Corps de l’article
Dans Le piège des langues officielles. Québec et minorités linguistiques francophones dos à dos, Éric Poirier soulève les problèmes inhérents au système des droits linguistiques constitutionnels au Canada dans sa forme et son application, ainsi que ses répercussions sur la francophonie canadienne. D’entrée de jeu, l’auteur évoque les tensions qui persistent au sein de la francophonie canadienne – Québec et les minorités francophones – et attribue cette situation à deux faits ancrés dans l’histoire politique et juridique du Canada. Il y a, d’une part, la politique linguistique canadienne dont les racines remontent à la Loi constitutionnelle 1867 conçue à l’époque pour répondre au besoin d’unifier la nation naissante et reposant sur la réciprocité de garanties pour l’anglais au Québec et le français à Ottawa. Cette politique linguistique trouvera sa pleine expression environ un siècle plus tard dans le projet de langues officielles du Premier ministre Pierre Elliott Trudeau qui, face au mouvement sécessionniste québécois des années 1960, met sur pied une série de réformes visant à renforcer la fédération canadienne et à déjouer les stratégies indépendantistes québécoises. Cela inclut le bilinguisme fédéral, le rapatriement de la Constitution, ainsi que l’adoption de la Charte des droits et libertés dont l’article 23 reconnaît le droit à l’instruction dans la langue des minorités francophones et anglophones. Selon l’auteur, l’adoption de la Loi sur les langues officielles (LLO) en 1969 constitue le noyau de l’intention législative en matière de langues officielles au Canada, puisque les événements et les décisions qui s’ensuivent « ramène[nt] irrémédiablement à l’intention d’ériger un régime symétrique, où les langues française et anglaise, où les minorités francophones et la communauté anglo-québécoise, se voient octroyer des droits réciproques (là où ils s’appliquent) » (p. 46). Ces réformes présagent également deux majorités (la province du Québec et les autres provinces) et deux minorités officielles (les minorités francophones hors Québec et anglophones au Québec). Or, cette politique linguistique fédérale qui, selon Poirier, semble avoir été conçue pour procurer au gouvernement fédéral une certaine loyauté de la part des minorités francophones en vue de la répression du projet nationaliste du Québec, constitue en soi un véritable « piège » pour la francophonie canadienne. Elle provoque des tensions entre le Québec qui se doit de protéger sa souveraineté ainsi que son projet de constituer un État français, et les minorités francophones officielles qui luttent pour renforcer leurs droits d’expression et d’éducation. Car « toute avancée pour les droits du français hors Québec vient avec pour contrepartie une avancée réciproque pour l’autre minorité officielle et les droits de la langue anglaise au Québec » (p. 48). D’autre part, l’auteur évoque la « perfidie » des juges, particulièrement ceux de la Cour suprême du Canada qui, malgré leur liberté, ont construit la jurisprudence canadienne en matière des droits linguistiques autour de l’intention législative sur les langues officielles pour asseoir leur pouvoir et l’autorité de l’institution judiciaire.
Partant de la thèse selon laquelle « l’édifice des langues officielles au Canada tient à un deal; sans symétrie, sans réciprocité, toute sa construction s’effondre » (p. 49), l’auteur s’applique à démontrer dans les vingt chapitres du livre comment le pouvoir judiciaire s’est donné l’intention législative sur les langues officielles comme cadre d’interprétation des droits linguistiques, en s’appuyant sur trente-sept décisions judiciaires (1891-2020) qui portent sur les obligations de bilinguisme législatif et le droit à l’instruction dans la langue de la minorité, ainsi que sur la théorie des contraintes juridiques.
Du fait qu’il se fonde sur l’histoire législative et juridique des droits linguistiques au Canada et qu’il s’appuie sur la littérature existante, le texte de Poirier démontre avec conviction que la jurisprudence canadienne fait état d’une interprétation symétrique des droits linguistiques, offrant ainsi une importante contribution à la compréhension des droits linguistiques au Canada, et apporte du même fait des éclaircissements aux courants de pensée qui existent sur le sujet. En outre, l’auteur propose une solution pratique et durable à la séparation « programmée » entre le Québec et la francophonie hors Québec. Il invite d’un côté les juges qu’il considère comme « les vrais législateurs » à reconnaître que la politique linguistique canadienne repose sur le mythe de l’égalité des langues officielles et milite en faveur de l’application asymétrique des droits linguistiques comme le seul moyen de réconcilier la francophonie canadienne. De l’autre côté, il encourage le rapprochement des diverses communautés francophones, en vue de la défense de la francophonie canadienne. La révision de la LLO en cours offrirait-elle un cadre pour revoir les bases de la politique linguistique canadienne? Bref, Le piège des langues officielles apporte une contribution significative à l’étude juridique des droits linguistiques au Canada, mais constitue aussi une excellente ressource pour une meilleure compréhension des événements historiques qui ont influencé la conception de la politique linguistique canadienne.