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Introduction

La formation des enseignants en France, depuis la loi de 2013 sur la refondation de l’école[1], a mis l’accent sur une professionnalisation dont on espérait qu’elle ferait acquérir à chaque formé les critères reconnus de l’expertise qui caractérise la profession enseignante. Elle est aussi appelée « la professionnalité-expertise », tant qu’elle condense l’enjeu du discours normatif sur l’expertise avec un but précis : la « plus grande efficacité de l’organisation au moyen d’une adaptabilité et d’une flexibilité des personnes dans les situations de travail » (Thémines et Tavignot, 2019, p. 38). À ce titre, le référentiel issu de cette loi, avec ses 19 compétences, en est le véritable levier. Seulement quand nous regardons de près le contenu de la formation des enseignants sur le plan éthique, force est de constater qu’elle est bien le parent pauvre en termes d’enseignement. En effet, son enseignement s’attarde plus généralement sur la dimension déontologique enseignante en tant que régulatrice sociale de l’agir professionnel et un principe d’organisation des professions (Jutras et Labbé, 2014, p. 106). Il s’agit souvent des éléments prescriptifs, une sorte de théorie des devoirs a minima, car il est question « d’inventorier très concrètement les obligations qui incombent à un professionnel dans l’exercice de sa tâche » (Prairat, 2009, p. 18). Tout au long de leur formation, les étudiants attendent beaucoup de ces aspects concrets, plus intéressants pour eux, car moins théoriques (c’est généralement le reproche qu’ils font à propos de leur parcours de formation, qu’ils jugent trop théorique), mais sans vraiment y accorder un intérêt significatif. Bien que les institutions de formation et les collègues formateurs tiennent à former des praticiens réflexifs, cette volonté se heurte le plus souvent à la volonté politique de l’État employeur qui détermine les conditions de la formation et ses attendus, les contours du concours (actuellement le concours est fixé à la fin du Master 2). Ceci a pour conséquence, entre autres, le fait que les étudiants tendent à prioriser l’admissibilité au concours aux dépens de la formation en tant que telle dans sa globalité. Pour eux, l’enjeu de l’admissibilité au concours (notamment la stratégie qu’il implique pour l’obtenir) est tel, que, malgré l’intérêt qu’ils peuvent accorder aux enjeux de leur professionnalisation, le concours passe en premier. En ce sens, ils privilégient avant tout les enseignements qui viennent à l’écrit, principalement le français et les mathématiques, car la mise en situation professionnelle n’intervient qu’à l’oral, lors des épreuves d’admission[2]. Dès lors, les autres enseignements, malgré leurs apports pourtant décisifs dans l’acquisition « d’une mémoire pédagogique » capable d’aider les formés à développer leur capacité réflexive professionnelle, sont, pour ces raisons, sous-estimés, en l’occurrence l’éthique. Pourtant, bien qu’on le sache, et les étudiants l’apprennent le plus souvent à leurs dépens, sur le terrain, « un enseignant n’est pas un technicien qui applique une recette ou qui suit un manuel, il doit mobiliser son jugement professionnel [nous ajoutons son jugement éthique] pour prendre des décisions qui ont des conséquences sur autrui » (Jutras et Labbé, 2014, p. 107). Cela signifie qu’au-delà de l’approche déontologique proposée au cours de leur formation, l’éthique, puisque c’est d’elle qu’il s’agit dans cette recherche, recouvre une dimension bien plus étendue que la déontologie, elle concerne aussi bien l’éthos professionnel[3] que personnel. Cette dimension de l’éthique comme éthos nous intéresse parce qu’elle rend explicites trois dimensions fondamentales, mises en lumière par Anne Jorro (2014). Premièrement, elle permet de mettre en évidence « ce qui reste invisible dans l’activité professionnelle et que l’on peut qualifier avec l’expression “épaisseur de l’activité” cherchant à expliciter les différents plis, les galeries souterraines d’une pratique professionnelle » (Jorro, 2014, p. 111). Deuxièmement, elle permet de faire écho au concept d’identité professionnelle tant qu’elle examine la manière dont l’acteur construit une identité axiologique en fonction de la profession visée. Enfin, troisièmement, elle permet de mettre en lumière la question de l’engagement professionnel de l’acteur, car « l’analyse et l’évaluation d’une activité conduisent à remonter vers les motivations, raisonnements en acte des acteurs, et à dévoiler les valeurs qui fondent une conduite » (Jorro, 2014, p. 112). C’est ici que nous situons précisément l’éthos dans sa double dimension professionnelle et personnelle. Or, cette dimension de l’éthique est encore sous-estimée dans la formation des enseignants. Notre vécu expérientiel autrefois en tant que jeune débutant formateur dans une école supérieure du professorat et d’éducation (ESPE)[4] permet de le penser et constitue ce à partir de quoi cette recherche tire ses fondements. Il s’agit ici de revenir sur la manière dont les étudiants stagiaires que nous accompagnions se sont confrontés sur le terrain avec cette dimension de l’éthique. Ainsi, sur la base d’une approche méthodologique des entretiens conseil, adossée à une approche herméneutique des situations vécues, nous tentons de ressortir les enseignables de notre vécu expérientiel autour de la capacité des jeunes enseignants à délibérer et à construire une réflexivité professionnelle. D’où notre questionnement : dans ce contexte de domination d’une rationalité instrumentale et de ses logiques à l’oeuvre, la formation éthique des jeunes enseignants ne gagnerait-elle pas, en même temps, à mettre l’accent sur l’indispensable formation du sujet lui-même en tant qu’agent moral? Autrement dit, comment la repenser pour qu’elle puisse prendre en compte la formation de leur imagination morale et accroître leur réflexivité professionnelle et leur capacité à ressentir les problèmes moraux qui surgissent au cours de leur pratique? Dès lors, quatre points structurent cet article. Nous présentons premièrement le contexte d’émergence de notre questionnement à partir duquel nous soulignons la spécificité de cette recherche. Puis, nous montrons la faible place de l’éthique comme éthos professionnel dans la formation des jeunes enseignants stagiaires. Ensuite, nous insistons sur la construction d’une recherche cohérente de la vie éthique enseignante au-delà du cadre déontologique. Finalement, nous tentons de dégager les enseignables de ce vécu expérientiel.

1. Le contexte d’émergence de notre questionnement

Signalons d’emblée que cette recherche n’a pas pour point de départ une volonté a priori d’approfondir une question en se situant par rapport aux travaux de nos devanciers, contemporains ou pas, qui ont travaillé ou travaillent sur la question de la construction éthique des enseignants débutants. Il s’agit plutôt d’une analyse de notre expérience d’accompagnement des professeurs des écoles stagiaires (PÉS) sur la base des entretiens conseil que nous avons eus avec eux. En effet, entre 2015 et 2018 dans le département de Loire-Atlantique, en France, nous avons accompagné de jeunes stagiaires sur le terrain, dans leurs classes, à raison de deux visites annuelles, l’une au premier semestre et l’autre au second. Elles avaient pour but de préparer les jeunes stagiaires à la visite de l’inspecteur en vue de leur titularisation. Nous en avons visité une quarantaine en trois ans. Nous ne faisions pas le point sur la visite à chaud, mais nous convenions, plutôt en différé, d’un rendez-vous au lieu de formation pour essayer d’analyser leurs pratique. Un point a attiré notre attention et c’est sur ce point que cette recherche a émergé : la délibération ou la non-délibération des enseignants stagiaires sur un conseil donné par certains de leurs tuteurs de stage. En effet, les jeunes stagiaires, précisément celles et ceux qui étaient dans les écoles situées dans des communes dites favorisées, avec des élèves issus des familles de la classe moyenne ou plus, nous ont confié sur le terrain que leurs élèves, et encore moins leurs parents, n’étaient pas au courant qu’ils étaient stagiaires et qu’ils ne souhaitaient pas qu’ils le sachent. Ils nous ont alors gentiment prié de ne pas en parler. Bien que surpris, nous avons gardé le silence jusqu’au jour du rendez-vous individuel pour les entretiens conseil, qui prenaient souvent les allures d’une analyse des pratique. Évidemment, le jour venu, nous avons cherché à comprendre les raisons de cette demande. Les réponses ont presque été unanimes, du moins, de la part des étudiants concernés par cette situation. Ils étaient à peine six sur la quarantaine, pas suffisant pour en faire une étude quantitative mais suffisant pour un travail qualitatif d’interprétation et d’analyse, sans pour autant prétendre en tirer des conclusions trop générales. Ainsi, sur le conseil de leurs tutrices et tuteurs, titulaires des classes, connaissant mieux qu’eux les parents d’élèves, ces étudiants ne voulaient pas se faire connaître sur ce statut de stagiaire. La raison est que certains parents d’élèves verraient d’un mauvais oeil leurs enfants entre les mains des stagiaires deux jours et demi par semaine durant l’année scolaire. Compte tenu de cette crainte supposée de certains parents, les étudiants ont choisi de ne pas parler de leur statut (ce qui ressemblait bien, peut-être, par omission, à un mensonge), d’où le sens de leur demande à notre égard. Notre réaction n’a pas été simple. Toutefois, nous nous sommes référé à l’attitude socratique. Au moyen d’un jeu de questions-réponses, nous avons tenté de faire prendre conscience à ces jeunes stagiaires du caractère hypothétique du motif qui justifiait ce conseil, et qui, sur le plan déontologique et éthique, suscitait des interrogations. De nombreuses questions ont surgi au-dedans de nous : la peur supposée de la réaction de certains parents à propos du statut de ces jeunes stagiaires était-elle la vraie raison justifiant ce conseil? Pourquoi ce conseil était-il aussi facilement accepté sans le moindre discernement de la part de ces jeunes esprits dont le sens critique est censé être manifeste? Pourquoi se mettaient-ils dans cette situation avec leur propre conscience alors que leur déontologie exige d’eux l’exemplarité et qu’ils doivent être porteurs des principes et des valeurs au fondement de la construction d’une identité axiologique et qui feraient de chacun d’eux, suivant les mots de Schiller, un « jeune ami de la vérité et de la beauté » (1992, p. 155), et même du bien? Cette peur, à elle seule, suffisait-elle à expliquer ce sentiment de honte qu’ils avaient l’air d’assumer à propos de leur statut ou cachait-elle un malaise plus profond? Ce questionnement n’est pas un jugement personnel. Il a pour but d’essayer de rendre explicite la manière dont ces jeunes stagiaires s’approprient leur professionnalité et la façon dont ils l’extériorisent à travers les valeurs qui se dégagent de leur agir professionnel. Nous avons cherché à ce qu’ils apprennent à construire la posture du praticien réflexif. Une hypothèse a émergé de ces questions : cette incohérence initiale s’expliquerait en grande partie, au-delà des règles déontologiques qu’ils essayaient d’assimiler pour agir de façon conventionnelle, par la faible prise en compte de la place de l’éthos professionnel et personnel dans leur formation. Tout semble indiquer qu’ils n’ont pas encore réalisé la véritable dimension éthique qu’exige d’eux leur professionnalité.

2. Quelle place occupe l’éthique comme éthos professionnel et personnel dans la formation des PÉS?

2.1. L’éthos professionnel

Nous l’avons indiqué dès l’introduction, l’éthique est le parent pauvre dans la formation des enseignants. La raison est sans doute liée à l’orientation des politiques éducatives insufflées par l’État. Elle vise davantage une professionnalité-expertise prescrite parce qu’elle permet de donner à « la formation initiale la mission d’équiper tout néo-entrant d’une éthique formalisée caractéristique d’une profession » (Thémines et Tavignot, 2019, p. 39). L’accent est alors mis sur l’axiome du tout quantifiable, maîtrisable, évaluable et contrôlable, ce que Hartmut Rosa appelle « le paramétrage du développement des compétences » (2020, p. 85). Généralement, une telle orientation s’accommode peu d’une réflexion centrée sur l’éthos professionnel, dans la mesure où justement l’éthos professionnel permet de penser « ce qui reste invisible dans l’activité professionnelle » (Jorro, 2014, p. 110), cette part subjectivante de l’activité qui n’est pas mesurable. Il en résulte que « cette invisibilité semble maintenue dans les processus de formation des acteurs quand l’orientation vers les compétences est dominante » (Jorro, 2014, p. 110). Dès lors, l’éthos professionnel ne constitue plus qu’un supplément d’âme dans les programmes de formation des enseignants. Sa quasi-absence expliquerait sans doute le déficit de construction d’une véritable posture réflexive qui a pourtant l’avantage de donner à penser et à voir en profondeur la manière dont on dialogue, avec ce qui aide à s’approprier son processus singulier de professionnalité. Pour le dire autrement, dans leur formation, les jeunes stagiaires font peu d’expériences, au sens de Dewey (2016/2011), c’est-à-dire qu’ils vivent peu de situations, d’événements ou de faits qui « mettent l’activité en branle dans la vie ordinaire » et qui, par ce fait même, stimulent « l’observation des liaisons impliquées, conduisent à inférer et à mettre l’inférence à l’épreuve » (p. 239-240). Ce sont ces expériences qui permettent normalement de penser, c’est-à-dire de « former et développer des manières de se situer, de raisonner et d’agir propres à réaliser un travail de qualité » (Mayen, 2014, p. 112). Malheureusement, c’est bien souvent l’inverse qui est proposé dans la formation des jeunes stagiaires. En effet, ils sont le plus souvent mis devant l’expérience des situations professionnelles choisies et vécues par les autres, et, croit-on, l’analyse des pratiques aidant, ils finiront par acquérir ainsi l’éthos professionnel. L’expérience qu’ils acquièrent ici n’a pas la signification que propose Dewey (2016/2011). C’est beaucoup plus une professionnalisation, c’est-à-dire un processus, voire un parcours, vécu en vue d’un produit (résultat) qui garantit quelques ressources mobilisables à l’avenir dans une situation professionnelle. Car « la professionnalisation consiste, comme la compétence, à pouvoir reconnaître et situer une situation nouvelle dans une classe de situations déjà identifiée. Ce qui suppose une expérience des situations du domaine » (Mayen, 2014, p. 124). On le voit, le modèle de leur formation met plus en avant, pour reprendre l’analyse qu’en font Marcel Gauchet et ses collègues, un savoir désormais assimilé « à un environnement à disposition fournissant [certes] autant de prothèses techniques… » (2008, p. 85), mais qui, en même temps, s’est dépouillé de son élément constitutif, sa propension à la transformation intérieure de soi. Autrement dit, la formation qui instituait l’homme par le savoir a ici perdu ce qui lui était constitutif, sa fonction émancipatrice et transformatrice du sujet. On le sait, l’appropriation de ce savoir était le meilleur moyen d’une transformation intérieure en termes de construction d’une identité axiologique qui prenait corps ou s’attestait, chemin faisant, et parfois de façon souterraine, à travers les gestes et les postures du sujet. En réalité, l’intelligibilité qui sous-tendait ce savoir et qui était l’objet de conquête et d’appropriation par un travail de dévoilement progressif de soi de son opacité constitutive et formatrice, a cessé d’être au coeur de la formation des enseignants. On a sans nul doute oublié que :

Former est moins spécifique qu’instruire, ce qui le rapproche d’éducation. Comme l’éducation, la formation se caractérise par un aspect global : il s’agit d’agir sur la personnalité entière. Mais former est plus ontologique qu’instruire ou éduquer : dans la formation, c’est l’être même qui est en jeu, dans sa forme

Fabre, 2015, p. 35

Or, dans le cas de ces jeunes enseignants, le savoir proposé au coeur de leur formation est « pensé hors de soi », l’important ici est de leur « apprendre à le mobiliser et à le manier » (Gauchet et al., 2008, p. 85). On croit, dès lors, qu’en leur fournissant les clés d’accès au maniement de ce savoir quasi instrumental, on leur donnerait les moyens de s’orienter dans le dédale de la pratique de leur profession. Ainsi, analogue au concept kantien d’asymptotique, le savoir devient quelque chose que l’on peut faire mais sans jamais l’avoir. Par là, il accroît certainement leurs connaissances, mais les aide moins à mûrir. Si nous ajoutons à ce fait un déficit de formation en éthique qui va au-delà de l’approche déontologique prescriptive, nous en venons au coeur de notre questionnement. Qu’est-ce que nous entendons par une formation éthique qui déborde l’approche déontologique?

2.2 L’éthique

Nous entendons par éthique la recherche réfléchie, consciente et cohérente qui, face à l’acte de délibération, permet à l’agent moral de penser et de concevoir avec lucidité le choix et l’action dans son rapport moyen et fin. Elle est donc ce qui oriente, donne sens et signification à l’action. Comprise comme tel, elle déborde de ce qui est exigé dans le référentiel des compétences de formation des enseignants, à savoir l’éthique professionnelle, dans la mesure où, institutionnellement, cette éthique professionnelle constitue en réalité « une forme de régulation sociale de l’agir professionnel […], qui permet aux acteurs de se re-connaître eux-mêmes grâce à des orientations et des valeurs partagées » (Jutras et Labbé, 2014, p. 106). Ainsi, durant la formation, les cours sur l’éthique professionnelle, comme indiqué dans l’introduction s’attardent plus sur du prescrit, moins sur ce que requiert la vie éthique, les principes de l’agir moral et les vérités qui les sous-tendent, encore moins sur les théories morales et leurs critères d’évaluation de l’acte moral. Et pourtant, sur le terrain, les enseignants stagiaires sont confrontés à l’acte de délibération. Or, on le sait, il ne suffit pas de connaître les prescriptions institutionnelles pour bien délibérer. La délibération nécessite, écrivait Aristote, « une disposition, accompagnée d’une règle vraie » (2007, p. 306) au moyen de laquelle l’agent moral « s’efforce d’atteindre le meilleur des biens réalisables pour l’homme, et qui le fait par raisonnement » (2007, p. 313). En ce sens, celui qui apprend à bien délibérer ne peut se limiter, poursuit Aristote, à avoir la connaissance objective et universelle des choses, puisqu’il est tenu par l’action; il doit en même temps avoir la connaissance des faits particuliers ou des choses singulières s’il veut espérer atteindre quelques fins réalisables. C’est là que l’éthique se révèle particulièrement indispensable, car les situations dans lesquelles l’enseignant est souvent appelé à agir sont bien souvent de l’ordre du singulier, et, de ce fait, ne sont pas souvent prévues par les prescriptions institutionnelles. Tel est le cas précis qui nous concerne ici. Quelle prescription déontologique prévoirait une telle possibilité? Pourtant, face à cette situation, ces enseignants stagiaires ont cru bon de suivre le conseil de leurs tuteurs, moyennant l’avantage supposé de ne pas s’attirer les réactions hypothétiques de certains parents, en se mentant, peut-être par omission, à eux-mêmes, ruinant de ce fait l’une des vertus constitutives de leur profession, qu’ils sont censés incarner : l’exemplarité. Car n’est-il pas vrai que « ce qui rend l’exemple du maître parlant, c’est son recul, sa liberté, sa distance réfléchie à l’égard de son propre bagage? » (Blais et al., 2016, p. 96). Cette situation montre la part insignifiante faite à l’éthique dans la formation des enseignants. En même temps, elle rongeait ces jeunes stagiaires. D’autant plus que, s’ils se hâtaient de nous prévenir, dès notre arrivée dans l’enceinte de l’établissement, c’est parce qu’ils craignaient sans doute que nous soyons celui par qui, sans le savoir, la vérité serait révélée. Cet embarras est bien le signe d’un conflit moral et a l’avantage ici de mettre en lumière ce problème structurant, celui de l’angoisse ou du désespoir qui caractérise l’entrée dans la vie, ce que Kierkegaard (1943) appelle « la maturation de la personnalité ». Dans le cas de ces enseignants stagiaires, il s’agit de l’entrée dans la vie éthique enseignante. En effet, l’auteur de Ou bien… Ou bien…, dans la deuxième partie de son livre, notamment le point sur « l’équilibre entre l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité » (1943, p. 464), analyse, en partant des souvenirs de sa prime jeunesse, la question du choix dans la vie : « j’écoutais avec une confiance enfantine ce que les aînés avaient à dire, et j’avais beau ne suivre que les directives d’un autre en faisant mon choix, ce moment prenait pour moi un caractère solennel et auguste » (Kierkegaard, 1943, p. 465). Pour lui, le caractère solennel et auguste de ce moment du choix s’explique par le fait qu’il porte en lui l’instant de la décision et l’intuition de ce qu’il en résultera ultérieurement. Ainsi, le choix devient le lieu et le moyen d’accroissement et de formation de la vie intérieure, comme il l’écrit : « mon âme mûrissait à l’heure de la décision » (Kierkegaard, 1943, p. 465). L’acte de choisir ou de délibérer revêt donc un caractère plus qu’important dans l’agir moral. En réalité, cette importance ne s’explique pas que dans le fait de choisir ce qui est juste, mais, et peut-être plus, dans la manière de le faire.

Je suis prêt à dire que ce qui compte le plus dans le choix, n’est pas de choisir ce qui est juste, mais l’énergie, le sérieux et la passion avec lesquels on choisit. C’est en cela que la personnalité se manifeste dans son infinité intime, et c’est par cela que la personnalité à son tour est considérée

Kierkegaard, 1943, p. 472

Autrement dit, le choix, en portant en lui le sceau de notre personnalité, manifeste ou révèle par ce fait même ce que nous sommes au plus profond de nous. À ce titre, c’est un indicateur du degré de maturité de la personnalité de l’agent moral.

Le choix lui-même est décisif pour le contenu de la personnalité; par le choix elle s’enfonce dans ce qui a été choisi, et si elle ne choisit pas, elle dépérit. […] Ce qui doit être choisi se trouve dans le rapport le plus profond avec celui qui choisit, et lorsqu’il est question d’un choix qui concerne une question vitale, l’individu doit vivre en même temps et arrive ainsi facilement à dénaturer le choix en l’ajournant

Kierkegaard, 1943, p. 469

Selon l’analyse de Lapassade, la cause de la dénaturation du choix qui amène à son « ajournement » est, chez Kierkegaard, « l’installation dans le désespoir » ou « ce refus d’entrée dans la vie » (Lapassade, 1997, p. 199) qui, dans le cas de nos jeunes stagiaires, traduit l’angoisse implicite de rentrer dans le vif de leur profession. Tant qu’ils ne préféraient pas choisir entre la proposition de leurs tuteurs et la supposée réaction des parents d’élèves, ils exprimaient leur souhait de ne pas être confrontés à ce qui résulte vraiment du choix, ils l’ont ainsi ajourné. Autrement dit, en suivant simplement le conseil de leurs tuteurs, ils ont dénaturé le choix qui était pourtant devant eux : délibérer en conscience. Tel est le désespoir qui explique chez Kierkegaard l’ajournement du choix.

3. Au-delà du cadre déontologique : la construction d’une recherche cohérente de la vie éthique enseignante

À partir de ce constat, nos entretiens conseil postvisite ont pris pour nous le sens que nous estimions nécessaire, celui de faire prendre conscience aux étudiants stagiaires de l’intérêt du questionnement éthique. L’approche socratique (son art du questionnement), nous l’avons dit, dans pareil cas est plus qu’aidante. En effet, elle permet d’attirer l’attention sur le sens de l’obligation qu’elle fait à l’homme, celle « de diriger sa vie, d’orienter ses actes vers le bien, selon des voies qu’il lui faut trouver lui-même » (Hersch, 1993, p. 29). Avec cette orientation, nos entretiens ont essayé d’amener les enseignants stagiaires à comprendre la part qui les attendait dans le processus de maturation de leur jugement moral. En ce sens, agir prend ici la signification d’une recherche de tous les instants, de ce qui est vraisemblablement rationnel et raisonnable. Ce qui appelle de la part de l’agent moral une capacité réflexive l’aidant à évaluer les conséquences possibles, directes ou indirectes, de ses choix ou de ses non-choix. Il s’agissait donc pour nous de les inviter à utiliser leur intelligence pratique, celle qui leur ferait prendre conscience du fait qu’« on ne délibère jamais sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne sont » (Aristote, 2007, p. 313) et qu’il était de leur devoir, et même de leur pouvoir, d’utiliser, de façon infinie, des moyens finis légalement à leur disposition de recourir à la fois au pouvoir de leur raison, pour déterminer leur choix et le justifier. Il était alors de leur intérêt de pouvoir connaître ce qui sous-tend les principes moraux et la vérité sur ces principes, les critères d’évaluation de l’acte moral suivant les théories morales, ce qui est en soi aidant pour pouvoir justifier ses choix moraux. Mais, en même temps, nous avons insisté sur le fait que la question de l’entrée dans la vie éthique enseignante est aussi inachevable que notre propre essence, comme le pensait à juste titre Lapassade, pour qui la question de « l’exploration du problème de l’entrée dans la vie est une tâche qui ne peut véritablement s’achever » (1997, p. 189). La raison réside dans le caractère inachevable de l’homme et de la connaissance. Car la véritable « source de l’expérience éthique se trouve dans la découverte que l’homme fait de son inachèvement » (Moreau, 2011, p. 305) au moyen de laquelle il apprend à reconnaître qu’il est un être toujours en formation. C’est cette même découverte, pour parler comme Bachelard, qui donne à l’homme « les moyens de ses reprises » (1992, p. 97). Ce qui est intéressant est le fait que cette formation ne nécessite pas toujours un curriculum mais appelle notre effort rationnel qui, par exemple, face à l’acte de délibération et face aux situations concrètes, nous aide à développer des aptitudes, des capacités et des capabilités (capabilités prises ici au sens d’Amartya Sen, 2010), et ainsi à actualiser le meilleur de nous-mêmes. C’est de là que naît la conscience du souci de cohérence dans l’agir et dans l’action. Il en ressort que l’éthique enseignante, au-delà de son cadre déontologique, se forme et se forge en rapport avec la personne, au gré des situations auxquelles elle fait face, et dont, cependant, elle n’a aucune garantie que même soumise à l’examen critique approfondi, la délibération serait exempte de regret[5]. En conséquence, cette éthique enseignante, reprenant la métaphore de Bachelard, ressemble plus à un :

Beau livre humain. Il n’enseigne pas, il évoque. […] On retrouve le livre, comme on se retrouve en rentrant en soi-même. Si vous le contredisez, il vous répond. Si vous le suivez, il vous donne une impulsion. Il est à peine fermé que renaît déjà le désir de le rouvrir. Il s’est à peine tu que déjà un écho s’éveille dans l’âme qui l’a compris

1992, p. 100

C’est cette perspective évocatrice qui fournit ici la clé de compréhension d’une recherche cohérente dans l’action.

4. Les enseignables de cette expérience

Notre expérience de formateur accompagnant des PÉS nous a permis de réaliser qu’à ce stade d’entrée dans leur profession, l’éthique et tout le questionnement qu’elle génère, au-delà du cadre déontologique, semblaient encore être pour eux quelque chose de l’ordre du refoulé. C’est-à-dire que, bien que manifeste au fond d’eux (le conflit moral qui semblait surgir après le conseil de leurs tuteurs, notamment leur attitude à notre égard), ce sentiment d’embarras et de honte qui en résultait en atteste, le questionnement éthique résistait encore aux pesanteurs tant intérieures qu’extérieures à la vie morale des jeunes acteurs, directement en lien avec leurs contextes professionnels de stage. Et pour cause… L’éthique met chacun d’entre nous face à son intime personne, à sa subjectivité, à son imagination morale. Sa fécondité accroît notre capacité à ressentir la disproportion entre nos sentiments moraux et nos actions (ce que nous aurions dû faire ou ce que nous devons faire avec ce que nous avons fait ou avec ce que nous faisons), et ainsi nous oriente vers la quête de cohérence et de sens. À ce stade, ce face-à-face et ce qui en résulte restaient encore pour ces jeunes enseignants difficiles à assumer. Et ils ne pouvaient pas mieux l’articuler avec les pesanteurs institutionnelles. À ce stade, leur souci premier fut, encore une fois, l’assimilation de ces pesanteurs institutionnelles. Et ce stage servait, entre autres, à cet objectif. De notre côté, avec la responsabilité qui nous incombait, celle de les accompagner, et en même temps, d’évaluer leurs stages, nous avions le souci de les aider à progresser. En leur proposant des entretiens conseil en différé après visite, nous avons parié sur le fait que ce temps passant permettrait une certaine maturité dans la façon de revenir rétrospectivement sur la séquence ou la séance réalisée et observée. Nos lectures antérieures nous ont conforté dans ce sens. L’expérience de Michel Fabre, autrefois professeur de l’École Normale, chargé de visiter et d’évaluer les stagiaires dans les classes, et de sa collègue Bernadette Fleury nous a aussi inspiré :

J’essayais, quant à moi, de chercher d’abord ce que le stagiaire voulait faire en lui faisant expliciter la raison de ses choix, sans doute parce que, n’ayant jamais été moi-même instituteur, j’aurais été bien incapable de lui fournir des solutions clé en main. Il arrivait alors que cet examen quelque peu socratique conduise le stagiaire à faire, par lui-même, un bilan assez lucide de sa pratique et nous cherchions alors ensemble des alternatives aux éléments que nous estimions les moins réussis. D’autre fois cependant, cette lucidité faisait complètement défaut, ce qui nécessitait de plus grands détours pour faire prendre conscience au stagiaire, généralement content de lui, du peu de choses que les élèves avait appris

Fabre et Fleury, 2017, p. 67

Dès lors, deux dispositions éthiques guidaient nos entretiens conseil, ce que nous appelons ici les deux enseignables de cette expérience : éviter d’être choquant, de culpabiliser ou de blesser (le tact), et en même temps, répondre à notre devoir, celui de dire-vrai, la parrêsia. En effet, dans sa leçon du 12 janvier 1983 au Collège de France sur cette notion de « parrêsia et la culture de soi » dans l’Antiquité grecque, Foucault insistait sur le fait que la parrêsia, bien qu’étant une vertu, était aussi un devoir et une technique qui caractérisaient l’homme qui avait la charge des autres et dont la responsabilité était de les diriger « dans leur effort, dans leur tentative pour constituer un rapport à eux-mêmes qui soit adéquat » (Foucault, 2008, p. 43). Ainsi, le tact et la parrêsia nous sont apparus comme des dispositions, des devoirs voire des techniques pour nous servir de boussole dans le cadre de ces entretiens conseil.

4.1 Le tact

Nous pouvons entendre « par tact la sensibilité déterminée à des situations dont nous n’avons aucune connaissance dérivée de principes généraux, de même que la capacité de les sentir, elles et le comportement à y tenir » (Gadamer, 1996, p. 32). Notre question a été de savoir comment réussir à toucher ces jeunes pour que nos échanges leur parlent. À la question « Quelle réaction avaient-ils le plus à craindre, entre le fait que certains parents d’élèves sachent qu’ils étaient stagiaires ou la crainte, une fois qu’ils l’auraient su, du fait qu’ils douteraient de leur capacité en tant que stagiaires à réussir à mieux faire apprendre à leurs enfants? », la réponse fut presque unanime : ce n’était pas tant leur statut que ce qui en résulterait. Ils craignaient l’idée que les parents d’élèves voient d’un mauvais oeil le fait que leurs enfants n’apprennent pas mieux en comparaison avec le travail des enseignants titulaires et expérimentés qu’ils connaissent déjà. Ils pourraient alors faire pression sur l’école. Et nous avons ajouté : « Seriez-vous d’avis que pour continuer d’avoir des enseignants compétents sur le terrain, il faut bien en assurer la relève, c’est-à-dire continuer à former des nouveaux? » Si c’est bien le cas, les stages sont alors indispensables pour que les futurs enseignants apprennent à se confronter à la réalité du terrain pour découvrir les multiples facettes complexes de la profession. En conséquence, nous pouvons nous demander si certains parents d’élèves ne pourraient pas le comprendre. Dans ce cas, ne préféreraient-ils pas l’apprendre de vous-mêmes ou officiellement de l’école que de l’apprendre autrement? Nous n’avons pas forcément attendu d’eux des réponses, le but étant que ces propos évoquent ou fassent écho à leur conscience. Il est clair qu’il ne s’agissait pas pour nous de déplorer leur positionnement, mais d’en prendre acte ensemble. Dès lors, nous avons ici compris le tact comme un mode d’accès, une manière différente d’amener l’autre à entrer en résonance avec ce qu’il feint (pour bien des raisons) de saisir ou de percevoir. De toute vraisemblance, l’une de ces raisons a été, ici, la charge symbolique que recouvrait le conseil des tuteurs, qui, pour ces jeunes enseignants, représentait la parole de ceux qui en savent plus qu’eux sur la vie et sur le fonctionnement de l’école qui les accueillait. À ce titre, ils ne voyaient pas les raisons de douter ou de remettre ce conseil en question.

4.2 La parrêsia

Pour Foucault, la parrêsia est une certaine manière de dire la vérité, de dire-vrai, qui peut ouvrir pour le locuteur un espace de risque. Ainsi, écrit-il : « La parrêsia est à chercher du côté de l’effet que son propre dire-vrai peut produire sur le locuteur, de l’effet de retour que le dire-vrai peut produire sur le locuteur à partir de l’effet qu’il produit sur l’interlocuteur » (Foucault, 2008, p. 56). C’est là que réside pour nous la grande leçon de cette expérience. En effet, de notre décision de dire-vrai à ces enseignants stagiaires de ce que nous comprenions de la situation dans laquelle ils s’étaient mis, résultaient plusieurs conséquences pour nous-même. À savoir, elle apparaissait pour nous comme un moment à partir duquel le concept de « fortune morale » mis en exergue par Bernard Williams (1990, p. 7-28) prenait un sens, ce fameux rôle du hasard dans la vie morale. En effet, cette expérience recouvrait une part importante du hasard, d’autant plus qu’elle nous est arrivée sans nous y être préparé. Pour Williams, ce hasard intervient, comme l’a analysé Didier Moreau, sur deux plans : « celui de la constitution de la situation originelle et celui du rapport que nos décisions entretiennent avec la morale » (2012, p. 259). Il est évident, aussi bien pour ces enseignants stagiaires que pour nous-même, que nous n’avions aucune prise sur la situation originelle qui les a conduits à suivre le conseil de leurs tuteurs, pas plus que nous, jeune formateur, avions prise sur leur choix de nous en parler, autrement. Il n’y avait aucune chance que nous l’apprenions. Le deuxième plan, le plus important, nous semble-t-il, dans cette situation, est celui du rapport que nos décisions entretiennent avec la morale. De leur côté, ces jeunes stagiaires faisaient peu de liens avec les enjeux moraux de cette situation. De notre côté, et c’est là que la dimension de la parrêsia transparaît, nous ne pouvions pas ne pas leur dire, ce qui nous semblait vraisemblable, sur le rapport que nos décisions, voire nos non-décisions, entretiennent avec la morale. Car, il est important, comme le notait Kant, « de comprendre ce que l’on apprend » (1981, p. 65). Pour ce faire, il n’y a pas meilleur moyen que d’avoir « la culture de l’entendement, du jugement et de la raison » (Kant, 1981, p. 65). Cet appel à l’entendement, au jugement et à la raison ne signifie pas forcément un recours à la règle déontologique au sens de l’institution, même si la question n’est pas non plus de l’éluder, mais il s’agit ici de la connaissance et de l’usage pratique de notre raison et de ses principes. C’est-à-dire ce que notre conscience en tant qu’être raisonnable peut nous fournir comme capacité en matière de questionnement sur nos choix, sur nos décisions et les critères de leur évaluation en vue de les rendre perfectibles. Il s’agit donc de la formation à l’usage rationnel de la loi morale qui est inscrite en nous. D’où le recours à Kant, chez qui former son entendement signifie s’exercer à la manière dont la règle morale s’applique aux exemples singuliers ou alors à la manière dont les exemples s’appliquent à la règle morale. Ainsi, s’est éveillé en nous l’intérêt de stimuler ces jeunes stagiaires à cultiver cette conscience du « rapport que nos décisions entretiennent avec la morale » (Moreau, 2012, p. 259). Ce souci de les persuader s’est nourri des expériences de nos devanciers contenues dans les oeuvres de la culture. À ce titre, nous avons pensé à l’expérience de Jaurès qui, dans son texte du 3 mai 1914 intitulé La part de l’aventure, affrontait avec éloquence l’un des traits fondamentaux de la pédagogie de son temps : la volonté de soumission au réel. Au contraire, pour lui, la priorité devrait être orientée sur la question de comment exercer l’esprit au contact des réalités, et ce, en dépit de notre nature faillible (Jaurès, 2005, p. 245). L’enjeu est de prendre conscience de cette incomplétude humaine et du pouvoir formateur qui en découle, d’en mesurer la portée et la signification pour, malgré tout, se rendre progressant ou perfectible. Notre but était donc de les amener à saisir le fait que, dans chaque situation ou circonstance particulière, il était de leur devoir de se demander, comme l’écrit Williams : « Que dois-je faire d’un point de vue éthique? » ou bien « Que dois-je faire du point de vue de mon intérêt personnel? » Et il ajoute :

Ces questions concernent le résultat de délibérations préalables sous-jacentes. Elles invitent celui qui les pose à passer en revue un certain type de considérations parmi celles que suscite la question, et à penser aux conséquences de ce genre de considérations prises en elles-mêmes. […] Et pour finir se poser la question : « tout bien considéré, que devrais-je faire? »

1990, p. 12

D’où le sens de nos questions à l’endroit de nos jeunes stagiaires, après nos échanges : si c’était à refaire, qu’auriez-vous fait? Quelles considérations prendriez-vous en compte? Comment justifieriez-vous votre choix? L’invite était ici faite à l’usage pratique de leur raison.

Conclusion

On nous objecterait sans doute le fait de ne pas avoir demandé les raisons pour lesquelles les tuteurs avaient donné ce conseil, au-delà de la supposée réaction de certains parents d’élèves. Les six étudiants qui nous avaient fait part de cette situation mettaient ces raisons sur le compte de l’histoire de l’établissement et de sa renommée. À ce titre, leurs tuteurs pensaient pouvoir les mettre à distance d’une possible résurgence de l’histoire ou du passé de l’établissement. Cette prudence ou cet excès de prudence leur avait sûrement fait oublier que même s’il est vrai que le passé renseigne ou peut avoir un pouvoir prédictif sur ce qui peut advenir si on n’y prend garde (d’où l’importance de prendre en compte l’histoire de chaque établissement), cela n’implique pas pour autant qu’il doit condamner à l’inertie ou à toute possibilité de faire autrement. Les circonstances d’hier, même si elles se reproduisaient aujourd’hui, ne garantiraient pas pour autant qu’elles produiraient les mêmes conséquences. Aristote, qui a porté une profonde analyse sur la notion de prudence, la phronesis, insistait déjà sur le fait que celle-ci n’était ni une science, ni un art, mais plutôt une disposition qui doit toujours s’accompagner d’une règle vraie pour que l’action ne puisse pas avoir une autre fin qu’elle-même. Autrement dit, la prudence prise dans son sens moral veut qu’on agisse avec « justesse en vue d’atteindre une fin particulière digne de prix » (Aristote, 2017, p. 305). Dès lors, si nous considérons la finalité poursuivie par les tuteurs pour justifier le conseil qu’ils ont donné à leurs stagiaires, il nous semble qu’il était de notre devoir de le questionner pour permettre à nos accompagnés d’en apercevoir les limites. Cela dit, et il faut le souligner, ce qui nous intéressait ici n’était pas tant les raisons des tuteurs pour ce conseil que le manque de délibération de ces jeunes stagiaires sur celui-ci, et surtout, le peu de lien qu’ils pouvaient faire avec les enjeux éthiques qu’il soulevait. Cette expérience nous permet encore aujourd’hui de nous interroger sur l’accent massivement mis sur la logique de développement des compétences qui continue à faire une place quasi nulle aux aspects fondamentaux de la formation de l’imagination morale, de l’éthique prise dans sa dimension d’éthos tant professionnel que personnel, c’est-à-dire prise dans la dimension du sujet lui-même en tant qu’agent moral. Cette expérience a eu au moins le mérite d’attirer notre attention sur la complexité de la vie éthique, ce que Kierkegaard a appelé le Ou bien… Ou bien, qui structure la vie et la place que joue le concept de « fortune morale » tel qu’élaboré par Bernard Williams dans la construction de la vie éthique. Dans les deux cas, ces deux approches permettent de repenser l’acte de délibération et ainsi d’aiguiser le sens et la signification que l’éthique donne à nos actions. Étayant par là une idée souvent oubliée, c’est bien « le référent théorique qui produit les observables »[6]. Il est donc ressorti de cette expérience deux enseignables du point de vue du jeune débutant formateur que nous étions : accompagner quoiqu’il arrive avec tact, tout en assumant notre devoir imparfait mais authentique de dire vrai, c’est-à-dire la parrêsia. En ce sens, cette recherche peut contribuer à ouvrir des perspectives quant à l’idée d’une refondation des contenus en termes de formation éthique des enseignants.