Corps de l’article

Introduction

Les articles 16 à 23 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte ou Charte canadienne) confèrent plusieurs droits linguistiques fondés sur un principe d’égalité entre le français et l’anglais[1]. Cette liste ne se veut toutefois pas exhaustive, car le paragraphe 16(3) prévoit que la Charte « ne limite pas le pouvoir du Parlement et des législatures de favoriser la progression vers l’égalité de statut ou d’usage du français et de l’anglais ». Le législateur est donc libre de procéder à la création de droits linguistiques additionnels, ceux conférés par les articles 16 à 23 n’étant qu’un minimum et non un maximum[2]. L’effet du paragraphe 16(3) s’étend cependant au-delà d’une simple habilitation. Selon la jurisprudence, toute loi visant à favoriser la progression vers l’égalité du français et de l’anglais est à l’abri d’une contestation judiciaire fondée sur les autres droits conférés par la Charte, notamment le droit à la liberté d’expression ou le droit à l’égalité[3]. De plus, toute disposition législative relevant du paragraphe 16(3) s’interprète en fonction des mêmes principes que les droits linguistiques conférés par la Charte[4]. Cette jurisprudence a eu pour effet de fondre en un seul système conceptuel toutes les dispositions législatives et constitutionnelles se rapportant à l’égalité de l’anglais et du français, malgré leurs origines disparates[5].

Au fil des ans, la majorité des lois fédérales, provinciales et territoriales visant à protéger le français et les communautés francophones ont été reconnues comme relevant du paragraphe 16(3) de la Charte, notamment la Loi sur les langues officielles fédérale (LLO)[6], la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick[7] et la Loi sur les services en français de l’Ontario (LSF)[8]. Il existe toutefois une exception importante, soit la Charte de la langue française (CLF)[9]. Le statut de cette dernière demeure toujours incertain, et ce, malgré son importance évidente pour la protection du français au Canada.

À première vue, l’idée de classifier une loi qui cherche à protéger uniquement (ou du moins principalement[10]) le français comme visant à faire « progresser l’égalité » entre cette langue et l’anglais peut sembler surprenante. Toutefois, la LSF, qui confère exclusivement des droits au français, a été jugée comme relevant du paragraphe 16(3) de la Charte, car elle a pour objet « de protéger la minorité francophone en Ontario » et « de faire progresser le français et de favoriser son égalité avec l’anglais »[11]. En effet, le paragraphe 16(3) repose sur un principe d’égalité « réelle » ou « effective » et cautionne donc l’adoption d’une approche asymétrique lorsque les deux langues se trouvent dans des situations différentes[12]. En principe, il serait alors tout à fait cohérent de conclure que la CLF possède le même statut que la LSF, son objet premier étant de protéger la langue française, langue minoritaire à l’échelle canadienne et nord-américaine, ainsi que de remédier aux nombreuses inégalités entre francophones et anglophones. Ces dernières ont, entre autres, été relevées par la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau-Dunton) et la Commission d’enquête sur la situation de la langue française (Commission Gendron)[13].

De fait, la Cour d’appel du Québec a déjà statué que l’adoption de l’article 58 de la CLF (qui exige que le français soit « nettement prédominant » dans l’affichage commercial) découle du pouvoir conféré par le paragraphe 16(3) de la Charte[14]. Toutefois, les motifs à l’appui de cette conclusion, qui porte d’ailleurs sur une seule disposition, sont des plus brefs. De façon générale, le rapport entre la CLF et les principes d’interprétation applicables aux droits linguistiques conférés par la Charte — qui devraient s’appliquer si la CLF relève du paragraphe 16(3) — a rarement été soulevé devant les tribunaux, et il ne se dégage aucun consensus de la jurisprudence à cet égard[15]. La doctrine, pour sa part, a très peu étudié la question, du moins directement. Parmi les auteurs s’y étant intéressés, les avis sont partagés : certains proposent que la CLF pourrait être qualifiée de loi visant à faire progresser l’égalité au sens du paragraphe 16(3)[16], alors que d’autres prétendent qu’il y aurait un décalage important entre la Charte canadienne et la CLF sur le plan conceptuel. Selon Michel Bastarache, par exemple, la CLF ne confère pas des « droits linguistiques » au sens de la Charte canadienne, car elle n’accorde aucune reconnaissance particulière à la langue anglaise[17]. Bien que la CLF reconnaisse certains droits à la minorité anglophone, ceux-ci découleraient d’un principe général de non-discrimination plutôt que de l’attribution d’un statut particulier à l’anglais[18]. Il faudrait donc distinguer entre le cadre conceptuel de la CLF et celui du principe d’égalité linguistique reconnu au paragraphe 16(3) de la Charte canadienne, ce dernier allant au-delà d’un simple principe de non-discrimination et visant plutôt à reconnaître un statut particulier aux deux langues concernées[19].

De nombreux travaux abondent dans le même sens sans soulever explicitement la question du rapport avec le paragraphe 16(3). Benoît Pelletier, par exemple, soutient que la CLF « ne doit pas être envisagée comme une simple composante du bilinguisme canadien, ni d’ailleurs comme son prolongement dans les matières relevant de la compétence du Québec, mais plutôt comme [l’expression de l’]identité nationale » québécoise[20]. D’autres vont encore plus loin. Selon une hypothèse très répandue, il y aurait non seulement un décalage, mais en fait une incompatibilité structurelle fondamentale entre la CLF et la Charte canadienne, puisqu’elles reposeraient sur des modèles de politique linguistique différents, voire antinomiques. Ainsi, le politologue Michael MacMillan soutient que la politique linguistique de la Charte canadienne et celle de la CLF reposent sur des principes « fondamentalement différents »[21]. Celle de la Charte canadienne « repose sur trois piliers : l’égalité, les droits linguistiques individuels et le principe de personnalité »[22], alors que la CLF emploie un modèle « territorial » et repose sur des « droits collectifs »[23]. Le philosophe Michel Seymour prétend qu’il y aurait des « contradictions structurelles » entre les politiques « canadiennes » et « québécoises » qui « viennent en grande partie du fait que le Canada applique un modèle institutionnel et individualiste, alors que le Québec cherche à appliquer un modèle territorial et communautaire »[24]. Par conséquent, pour lui, « les politiques linguistiques québécoises sont contraires à l’esprit qui anime la Charte [...] canadienne et la politique de bilinguisme canadien »[25]. La constitutionnaliste Eugénie Brouillet émet un constat semblable : « de nombreuses dispositions de la Charte de la langue française [...] ont été déclarées inconstitutionnelles »[26] parce que la Charte viserait à donner au Canada un caractère « libéral républicain »[27], cette dernière étant fondée sur une « conception libérale individualiste des droits et libertés »[28]. Il en va de même pour le constitutionnaliste Henri Brun, selon qui les dispositions de la Charte canadienne relatives à la langue d’instruction (une « intrusion canadienne ») « n’[ont] eu pour le Québec que des effets affligeants »[29]. Selon lui, il serait devenu « diffic[ile] de protéger et promouvoir une langue française majoritaire au Québec face à des droits individuels et minoritaires exacerbés, rendus prioritaires par la Constitution du Canada », vu que la Charte canadienne et le principe du multiculturalisme, « tels qu’interprétés par la Cour suprême du Canada, projettent constamment à cet égard une ombre menaçante »[30]. Pour le politologue Guy Laforest, le but principal (le « centre névralgique ») de la Charte canadienne était, au moment de son adoption, d’« attaquer la politique [linguistique] québécoise fondée sur le principe de la territorialité »[31]. On pourrait ajouter d’autres exemples[32].

Cette question, qui a suscité énormément d’intérêt au cours des années 1980 et 1990, se trouve de nouveau à l’ordre du jour, et ce, pour deux raisons principales. Premièrement, dans le cadre de la modernisation de la Loi sur les langues officielles fédérale, plusieurs intervenants ont proposé que le Parlement assujettisse les entreprises de juridiction fédérale situées au Québec à la CLF afin de contribuer davantage à l’épanouissement du français dans cette province[33]. Sans aller aussi loin, la Loi visant l’égalité réelle entre les langues officielles du Canada, adoptée en 2023, et qui effectue une réforme majeure de la LLO, reprend plusieurs éléments de ce discours[34]. Elle accorde notamment aux employés des entreprises de juridiction fédérale le droit de travailler en français, et met en place un régime d’exception permettant aux entreprises de choisir de se placer sous le régime de la CLF plutôt que celui de la LLO[35]. De telles modifications, qui témoignent d’une approche asymétrique vis-à-vis chaque langue officielle, soulèvent directement la question de la compatibilité du modèle d’aménagement linguistique qu’incarne la CLF avec l’article 16 de la Charte canadienne. Deuxièmement, l’Assemblée nationale a tout récemment adopté des modifications importantes à la CLF[36], ce qui n’a pas manqué de renouveler les débats sur la légitimité et les fondements de cette dernière.

Inspiré par la conjoncture actuelle, nous souhaitons analyser plus avant le rapport entre la CLF et le principe d’égalité linguistique consacré par la Charte canadienne. Plus particulièrement, nous souhaitons analyser l’« hypothèse de l’incompatibilité structurelle » (HIS) décrite ci-dessus afin d’en vérifier le bien-fondé. Si elle s’avérait exacte, une telle hypothèse militerait avec force contre l’idée selon laquelle on puisse qualifier la CLF de loi visant à faire progresser l’égalité linguistique au sens de la Charte. Il faudrait plutôt conclure que la CLF et la Charte habitent des univers conceptuels irréconciliables. L’HIS mérite donc d’être étudiée en détail.

Cela dit, il faut souligner d’entrée de jeu que les écrits que nous avons cités ci-dessus proviennent d’horizons disciplinaires divers et que le raisonnement sur lequel ils s’appuient n’est pas identique en tous points. Il est donc essentiel de préciser davantage l’hypothèse qui fera l’objet de notre analyse. À notre avis, il se dégage des travaux susmentionnés une hypothèse commune qui se résume aux prémisses suivantes :

  1. Le « Québec » et le « Canada » ont adopté des politiques linguistiques différentes, incarnées par la CLF et la Charte canadienne, respectivement.

  2. Le modèle « québécois » est fondé sur un principe de « territorialité » qui incarne une approche « interculturaliste » et qui reconnaît des droits collectifs/communautaires.

  3. Le modèle « canadien » est fondé sur un principe de « personnalité » qui incarne une approche « multiculturaliste » et qui reconnaît des droits individuels.

  4. Il s’ensuit des points 2 et 3 qu’il y a incompatibilité et/ou antinomie entre les modèles « québécois » et « canadien ».

  5. La présence d’une antinomie est confirmée par la jurisprudence, puisque diverses dispositions de la CLF ont été déclarées inopérantes en raison de leurs conflits avec la Charte canadienne.

Les travaux en question ne s’appuient pas toujours sur la totalité des points susmentionnés, et chaque auteur présente ces idées de façon quelque peu différente. Néanmoins, cette liste, qui se veut un idéaltype, parvient à réunir les principaux éléments évoqués à l’appui de l’idée qu’il y aurait une discordance importante entre les régimes linguistiques découlant de la Charte et de la CLF. Il s’agit donc d’un point de départ utile.

Or, comme nous l’expliquerons dans les pages qui suivent, l’HIS comporte de nombreux défauts et devrait être rejetée; à tout le moins, elle ne saurait être retenue pour répondre à la question qui nous intéresse. Notre conclusion tient à trois raisons principales. Premièrement, l’on ne peut, comme le font les tenants de l’HIS, structurer l’analyse en fonction d’une comparaison entre des gestes posés par le « Canada » et le « Québec ». Cette façon d’aborder la question fausse l’analyse, car elle occulte la pleine étendue du modèle « canadien » — notamment le fait que le régime « québécois » s’inscrit dans le cadre de celui-ci — et débouche sur une conception manifestement inexacte de la structure et des principes de base du modèle « canadien » [partie I]. Deuxièmement, l’idée selon laquelle les régimes linguistiques de la Charte canadienne et de la CLF seraient fondés sur des principes structurels discordants, voire antinomiques, repose sur trois fausses dichotomies : personnalité c. territorialité, multiculturalisme c. interculturalisme, droits individuels c. droits collectifs. De telles grilles d’analyse ne permettent pas de conclure qu’il y aurait antinomie entre la CLF et la Charte canadienne sur le plan juridique [partie II]. Troisièmement, les conflits entre la CLF et la Charte canadienne relevés par la jurisprudence ne démontrent aucunement qu’il y aurait une incompatibilité fondamentale entre elles au niveau de leurs « modèles » de politique linguistique [partie III]. Au contraire, la jurisprudence indique plutôt qu’il y a de nombreux chevauchements entre ces modèles sur le plan conceptuel et qu’ils sont susceptibles d’être interprétés de façon harmonieuse.

Évidemment, il se trouve en arrière-plan de ce débat un conflit politique durable marqué par des idéologies nationalistes divergentes. Les tenants de l’HIS associent la CLF et la Charte canadienne à des idéologies différentes et présument que les discordances entre celles-ci démontrent l’incompatibilité de celles-là. Toutefois, l’existence de ce clivage sociopolitique n’est d’aucune importance pour ce qui est de la question qui nous intéresse [partie IV]. L’état du droit à l’heure actuelle porte à croire que la CLF pourrait être considérée comme relevant du paragraphe 16(3) de la Charte, et ce, peu importe la charge symbolique que lui attribue une idéologie nationaliste (canadienne ou québécoise) particulière. Cela dit, plusieurs aspects du principe d’égalité linguistique demeurent flous, et son application précise dans le cas de la CLF appelle une analyse plus approfondie que ne peut offrir le présent article.

I. Définition des modèles « canadien » et « québécois » : considérations méthodologiques

Les écrits qui épousent une forme ou l’autre de l’hypothèse de l’incompatibilité structurelle ont tendance à présenter l’objet d’étude sous le jour d’une opposition entre un modèle « canadien », qui émane du « Canada », incarné par la Charte canadienne, et un modèle « québécois », qui émane du « Québec », incarné par la CLF. Par exemple, Michel Seymour prétend qu’il y aurait des « contradictions structurelles » entre les politiques « canadiennes » et « québécoises » qui « viennent en grande partie du fait que le Canada applique un modèle institutionnel et individualiste, alors que le Québec cherche à appliquer un modèle territorial et communautaire »[37]. Or, l’emploi des termes « Canada/canadien » et « Québec/québécois » pour encadrer l’analyse des rapports entre la CLF et la Charte canadienne fausse considérablement le débat. Bien qu’un tel usage se comprenne dans une certaine mesure — on emploie parfois les termes « Canada/canadien » pour désigner le droit constitutionnel (et donc la Charte) et les termes « Québec/québécois » pour désigner le droit provincial québécois (et donc la CLF) — leur emploi dans ce contexte porte à confusion et doit être évité.

Il y a trois entités distinctes dont il faut tenir compte dans le cadre d’une telle discussion : (1) l’État canadien dans sa totalité (c’est-à-dire au sens du droit international), ce qui inclut les provinces et les territoires, ainsi que toute autre entité exerçant un pouvoir gouvernemental (ci-après « l’État canadien »); (2) l’État fédéral au sens strict (l’entité juridique ayant son siège à Ottawa), parfois désigné par le terme « Canada » dans les lois constitutionnelles (ci-après « l’État fédéral »); et (3) l’État provincial désigné par le terme « Québec » (ci-après « l’État québécois »). Présenter l’objet d’étude sous la forme d’une dichotomie Canada/Québec a pour effet de gommer la distinction entre les éléments (1) et (2), ainsi que les liens entre les éléments (1) et (3); il en résulte une analyse confuse au point d’être trompeuse. Par exemple, si par « Canada » on entend l’élément (1) (l’État canadien), l’idée qu’il pourrait y avoir antinomie entre le droit « canadien » et le droit « québécois » est absurde, ce dernier étant tout simplement une composante du premier. De même, il est inexact de désigner le droit constitutionnel comme émanant du « Canada » pour ensuite le dresser en opposition au droit « québécois ». Le droit constitutionnel « canadien », y compris la Charte, fait partie du droit « québécois », car il s’applique à l’État et au territoire québécois.

Il ne s’agit pas d’une question banale de nomenclature. L’emploi des termes « canadien » et « québécois » pour désigner ce qui est en réalité deux aspects différents du droit « québécois » (c’est-à-dire du droit applicable à l’État québécois) et/ou « canadien » (c’est-à-dire du droit de l’État canadien dans sa totalité) détourne subtilement l’analyse. En effet, il porte à croire que nous sommes appelés à comparer deux systèmes normatifs parfaitement distincts adoptés par des entités pleinement autonomes, alors qu’on se trouve plutôt devant deux éléments imbriqués d’un seul système juridique fédéralisé. Le modèle « canadien » au sens propre — c’est-à-dire le modèle qui se dégage de la totalité du droit « canadien », au sens du droit international — ne se résume pas à la Charte. Il comprend également la constitution fédérative, dont un des objectifs principaux (une des « lignes de force »[38]) était la création du Québec en tant qu’État autonome disposant d’un large éventail de pouvoirs législatifs, y compris le pouvoir de réglementer toute question linguistique relevant de ses champs de compétence[39]. D’un point de vue juridique, il est donc manifestement faux que le « Canada » appliquerait « un modèle institutionnel et individualiste », et qu’il serait « réfractaire » à l’adoption d’un modèle comme celui de la CLF, comme le veut Seymour[40]. Le « Canada » s’est justement doté d’un régime fédératif qui confère au Québec le droit de choisir un tel modèle dans ses champs de compétence[41].

La tendance à vouloir envisager les rapports entre la CLF et la Charte de cette façon s’explique sans doute par le fait que l’État provincial québécois n’a pas appuyé la résolution par laquelle la Loi constitutionnelle de 1982 a vu le jour, ce qui, selon plusieurs, mine la légitimité de cette dernière. De ce point de vue, la Charte serait le fait du « Canada » (lire : Canada anglais), agissant sous le leadership de l’État fédéral, et non du « Québec ». Chez certains auteurs, cette dichotomisation du phénomène à l’étude, qui repose sur une grille d’analyse purement politique et non juridique, est accompagnée d’une lecture conflictuelle du rapport entre la CLF et la Charte canadienne, lecture qui traduit une certaine méfiance vis-à-vis tout élément associé au système fédéral. La politique linguistique « québécoise », légitime, est présentée comme étant bafouée ou contrariée par une politique fédérale illégitime, et dont l’illégitimité se constate du seul fait qu’elle n’émane pas de l’État québécois.

Les écrits de Seymour sont emblématiques à cet égard. Par exemple, il prétend que

[l]a politique du français comme langue officielle est contrariée de multiples façons par l’État fédéral canadien. Concrètement, le caractère officiel du français a été contredit par les tribunaux deux ans après sa mise en application, en s’inspirant de l’article 133 de la Constitution de 1867[42].

Ainsi, Seymour attribue l’invalidité juridique de la politique du « français comme langue officielle » incarnée par la CLF — qui était plutôt une politique d’unilinguisme législatif et judiciaire[43] — à l’« État fédéral canadien », alors qu’elle découle en réalité d’une incompatibilité entre la CLF et la constitution québécoise, telle que définie par la Loi constitutionnelle de 1867 (LC 1867)[44]. Seymour envisage donc la constitution fédérative comme s’il s’agissait d’un élément extrinsèque au Québec, et semble en déduire qu’elle serait, par le fait même, d’une légitimité douteuse.

En effet, Seymour conteste la légitimité de toute limite à la souveraineté de l’Assemblée nationale en matière linguistique. Par exemple, il prétend que « [l]e caractère officiel du français est également mis à mal par la politique des langues officielles qui met sur un pied d’égalité les deux langues, le français et l’anglais, dans les institutions fédérales sur le territoire du Québec »[45]. Pour Seymour (et d’autres[46]), il ne peut y avoir qu’une politique linguistique légitime, celle définie par l’État provincial québécois, et ce, même en ce qui concerne les institutions fédérales. L’idée même d’un partage des compétences en matière linguistique (qui repose à son tour sur l’idée que l’État fédéral devrait être assujetti à des normes différentes en raison de son caractère particulier) lui apparaît comme foncièrement illégitime, car elle ferait perdre au Québec le contrôle exclusif des questions linguistiques[47]. Si l’on adopte un tel point de vue, les objets qu’il faudrait comparer sont, d’une part, la Charte canadienne, et, d’autre part, la CLF telle que l’aurait façonnée un Québec indépendant ou pleinement souverain en matière linguistique. Puisque la Charte canadienne et la constitution fédérative ne permettent pas au Québec d’adopter la « vraie » CLF, il faut constater qu’elles sont « incompatibles ».

Dans son ensemble, une telle approche correspond à ce que Jean Leclair désigne par le terme « nationalisme méthodologique ». Il s’agit d’une conception de la réalité sociale et politique qui prend comme point de départ que l’État-nation, étant « le modèle type d’organisation politique du monde moderne » [italiques dans l’original], constitue « le principe organisationnel “naturel” et nécessaire de la modernité »[48]. Le nationalisme méthodologique présume que les sociétés modernes s’organisent spontanément et inévitablement sous forme de « nations », lesquelles doivent donc former le noyau dur de tout système politique légitime et efficace. Il a également tendance à envisager les nations comme des entités totalisantes qui s’excluent mutuellement, à l’instar de l’État westphalien, auquel elles sont étroitement associées. Bref, le nationalisme méthodologique suppose qu’il y aurait « consubstantialité de la nation, de la société et de l’État », à un point tel que « non seulement la société en est-elle venue à être pensée comme s’arrêtant aux frontières de l’État, mais la nation est maintenant présumée l’obombrer au millimètre près »[49]. En pratique, cette approche incite ses adhérents à privilégier les interventions et la perspective de l’État dit « national » lorsqu’il s’agit de fixer les paramètres de la légitimité, celui-ci étant « le porte-voix de la nation »[50]. Le raisonnement en cause se résume au syllogisme suivant : (1) seule la volonté dite « nationale » est source de légitimité politique; (2) seul l’État dit « national » exprime la volonté authentique de la nation; donc (3) seules les décisions prises par l’État national sont légitimes.

Or, dans un contexte fédéral, une telle perspective a pour effet d’occulter une partie importante de la réalité. Comme le souligne Leclair, « [p]oussée à l’extrême, cette logique a pour conséquence de délégitimer toute action fédérale, puisque seul l’État-nation québécois est en droit de parler au nom de ses citoyens. Le gouvernement central, quant à lui, est présumé ne jamais parler au nom des Québécois »[51]. Peu importe les mérites d’une telle approche dans le cadre d’une théorie politique normative, elle est irrecevable dans le cadre de la présente étude. D’un point de vue juridique, l’on ne peut prendre comme point de départ que le partage des compétences en matière linguistique est illégitime. Autrement dit, on ne peut prétendre qu’il y aurait discordance entre la CLF et le paragraphe 16(3) pour le seul motif que ce dernier suppose que les compétences législatives du Québec en matière linguistique sont limitées. De même, le sens et la portée de la CLF ne peuvent être définis en faisant abstraction du cadre constitutionnel, tel qu’il existe à l’heure actuelle[52]. Le Québec ne peut validement adopter une loi dont la « politique linguistique » consiste en une modification de l’étendue de ses compétences législatives. Par conséquent, la « politique linguistique » qu’incarne la CLF ne peut être définie, aux fins d’une analyse en vertu du paragraphe 16(3), en fonction d’un tel objectif.

Dans cette optique, il faut également souligner que le modèle « canadien », au sens strict (lire : le modèle incarné par l’État canadien dans sa totalité), reconnaît ce que l’on pourrait appeler un « droit à la différence ». Ce dernier permet aux provinces de se doter d’un régime linguistique qui se distingue de celui de leurs voisins et/ou du régime fédéral. L’existence d’un tel principe se constate à la lecture même de la Charte, qui crée deux régimes différents — un pour le fédéral, l’autre pour le Nouveau-Brunswick —, le tout sans en imposer un en particulier aux autres provinces, sauf en matière d’éducation. Même dans ce domaine, les obligations des provinces sont asymétriques, l’article 23 ayant explicitement une portée réduite au Québec par rapport aux autres provinces (et ce, contrairement aux énormités parfois publiées à son sujet[53]). Par ailleurs, la Charte est fondée sur un principe d’égalité linguistique réelle, et donc les mesures requises pour atteindre celle-ci peuvent et même doivent varier selon le contexte. Enfin, un droit à la différence se constate également du fait que le Québec et le Manitoba sont, depuis 1867 et 1870 respectivement, assujettis à des obligations linguistiques qui ne s’appliquent pas aux autres provinces[54].

Somme toute, le seul fait qu’une loi provinciale soit structurée différemment du régime applicable à l’État fédéral ne suffit pas à démontrer qu’elle est « incompatible » avec le modèle « canadien ». Au contraire, lorsqu’on cherche à comparer la CLF à la Charte canadienne, il faut garder à l’esprit qu’elles se déploient dans des contextes différents. La Charte s’inscrit dans une structure fédérale et s’applique à plusieurs ressorts; elle envisage donc la réalité linguistique depuis une position qui se distingue de celle de la CLF, qui ne vise qu’une seule province. Sauf en matière d’éducation, les obligations énoncées par la Charte s’appliquent uniquement au gouvernement fédéral et au Nouveau-Brunswick, dont les profils démolinguistiques diffèrent nettement de ceux du Québec et des autres provinces[55]. On ne doit donc pas présumer qu’une loi provinciale doit être calquée sur la Charte canadienne pour être « compatible » avec le principe d’égalité linguistique reconnu au paragraphe 16(3) de celle-ci.

II. Trois fausses dichotomies

A. Territorialité et personnalité

Les régimes linguistiques sont souvent classifiés en fonction de la distinction entre les principes de « personnalité » et de « territorialité »[56]. Dans un régime « territorial », les normes juridiques sont définies en fonction du territoire, alors que dans un régime « personnaliste », elles sont déterminées selon l’identité de la personne concernée[57]. Un tel schéma a d’abord été employé pour capter certaines différences entre le droit européen médiéval, qui se rattachait aux personnes et aux communautés, et le droit européen moderne, ancré dans la souveraineté de l’État sur son territoire[58]. Cette distinction a ensuite été utilisée pour catégoriser les régimes linguistiques selon qu’ils étaient structurés principalement sur la base d’unités territoriales, ou davantage sur l’appartenance ou le choix des individus. Selon une lecture très répandue, la CLF serait d’inspiration « territorialiste », alors que la Charte canadienne serait plutôt de nature « personnaliste »[59]. Pareil constat conduit certains à conclure qu’elles reposent sur des principes structurels foncièrement différents.

D’entrée de jeu, il convient de souligner que, malgré sa grande popularité, l’application d’un tel schéma nous apprend très peu sur les régimes en question d’un point de vue juridique, surtout si l’on s’en garde aux définitions générales. L’État moderne est, de par sa nature, une entité territoriale, et donc toute politique linguistique étatique est forcément « territoriale », y compris toute politique fondée sur un principe de « personnalité ». Il faut donc être plus précis afin d’opérer des distinctions utiles. Par exemple, la Commission Laurendeau-Dunton a employé le terme « principe de territorialité » pour désigner les régimes dans lesquels les droits linguistiques sont définis sur une base régionale à l’interne d’un même État. Ainsi, la Finlande, qui reconnaît des droits aux locuteurs du suédois dans certaines régions du pays, mais non à ceux en dehors de celles-ci, a été classée parmi les régimes « territorialistes ». Pour sa part, l’Afrique du Sud a été qualifiée de « personnaliste », car elle n’imposait aucune limite territoriale aux droits linguistiques des locuteurs de l’anglais et de l’afrikaans (les langues africaines autochtones, bien qu’étant nettement majoritaires à l’échelle du pays, ne bénéficiaient d’aucun statut officiel sous le régime d’apartheid alors en vigueur)[60].

Si l’on adopte l’approche retenue par la Commission Laurendeau-Dunton, force nous est de conster qu’il n’y a aucune antinomie entre le régime prévu par la Charte canadienne et celui découlant de la CLF en raison de la supposée « territorialité » de cette dernière. Même s’il y a d’importantes différences entre les deux instruments, celles-ci ne reflètent pas un engagement pour ou contre un « principe » de territorialité[61]. Comme nous l’avons déjà souligné, la Charte — qu’elle soit prise isolément ou conjuguée à la constitution fédérative — reconnaît un « droit à la différence » et cautionne explicitement l’existence de variations d’une province à l’autre; elle incarne donc un modèle au moins partiellement « territorial ». Par ailleurs, les droits linguistiques prévus au paragraphe 20(1) (droit aux services fédéraux) et à l’article 23 (éducation) de la Charte comportent une dimension territoriale explicite importante[62]. La portée du paragraphe 20(1) n’est pas modulée en fonction de territoires « juridictionnels », telles une province ou une municipalité, mais cette disposition exige néanmoins la présence d’une masse critique de locuteurs dans une région donnée avant de rendre certains droits applicables. Il en va de même pour l’article 23, qui comporte par ailleurs une dimension juridictionnelle, et ce, à deux égards : d’abord, parce que la notion de « minorité » est définie en fonction des frontières provinciales; ensuite, parce qu’il n’a pas la même portée au Québec que dans les autres provinces[63]. Il faut également souligner que le droit d’employer le français ou l’anglais comme langue de travail dans la fonction publique fédérale, qui découle implicitement du paragraphe 16(1) de la Charte[64], a été mis en oeuvre sur une base explicitement territoriale[65], ce qui n’a jamais été contesté. De même, le régime ontarien, qui est morcelé sur une base territoriale, a été jugé compatible avec le paragraphe 16(3) de la Charte[66]. Pour sa part, la CLF n’impose pas un régime pleinement uniforme sur la totalité du territoire québécois; elle instaure plutôt un régime mixte ou hybride[67]. Certains droits sont accordés aux individus sur l’ensemble du territoire québécois, alors que d’autres sont attribués sur la base d’une territorialité « interne », notamment en matière de services municipaux et de santé, ou de l’appartenance communautaire[68].

1. Territorialité et unilinguisme

L’idée qu’il y aurait antinomie entre une CLF « territoriale » et une Charte « personnaliste » s’explique en partie par le fait qu’un certain nombre d’auteurs associent le « principe » de territorialité à l’unilinguisme et le « principe » de personnalité au bilinguisme ou au multilinguisme[69]. Dans cette acception, sont « territoriaux » les régimes dans lesquels on désigne une seule langue d’usage par territoire, alors que sont « personnalistes » les régimes dans lesquels les individus peuvent choisir parmi plusieurs langues officielles. Le régime de la Charte canadienne, qui reconnaît deux langues officielles, serait donc incompatible avec celui de la CLF, qui n’en reconnaît qu’une.

D’abord, il faut noter que s’il existe en effet des régimes linguistiques qui reposent sur un principe de « territorialité unilingue », l’emploi du terme « territorialité » pour désigner un tel régime est mal avisé, car il porte à confusion. L’élément essentiel d’une politique de ce genre, c’est-à-dire celui qui la distingue le plus nettement des autres choix possibles, consiste en son unilinguisme plutôt qu’en son caractère « territorial ». Il n’y a aucun lien intrinsèque entre la territorialité et l’unilinguisme, et il existe en effet de nombreux territoires bilingues ou multilingues[70].

Quoi qu’il en soit, le régime instauré par la CLF n’impose pas l’unilinguisme, et ce, même si l’on se concentre uniquement sur les parties de la loi qui ont été adoptées en l’absence de toute limite constitutionnelle (c’est-à-dire en excluant les parties de la loi qui doivent se conformer à l’article 133 de la LC 1867 et à l’article 23 de la Charte). Il serait plus juste de dire que la CLF cherche à privilégier le français par rapport à d’autres langues, sans imposer un régime réellement unilingue. Premièrement, la CLF reconnaît explicitement un droit de cité à d’autres langues et définit la société québécoise de façon pluraliste[71]. Certes, l’administration publique doit employer le français à l’interne, mais elle peut utiliser d’autres langues dans ses communications externes dans diverses circonstances[72]. La CLF reconnaît également des exceptions en ce qui concerne les municipalités (pour les municipalités dont au moins 50% de la population est anglophone), les services de santé et les services sociaux, et les organismes parapublics[73]. Dans le secteur privé, la CLF contient diverses mesures visant à favoriser le français — elle cherche à normaliser l’utilisation de cette langue au travail, à protéger les francophones contre toute discrimination fondée sur la langue, et à garantir la présence du français dans l’affichage commercial —, mais elle n’interdit pas systématiquement l’emploi d’une autre langue[74]. Ainsi, l’objectif de la CLF n’est pas d’imposer l’uniformité linguistique, mais plutôt de donner au français la place qui « devrait » lui revenir en tant que langue majoritaire, c’est-à-dire d’en faire la langue commune dans les sphères d’activité visées[75]. L’on peut légitimement se demander si une telle approche est compatible avec le principe d’égalité linguistique prévu par la Charte, et nous y reviendrons, mais l’on ne peut prétendre qu’il y aurait discordance pour le motif que la CLF reposerait sur un modèle unilingue.

B. Interculturalisme et multiculturalisme

Prenant acte du fait que la CLF repose sur un modèle pluraliste, certains auteurs ont cherché à la différencier de la Charte canadienne en se fondant plutôt sur l’hypothèse selon laquelle les deux instruments incarnent des modèles de gestion de la diversité culturelle incompatibles[76]. Selon Gérard Bouchard, par exemple, le Québec se serait doté d’un modèle de gestion de la diversité « interculturaliste », qui se distingue du modèle « multiculturaliste » adopté par l’État fédéral par le biais de la Loi sur le multiculturalisme[77] et consacré par l’article 27 de la Charte canadienne. Les deux modèles se ressemblent en ce qu’ils acceptent la légitimité de la diversité linguistique et culturelle tout en cherchant à l’encadrer. Ils sont donc tous les deux des modèles pluralistes[78]. Toutefois, le modèle multiculturaliste aurait été élaboré en fonction des besoins du Canada anglophone et non de ceux du Québec, et il en découlerait certaines différences importantes[79]. Selon Bouchard, l’interculturalisme se déploie dans le cadre conceptuel de l’État-nation, car il cherche à gérer la diversité en fonction de la présence d’une majorité linguistique et culturelle dont les intérêts peuvent légitimement être protégés. Son objectif de base est donc de permettre la cohabitation de divers groupes culturels tout en permettant leur intégration dans un même cadre sociolinguistique articulé sur la majorité, ce qui se traduit notamment par la promotion du français en tant que langue commune. En revanche, le modèle multiculturaliste ne reconnaît pas (selon Bouchard) l’existence d’une majorité culturelle, et toutes les cultures y jouissent d’un statut égal. En fait, dans le cadre du multiculturalisme, « l’idée d’une culture commune ou d’une culture nationale est problématique »[80]. Par conséquent, les préoccupations pour la langue « nationale » sont généralement absentes du modèle multiculturaliste, alors qu’elles occupent le premier plan dans le modèle de l’interculturalisme[81]. Ainsi, le modèle multiculturaliste « ferme […] la porte à une conception bi- ou multinationale du Canada », alors que le modèle interculturaliste prend comme point de départ le caractère national du Québec[82].

D’après Bouchard, la Charte de la langue française serait la principale pierre d’assise de la politique québécoise d’interculturalisme[83]. À supposer que son analyse soit exacte, l’on pourrait en déduire que le cadre conceptuel de la CLF n’est pas compatible avec celui du paragraphe 16(3) de la Charte, qui doit être défini en tenant compte du principe de multiculturalisme. Toutefois, Bouchard fait fausse route à plusieurs égards. Premièrement, le modèle incarné par la Charte canadienne opère une distinction importante entre le multiculturalisme et les questions linguistiques. Sur le plan constitutionnel, les langues officielles occupent une place nettement prépondérante qui ne se compare tout simplement pas à la place réservée au concept de multiculturalisme[84]. Sur le plan législatif, la Loi sur les langues officielles exige explicitement que les institutions fédérales fassent la promotion du français et de l’anglais[85]. De même, la jurisprudence a reconnu à plusieurs reprises que la Charte cherche à promouvoir l’anglais et le français[86], et que la promotion de ce dernier constitue même un objectif légitime permettant de justifier une atteinte à d’autres droits conférés par la Charte en vertu de l’article premier[87]. En fait, le paradigme du « biculturalisme », écarté par le gouvernement de Pierre Trudeau au moment de l’adoption de la politique sur le multiculturalisme[88], est devenu un élément fondamental de la jurisprudence relative aux droits linguistiques conférés par la Charte[89]. Dans l’arrêt Mahe, décision charnière relative à l’interprétation des droits linguistiques conférés par la Charte, la Cour suprême a statué que l’article 23 de cette dernière « vise à maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent et à favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues » [nos italiques][90]. La Cour a même précisé, en se fondant notamment sur le préambule de la CLF, que « toute garantie générale de droits linguistiques, surtout dans le domaine de l’éducation, est indissociable d’une préoccupation à l’égard de la culture véhiculée par la langue en question » [91]. Tout cela contredit l’hypothèse selon laquelle le modèle incarné par la Charte ne reconnaît pas l’existence de langues « nationales ».

Par ailleurs, bien qu’il soit vrai que la politique fédérale sur le multiculturalisme ne se prononce pas de façon explicite sur la reconnaissance d’une identité ou d’une culture commune, il ne s’ensuit pas qu’elle s’y oppose. Comme le souligne Daniel Weinstock, il ne s’agit pas d’une interprétation plausible de la politique canadienne sur le multiculturalisme[92]. En effet, cette dernière se concentre sur l’accommodement des particularismes des immigrants afin de mieux les intégrer aux institutions principales de la société canadienne; elle ne vise pas la fragmentation. L’absence relative des questions linguistiques de ce discours s’explique par le fait que la langue de la majorité (l’anglais) requiert peu ou pas d’appui de la part de l’État pour se maintenir, malgré une diversité culturelle importante et grandissante[93]. Il serait donc plus juste de dire qu’il existe au Canada « deux interculturalismes » axés sur les deux langues officielles, chacune d’entre elles étant considérée comme un vecteur d’intégration privilégié[94].

Dans cette optique, il faut souligner que les tribunaux n’ont jamais interprété le multiculturalisme comme faisant échec à la promotion de l’anglais et du français. La Cour d’appel de l’Ontario s’est appuyée sur l’article 27 de la Charte pour interpréter de façon généreuse le droit à l’éducation conféré par l’article 23 de celle-ci[95], choix qui suppose forcément l’existence d’un lien entre le multiculturalisme et la protection du français. De même, la Cour d’appel du Québec a invoqué l’article 27, de pair avec le paragraphe 16(3) de la Charte, pour conclure à la validité de l’article 58 de la CLF — qui pose le principe de la prédominance du français dans l’affichage public —, cette mesure étant destinée à préserver une partie vulnérable du patrimoine culturel des Canadiens[96]. Certes, dans l’arrêt Mahe, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il ne fallait pas s’appuyer sur l’article 27 lorsqu’il s’agit d’interpréter la portée des articles 16 à 23 de la Charte. Toutefois, cette conclusion découlait du constat selon lequel le multiculturalisme, en tant que reconnaissance de l’égalité des langues et cultures, est subordonné aux principes découlant des articles 16 à 23 de la Charte[97]. Selon la Cour, l’article 27, tout comme l’article 15, consacre un principe d’égalité qui se veut universel, alors que l’article 23 accorde un statut privilégié à l’anglais et au français qui ne saurait être modifié en fonction du principe d’égalité générale[98].

Somme toute, les travaux qui insistent sur l’existence d’une discordance entre un « Québec » interculturel et un « Canada » multiculturel ont tendance à négliger les détails juridiques du modèle « canadien » en faveur d’une comparaison d’idéaux types dessinés à grands traits[99]. De telles simplifications peuvent avoir certains avantages du point de vue d’une analyse philosophique ou sociologique, mais elles sont d’une utilité très mitigée dans le cadre d’une analyse juridique. Par ailleurs, elles viennent renforcer les déformations que nous avons critiquées dans la partie I ci-dessus. En effet, ces simplifications ont tendance à prendre la forme d’une comparaison schématisée entre le « Canada » et le « Québec », qui les envisage comme s’agissant d’entités pleinement distinctes ayant chacune adopté un modèle de gestion de la diversité qui se voudrait intégral[100]. Comme nous l’avons souligné plus haut, les normes du modèle « canadien », au sens large, s’appliquent à un ensemble juridique complexe composé de plusieurs entités gouvernementales distinctes veillant chacune sur une dynamique sociolinguistique qui lui est propre. Le cadre applicable à la totalité du pays se distingue donc de celui qui s’applique à chaque composante prise individuellement. Il aurait été incongru d’avoir fondé la Charte canadienne sur un modèle interculturaliste semblable au modèle québécois, car le français y aurait été relégué au statut de langue minoritaire au profit de l’anglais, langue « nationale ». De même, le fait qu’une province ait adopté un modèle qui se distingue de celui de l’État canadien au sens large, ou de celui applicable à l’État fédéral, ne signifie pas à lui seul qu’elle « défie ouvertement » le cadre applicable à l’échelle pancanadienne, comme le veulent certains auteurs[101].

C. Droits collectifs et droits individuels

Les travaux qui épousent l’hypothèse de l’incompatibilité structurelle vont souvent opposer une CLF aux droits « collectifs » à une Charte canadienne aux droits « individuels ». Il s’agit en fait d’une thématique transversale, car les notions de « territorialité » et d’« interculturalisme » sont généralement associées à celle de droits « collectifs », ne serait-ce qu’implicitement. En effet, l’adoption d’une approche « territoriale » ou « interculturelle » est souvent expliquée ou justifiée en fonction de l’existence d’une collectivité (nation, peuple, société, etc.) de nature territoriale qui serait porteuse de droits collectifs. Pour plusieurs, la place qu’occupent les droits « collectifs » dans le cadre de la CLF serait une source additionnelle d’incompatibilité avec la Charte canadienne, cette dernière ne reconnaissant que des droits « individuels » [102].

Malheureusement, les auteurs qui défendent ce point de vue prennent rarement la peine d’expliquer en quoi consiste un droit « collectif », ni pourquoi il conviendrait de qualifier la CLF et la Charte canadienne de cette façon, ni enfin la raison pour laquelle une telle différence les rendrait incompatibles. Cette omission s’explique difficilement, car les termes en question sont loin d’être univoques. Au contraire, la distinction entre les droits « individuels » et « collectifs » est semée d’embuches conceptuelles qui ont donné lieu à des débats juridiques, philosophiques et sociologiques complexes. Il est donc essentiel de bien définir le sens qu’on donne à ces termes. De plus, les mêmes débats nous enseignent qu’il ne s’agit pas de notions intrinsèquement antinomiques; elles peuvent en fait très bien cohabiter au sein d’un même régime.

Pour analyser cette question de façon minimalement rigoureuse, il faudrait procéder en trois temps : (1) développer une taxonomie suffisamment détaillée des types de droits pertinents; (2) catégoriser la CLF et la Charte canadienne en vertu de celle-ci; et (3) analyser les implications de toute différence entre les deux à cet égard afin de déterminer si elle donne réellement lieu à une discordance importante. Or, en suivant cette méthode, l’on constate qu’il est impossible de distinguer nettement entre la CLF et la Charte canadienne en raison de la place qu’y occupent les droits « collectifs » ou « individuels ». Il s’agit, à nouveau, d’une fausse dichotomie.

1. Taxonomie des droits collectifs

Le terme « droit collectif » est polysémique à plusieurs égards[103]. Il faut donc répertorier les différents sens qu’il peut revêtir avant de pouvoir s’en servir comme outil d’analyse. Soulignons premièrement que le mot « droit » peut désigner autre chose qu’une catégorie de normes juridiques. Il peut notamment décrire une norme relevant d’un système normatif non juridique, telles une tradition philosophique ou religieuse, ou les moeurs d’une communauté particulière. Cette distinction est de la plus haute importance, car les critères permettant de déterminer l’existence et la portée d’une norme varient selon qu’elle soit de nature juridique, religieuse, philosophique ou sociale, chaque système normatif étant autonome par rapport aux autres et possédant des critères qui lui sont propres. Par exemple, il peut exister un droit moral auquel ne correspond aucun droit juridique, et vice versa. Certes, la création d’un droit juridique découle souvent de la volonté du législateur ou du constituant de reconnaître un droit moral auquel il souhaite donner une forme juridique susceptible d’être prise en compte par les tribunaux. Toutefois, l’existence d’un droit moral n’est qu’un moyen parmi d’autres permettant de justifier la création d’un droit juridique. Il est ainsi nécessaire de s’assurer de distinguer convenablement entre le registre juridique, qui sert à désigner des réalités juridiques, et les autres discours appelés à contribuer au débat.

Soulignons ensuite que le mot « collectif », employé dans le cadre de l’expression « droit collectif », peut en fait désigner deux catégories différentes de droits et ce, peu importe le registre qu’on emploie. D’une part, la notion d’un « droit collectif » s’entend parfois d’un droit attribué à une collectivité en tant que sujet collectif. Il s’agit dans ce contexte d’un droit dont l’exercice est réservé à l’institution qui agit au nom de la collectivité concernée. Ci-après, nous référerons à un tel droit par le terme « droit collectif institutionnalisé ». D’autre part, le terme « droit collectif » est également employé pour désigner des droits qui sont attribués à des individus en tant que membres d’une collectivité particulière, c’est-à-dire des droits pouvant être exercés par des individus, mais dont la portée est définie en fonction des intérêts ou des attributions de la collectivité. Il s’agit d’un droit individuel à certains égards, mais que l’on doit distinguer des droits individuels dits « universels », comme ceux reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’homme[104], car il protège uniquement les membres d’une collectivité particulière. Ci-après, je désignerai un tel droit par le terme « droit collectif individualisé ».

Les distinctions entre les différentes formes de droit collectif ainsi que les rapports complexes entre le droit et les autres discours font en sorte que la notion d’un « droit collectif » possède forcément de nombreuses déclinaisons dont il faut tenir compte. Par exemple, les droits juridiques peuvent être classés en fonction de leur forme, selon qu’il s’agit d’un droit collectif juridique institutionnalisé, d’un droit collectif juridique individualisé, ou d’un droit juridique individuel au sens strict[105]. Ils peuvent également être classés en fonction de leur fondement. Dans ce cas, ils peuvent être catégorisés comme droit moral collectif institutionnalisé, droit moral collectif individualisé, droit moral « purement » individuel, ou, enfin, par l’absence de droit moral quelconque. Si l’on cherche à catégoriser les droits juridiques en fonction à la fois de leur forme et de leur fondement, l’on se retrouve avec au moins douze (12) catégories différentes de droits, et non deux comme le suppose l’HIS[106].

2. Catégorisation de la CLF et de la Charte canadienne

Sur le plan strictement juridique, l’hypothèse selon laquelle la CLF confère des droits collectifs à la communauté francophone est fausse. Tous les droits qu’elle accorde en ce qui concerne la langue française peuvent être exercés par des individus[107], et leur exercice n’est pas réservé à ceux qui sont membres de la collectivité francophone[108]. La CLF ne confère donc ni des droits collectifs institutionnalisés, ni des droits collectifs individualisés aux francophones.

En revanche, la CLF reconnaît certains droits collectifs à la communauté anglophone et aux peuples autochtones, notamment en matière d’éducation[109]. Toutefois, l’on ne peut prétendre qu’il en résulte un conflit avec la Charte canadienne. Les droits des anglophones en matière d’éducation, qui remontent à la version originale de la CLF adoptée en 1977, ont été constitutionnalisés (avec une portée légèrement étendue) par l’adoption de l’article 23 de la Charte[110]. Par ailleurs, bien que cette dernière ne confère aucun droit spécifique aux peuples autochtones, leurs droits issus d’une autre source — droits qui sont forcément collectifs[111] —sont explicitement reconnus et protégés contre toute atteinte fondée sur la Charte[112].

Si l’on s’intéresse aux fondements plutôt qu’à la forme juridique, l’hypothèse d’une CLF aux droits collectifs francophones paraît plus vraisemblable. Les droits individuels juridiques conférés par la CLF pourraient en principe reposer sur des droits moraux collectifs (institutionnalisés ou individualisés); c’est d’ailleurs ce que semble désormais affirmer le préambule de la CLF depuis les modifications apportées en 2022[113]. S’il s’avérait que les droits conférés par la Charte canadienne reposent plutôt sur des droits moraux individuels, on pourrait y voir les prémices d’une discordance conceptuelle. Toutefois, pour valider une telle hypothèse, il faudrait démontrer que les droits linguistiques conférés par la Charte canadienne sont fondés uniquement sur des droits moraux individuels. Il faudrait également établir que la Charte récuse toute reconnaissance d’un droit moral collectif. Soulignons que cette deuxième prémisse ne peut être déduite directement de la première. Le seul fait qu’un texte de loi reconnaisse uniquement des droits individuels ne signifie pas qu’il serait impossible de justifier la reconnaissance de droits collectifs en se fondant sur les mêmes principes de base, ni que le texte cherche à nier positivement toute reconnaissance de ce dernier type de droit.

Certains auteurs soutiennent en effet que la Charte reconnaît uniquement des intérêts individuels. Par exemple, Eugénie Brouillet prétend que la Charte serait fondée sur une « conception libérale individualiste des droits et libertés »[114]. Cette dernière « rejet[te] l’idée selon laquelle l’être humain est avant tout un être socialement constitué »[115] et chercherait plutôt à garantir une forme d’égalité linguistique individuelle et formelle qui « résiste […] fortement à la prise en compte de l’existence de différences entre les communautés dans l’interprétation des droits et libertés », même lorsque les circonstances « commandent un équilibrage entre les dimensions individuelle et collective des droits » [116]. Somme toute, la Charte aurait « mis en veilleuse les droits collectifs » des diverses composantes du Canada, dont le Québec[117].

Toutefois, ces assertions sont contredites par le texte de la Charte et par la jurisprudence relative aux droits linguistiques, et ce, à plusieurs égards. L’article 16.1 de la Charte, par exemple, confère explicitement des droits collectifs aux communautés francophone et anglophone du Nouveau-Brunswick[118]. La jurisprudence concernant l’article 23 démontre qu’il s’agit d’un droit à la fois individuel et collectif[119]. Les tribunaux abondent dans le même sens en ce qui concerne l’article 20 de la Charte[120]. Dans l’arrêt Lalonde, la Cour d’appel de l’Ontario a statué que la LSF (qui vise à faire progresser l’égalité linguistique au sens du paragraphe 16(3)) et le principe constitutionnel non écrit de la protection des minorités protègent les intérêts collectifs de la communauté franco-ontarienne[121]. Dans l’affaire Beaulac, la Cour suprême a conclu que « [l]es droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés […] de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada » [soulignements dans l’original][122]. Une jurisprudence constante prévoit que les droits linguistiques conférés par la Charte reposent sur un principe d’égalité réelle et non formelle,[123] principe qui permet, et même exige l’adoption de mesures asymétriques afin de tenir compte des particularités de chaque communauté linguistique[124]. Enfin, la Cour suprême a reconnu à plusieurs reprises que la préservation du français au Québec constitue un objectif légitime permettant de justifier l’imposition d’une limite aux droits conférés par la Charte en vertu de l’article premier[125]. Il est donc faux que l’égalité linguistique au sens de la Charte repose sur un rejet systématique des droits collectifs et/ou sur un refus de tenir compte de la dimension collective des enjeux linguistiques[126].

Au fait, les travaux de Brouillet illustrent bien les dangers d’un manque de rigueur dans l’emploi de la notion de « droits collectifs ». Pour étayer sa conclusion selon laquelle la Charte serait un instrument essentiellement individualiste, Brouillet s’appuie entre autres sur l’arrêt Solski[127]. Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la constitutionnalité du paragraphe 73(2) de la CLF, qui prévoit que seul un enfant ayant reçu la « majeure partie » de son enseignement en anglais détient le droit de s’inscrire dans une école de langue anglaise subventionnée, conformément au paragraphe 23(2) de la Charte[128]. La Cour a validé le paragraphe 73(2), mais elle a statué que la notion de « majeure partie » doit être interprétée de façon qualitative, par opposition à l’approche mathématique adoptée par le ministère de l’Éducation en l’espèce. Selon Brouillet, la Cour en serait arrivée à ce résultat parce qu’elle a d’abord conclu que l’objet premier de l’article 23 est de protéger un droit individuel et non un droit collectif[129]. Si l’article 23 avait été interprété correctement — c’est-à-dire en présumant qu’il protège un droit collectif —, la Cour aurait conclu qu’il n’y avait aucun conflit entre celui-ci et l’interprétation de la CLF proposée par le gouvernement québécois.

Or, il y a deux problèmes importants à souligner par rapport à ce raisonnement. Premièrement, Brouillet se contredit. En critiquant l’arrêt Solski, elle prétend que l’objet de l’article 23 serait de protéger un droit collectif, alors qu’elle soutient ailleurs dans le même texte que la Charte serait un instrument essentiellement individualiste. Peut-être voulait-elle dire que c’est la jurisprudence, et non la Charte elle-même, qui reflète un ethos strictement individualiste, et que les tribunaux auraient donc dénaturé la Charte? Mais dans ce cas, elle aurait dû tempérer sa prétention selon laquelle la Charte récuse toute reconnaissance des droits collectifs[130].

Deuxième problème : l’idée que l’article confère un « droit collectif » n’appuie en fait aucunement son raisonnement, faute d’une analyse suffisament rigoureuse. Selon Brouillet, l’article 23 confère des droits collectifs parce qu’il cherche à protéger les communautés francophones et anglophones en tant que collectivités[131]. Pour étayer cette conclusion, elle s’appuie sur le fait que le droit de faire instruire ses enfants en anglais (au Québec) ou en français (dans les autres provinces) correspond à ce que nous avons désigné plus haut par le terme « droit collectif individualisé » (un droit individuel pouvant être exercé uniquement par les membres d’une collectivité particulière). Brouillet en déduit (avec raison) qu’une personne qui n’est pas membre de la communauté en cause ne devrait pas pouvoir exercer les droits qui appartiennent à cette dernière. En se fondant sur ce constat, elle critique le critère retenu par la Cour, qui reposerait sur une « conception essentiellement individualiste des droits linguistiques », car il permettrait à des individus qui ne sont pas authentiquement membres de la communauté anglo-québécoise de se prévaloir des droits collectifs de cette dernière[132]. Toutefois, s’il est vrai que l’article 23 confère un certain type de droit collectif (ce que la Cour a reconnu de façon explicite dans Solski, d’ailleurs[133]), Brouillet esquive complètement l’aspect le plus important de la question qu’elle soulève, à savoir comment déterminer qui est membre de la collectivité visée. Brouillet soutient que le critère de l’« engagement authentique » développé par la Cour suprême serait « essentiellement individualiste » parce qu’il ne tient pas compte du pays d’origine, de la langue maternelle et du degré d’attachement « naturel » avec la minorité anglophone des parents. Cependant, elle n’explique pas pourquoi la conception mathématique du critère de la « majeure partie », qui ne tient pas davantage compte des facteurs qu’elle soulève, et qui du reste se limiterait à une analyse encore plus superficielle du dossier, constituerait un critère d’appartenance moins « individualiste »[134]. Sa critique est donc totalement dénuée de fondement.

III. Déclarations d’invalidité visant la CLF

Les écrits qui appuient l’hypothèse de l’incompatibilité structurelle évoquent souvent le fait que certaines dispositions de la CLF ont été déclarées inconstitutionnelles en raison d’un conflit avec la Charte. L’existence de cette jurisprudence confère une certaine plausibilité à l’hypothèse, du moins à première vue. Toutefois, les conflits relevés par les tribunaux ne permettent pas de conclure qu’il y aurait une incompatibilité fondamentale entre les modèles d’aménagement linguistique qui sous-tendent la CLF et la Charte. Au contraire, les arrêts en question soulignent plutôt à quel point les deux modèles se ressemblent.

D’entrée de jeu, il faut souligner que l’étendue des conflits directs est beaucoup plus limitée que ne le croient certains auteurs, car une proportion importante des déclarations d’inconstitutionnalité visant la CLF étaient fondées sur l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 et non la Charte canadienne[135]. Les conflits directs entre la Charte canadienne et la CLF relevés par la jurisprudence sont en fait peu nombreux et d’une portée très limitée. En réalité, les seules dispositions ayant été déclarées contraires à la Charte, stricto sensu, portent sur l’éducation [partie III.A]. Néanmoins, il y a également lieu de se pencher sur la question de l’affichage commercial [partie III.B]. Dans l’arrêt Ford, certaines dispositions de la CLF ont été déclarées incompatibles avec le droit à la liberté d’expression conféré par la Charte des droits et libertés de la personne (Charte québécoise)[136]. Les similitudes entre cette dernière et la Charte canadienne portent à croire que les dispositions en question auraient été jugées incompatibles avec la Charte canadienne si cette dernière avait été appliquée. Il faut donc s’interroger sur la signification plus large d’une telle conclusion.

A. Éducation

1. Généralités

En adoptant la CLF, le législateur québécois a voulu mettre fin au libre choix en matière de scolarité et imposer le français comme langue d’instruction commune de la province. Cet aspect de la loi visait principalement à inciter les enfants d’immigrants à s’intégrer à la majorité francophone plutôt qu’à la minorité anglophone, comme ils le faisaient massivement à l’époque. Une telle tendance, conjuguée à la dénatalité, risquait à moyen ou à long terme de réduire le poids démographique des francophones et d’affaiblir la langue française, déjà vulnérable[137]. La CLF a donc fait du français la langue obligatoire de l’instruction primaire et secondaire[138], sous réserve toutefois d’une exception importante au profit de la minorité anglophone, à qui la loi accordait un droit à l’instruction primaire et secondaire dans sa langue[139].

Dans son ensemble, une telle approche était et demeure parfaitement compatible avec l’article 23 de la Charte canadienne. Cette disposition ne remet aucunement en cause le pouvoir général des provinces de choisir la langue d’instruction dans leur système d’éducation, ni celui d’employer une langue d’instruction commune comme vecteur d’intégration sociale[140]. Plutôt, à l’instar de la CLF, l’article 23 confère des droits visant à préserver les minorités francophone et anglophone du Canada[141]. En fait, les concepteurs de l’article 23 se sont directement inspirés de la CLF et ont voulu laisser son modèle intact[142].

Néanmoins, il y avait au départ une certaine incohérence entre la CLF et la Charte canadienne, étant donné que l’article 73 de la CLF de 1977 limitait le droit à l’instruction en anglais aux parents ayant reçu leur instruction en anglais au Québec (la « clause-Québec »), alors que l’article 23 de la Charte s’applique à tout citoyen canadien ayant reçu son instruction primaire au Canada dans la langue visée (la « clause-Canada »)[143]. Cette différence a bel et bien donné lieu à une déclaration d’inconstitutionnalité de la clause-Québec. Toutefois, il ne faut pas en exagérer l’importance, car son effet pratique sur le profil démolinguistiques de la province a toujours été négligeable. Premièrement, la CLF visait d’abord et avant tout les immigrants internationaux et non les Anglo-Canadiens. En fait, le gouvernement québécois avait offert de négocier des ententes de réciprocité avec les provinces anglophones en matière d’éducation qui auraient eu pour effet de conférer à leurs ressortissants les mêmes droits que la minorité anglo-québécoise[144]. Deuxièmement, la migration interprovinciale anglophone vers le Québec est faible et n’a jamais atteint des niveaux qui permettraient de modifier la composition linguistique de la province[145].

Si cette différence entre la CLF de 1977 et l’article 23 de la Charte revêt une certaine importance, cette dernière se situe plutôt sur le plan de la symbolique nationalitaire. L’article 23 envisage les communautés francophones et anglophones comme étant des entités pancanadiennes, dans la mesure où l’espace dans lequel il se déploie est défini (dans un premier temps) à l’échelle canadienne. La CLF de 1977, en revanche, opérait une distinction entre les Anglo-Québécois et les Anglo-Canadiens non québécois, les premiers étant une minorité nationale pouvant revendiquer des droits en matière d’éducation, les deuxièmes étant plutôt assimilés à des immigrants dont on pouvait légitimement exiger qu’ils s’intègrent à la culture dominante. Nous aborderons la pertinence des questions identitaires en plus de détail dans la section suivante. Pour l’instant, il suffit de noter qu’il ne s’agit pas d’un conflit de politique linguistique au sens strict, mais plutôt d’un conflit idéologique portant sur la signification des frontières provinciales en ce qui concerne l’identité nationale.

2. Jurisprudence découlant des « écoles passerelles »

Les dispositions de la CLF relatives à l’éducation ont également donné lieu à deux contestations judiciaires dans le cadre du phénomène des « écoles passerelles ». Ces établissements avaient pour but d’exploiter le droit à la continuité scolaire prévu au paragraphe 23(2) de la Charte canadienne. En vertu de celui-ci, tout enfant ayant reçu son instruction primaire ou secondaire en anglais au Canada acquiert le droit de poursuivre son éducation dans cette langue à même les fonds publics, et ce, même si aucun de ses parents n’est un ayant droit. Un certain nombre de parents québécois qui ne détenaient aucun droit en vertu de l’article 23 ont inscrit leurs enfants dans des écoles de langue anglaise privées non subventionnées (qui n’étaient donc pas assujetties aux limites imposées par la CLF) afin de leur permettre d’acquérir le droit à la continuité scolaire. Autrement dit, ils cherchaient à contourner la politique linguistique québécoise au moyen d’une instruction privée de courte durée en anglais. Le Québec a adopté des mesures administratives et législatives dans le cadre du régime de la CLF afin d’enrayer cette pratique, mesures dont la compatibilité avec la Charte a été contestée devant la Cour suprême du Canada à deux reprises (les arrêts Solski[146] et Nguyen[147]).

Or, cette jurisprudence ne révèle aucune incompatibilité de principe entre la CLF et la Charte canadienne. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’arrêt Solski a confirmé la validité du paragraphe 73(2) de la CLF, qui prévoit que seul un enfant d’un citoyen canadien ayant reçu la « majeure partie » de son enseignement en anglais au Canada peut se prévaloir du droit à la continuité scolaire. La Cour suprême a certes invalidé l’interprétation administrative du ministère de l’Éducation, selon laquelle la notion de « majeure partie » devait s’interpréter de façon mathématique et non qualitative[148]. Toutefois, l’on ne peut prétendre sérieusement que cette conclusion révèle l’existence d’une incompatibilité structurelle entre la CLF et la Charte canadienne.

L’arrêt Nguyen, pour sa part, porte sur une mesure législative adoptée entre le moment où le litige dans l’affaire Solski a pris naissance et la décision de la Cour suprême dans cette dernière. Pour répondre à la problématique des écoles passerelles, l’Assemblée nationale avait modifié l’article 73 de la CLF afin d’écarter complètement tout enseignement reçu au sein d’un établissement scolaire privé non subventionné du calcul de la « majeure partie ». Cette modification a été contestée comme étant contraire au paragraphe 23(2) de la Charte. La Cour suprême a donné raison aux parents, mais son jugement ne remet pas en question la validité, au regard de la Charte, de l’objectif de base poursuivi par le législateur québécois en modifiant la CLF. Au contraire, la Cour a plutôt insisté sur l’importance du problème auquel cherchait à remédier le législateur ainsi que sur la légitimité de son intervention[149]. Elle était notamment d’avis que l’objectif visé était d’une importance suffisante pour justifier l’imposition de certaines limites, en vertu de l’article premier de la Charte, au droit conféré par le paragraphe 23(2)[150]. Bien que la Cour ait conclu que l’exclusion automatique de toute période passée dans une école privée non subventionnée était contraire à l’article 23, elle a statué qu’une telle exclusion serait permise si une analyse complète du dossier démontrait que l’inclusion de la période en question serait contraire à l’objet de l’article 23[151].

B. Affichage commercial

Dans sa version originale, l’article 58 de la CLF imposait le français comme unique langue d’affichage commercial, sous réserve d’un pouvoir d’exception accordé à l’Office québécois de la langue française[152]. Il s’agissait sans aucun doute d’un pilier majeur de la politique linguistique québécoise. Dans l’arrêt Ford, la Cour suprême du Canada a invalidé cette disposition. Cette décision serait-elle révélatrice d’une antinomie de principe entre la Charte et la politique linguistique incarnée par la CLF? À notre avis, il faut répondre par la négative.

Premièrement, il faut souligner que la décision de la Cour n’était pas fondée sur l’alinéa 2(b) de la Charte canadienne (liberté d’expression), mais plutôt sur l’article 3 de la Charte québécoise[153], qui confère un droit identique. L’alinéa 2(b) de la Charte canadienne était inapplicable à l’article 58 parce que le législateur avait invoqué la clause dérogatoire en adoptant la CLF. Il serait donc difficile de prétendre que le « modèle québécois » imposerait un résultat différent, à moins de soutenir que la Charte québécoise ne fasse pas partie de ce « modèle ».

Cela dit, la Charte canadienne se trouvait tout de même dans le portrait, car le droit à la liberté d’expression conféré par celle-ci est identique à celui conféré par l’article 3 de la Charte québécoise. La Cour suprême a d’ailleurs analysé les deux dispositions comme si elles ne faisaient qu’une. En partant de ce constat, on pourrait tenter de faire valoir que l’ethos de la Charte canadienne a influé sur l’interprétation de l’article 3 de la Charte québécoise, et que la source de l’incompatibilité constatée par la Cour suprême se trouve « réellement » dans la première et non la deuxième[154].

Or, il n’en est rien. Le fait que les libellés des dispositions pertinentes soient essentiellement identiques porte à croire qu’il en va de même de leur ethos. D’ailleurs, leur similitude sur le plan textuel reflète non pas l’influence de la Charte canadienne sur son homologue québécois, adopté plusieurs années avant elle, mais plutôt l’inverse[155], ainsi que l’existence d’un consensus international en la matière, dont les deux chartes sont issues. En effet, l’article 58 de la CLF a plus tard été jugé contraire au droit à la liberté d’expression conféré par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[156]. À la suite d’une analyse du droit comparé en la matière, Frédéric Bérard en arrive à la conclusion suivante : « même si la Charte canadienne n’avait pas existé, rien n’indique que la décision de la Cour dans l’arrêt Ford aurait été différente. En d’autres termes, l’effet réel de la Charte canadienne et de son ethos allégué dans l’arrêt Ford est, fort probablement, difficilement notable »[157].

IV. Aller au-delà des idéologies

L’adoption de la CLF et de la Charte canadienne s’est déroulée dans un contexte politique très chargé où s’affrontaient des idéologies divergentes qui ont marqué les esprits de façon durable. Les travaux qui défendent l’hypothèse de l’incompatibilité structurelle en portent des traces évidentes, notamment la présence de grilles d’analyse empruntées au discours politique[158]. Plusieurs auteurs, y compris des juristes, semblent envisager la CLF et la Charte canadienne d’abord et avant tout comme des objets symboliques déployés dans le cadre d’une lutte idéologique binaire, et non comme du droit[159]. Cela se manifeste notamment par des analyses fondées partiellement ou même principalement sur ce que l’on croit être les effets psychosociaux escomptés de l’une ou l’autre des chartes sur le plan identitaire, plutôt que sur les effets juridiques ou linguistiques des dispositions adoptées. Pour certains, le but principal de la Charte canadienne serait d’imposer une identité nationale pancanadienne qui minimiserait l’importance des autres identités, notamment l’identité québécoise (qui serait même carrément « niée »[160]), alors que l’objet de la CLF serait de contribuer à l’édification ou à la protection de cette nation québécoise désavouée[161]. Autrement dit, la CLF et la Charte canadienne reposeraient sur des conceptions antinomiques du Canada et de la place du Québec au sein de celui-ci, et les politiques linguistiques qu’elles mettent en oeuvre seraient donc forcément irréconciliables.

Un tel raisonnement nous permet-il de conclure que la CLF ne cherche pas à faire progresser l’égalité entre l’anglais et le français au sens du paragraphe 16(3)? Prise au premier degré, la question doit recevoir une réponse négative. Peu importe la pertinence des idéologies politiques du point de vue des sciences sociales, l’interprétation d’une loi ou de la Constitution ne peut procéder sur cette base. Le raisonnement juridique ne prend jamais comme point de départ l’idéologie des politiciens ayant participé à l’adoption de la disposition législative ou constitutionnelle en question. Même au sein d’un mouvement politique relativement bien défini, les idéologies sont hétéroclites et composées d’idées floues et contradictoires. Les tribunaux, qui sont appelés à donner un effet concret à des textes spécifiques, cherchent d’abord et avant tout des définitions précises, rigoureuses et stables élaborées à l’aide d’un cadre d’analyse fondé sur l’autonomie du droit en tant que système discursif et normatif. De façon générale, les principes d’interprétation législative ou constitutionnelle appliqués par les tribunaux n’accordent aucune importance à la signification que pourrait avoir un texte de loi dans le cadre d’une idéologie particulière[162].

L’analyse juridique n’est certes pas à l’abri d’influences non juridiques, notamment lorsqu’il s’agit d’interpréter des dispositions à « texture ouverte »[163]. Toutefois, l’autonomie du droit exige que l’on envisage avec soin le rôle des considérations tirées d’une source non juridique. Par exemple, l’on ne peut procéder comme si la pensée d’un politicien particulier constitue la clé de voûte permettant de comprendre le sens réel d’un instrument juridique particulier, comme le font certains[164]. Ni la CLF, ni la Charte canadienne ne sont l’oeuvre d’une seule personne. Certes, le contexte historique dans lequel une disposition fut adoptée est en principe pertinent. On pourrait donc prétendre qu’il faille tenir compte du fait que la Charte et la CLF se voulaient, selon leurs auteurs et les mouvements politiques qui les ont portés en tant que projets, l’expression d’idéologies nationalistes antinomiques. Toutefois, même à supposer qu’une telle description soit exacte[165], la question ne peut être soulevée dans un vide. Il faut d’abord avoir défini une question justiciable, fondée sur les textes en question, qu’une telle distinction nous permettrait de trancher[166].

Dans sa version originale, la CLF prenait comme point de départ que « la langue française permet au peuple québécois d’exprimer son identité »[167]. Depuis les modifications apportées par le projet de loi 96, elle énonce également que « le français est la seule langue commune de la nation québécoise »[168]. La reconnaissance de ce « peuple » ou de cette « nation » et de ses intérêts serait-elle récusée par le principe d’égalité linguistique consacré par la Charte? D’un point de vue juridique, rien ne permet de le penser. Au contraire, l’idée selon laquelle la langue française permet au peuple québécois « d’exprimer son identité » fait elle-même partie des principes de base applicables à l’interprétation des droits linguistiques conférés par la Charte[169]. L’on pourrait certes s’interroger sur la nature précise de ce « peuple » ou de cette « nation » et sur son rapport avec le « Québec » juridiquement défini, dont l’existence découle de la Constitution. Divers courants de pensée ont justement revendiqué une modification du cadre applicable à ce « Québec » juridique au nom des intérêts d’une entité pré- ou périjuridique désignée par les termes « peuple québécois » ou « nation québécoise », ce qui suppose forcément l’existence d’une certaine distinction entre les deux. Toutefois, même si l’on présume que ces termes désignent une entité autre que la population du « Québec » juridiquement défini, il ne s’ensuit pas que les mesures comprises dans la CLF soient incompatibles ou irréconciliables avec le principe d’égalité linguistique consacré par la Charte. Pour en arriver à une telle conclusion, il faudrait d’abord démontrer que la Charte cherche à nier positivement l’existence d’une telle entité — ou qu’elle s’oppose à toute reconnaissance de celle-ci sur le plan juridique — en raison de son caractère « national », ce qui est invraisemblable[170]. Il serait également nécessaire de démontrer que les mesures en question sont fondées uniquement sur le caractère « national » de la collectivité et non sur ses intérêts en tant que communauté linguistique; car, comme nous l’avons démontré, la protection d’intérêts linguistiques collectifs est, en principe, parfaitement compatible avec l’égalité linguistique au sens de la Charte. Or, rien ne permet de supposer que les visées de la CLF devraient être comprises d’une façon aussi limitée.

L’aspect de la CLF qui risque le plus de poser problème tient plutôt au statut privilégié qu’elle accorde au français par rapport à toute autre langue, notamment l’anglais. Selon certains, « la loi 101 proclam[e] non pas l’égalité linguistique au Québec mais la primauté de la langue française »[171]. Autrement dit, la CLF heurterait de plein fouet le principe de base de la Charte canadienne. Cette prétention est-elle exacte? Si, comme le supposent certains[172], la Charte reposait sur un principe d’égalité formelle, il faudrait répondre par l’affirmative. Toutefois, elle se fonde sur un principe d’égalité réelle et non d’égalité formelle; elle n’exige pas que le traitement réservé à chaque langue soit parfaitement symétrique. Évidemment, il ne s’ensuit pas que n’importe quelle mesure favorisant le français est compatible avec le principe d’égalité réelle, et l’on peut légitimement se questionner sur la compatibilité de tel ou tel choix du législateur avec celui-ci[173]. Cependant, la seule présence d’une asymétrie de traitement ne suffit pas pour démontrer l’existence d’une discordance. Pour conclure qu’une telle asymétrie ne cadre pas avec la Charte, il faut démontrer qu’elle franchit la limite de ce que permet l’égalité linguistique.

Et voilà justement la difficulté principale : cette limite demeure pour l’instant inconnue, vu que le concept d’égalité linguistique a été relativement peu étudié, tant par la jurisprudence que par la doctrine[174]. Nous ne pouvons analyser la question en détail, faute d’espace. Mais il importe de souligner qu’il faudra d’abord clarifier le rapport entre trois éléments de base : (1) le principe d’égalité linguistique, (2) la structure fédérale du pays, et (3) la composition démolinguistique de chaque province. Le principe d’égalité linguistique, étant un principe d’égalité réelle, décrit un idéal qui varie forcément d’une province à l’autre. Se pose donc la question de savoir jusqu’où s’étend le rôle de la dynamique linguistique provinciale dans la construction de cet idéal. Toutes les provinces, avec l’exception possible du Nouveau-Brunswick, ont une seule langue commune. Le Québec se distingue certes des provinces anglophones en ce qu’il agit plus explicitement dans le but d’aménager sa dynamique linguistique, mais les provinces anglophones poursuivent des politiques semblables, sans toutefois le proclamer ouvertement[175]. De façon générale, leurs systèmes scolaire et universitaire fonctionnent exclusivement en anglais (à l’exception des écoles relevant de l’article 23 de la Charte et de certains établissements universitaires francophones), et elles ne confèrent aucun droit de travailler dans une langue autre que l’anglais, ce qui permet aux employeurs d’exiger l’emploi de l’anglais au travail, et ce, tant dans le secteur public que dans le secteur privé[176]. Les provinces anglophones adhèrent donc à une politique implicite de promotion de l’anglais comme langue commune, même si certaines d’entre elles, notamment l’Ontario et le Manitoba, reconnaissent un statut officiel limité au français[177]. Si l’on suppose, comme le font sans doute la majorité des anglophones, que l’objet de la Charte n’était pas de remettre en question la légitimité d’une telle politique[178], il semblerait en découler certaines conséquences pour l’idéal désigné par le principe d’égalité linguistique consacré par la Charte[179]. L’idéal en cause ne serait pas que le français et l’anglais fonctionnent tous les deux en tant que langue commune à travers le pays, mais plutôt que certains intérêts précis soient protégés, sans qu’il ne soit considéré comme illégitime qu’une langue prédomine au sein d’une province. Ce serait donc en fonction des intérêts protégés qu’il faudrait évaluer la compatibilité d’une disposition de la CLF avec le paragraphe 16(3) de la Charte.

Comme nous l’avons déjà souligné ailleurs[180], définir les intérêts en question de façon suffisamment précise présente tout un défi en raison de la « texture ouverte »[181] des dispositions constitutionnelles en cause et du peu de jurisprudence pertinente. La notion d’égalité linguistique soulève également des questions théoriques et philosophiques complexes, notamment en ce qui concerne son rapport avec les autres formes d’égalité qui sont protégées ou revendiquées en droit canadien[182]. Si, comme nous avons tenté de le démontrer, la CLF est compatible, dans ses grandes lignes, avec l’égalité linguistique au sens de la Charte canadienne, et qu’il y a donc lieu d’écarter l’« hypothèse de l’incompatibilité structurelle » (HIS), il ne s’ensuit pas que la question est réglée de façon exhaustive. Le fait qu’il soit possible en principe de justifier la prise d’une mesure asymétrique afin d’atteindre l’égalité linguistique n’implique pas que les mesures adoptées dans les faits répondent à une telle exigence. L’adoption de la première mouture de la CLF en 1976 a été précédée par de nombreuses études sociolinguistiques — notamment deux grandes commissions d’enquête (une fédérale, l’autre provinciale) — ayant permis de poser un diagnostic clair sur les difficultés de la langue française au Canada. Cet exercice a permis de formuler des solutions qui ciblaient les causes directes d’un problème bien défini et bien compris et qui, selon une lecture vraisemblable, tentaient de respecter autant que possible les intérêts légitimes des anglophones. Il serait plus difficile de justifier des mesures qui ne reposent pas sur une « théorie de la cause » sociolinguistique bien arrêtée et convenablement étoffée sur le plan scientifique, et qui ne seraient pas le fruit d’une réflexion judicieuse sur le point d’équilibre entre les intérêts des communautés linguistiques en cause. Par exemple, le seul fait qu’il y ait eu une légère modification dans le poids relatif de l’anglais et du français, comme l’indiquent les données du dernier recensement[183], ne permet pas à lui seul de justifier l’imposition de nouvelles mesures juridiques visant à restreindre l’utilisation de l’anglais. Il se peut au contraire que les dynamiques en question soient plus susceptibles d’être modifiées par l’entremise d’interventions visant à faciliter l’intégration des immigrants à la communauté francophone[184]. La possibilité d’ouvrir la porte à la tenue d’un débat judiciaire sur de telles questions constitue un avantage important de l’hypothèse défendue dans le présent article. Un débat sur la compatibilité des divers aspects de la CLF avec l’égalité linguistique au sens de la Charte canadienne permettrait, d’une part, d’imposer une certaine discipline empirique et conceptuelle aux efforts du législateur (qui prétend agir dans le respect des valeurs universelles, notamment l’égalité), et, d’autre part, d’enrichir considérablement la jurisprudence relative à l’égalité linguistique et de faire ainsi progresser le droit. À tout événement, une analyse plus détaillée de cette question devra se faire dans une étude subséquente.