui se traduit en Acadie par le rejet de la bonne entente qu’entretiennent les Acadiens et les Acadiennes depuis des décennies avec les anglophones dominants.

Un mouvement de révolte s’amorce. On peut penser à la marche organisée à l’hôtel de ville de Moncton par des étudiants et étudiantes de l’Université de Moncton afin de réclamer plus de services francophones. L’événement, qui a fait l’objet du documentaire L’Acadie, l’Acadie?!?, expose le climat linguistique tendu de l’époque et le caractère intimidateur du maire anglophone Leonard Jones et des membres du conseil municipal. Et si en 1969 les LLO sont officiellement votées au Canada et au Nouveau-Brunswick, ce qui représente en soi une grande victoire pour les Acadiens et Acadiennes, en pratique, la bataille est loin d’être terminée. Effectivement, comme l’explique la sociolinguiste, l’anglais domine toujours dans l’espace public : dans l’affichage, dans les usages, dans les milieux de travail, etc. Conséquemment, les Acadiens et Acadiennes se font de plus en plus insistants : ils réclament des espaces unilingues francophones pour remplacer les espaces unilingues anglophones ou bilingues dominés par l’anglais. 

Après les années 1970

Boudreau entreprend le chapitre final de son livre à travers le prisme de ses expériences dans les années 1970. Lors d’un séjour d’études en France, elle prend conscience de sa différence : « Je n’avais ni la bonne prononciation ni les termes qu’il fallait pour faire des courses, demander un renseignement ou encore régler des questions administratives […]. J’étais une bâtarde linguistique. Je ne savais plus parler et c’était d’autant plus humiliant qu’au Canada j’avais toujours eu de bons résultats en français, à l’école, à l’université » (p. 181). Elle se remémore son silence. Pendant cette période, une vague de changements déferle sur sa région natale. Trois événements marquent une rupture avec l’idéologie d’un français unique : la diffusion des documentaires L’éloge du chiac et L’Acadie, l’Acadie?!? et la publication de la pièce de théâtre La Sagouine. Ces oeuvres cinématographiques et théâtrale exposent le parler acadien avec fierté et « brise le consensus latent qui régnait sur la langue acadienne et son statut » (p. 191).

Critique

Annette Boudreau suscite une profonde admiration tant elle se distingue par son impressionnant acquis de connaissances sur le sujet de l’insécurité linguistique qu’elle étudie avec passion depuis plus de trente ans. À travers une approche interdisciplinaire, l’auteure explore les dynamiques complexes du rapport des Acadiens et Acadiennes à leur langue. Le livre est richement documenté et comporte de nombreuses références à des sources primaires, notamment des journaux, des archives gouvernementales et des documents de témoignages oraux. Ces sources permettent à Boudreau de présenter des récits poignants et des anecdotes qui illustrent le climat de l’époque. Elle réussit à captiver son lecteur par sa plume claire et accessible, tout en abordant des concepts théoriques complexes. L’ouvrage pose un regard éclairant sur le phénomène de l’insécurité linguistique. Bien qu’il ait évolué au fil des ans, il demeure une préoccupation de tous les jours pour les communautés francophones vivant en milieu minoritaire. L’opposition entre ceux qui prônent le bon parler et ceux qui encouragent l’éclatement, l’authenticité des dialectes est encore présente. On l’a d’ailleurs constaté dans la polémique entourant le slogan des Jeux de la Francophonie canadienne de 2017, #RightFiers, qui a fait réagir et débattre. Pour sa part, l’affichage bilingue, après plus de 50 ans d’existence des LLO, fait encore l’objet de débat (Radio-Canada, 2019). 

Enfin, l’ouvrage nous offre une perspective historique unique pour mieux comprendre une partie du parcours qui a conduit les Acadiens et Acadiennes vers ce sentiment d’insécurité linguistique. Nous comprenons mieux, au terme de la lecture, les causes et les conséquences de ce phénomène sur les locuteurs. L’analyse des articles de presse par la chercheuse permet de voir qui a eu le courage de prendre la parole. Mais, pour aller plus loin, il serait intéressant de se pencher sur ce qui n’a pas été dit durant cette période. Qui a souhaité s’exprimer, mais s’est abstenu, par honte? Quels auraient été les propos tenus?