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Introduction

Dans le contexte global actuel où la « crise migratoire » ne cesse de s’amplifier (Kronick et al., 2021), le nombre de familles migrant de manière plus ou moins forcée augmente chaque année, que ce soit à cause de conflits politiques, de changements climatiques ou simplement de conditions de vie défavorables. En 2020, parmi les 281 millions de migrants internationaux (https://www.un.org/), on dénombrait 82,4 millions de migrants formellement considérés comme des « migrants forcés » (26,4 millions de réfugiés et 4,1 millions de demandeurs d’asile[1]) (www.unhcr.org/). Les Nations Unies estiment que le nombre d’enfants immigrants de première génération (qui sont nés en dehors du pays d’immigration) est passé de 29 millions en 1990 à 40,9 millions en 2020 (www.migrationdataportal.org). Non seulement les enfants migrants sont nombreux et leur nombre augmente, mais ils constituent une plus grande proportion dans la population des migrants forcés que dans la population générale. Prendre en compte l’expérience de ces enfants apparaît primordial lorsqu’on s’intéresse aux parcours migratoires.

Pourtant, la perspective des enfants est peu étudiée, malgré la recommandation des Nations Unies dans la Convention des droits de l’enfant (Convention on the rights of the child-CRC, 1979), qui stipule que les enfants ont le droit de s’exprimer sur les questions qui les concernent (article 12). De nombreuses initiatives d’exploration de la perspective des enfants se développent, notamment par le biais de méthodes créatives, visuelles et participatives (Akesson et al., 2014; Bagnoli, 2009; Caldairou-Bessette et al., 2020; Greene et Hill, 2005; Schwab Cartas et al., 2022), mais la question de l’interprétation des données recueillies et de la représentation des voix des enfants demeure un défi (Aldridge, 2015; Bradbury-Jones et al., 2018; Carnevale, 2020; Darbyshire et al., 2005; Fargas-Malet et al., 2010; Kirk, 2007; Lomax, 2012; Mand, 2012; Mcpherson et Thorne, 2000; Spyrou, 2011; Vanner et Kimani, 2017). Le défi est d’autant plus grand que les enfants sont jeunes et ne maîtrisent pas la langue. Cet article développe une méthode d’analyse interdisciplinaire basée sur l’art mettant à profit l’écriture littéraire, afin de proposer une voie d’interprétation fertile des données recueillies auprès des enfants. Il s’agit entre autres de permettre une traduction juste pour représenter l’expérience des enfants dans le langage écrit, étant celui qui s’impose pour rendre compte du point de vue des enfants dans un article scientifique.

On sait que les enfants migrants peuvent être particulièrement à risque de développer des problèmes de santé mentale, et cela est malheureusement encore plus vrai en contexte de pandémie (Barghadouch et al., 2016 ; Clark, 2010 ; Fazel et al., 2012 ; Lomax, 2018; 2020 ; Pinzón-Espinosa et al., 2021). Toutefois, les parents des familles migrantes peuvent avoir moins tendance à consulter en santé mentale par peur de la stigmatisation (Nadeau et al., 2017 ; Pinzón-Espinosa et al., 2021). De fait, les familles sont souvent recommandées aux services à travers le système scolaire, où sont obligatoirement intégrés les enfants (Nadeau et al., 2017 ; Nadeau et al., 2012 ; Rousseau et al., 2012 ; Vachon et al., 2017). Ainsi, la consultation en santé mentale jeunesse peut faire partie du parcours migratoire des familles et s’inscrire de différentes manières dans le processus d’intégration. Alors que l’expérience des jeunes ou adolescents en santé mentale a été explorée par un certain nombre de travaux et scoping review (Guruge et Butt, 2015 ; Nadeau et al., 2017 ; Tobon et al., 2015 ; Zifkin et al., 2021), les études rapportant l’expérience vécue par les enfants en santé mentale sont beaucoup plus rares (Baker-Ericzen et al., 2013 ; Caldairou-Bessette et al., 2018 ; Greco et al., 2017 ; Persson et al., 2017 ; Vusio et al., 2020 ; Carnevale, 2020). Nous avons trouvé des travaux qui relatent l’expérience que les enfants ont de la migration (Gervais, Côté, Lampron-Desouza, et al., 2021; Gervais, Côté, Pomerleau, et al., 2021 ; Gervais et al., 2020), mais aucune étude, à notre connaissance, ne porte sur l’expérience des enfants de la consultation en santé mentale en s’intéressant aux aspects en lien avec la migration.

Dans cet article, nous nous pencherons particulièrement sur l’expérience et sur la perspective des enfants de familles migrantes ayant fait l’objet de services dans le système public québécois, à Montréal. En effet, les services en santé mentale pour les enfants et les familles sont accessibles gratuitement au Québec et les familles migrantes se tournent principalement vers ces services lorsque des difficultés se manifestent. Nous considérerons des enfants de familles avec une variété de parcours migratoires : nouveaux arrivants (depuis moins de 5 ans) ou familles immigrantes de première génération installées depuis plus longtemps, dont certaines familles réfugiées, demandeuses d’asile ou sans statut. Les écrits existants rapportent des échecs fréquents dans le cours des consultations en santé mentale jeunesse pour les familles migrantes, mais aussi des parcours où cette consultation s’avère fructueuse (De Haene et al., 2010 ; Kronick et al., 2021 ; Nadeau et al., 2017 ; Pacione et al., 2013 ; Rousseau, 2019 ; Rousseau et al., 2012 ; Rousseau, Nadeau, et al., 2017 ; Vachon et al., 2017). Par contre, l’expérience des enfants de ces familles est peu explorée, et particulièrement pour les enfants de moins de 13 ans. En suivant ce cadre, nos deux principales questions de recherche se formulent ainsi : 1) comment l’expérience de la consultation est-elle vécue par l’enfant d’une famille migrante, donc en processus d’intégration ? ; 2) comment l’art, dans les méthodes de collectes (dessin, jeu), mais également dans la méthode d’analyse des données (écriture descriptive et littéraire), peut permettre à la fois l’expression et la compréhension de cette expérience ?

Nous nous concentrerons sur la perspective des enfants plus jeunes (13 ans et moins). Ce choix se justifie par le fait que la perspective des enfants plus jeunes est sous représentée dans la recherche (comparativement à la perspective des « jeunes » qui correspond la plupart du temps aux adolescents). Nous avons choisi d’inclure les enfants de moins de 14 ans, car au Québec, c’est à partir de cet âge que les jeunes peuvent consentir eux-mêmes à recevoir des soins en santé mentale sans avoir besoin de l’approbation de leurs parents. Les consultations pour les moins de 14 ans impliquent nécessairement les parents, et constituent donc une expérience familiale, faisant l’objet de ce numéro.

Repères conceptuels

Nous adopterons des cadres conceptuels et méthodologiques interdisciplinaires issus des champs de la psychiatrie transculturelle, de la psychologie humaniste et de la recherche basée sur l’art.

La psychiatrie transculturelle permet de penser la question de la santé mentale ou du diagnostic d’une manière contextualisée et sensible à la culture. Les écrits dans ce champ, en s’appuyant entre autres sur des méthodes inspirées de l’anthropologie médicale, soutient que les manifestations symptomatologiques, comme leur compréhension et leur prise en charge, varient selon le contexte culturel et social (Baubet et Moro, 2009 ; Kirmayer, 2007 ; Kirmayer et al., 2014). Dans le cadre de cet article, cette perspective nous permettra de réfléchir à la façon dont la question de la santé mentale de l’enfant et de la famille peut être interprétée et perçue de manière différente dans la culture d’accueil et dans celle de la famille migrante, créant là un fossé auquel il est impératif de s’intéresser.

La psychologie humaniste, qui a milité pour la valorisation de l’expérience humaine et pour l’importance du sens que peut prendre une expérience dans la vie d’une personne (Mahrer, 1989 ; Misiak et Sexton, 1973 ; Schneider et al., 2015 ; Vachon et al., 2016), informera notre posture d’analyse et notre démarche d’interprétation. Cette démarche s’inscrit dans le courant de l’herméneutique, qui réfère à une pratique de l’interprétation (Grondin, 1993, 2003 ; Laverty, 2003). Cette pratique est structurée comme un dialogue et conçoit la compréhension comme un évènement (Gadamer, 1996; Schwandt, 2014; Thiboutot, 2016). Comme méthode, elle ressemble davantage à une démarche d’approche qu’à une procédure d’analyse. Pour nous, il s’agira ainsi de tenter de s’approcher de l’expérience des enfants et de leurs familles par des voies multiples, notamment par l’art. Hans Georges Gadamer, identifié comme le « père de l’herméneutique », a en effet soutenu dans « Vérité et méthode » (Gadamer, 1996) que l’art et le jeu sont le support par excellence d’une herméneutique juste. La structure de l’art ou du jeu donnerait lieu au plus haut degré de compréhension (Gadamer, 1960 dans Lindberg et al., 2013). En d’autres mots, ils permettraient de s’approcher au plus près d’une certaine vérité de l’expérience humaine.

Cet article témoigne d’un travail de transposition vers la littérature s’articulant à partir des jeux et des dessins des enfants participants. Il s’agit donc d’une démarche d’écriture littéraire consistant à composer avec la langue pour donner accès à l’expérience vécue par les enfants. Notre démarche se veut narrative ; elle a pour horizon de mettre en récit les données pour les interpréter. L’aspect narratif est central à la perspective humaniste ; Ricœur, héritier de Gadamer, a présenté l’identité humaine comme étant elle-même narrative, constituée du jeu d’une « fusion entre histoire et fiction » (Ricœur, 1988 : 295). Alors que l’herméneutique traditionnelle se consacrait à découvrir le sens des textes (surtout sacrés), nous nous sommes servis de l’écriture créative pour découvrir le sens de l’expérience rapportée par les enfants en images et en jeux, et le raconter d’une manière qui puisse être comprise émotivement.

Notre travail s’inscrit également dans les méthodes de recherches basées sur l’art, qui ont été utilisées avec les enfants dans plusieurs disciplines (éducation, sociologie, sciences infirmières, géographie, etc.) et ont été documentées (voir par exemple : Bagnoli, 2009; Blaisdell et al., 2019; Caldairou-Bessette et al., 2020; Hickey-Moody, 2017; Mand, 2012; Mitchell et al., 2011; Theron et al., 2011). De manière générale, l’approche de recherche basée sur l’art soutient que le processus créatif fait partie de la méthode de recherche et de la méthode d’interprétation ; l’art n’y est pas seulement considéré comme une « donnée », un produit ou un matériel à analyser, mais comme le processus de recherche et de questionnement lui-même (Chamberlain et al., 2018 ; Finley, 2008 ; Kossak, 2012 ; Mcniff, 2008). Dans le cadre de cette recherche avec des enfants migrants, l’approche basée sur l’art présente de multiples avantages dont celui de dépasser la barrière de la langue via un rapport au jeu et au dessin, et ensuite d’utiliser la langue pour dépeindre de manière imagée un ressenti d’enfants à travers le texte de création littéraire. La démarche pour tenter de comprendre un enfant, et d’autant plus un enfant venu d’ailleurs, demande en effet d’entendre et d’imaginer au-delà de l’explicite. Une approche basée sur l’art nous permet cet espace, et ce, tant dans les étapes de collecte de données, que dans l’analyse et la présentation des résultats.

Groupe à l’étude

Cet article s’appuie sur les données recueillies au cours de la réalisation de deux projets de recherche qualitatifs auprès de familles ayant reçu des soins en santé mentale jeunesse, à savoir des soins pour leurs enfants, dans le système de santé publique de la ville de Montréal. Le recrutement a eu lieu par l’intermédiaire des intervenant.e.s. Les deux projets comprenaient des entrevues avec les parents, les intervenant.e.s et les jeunes, et ont utilisé des méthodes d’entretiens adaptées aux enfants (pour plus de détails, voir : Caldairou-Bessette et al., 2018 ; Caldairou-Bessette et al., 2020). Le premier, « Les soins partagés en santé mentale jeunesse »[2], Volet partenariat et intervention auprès de familles réfugiées[3], concernait neuf jeunes (6 à 18 ans) de familles réfugiées ou demandeuses d’asile et a comporté des entrevues[4] avec des acteurs évoluant dans le milieu scolaire. Le deuxième projet « Soins en collaboration en santé mentale jeunesse : Caractéristiques des interventions thérapeutiques et qualité des services », qui était longitudinal sur un an de soins, rassemblait 44 jeunes de 4 à 17 ans d’une population générale (incluant des migrants). Dans les deux projets, les enfants et leurs familles ont été recrutés par le biais de leur intervenant.e en santé mentale jeunesse (travailleur social, psychoéducateur, art-thérapeute, psychologue, etc.) dans huit CLSC (Centre local de services communautaires) de l’île de Montréal entre 2012 et 2017. Plus de 100 familles ont participé. Le protocole de recherche prévoyait que les enfants, les parents et les intervenant.e.s soient rencontrés à une ou deux reprises après une période d’intervention d’environ six mois. Pour cet article, nous nous sommes penchées sur les données concernant les enfants migrants de 13 ans et moins, qui ont pu partager leur expérience de manière riche et diversifiée par des voies artistiques, visuelles et ludiques (différentes activités de jeu et de dessin). Nous avons privilégié les enfants avec qui la première auteure a fait les entretiens de recherche. Cette approche est cohérente avec le « tournant narratif » de la recherche qualitative (Bochner et Riggs, 2014 ; Denzin et Lincoln, 2000) qui, selon Pinnegar et Daynes (2007), est constitué de quatre phénomènes convergents : 1) la relation entre le participant et le chercheur ; 2) le passage des nombres aux mots comme données ; 3) le pivotement du général au particulier ; 4) l’émergence de nouvelles épistémologies (incluant les méthodes basées sur les arts).

Le sous-groupe retenu comprend 20 enfants de 4 à 13 ans. Il regroupe :

  • huit enfants issus de parcours de migration forcée : quatre enfants demandeurs d’asile (DA) ou réfugiés (tous nés ailleurs), quatre enfants de familles migrantes sans statut (nés au Canada) ;

  • douze enfants issus de parcours migratoires plus réguliers : quatre enfants migrants de première génération (nés ailleurs), huit enfants nés au Canada dont au moins un des parents est né ailleurs (donc enfants migrants de 2e génération). Ce sous-échantillon dépeint la réalité de 16 familles aux parcours migratoires variés. Les origines des parents des familles, étant parfois mixtes, sont : Caraïbes, sous-continent indien, Moyen-Orient, Proche-Orient, Europe, Amérique centrale, Amérique du Sud, Afrique de l’Ouest et Maghreb. L’échantillon est décrit dans le tableau 1.

Les motifs de consultation en santé mentale pour les enfants de notre échantillon sont très variés et incluent : anxiété (de séparation, peurs envahissantes), problèmes attentionnels, difficultés sociales (isolement, mutisme sélectif), problèmes de comportement (agressivité, agitation, opposition), conflits dans la fratrie, conflits familiaux, problèmes d’attachement, comportements à risque, énurésie. Deux enfants de l’échantillon ont été placés sous la protection de la jeunesse à l’issue de l’intervention. Un enfant a reçu un diagnostic d’autisme.

Les deux projets de recherche ont reçu l’approbation éthique des comités institutionnels des établissements concernés (nous ne nommerons pas ces établissements pour protéger au maximum l’identité des participants). Aucun conflit d’intérêts n’est à déclarer pour les auteures.

Figure

Tableau 1 – Informations sur les enfants du groupe étudié (noms fictifs)

Tableau 1 – Informations sur les enfants du groupe étudié (noms fictifs)

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Méthode de travail et limites méthodologiques

La méthode d’analyse qualitative s’est appuyée sur une herméneutique de chaque cas (Elliot, 2015) et ensuite des cas en relation à l’ensemble ou à des sous-ensembles significatifs (Carnevale, 2020), de manière à dégager ce qui a pu avoir de l’importance et un sens dans l’expérience singulière et partagée des enfants. Pour chaque cas (enfant), tous les entretiens (enfant, parent et intervenant.e) ont été examinés. L’analyse s’est faite en double modalité (écoute audio et lecture des verbatim). Des notes ont été prises pour chaque entretien (enfant, parent, intervenant.e, en deux temps de l’intervention : après six mois et après un an) et les éléments centraux ont été réunis dans une synthèse. Des notes ont également été consignées sur les éléments intéressants ressortant du jeu et du dessin.

Des rencontres d’analyse ont eu lieu avec les chercheures principales pour discuter des cas et des aspects importants retenus, particulièrement en lien avec les modalités de jeu et de dessin.

Dans un deuxième temps, des sessions de travail d’interprétation des données ont été menées dans une perspective de création littéraire avec Laurance Ouellet-Tremblay et ont été complémentées par la lecture du roman « Là où je me terre » de Caroline Dawson, qui rapporte des souvenirs d’enfance d’un parcours migratoire, et du livre pour enfant « La valise » de Chris Naylor-Ballesteros. Un texte inspiré de ce travail a ensuite été produit, lequel a fait apparaître certains aspects centraux de l’expérience des enfants. Ce texte nous a permis d’explorer et de dé-couvrir[5] une parole d’enfant migrant, au-delà des cas particuliers, et avec une profondeur supplémentaire.

Ce travail se situe dans le jalon de la recherche basée sur la fiction (fiction based-research), où on considère la « fiction comme pratique de recherche » (Leavy, 2013), qui fait partie des méthodes de recherche par l’art. Cette pratique, tout en rappelant que toute fiction est ancrée dans la réalité, présente le jeu de la fiction comme ayant « l’habileté d’aller chercher, de révéler, d’exposer et de créer de la véracité »[6] (Leavy, 2018) (p. 193). Plutôt que de chercher à interpréter les résultats de manière systématique et organisée, le texte littéraire, dans sa portée esthétique, nous permettra d’aborder la perspective de l’enfant à travers un rapport à la voix – voix d’enfants trop souvent ignorées, parce que relayées au statut d’incohérence. La fiction nous donnera l’occasion de créer des personnages d’enfants archétypaux dont la voix nous donnera accès à la réalité vécue lors de l’intervention thérapeutique. Cette méthode d’interprétation a comme avantage d’allier le particulier de chaque cas aux principaux enjeux partagés par cette population spécifique. Nous nous inspirerons de paroles et d’évènements précis vécus durant les rencontres avec les intervenant.e.s pour construire nos voix d’enfants, mais chercherons aussi à mettre en lumière les thèmes globaux qui semblent se dégager de la première analyse des données, tels que la peur et la confusion ressenties face à l’expérience migratoire, le dessin et le jeu comme moyen de dépasser un rapport entravé à la parole et l’idéalisation de l’intervenant.e de la part des enfants. Nous sommes conscientes des limites de cette méthode plutôt originale ; la certitude, quant à nos interprétations, n’est évidemment pas un horizon réaliste. À travers cette démarche que nous avons entreprise avec le plus grand sérieux, notre espoir est davantage de s’approcher d’une compréhension de l’expérience des enfants, et non de la saisir de manière absolue. Dans ce mouvement visant à entendre l’expérience des enfants, nous sommes, en tant que personnes, convoquées intimement. Bien que cet aspect implique une limite, celle de la subjectivité, il incarne également tout le potentiel de la méthode. Les écrits sur les méthodes qualitatives font largement référence à l’idée du chercheur comme outil principal de recherche, garant de la valeur, la rigueur, la sincérité, la résonnance et la significativité de la contribution de la recherche (Tracy, 2010).

Présentation des résultats

Le travail d’exploration et d’interprétation nous a menés à identifier trois aspects importants dans l’expérience des enfants. Nous les présenterons en les illustrant par des exemples, pour ensuite exposer le texte littéraire créé à partir du matériel et faisant partie de la démarche d’interprétation.

La place centrale de l’épreuve migratoire familiale dans le vécu de l’enfant

Dans les entretiens réalisés avec les enfants, on peut voir apparaître la peur et la confusion. Elles se sont entre autres exprimées dans les jeux et dessins des enfants, mais aussi dans leurs paroles et celles de leurs parents et intervenant.e.s. Elles peuvent être directement liées à la migration, particulièrement chez les enfants dont les familles ont vécu des déplacements forcés à cause de la violence, mais peuvent également être en lien avec la difficulté de se faire une place entre deux cultures. Cette difficulté fait par ailleurs partie intégrante de l’épreuve migratoire.

Par exemple, Raphael, 9 ans, réfugié d’Amérique centrale après que sa famille ait subi les menaces de cartels de drogues et vécu la torture du père, crée lors du jeu dans le sable un monde où les méchants prennent le contrôle (Figure 1).

Figure 1

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Il s’agit de l’histoire du Soldat du Mexique. Dans l’histoire, des voleurs ont volé des armes, des ambulances et des voitures de police. Il y a beaucoup de morts et de destruction. La figure 1 transmet un certain chaos où les repères protecteurs sont renversés (ambulance, polices, figures religieuses) et qui plus est, l’histoire raconte que ces repères protecteurs peuvent en fait être contrôlés par des forces hostiles et dangereuses, des voleurs.

Jordan quant à lui (8 ans), après avoir été laissé au Canada par sa mère voulant le protéger de la violence de son beau-père, met en scène de multiples poursuites où un animal X veut en manger un autre, sans que le type d’animal n’ait vraiment d’importance. Le poisson se cache pour ne pas se faire manger par l’araignée ; autant dire que n’importe qui peut être mangé par n’importe quoi.

On voit le besoin de se cacher pour se protéger, qu’on retrouve également chez Raphael pour qui le jeu se termine par une barricade (Figure 2).

Figure 2

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Raphael raconte qu’il a construit « un abri pour le soldat » et cet abri est littéralement construit avec les images de figures religieuses. Raphael dessine également une scène de guerre entre des soldats US et des soldats nazis, où les soldats US ont fabriqué un tunnel sous la terre pour se protéger. On voit aussi au milieu du dessin un soldat à l’entrée du tunnel surplombée d’une sorte de toit, que Rafael nomme une « protection » (Figure 3).

Figure 3

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La mère de Raphael relate qu’au moment de leur arrivée, Raphael « a peur de tout, il a de la difficulté à avoir de la confiance avec les autres ». Son intervenante raconte que lorsqu’il a commencé la thérapie, ses jeux se finissaient toujours en catastrophe : « tout est calme et là, tremblement de terre », « tout est détruit et on ne peut pas réparer ». Elle ajoute :

« [i]l porte tous les symptômes de la famille ».

« La raison que la famille déménage, il ne sait pas exactement c’est quoi… »

Jill, intervenante

Pour Raphael, l’expérience quotidienne en est une de peur perpétuelle et diffuse.

Pour certains enfants, le fait de ne pas parler peut être une protection ; ils se réfugient dans le silence pour pallier l’épreuve de la confrontation avec la langue étrangère de la terre d’accueil. Il en est le cas pour Bassam, 6 ans, qui a été référé au programme de santé mentale jeunesse pour mutisme sélectif. Quand l’équipe le prend en charge, cela fait 2 ans qu’il ne parle pas à l’école. Sa famille est venue du Moyen-Orient en quête d’une vie meilleure, mais il a fallu toute une année avant que son père trouve un travail et ce travail est précaire. Dans notre entretien (et à notre initiative), Bassam joue un enfant qui va au CLSC pour voir son intervenante « parce qu’il a peur d’aller dehors ».

Harsleen, d’une famille sans statut originaire du sous-continent indien, amène cette question de la langue à travers son jeu dans le sable. Harsleen et son frère Kuljit, tous deux nés au Canada, ont été référés aux services en santé mentale par le médecin pour anxiété sévère après que les parents aient été informés que leur famille allait être déportée. Harsleen crée un monde où il y a une maison, deux parents, un frère et une sœur, comme dans sa famille. Elle ajoute des personnages, des images de figures religieuses et des animaux. Les animaux s’attaquent. Les parents protègent les enfants. Il y a une « dame qui croit en Jésus », deux personnages qui sont « comme des amis » et « un bébé qui dort près de l’étoile » (de David). Elle met ensemble les dieux qui sont de son pays. Elle classe les personnages en fonction de leur religion, et aussi de leur langue. Un groupe de personnages parle la même langue et « sont ensemble », un personnage « ne parle pas la même langue » alors il est « tout seul ». Le jeu d’Harsleen nous rappelle cet isolement créé par les barrières de langage et met en scène les questions du danger et de la protection, telles que l’ont également fait Rafael et Jordan.

La protection peut prendre d’autres formes que le repli. Jordan, arrivé pour échapper aux violences de son beau-père, est référé pour troubles graves du comportement : il mord, frappe, crache. Notamment pour cette raison, des écoles successives refusent de le garder. Si la peur est souvent une trace des expériences migratoires ou prémigratoires, elle peut être vécue bien concrètement dans le parcours migratoire après l’arrivée en terre d’accueil. Pour Jordan, il y a la peur d’être violenté ou puni, en plus de la peur d’être abandonné. Il est référé pour des difficultés d’attachement, puisque sa mère l’a laissé au Canada avec sa tante, pour ensuite repartir. Ainsi, Jordan dessine la famille d’angry birds (Figure 4), où le papa est fâché et où il ajoute : « [q]uand maman est fâchée, elle dit, laisse-moi. Après elle est fâchée et elle dit bye, je ne veux plus te garder toi. » Le bébé angry bird, « après il était triste et après, fâché. » -Jordan, 8 ans

On peut voir les larmes et les sourcils froncés du bébé (Figure 4).

Figure 4

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Le choix des angry birds n’est pas banal. Il s’agit d’oiseaux qu’on catapulte, qu’on jette. Par ailleurs, l’intervenant de Jordan mentionne que : « [t]out le monde se lance la balle et personne n’en veut. Il va falloir que quelqu’un l’attrape la balle et s’occupe de l’enfant. On est en train de recréer un peu l’histoire de sa vie… ». Après une succession de plusieurs intervenant.e.s, Jordan a malheureusement fini par être placé en centre jeunesse, sa tante n’étant pas en mesure de le garder en répondant aux exigences d’ici. Ainsi, l’histoire de Jordan en est une de peur d’abandon, ainsi que d’abandon réel par le système scolaire et de santé.

Nora et Djamila sont référées pour une évaluation psychologique après que leur père ait été arrêté dans la rue et déporté sur le champ, sans qu’elles aient pu lui dire au revoir. Leur maman raconte que Nora, qui est épileptique, a fait une grave crise d’épilepsie quand elle a appris que leur père ne reviendrait pas. Djamila, quant à elle, est très agitée. En entrevue, Nora explique que « les avocats, ils veulent que maman et papa retournent en Égypte et ne reviennent jamais ». Djamila ajoute que « seulement les Canadiens sont permis au Canada ». Elle et sa sœur sont canadiennes, car elles sont nées ici, mais pas leurs parents. Djamila précise qu’« il y a une police qui sépare les personnes ». Elle ajoute : « [l]es avocats, ils sont comme ça ici, va là, tu dois aller ici, tu dois faire ça ». Cela évoque l’expérience commune des familles demandeuses d’asile qui sont dirigées, déplacées, restreintes dans leurs mouvements et contrôlées dans le processus migratoire, et ce après avoir vécu la plupart du temps ce genre d’expérience négative dans leur pays d’origine.

Cette manifestation de la violence du système est décrite d’une manière remarquable par Caroline Dawson (2022), dans son souvenir romancé d’enfant de 7 ans :

« [n]ous venions à peine de quitter la dictature qu’on nous enfermait en nous interdisant de sortir du périmètre de l’hôtel. Une clôture de fer, haute et grise comme dans les pénitenciers, incarnait le contour légal de nos déplacements. Cette réclusion était la norme. L’on enfermait les réfugiés dans un hôtel le temps de faire les vérifications d’usage, de quelques jours à quelques semaines. […] Nous avons donc dû rester confinés durant des semaines au Ramada, cet hôtel à la fois asile et prison. La moindre sortie à l’extérieur des limites permises pouvait nous coûter une expulsion directe au pays d’origine, sans autre forme de procès. » (Là où je me terre, Montréal, Remue-Ménage, Montréal, p. 31)

Nous connaissons très bien cette expérience pour avoir travaillé dans ce genre de centre d’hébergement et avoir côtoyé de nombreuses familles demandeuses d’asile, qui nous ont inspiré le mot enclos présent dans le texte de création présenté plus loin. Ce mot rejoint le champ lexical de l’animalité et de la jungle, d’une certaine exclusion du social et du civilisé faisant écho au sentiment de déshumanisation pouvant être provoqué par le regard de l’autre en terre d’accueil, et faisant souvent partie de l’expérience des familles migrantes.

La consultation en santé mentale vécue par les enfants migrants : la place du jeu, de l’art et de l’accueil

La plupart des enfants ont exprimé une expérience positive de la consultation, même pour ceux chez qui l’issue de l’intervention s’est avérée difficile (par exemple, un placement), ou encore lorsque les parents se sont sentis moins satisfaits. Seulement trois enfants sur 21 ont parlé d’expériences moins positives au cours des interventions, mais sans qu’elles soient complètement négatives.

Les enfants ont exprimé des critiques face aux moments de conversation qu’ils ont parfois trouvés « ennuyeux » ou « répétitifs », mais tout en admettant qu’ils permissent de « résoudre les choses » (Ethan et Darya, 12 et 10 ans). Un grand nombre d’enfants ont exprimé leur appréciation pour les moments de jeux ou de dessins, ou pour les activités médiatisées (passant par autre chose que la conversation verbale, comme le sport, les jeux de société, le bricolage, etc.).

Lya, 10 ans, raconte avoir aimé le moment de rencontre familiale où chacun a dessiné un membre de la famille représenté par un animal et avoir détesté les moments interminables où l’intervenant et sa famille parlaient. Pour Darya, le verdict est clair : les moments qu’elle a aimés sont ceux où elle pouvait dessiner, et ceux qu’elle n’a pas aimés sont ceux où elle ne pouvait pas dessiner. Cécilia, 13 ans, a eu un suivi individuel en art thérapie et a beaucoup aimé le travail avec l’art. Elle aurait d’ailleurs souhaité que l’art soit intégré aux rencontres familiales. Elle a préféré l’intervention familiale puisqu’elle lui a permis d’entendre l’histoire de l’arrivée au Canada de ses grands-parents, des juifs européens réfugiés de Roumanie, et de mieux comprendre les relations difficiles entre ses grands-parents et son père.

Lydia, 6 ans, d’une famille aux origines mixtes, a beaucoup aimé dessiner et jouer dans l’entrevue de recherche avec nous. Son dessin du CLSC, où elle est allée pour comportement oppositionnel, laisse voir une boîte de jouets (en haut) très grande avec plusieurs jouets différents (alors que les personnages sont dessinés avec peu d’attention) (Figure 5).

Figure 5

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On y reconnaît l’importance de la salle d’attente dans la perspective de Lydia. Les personnages surplombés d’un point sont, selon elle, ceux qui vont aller parler avec l’intervenante. Son jeu sera beaucoup centré sur la salle d’attente, qu’on voit sur la Figure 6 en rouge.

Figure 6

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Jules, 6 ans, se dessine avec son intervenante avec qui il fait de la thérapie par le jeu, en train de jouer au ballon dans la salle de jeu du CLSC, souriant (Figure 7).

Figure 7

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Il dit aimer aller au CLSC « parce que quand je viens ici, je me sens un peu mieux. J’arrête de penser que mon père n’est pas là. Pendant que je m’amuse, j’arrête de penser à ça, alors ça me fait un peu de bien ». Son intervenante raconte que son jeu a évolué d’un jeu individuel à un jeu partagé et qu’il fait maintenant des bricolages élaborés qu’il insiste pour rapporter à la maison.

Comme Lydia, Jules représente la salle d’attente en bas du CLSC. Alim, 6 ans, fait de même en incluant dans son jeu « la caissière du CLSC et sa famille » et d’autres personnages de la salle d’attente (Figure 8).

Figure 8

Cette figure de la « caissière du CLSC », probablement la personne à l’accueil, et place de la salle d’attente, laisse présager que les enfants peuvent être particulièrement sensibles à l’accueil qu’ils reçoivent lorsqu’ils arrivent.

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L’importance de l’intervention et de l’intervenant.e dans l’histoire et le monde de l’enfant

Si certains enfants sont moins conscients du processus thérapeutique (surtout les plus petits), d’autres l’investissent d’une façon presque magique, comme une sorte de miracle. L’intervention et l’intervenant.e se trouvent souvent idéalisés.

Moussa, 9 ans, raconte comment l’art thérapie l’a aidé. Enfant d’une famille réfugiée d’Afrique de l’Ouest, Moussa avait beaucoup de mal à se concentrer. Il explique que maintenant il arrive à bien se concentrer à l’école et relate qu’un jour, alors qu’il avait très bien travaillé, la professeure lui a dit : « Oh ! Comment tu as fait ça ? » Et qu’il a répondu : « J’ai fait de l’art thérapie ! ».

Noah, 8 ans, affirme que le motif de la consultation au CLSC pour lui était de trouver de l’aide parce qu’il se chicanait avec sa sœur et que cela le rendait triste (Figure 9).

Figure 9

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Dans le dessin, Noah arrive au CLSC triste (en bas à gauche). Jean-Charles, travailleur social, lui dit : « je vais t’aider », et ensuite Noah va voir sa sœur. Il se dessine dans un cœur, avec un cœur rouge sur son visage, et fait « Yé ! » en dessinant.

Bassam, 6 ans, raconte l’histoire d’un garçon qui « avait peur d’aller dehors ». Dans le dessin (Figure 10), auquel nous participons pour soutenir Bassam qui est timide, le petit garçon est triste. Il va au CLSC et ses parents y vont seuls ; il est d’accord et il n’est plus triste. Bassam relate que la dame travaillant au CLSC est contente et gentille. Puis, à la fin de l’histoire, Bassam dit avec un énorme sourire : « il va aller dehors ». On remarque toutes les fenêtres, espaces de communication avec l’extérieur, que Bassam ajoute au CLSC, représenté comme une maison.

Figure 10

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La famille de Noah et Lya, 8 et 10 ans, immigrée d’Europe (les parents), vit beaucoup de conflits. Ils sont ainsi orientés vers un suivi familial. Noah rapporte qu’il a « la famille la plus compliquée du monde ». Bien que Lya ait peu apprécié l’intervention, Noah lui trouve que le CLSC les a aidés. Il fait ce dessin représentant la thérapie familiale (Figure 11).

Figure 11

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Il précise : « [i]ls ont des visages tristes, parce qu’ils ont des problèmes. » On voit l’intervenant, Louis-Charles, travailleur social, devant la porte du CLSC (écrit CLLC). Il fait un dessin « avant » l’intervention (en bas à gauche) : la mère qui dit « Hey ! » Elle est en colère : « [q]uand sa mère est en colère, elle crie pour n’importe quoi ». Il dessine ensuite « après » l’intervention : « maman est tellement contente, elle vole, Oui ! Alléluia ! »

Raphael, 9 ans, rapporte aussi avoir beaucoup aimé aller voir Jill au CLSC. Il en parle ainsi en entrevue :

Intervieweuse : Comment tu as trouvé ça aller au CLSC ? 

Raphael : « Cool ! »

Intervieweuse : Qu’est-ce que tu as aimé le plus ?

Raphael : « Hum, Jill ».

Intervieweuse : Est-ce que tu penses que ça t’a aidé ?

Raphael : « Beaucoup ».

Intervieweuse : À quoi tu penses que ça t’a aidé ?

Raphael : « À partager les choses avec les amis, pour qu’ils soient gentils » « depuis la 3e année, je suis dans la même école ».

Intervieweuse : Est-ce qu’il y a des choses que tu as moins aimées ?

Raphael : « Hum… non. Rien du tout, j’ai tout aimé ».

Les propos de Raphael évoquent le soutien dans une forme d’intégration « avec les amis » et la sensibilité à avoir une stabilité à « être dans la même école » (il a dû changer 3 fois : classe d’accueil, une première école, puis une autre à cause d’un déménagement). Il souligne l’importance centrale de Jill. Sa maman raconte d’ailleurs : « [i]l aime Jill, il veut rester tout le temps avec elle ». Il disait de Jill « c’est comme ma maman » ou « c’est ma meilleure amie ».

Lorsqu’il est arrivé au CLSC, Raphael était submergé par la peur. Quand, en entrevue, on lui propose de dessiner quelqu’un qui « reçoit de l’aide », il dessine le sauvetage de quelqu’un qui va se noyer (Figure 12).

Figure 12

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Raphael n’a pas été le seul à souligner la centralité de la personne de l’intervenant.e. Moussa raconte en parlant de son art-thérapeute : « j’étais content quand je la voyais ». Anissa, 9 ans, la sœur de Jules, déclare, quant à elle, que ce qu’elle aime de ses rencontres au CLSC, « c’est que c’est Mélanie les fait ». Elle se dessine avec Mélanie dans la salle de jeu et ajoute des rayons autour de Mélanie et elle (Figure 13).

Figure 13

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Tichelia, 13 ans, réfugiée des Caraïbes, rapporte très peu de relations significatives dans son entourage, mais elle parle de son intervenante au CLSC comme d’une relation très positive. Elle n’a pas apprécié l’évaluation psychiatrique ni le soutien proposé au centre où elle est placée : « [j]e voudrais qu’on arrête de me dire quoi faire, ou au moins qu’on m’écoute et aussi qu’on respecte mon point de vue. » Lorsqu’elle fait différents dessins, elle ne dessine aucun visage et n’utilise qu’une seule couleur pour faire les bonhomme allumettes, mais quand elle dessine son intervenante, elle lui dessine un large sourire et des cheveux d’une autre couleur.

Pour Jordan (8 ans), son intervenant Daniel était une personne centrale qu’il appréciait beaucoup. Il commente : « [i]l est très beau, il est très gentil, je l’aime ». Il aime par-dessus tout quand Daniel l’amène jouer au ballon au parc. Le fait de jouer à lancer un ballon est probablement important quand on se sent lancé d’un côté et de l’autre (référence aux angry birds et au commentaire de son intervenant plus haut). Sa tante rapporte qu'« [i]l est très attaché à Daniel. Ce n’est pas normal pour un enfant d’être attaché comme ça à quelqu’un ». Pourtant, Daniel arrêtera à un moment son intervention et Jordan sera orienté vers des services plus « spécialisés ». Lorsque nous rencontrons Jordan en entrevue, il nous pose beaucoup de questions, joue avec entrain et malgré qu’il se sente fatigué après le dessin des angry birds, il est enjoué et content de notre présence. Au moment du départ, il dit : « [j]e voudrais que tu restes ici. Toujours ».

Le contact avec les agents de recherche a marqué les enfants qui tantôt nous incluent dans leur récit des services, tantôt nous ajoutent à leur représentation de l’intervention, comme en témoigne la photo du jeu de figurines d’Anissa (Figure 14). Cela illustre à quel point les enfants peuvent s’attacher aux personnes, sans égard pour leur titre ou même leur fonction.

Figure 14

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Approcher l’expérience des enfants par l’écriture créative

Nous travaillerons ici à partir d’un texte qui a été écrit en utilisant le procédé littéraire du monologue intérieur pour représenter l’expérience subjective des enfants. Ce procédé, bien connu pour donner accès au flow of consciousness du personnage, nous permet de donner accès à la vie psychique (conflits intérieurs, peurs, confusion) de l’enfant sans que la narration ne soit interrompue par une autre parole (celle du narrateur par exemple), laissant donc toute la place au ressenti vécu par les protagonistes. Nous misons ainsi sur « le pouvoir de la fiction de tisser plusieurs récits ensemble » (Leavy, 2015 : p. 63) comme levier interprétatif des données présentées.

Ce texte donne accès aux points de vue de deux enfants fictifs nouvellement arrivés au pays et qui reçoivent à un certain moment des soins en santé mentale jeunesse. Il cherche à mettre en lumière cette expérience en ayant recours à deux personnages aux regards différents : celui d’un jeune garçon de 6 ou 7 ans, parlant peu et s’exprimant de manière condensée et directe ; et celui d’une jeune fille de 10 ou 11 ans, avec une élaboration psychique plus importante qui lui permet d’avoir recours à un lexique et des structures de phrases plus complexes. Le premier regard, celui du garçon, cherche à exprimer la peur et la confusion vécue lors de l’expérience de la migration alors que le deuxième, celui de la fille, désire davantage laisser transparaître les dissonances culturelles en regard de la terre d’accueil, dissonances amenant détresse et angoisse chez les sujets infantiles. Nous avons remarqué que ces deux réalités se rejoignent sous le sceau d’un rapport souvent idéalisé à l’intervenant.e, qui se pose soit comme un parent protecteur, soit comme une sorte de repère spirituel. Cette idéalisation peut porter d’emblée, de manière latente, la possibilité de la déception si la relation en vient à cesser pour une raison ou pour une autre. Nous avons entre autres tissé le texte à partir de cet investissement spécifique de la relation à l’intervenant.e.

Figure

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Discussion et conclusion

L’expérience des enfants migrants en santé mentale : fragilité, idéalisation et réenchantement du monde

Le processus herméneutique d’interprétation des données sous forme d’aller-retour entre les différents leviers interprétatifs (exposition narrative des données, lectures, écriture créative) nous a permis de dégager trois thèmes importants dans l’expérience des enfants de familles migrantes lors de la consultation en santé mentale : 1) la place de l’épreuve migratoire pour l’enfant et la fragilité qu’elle implique ; 2) la place de l’art et du jeu comme moyen d’apprivoiser le trauma et l’importance de l’accueil ; 3) l’idéalisation de l’intervention et de l’intervenant.e par l’enfant. Le choix d’utiliser le procédé du monologue intérieur pour témoigner de la réalité psychique de deux protagonistes enfants nous a demandé d’adopter une démarche d’empathie basée sur la transmission du ressenti (émotions, affects, percepts) des sujets à l’étude. Nous avons ainsi compris que les sentiments de confusion et de méfiance, la peur et parfois l’agressivité qui y est reliée, prédominent dans l’expérience des enfants migrants et ne se calment pas nécessairement avec l’arrivée en terre d’accueil. Ces sentiments peuvent même se manifester alors que les enfants eux-mêmes n’ont pas vécu l’épreuve concrète de la migration. Daniel Derivois (2017) commente la manière dont notre être est affecté par la migration, créant des « errances identitaires » (p.13) et des « chaos internes » (p. 22), même lorsque cette migration s’est déroulée des générations avant nous. Il nous rappelle que nous sommes tous « les immigrés des autres » (p. 23) dans l’histoire du monde.

Devant la souffrance migratoire, l’intervenant.e se peut se présenter comme un héros pour l’enfant qui voit en cette figure la possibilité d’un sauveur, à la fois pour aider son cas et celui des autres membres de sa famille. Ainsi, la relation se transforme parfois en adoration/idéalisation de l’intervenant.e, pouvant être source de grande désillusion lorsque cette relation achoppe ou se termine pour une raison ou une autre. Cette façon particulièrement intense d’investir le lien à l’intervenant.e peut être comprise comme un effet des divers deuils, épreuves, pertes, questionnements identitaires et isolement inhérent au processus migratoire tel que le vivent les enfants (Beauregard, 2016 ; Derivois, 2017 ; Gervais, Côté, Lampron-Desouza, et al., 2021; Gervais et al., 2020). L’intervenant.e vient en quelque sorte remplir symboliquement le vide laissé par la perte des repères, pour le meilleur et pour le pire. L’intervention et les lieux de soins peuvent également prendre une place importante dans l’expérience des enfants, comme représentants d’un lieu d’accueil.

Le recours à l’écriture littéraire pour témoigner de ces observations issues de l’analyse des données présentées nous a permis de quitter un cadre purement descriptif pour se mettre à la recherche d’une « manière de dire » représentative de la réalité vécue par les sujets migrants. Le texte « Jungle et religion » ne se base sur aucun cas en particulier, mais essaie plutôt, à travers la voix de l’enfance, de donner accès aux multiples réalités vécues, réalités convoquant toutes différentes circonstances (pays natal, réalités socio-économiques inégales), mais dont le point commun se trouve dans les affects et les émotions suscités.

Le mariage interdisciplinaire des approches transculturelles/humanistes/basées sur l’art et le recours à l’écriture comme méthode nous fait envisager la consultation en santé mentale jeunesse comme occupant potentiellement une place centrale dans l’expérience migratoire des enfants qui bénéficie de ces services. Elle est généralement bien vécue, surtout lorsqu’elle intègre l’art et le jeu. Là se trouve la cohérence de notre méthode basée sur l’art et la création pour rendre compte de ces expériences.

L’herméneutique pratiquée a entre autres permis de cerner que l’intervention, dans la mesure où elle implique souvent une tension entre fragilité (peur, confusion, désespoir) et surinvestissement (intervenant.e perçus comme membres de la famille, amis, anges), renferme toujours la possibilité des espoirs déçus. Bien que l’intervention en soit une d’accueil, les intervenant.e.s se retrouvent à devoir composer avec cette possibilité de décevoir les attentes des enfants et des familles, ce qui n’est pas toujours facile à négocier (Johnson-Lafleur et al., 2021 ; Nadeau et al., 2017). Il faut prendre en compte que le système impose des limites importantes dans la durée et la structure des interventions (Rousseau, Nadeau, et al., 2017), ce qui peut en venir à compliquer l’accompagnement des familles, voire provoquer un sentiment d’abandon.

On pourrait penser à une articulation avec les enjeux d’attachements. Si cela peut être vrai pour certains enfants ayant vécu des violences familiales, nous croyons qu’il s’agit plutôt de phénomènes à comprendre en lien avec la réponse sociale, telle que vécue avant et maintenant, comme le soulignent d’autres auteurs (de Freitas Girardi et al., 2020 ; Richardson et al., 2017 ; Rousseau, Beauregard, et al., 2017). L’étude de Gervais et al. (2021) démontre que les enfants migrants, contrairement aux adolescents, expriment peu de conflits ou dissonance culturels avec leurs parents (bien que cela peut arriver). Nous avons constaté à plusieurs reprises qu’ils souhaitent que leurs parents soient aidés. L’expérience de la consultation, toujours en présence de la famille, vient en quelque sorte contribuer à reconstruire le monde pour l’enfant et sa famille, dans le social (Vachon et al., 2017). Alors que l’importance de l’intervention et de l’intervenant.e peut mener à une idéalisation dangereuse, on peut aussi y voir un processus de réenchantement du monde, si précieux à l’enfance. L’expérience idéalisée peut faire partie d’une histoire que l’enfant peut raconter, des étoiles dans les yeux, et poursuivre sa route avec une confiance nouvelle.

Il faut enfin souligner que la tension entre fragilité/besoin et idéalisation/investissement constitue en réalité un puissant moteur de résilience. La force des liens qui se développent entre les enfants migrants et les intervenant.e.s est le terreau d’une intervention particulièrement efficace et surprenante. Nous avons nous-mêmes vu du miraculeux dans plusieurs cas. Si cette tension est bien maniée dans l’intervention, elle a un potentiel incroyable pour l’enfant et pour sa famille. La présente étude contribue à la compréhension des dynamiques à l’œuvre du côté de l’enfant et nous porte à penser que l’art peut soutenir cette tension entre fragilité et idéalisation dans son potentiel de recréer le monde pour l’enfant.