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Introduction

Les bienfaits de la pratique de la philosophie avec les élèves sont de plus en plus étudiés, notamment en ce qui concerne le développement de la pensée critique (Gaussel, 2016; Rodrigez et Mutuszack, 2019; Simonnet, 2017). Pourtant, l’approche soulève des défis autant pour les élèves que pour les personnes qui animent ces discussions, notamment lorsque celles-ci abordent des thèmes sensibles.

Plusieurs établissements d’enseignement supérieur québécois et organismes à but non lucratif (Savoir Être et Vivre Ensemble (SEVE), Maison de la Philo, Brila) offrent des formations sur ces approches éducatives, notamment au personnel enseignant et autres pédagogues qui veulent mettre en oeuvre différentes approches de philo pour enfants et adolescents. Certains de ces organismes, comme PhiloJeunes, collaborent depuis 2015 avec différents centres de services scolaires (CSS) en proposant des formations continues aux conseillères et conseillers pédagogiques, aux animatrices et animateurs de vie spirituelle et d’engagement communautaire ainsi qu’au personnel enseignant pour implanter cette approche. Voué au départ à aider la pratique de la philosophie pour ados dans les écoles afin de contrer la violence faite aux femmes et aux enfants, l’organisme a adapté ses objectifs après les attentats de Charlie Hebdo et vise désormais à prévenir la radicalisation menant à la violence. En ce sens, l’organisme propose par la discussion en groupe de « développer le jugement critique et nuancé chez les jeunes dans le but de les rendre moins vulnérables à l’endoctrinement, au dogmatisme, à la radicalisation en identifiant notamment les présupposés et les prémisses des raisonnements et des discours » (PhiloJeunes, s. d.) et, ainsi, contribuer à contrer la polarisation sociale.

Cette polarisation sociale est l’un des facteurs expliquant la présence de plus en plus importante des thèmes considérés comme sensibles à l’école. En effet, nous définissons ces thèmes comme des objets difficiles de savoir – un terme désignant le savoir confrontant, désagréable, inconfortable que ces objets imposent sur les personnes qui les étudient –,

mobilisant des valeurs et des représentations sociales qui sont complexes et multifacettes, parce qu’ils concernent les manières de vivre en société dans un contexte scolaire pluriel où il n’est pas toujours possible de jouir d’un consensus. En s’imposant en classe, souvent de manière inopinée, ils peuvent remettre en question le statu quo par leur fort potentiel subversif

Hirsch et Moisan, 2022, p. 69

Les exemples sont nombreux et s’imposent dans la classe, autant par le Programme de formation de l’école québécoise, comme la question du racisme ou des génocides ou des sujets abordés en éducation à la sexualité, que par l’actualité, comme les débats sur l’identité transsexuelle, l’appropriation culturelle, la vaccination ou le mouvement #MeToo, qui peuvent s’attacher au programme par ailleurs.

Les approches proposées par Philo pour enfants, Philo pour ados et PhiloJeunes sont souvent mentionnées – ainsi que dans nos entrevues – comme manières privilégiées pour aborder les thèmes sensibles en classe. Toutefois, considérant la complexité de ces thèmes, nous pouvons nous demander si une telle démarche garantit leur traitement adéquat en classe.

C’est dans cette optique que nous avons rencontré une dizaine de pédagogues (personnel enseignant, conseillères et conseillers pédagogiques, animatrices et animateurs de vie spirituelle et communautaire) pour mieux comprendre les apports de cette approche à leur pratique et les effets de la formation reçue à cet égard sur leur préparation à traiter des thèmes sensibles en classe.

Dans cet article, nous présenterons d’abord l’approche PhiloJeunes, la discussion à visée démocratique et philosophique (DVDP) qu’elle met de l’avant et la formation qu’elle propose pour aider les pédagogues à se l’approprier. Nous discuterons ensuite du concept de thème sensible et des défis auxquels les pédagogues font face lorsqu’elles et ils tentent d’aborder un tel thème en classe. Par la suite, nous présenterons leurs constats quant à l’approche en général, à la formation offerte, à son application en classe, aux réactions des élèves et au traitement des thèmes sensibles plus spécifiquement. Pour terminer, nous discuterons de ce qu’indiquent ces résultats sur les défis que pose l’approche PhiloJeunes, en invitant les lectrices, les lecteurs et les pédagogues qui s’y intéressent à poursuivre la réflexion sur les solutions possibles.

1. Une approche éducative propice au traitement des thèmes sensibles?

C’est dans le contexte américain de la guerre froide que Lipman, un professeur de philosophie, élabore l’approche Philo pour enfants (PPE) dans le but d’amener les gens à développer la capacité de penser par et pour eux-mêmes. Il propose de profiter de l’intérêt des jeunes pour la discussion philosophique en situation d’apprentissage pour les amener à raisonner par elles-mêmes et par eux-mêmes et à dépasser l’objectif de rétention des savoirs simplement transmis dans un cours où les jeunes sont alors plutôt passifs (Lipman, 2005). Pour Lipman, l’ouverture naturelle des enfants à reconnaître leur ignorance sur les fondements des questions abordées est une « attitude de base pour désirer débuter le processus de recherche » (cité dans Lajoie, 2018, p. 36). Afin de rendre émancipatrice la pratique de la philosophie, il propose de mettre au coeur de cette pratique pédagogique la Communauté de recherche philosophique (CRP), à laquelle les jeunes participent, pour réfléchir et discuter ensemble sur des questions induites par des romans philosophiques qu’il a écrits lui-même (aujourd’hui, on utilise aussi des images, des chansons, des vidéos, d’autres albums jeunesse, etc.) au début de la rencontre. Le rôle de la personne enseignante est alors d’animer et d’encadrer la discussion pour permettre aux jeunes d’exprimer leurs réflexions (Lajoie, 2018). Elle est gardienne de la forme, mais peu responsable du fond (Michaud et Sasseville, 2017).

Dans la foulée des objectifs visés par la CRP, la DVDP, développée par Michel Tozzi, didacticien français de la philosophie, propose de structurer davantage la communauté de recherche (Lajoie, 2018). Ainsi, dans la DVDP, les responsabilités d’animation, de synthèse, de reformulation, etc. sont attribuées aux élèves. La discussion s’établit à partir d’un élément déclencheur (une chanson, une lecture, une image, etc.) présenté par la personne animant la DVDP, qui a comme rôle principal de relancer les élèves et, au besoin, de reformuler leurs dires pour les aider à structurer leur pensée.

Développer ces compétences avec les élèves prend du temps : les recherches dans le domaine insistent sur le fait que la pratique de la philosophie avec les élèves ne peut pas être ponctuelle, mais doit se faire régulièrement (Gagnon et Sasseville, 2008). C’est alors que les élèves profitent pleinement de l’approche philosophique choisie et peuvent la réinvestir dans leur quotidien, sans pour autant devenir thérapeutique, notamment pour régler des conflits, organiser leur pensée lors du dialogue entrepris avec les autres pour mieux partager des points de vue, etc.

L’exploration des thèmes sensibles semble pouvoir bénéficier de cette approche. D’abord, comme la philosophie pour adolescents, elle vise à aider les élèves à se connaître davantage (en exprimant leurs sentiments), à mieux comprendre le monde qui les entoure et à développer leur pensée critique (en se questionnant, en se positionnant et en échangeant) (Hess et McAvoy, 2015). Mais le traitement des thèmes sensibles participe aussi au rôle social de l’école qui vise à promouvoir les valeurs aux fondements de la société démocratique et à former les élèves à agir en citoyennes et en citoyens responsables et engagés en développant des attitudes (réfléchir, débattre, discuter, s’exprimer, etc.) qui favorisent le vivre-ensemble (Hirsch et al., 2023). En plus, puisque ces thèmes font partie de l’actualité ou qu’ils touchent les valeurs et les croyances des élèves et du personnel enseignant (et les bousculent même parfois), les élèves les évoquent souvent en classe à travers leurs questions ou leurs discussions (Hirsch, 2016). Par conséquent, le fait de les aborder en classe plutôt que de les éviter permet d’offrir un accompagnement aux élèves et de discuter avec elles et eux de ces thèmes sensibles pour leur proposer une pratique qui encourage la prise de parole et les perspectives multiples (diverses expériences, divers savoirs, points de vue, etc.) sur la question étudiée. Une telle pratique permet aussi d’apprendre à gérer ses émotions et à s’en distancier, mais aussi à s’y référer comme levier à l’engagement des élèves dans leur apprentissage. C’est en ce sens que la philosophie pour enfants ou adolescents en général et la DVDP en particulier peuvent aider à répondre aux défis de cet enseignement.

Nos recherches nous ont permis de cerner quelques-uns de ces défis pédagogiques que les thèmes sensibles imposent au personnel enseignant (Hirsch, 2016; Hirsch et Moisan, 2022). Le premier défi concerne la gestion de classe : comment aborder les thèmes sensibles suscitant l’intérêt des élèves et permettre à ces dernières et ces derniers d’exprimer leurs points de vue dans le respect de toutes et de tous? Et comment gérer les sensibilités éveillées par ces thèmes qui font souvent surgir en classe les émotions des élèves? Ce deuxième défi est lié à la nécessité d’amener les élèves à prendre une distance par rapport à leurs émotions, sans pour autant les écarter, et à élaborer un point de vue complexe sur le thème abordé. Enfin, le troisième défi réside dans l’imprévisibilité associée à ces thèmes dont la sensibilité dépend largement du contexte – politique, social, personnel – dans lequel ils sont abordés. Or, ces défis pédagogiques ressemblent grandement, comme nous verrons dans l’analyse de nos résultats, à ceux qui caractérisent la pratique de la philosophie avec les ados en classe.

2. Quelques précisions méthodologiques

Pour cette enquête, nous avons rencontré 10 personnes oeuvrant dans le milieu scolaire de la grande région montréalaise qui intègrent l’approche PhiloJeunes dans leur pratique enseignante ou qui forment des personnes pour l’animer en classe. Parmi les personnes interviewées, il y avait trois enseignantes (deux au primaire (1er et 3e cycle) et une en 4e secondaire, en éthique et culture religieuse (ÉCR)), trois animatrices et animateurs de vie spirituelle et communautaire (AVSEC) (deux au primaire et une au secondaire) et quatre conseillères pédagogiques (CP) de parcours variés. En effet, deux travaillaient comme CP depuis plus de 15 ans alors que les deux autres étaient CP depuis seulement un an; trois étaient jadis enseignantes, et la quatrième, AVSEC. Nous désignerons l’ensemble des personnes qui ont participé à cette recherche par le terme pédagogues.

L’enquête, mise en place en collaboration avec les responsables de la formation PhiloJeunes, s’est déroulée en deux étapes. D’abord, à l’automne 2019, nous avons participé à des séances de formation : deux conférences à distance avec des formateurs externes, dont Michel Tozzi, puis deux rencontres en personne, en petits groupes, avec les formateurs québécois, au cours desquelles la pratique a été davantage analysée. L’objectif était de mieux comprendre la préparation des pédagogues qui utilisent cette approche à l’école et de réfléchir aux défis à prévoir dans le traitement de différents thèmes avec les élèves. Ensuite, au printemps 2020, nous avons interviewé 10 personnes qui ont accepté de discuter avec nous de leur expérience tant en formation qu’en pratique avec les élèves. Considérant le contexte pandémique qui s’est imposé au cours de l’enquête, les entrevues se sont déroulées à distance via l’application Zoom. D’une durée d’environ une heure, l’entrevue invitait la personne participante à présenter sa perception de la formation PhiloJeunes et son expérience de l’utilisation de l’approche en classe, en réfléchissant, notamment, à sa contribution à l’animation des DVDP et à sa contribution potentielle à la prévention de la radicalisation violente. L’analyse de ces entrevues s’est faite en deux temps : nous avons d’abord classé les réponses des personnes participantes à nos questions, pour ensuite identifier les défis rencontrés et la manière dont ces personnes les expliquent.

Dans la prochaine section, nous présenterons la perception des pédagogues à propos de l’approche PhiloJeunes, tant sur le plan de la formation et de la mise en oeuvre de la pratique que de la réaction des élèves, avant de nous pencher de manière spécifique sur la manière dont elle permet d’aborder les thèmes sensibles.

3. PhiloJeunes à travers le regard des pédagogues

Les pédagogues qui ont participé à cette enquête trouvent l’approche PhiloJeunes motivante, pertinente, enrichissante, et ce, tant pour les personnes qui la mettent en application que pour les élèves qui la vivent en classe. Mais il faut nuancer cet enthousiasme à cause des défis, voire des obstacles, relevés par les pédagogues, notamment en lien avec l’enseignement des thèmes sensibles. Leur ambivalence se manifeste d’ailleurs en ce qui concerne tant la formation de PhiloJeunes que la pratique adoptée et le vécu en classe avec les élèves.

3.1. La formation et l’accompagnement PhiloJeunes

La formation PhiloJeunes, les différentes approches théoriques enseignées et les outils clé en main proposés sur son site sont grandement appréciés, notamment grâce à la possibilité de les adapter aux réalités scolaires. « Je me sens pas comme dans un carcan, dans une obligation de travailler d’une façon particulière ». (Paul[2]) Les pédagogues se disent à l’aise de se référer autant à l’approche Tozzi, au coeur de la formation, qu’à d’autres approches comme la CRP de Lipman ou l’approche d’Edwige Chirouter et Nathalie Prince (2019), qui mobilisent plutôt la littérature jeunesse. Cette formation est perçue comme essentielle, non seulement pour les connaissances théoriques sur la philosophie pour adolescents en général et le matériel qu’elle propose, mais aussi pour sa plus-value : « C’est de vivre l’expérience, puis on la vit entre adultes, on est formés, c’est fantastique de faire des communautés de recherche entre adultes, c’est vraiment chouette » (Camille).

L’accompagnement suivant la formation est tout aussi essentiel à la réussite de la démarche. « On se préparait ensemble avant, on jasait de nos points de vue, comment les élèves vont réagir. Après, on discutait [de] comment on aurait dû animer ça. […] C’est vraiment en mode accompagnement que j’ai plus appris » (Catherine). Cet accompagnement est d’autant plus apprécié que les pédagogues sont souvent seules et seuls dans leur milieu à pratiquer la philosophie avec les élèves et n’ont donc pas réellement d’autres possibilités d’échanger avec des collègues ayant une expérience dans le domaine. L’accompagnement individuel dans la mise en oeuvre de l’approche en classe leur donne l’assurance nécessaire pour se lancer. Les pédagogues le considèrent par ailleurs comme un facteur qui assure la pérennité de l’approche dans leurs écoles. « Je ne crois pas que l’enseignante, une fois que je suis partie, se sente nécessairement à l’aise de poursuivre de la philo avec les jeunes sans appui » (Émilie). Comme Émilie maîtrise l’approche, c’est elle qui dirige les échanges en posant les questions pour pousser la réflexion des jeunes. C’est aussi elle qui doit composer avec des dérapages possibles.

En effet, les pédagogues nous le disent clairement : animer seule ou seul une DVDP peut être angoissant, et encore plus lorsque l’on aborde des thèmes sensibles. Cela peut les encourager à éviter la mise en pratique de l’approche malgré la formation suivie.

Ce que je vois, ce qui embête toujours la mise en pratique, c’est la peur de si je me trompe […] Comme je leur dis! Il n’y a personne qui va mourir. […] C’est tout à fait à l’opposé de ce qu’ils sont habitués de faire

Clara

En effet, le personnel enseignant tend plutôt à présenter les savoirs scolaires comme des faits qui ne peuvent pas être remis en question.

Les pédagogues regrettent néanmoins le fait que la formation ne s’adapte pas assez au contexte scolaire québécois – du point de vue du programme de formation et de la pratique enseignante. Annie, enseignante en ÉCR au secondaire, dit clairement qu’elle aurait aimé que le programme fasse davantage appel aux partenaires québécois : « Ça n’enlève rien de ce qui est fait en France, mais on n’est pas dans les mêmes contextes d’enseignement… de cours… parce qu’ici la philosophie pour enfants va souvent être enseignée dans le cours d’éthique et culture religieuse ».

L’adaptation du langage, de la posture, du rôle de l’enseignante et de l’enseignant doit alors être différente, de même que les thématiques, comme l’explique Lorie :

On peut leur parler des gangs de rue, on peut leur parler de trucs comme ça pis faire les liens dans les questions différemment et les mises en situation. Je change les prénoms, ça va jusque-là […], j’ajuste plus avec le milieu ici, mais c’est facile à ajuster, ce n’est pas compliqué.

Par ailleurs, des enquêtes faites par Broadfoot et Osborn (Osborn, 2006) montrent qu’il existe une distance plus grande en France qu’au Québec entre le personnel enseignant et les élèves du primaire. Haïat (2020) affirme de son côté que le développement des compétences, comme le développement émotionnel et affectif des élèves, reste secondaire en France en comparaison avec la transmission de savoirs.

Les pédagogues qui utilisent l’approche PhiloJeunes doivent donc adapter le matériel venant de la France à leur contexte. C’est alors que l’expérience passée des pédagogues avec l’approche joue un rôle important, comme l’ont suggéré Clara et Émilie, dans la capacité d’animer les discussions en classe et de comprendre ce que vivent les pédagogues pendant la mise en oeuvre.

3.2 La mise en oeuvre de la DVDP en classe

Parmi les avantages de l’approche PhiloJeunes, les pédagogues mentionnent souvent l’accessibilité de ses diverses ressources, disponibles en ligne. « Souvent je vais sur Internet, je vais partir d’un thème ou d’un sujet […] puis je vais aller […] créer ma présentation en fonction du groupe, du sujet amené » (Marion). Cela contribuerait d’ailleurs à augmenter l’engagement des élèves dans la discussion. Or, cette flexibilité exige aussi de la part des pédagogues un travail important d’adaptation du contenu, demandant temps et expertise, ce qui devient un obstacle majeur à l’incorporation élargie de cette approche à l’école. « C’est […] avoir le temps de se former [ou] avoir le temps d’ouvrir la classe à quelqu’un qui arrive pis qui le fait vivre […] ça demande un réel investissement de temps qu’ils n’ont pas tant que ça dans l’école » (Camille).

Ce sont souvent des enseignantes et des enseignants en ÉCR, qui n’ont généralement qu’un cours par semaine avec leurs élèves, qui l’intègrent le plus dans leur travail. Or, le succès de cette approche dépend en grande partie de la possibilité de la mettre en pratique régulièrement et de se donner le temps d’aller en profondeur (Gagnon et Mailhot-Paquette, 2022).

Le rôle d’animation – et non de transmission de contenu – que doit jouer la personne qui anime en classe représente un autre défi. En effet, selon l’approche PhiloJeunes, elle doit faciliter la discussion, accompagner les élèves dans leurs apprentissages et éviter de leur mettre des mots dans la bouche ou de contrôler la conversation. Le rôle des élèves ne peut plus se limiter à celui d’apprenantes et d’apprenants : la DVDP leur accorde des rôles et des responsabilités dans la discussion, comme attribuer la parole et synthétiser le contenu abordé pendant la rencontre. Ainsi, le rapport de pouvoir en classe est bouleversé, ce qui peut déstabiliser plusieurs personnes enseignantes dans leur pratique et rendre leur préparation à l’activité en classe ardue : comment savoir la direction que prendra la discussion des élèves? Comme le raconte une participante qui a accompagné une enseignante dans sa démarche :

Elle s’est mise à faire du coq à l’âne parce que les élèves, elle n’était pas capable de les faire approfondir, c’était sa première DVDP. […] Elle est partie de l’intimidation pis elle a fini sur le suicide. Et là, c’était rendu rough, là, elle s’est sentie complètement dépassée

Lorie

Le climat de classe peut également devenir un élément difficile à contrôler. C’est d’ailleurs une inquiétude qui revient souvent chez les pédagogues qui participent à l’enquête. Une participante précise :

Je pense que l’animation en soi c’est un défi, d’être à l’affût de toutes les habiletés de penser, des états des jeunes, d’être capable de relancer des questions sans induire de réponse ou sans guider la pensée du jeune, mais juste l’amener à ouvrir, à développer un peu plus, ça c’est un défi en soi. De gérer le groupe, de s’assurer du respect, de l’écoute entre tous…

Chantal

Une autre participante voit le défi de l’animation dans l’obligation d’abandonner la posture de l’adulte. Elle explique :

C’est cette posture-là qui doit complètement changer. C’est sûr que quand on est avec des animateurs comme moi, comme gens, on est habitué, on a plus de facilité dans cette posture-là parce que ça fait partie de notre travail de donner la parole aux jeunes, de les laisser réfléchir. L’enseignant, lui, est plus habitué à donner du contenu, à avoir la bonne réponse alors quand arrive le moment où il ne peut plus donner la bonne réponse, il faut apprendre que la réponse est peut-être différente de ce que lui ou elle donnerait. Ce n’est pas facile, ça demande du temps. Et puis, il y a comme une espèce de…. La peur du silence. Remplir le vide. Encore là, comme animateur, comme animatrice, qui est habitué à ce vide-là, on aime le silence

Lorie

Accepter ce rôle différent dans l’animation d’une discussion est d’autant plus difficile lorsqu’on vit un certain dérapage. « Je trouve que [maintenir le climat] est encore plus difficile en philo, parce que […] si les négatifs prennent le leadership, y vont nous amener n’importe où. Tout ça, c’est le côté un peu difficile, c’est des gros défis » (Paul). A contrario, le fait que l’approche favorise une discussion cordiale et bienveillante, qui est souvent perçu comme un avantage, pose un autre défi aux pédagogues qui se demandent si la DVDP est un espace qui permet de parler librement de tous les sujets abordés. Le danger serait en effet d’avoir une forme de censure des idées exprimées. D’ailleurs, ce défi est important, notamment pour certains thèmes sensibles. Nous reviendrons à cette question plus loin.

3.3 Les compétences développées par les élèves

L’approche PhiloJeunes confère plusieurs forces en ce qui a trait au développement de compétences transdisciplinaires, comme la capacité des élèves à préciser leur pensée, à nuancer leur discours et à mettre à profit leur pensée critique.

J’ai vu depuis le début de l’année jusqu’à maintenant vraiment une amélioration dans leur façon de réfléchir […]. Ils sont plus nuancés et sont plus concis parce qu’au début ils jasaient, ça finissait plus, ils avaient de la misère à faire de l’ordre dans leurs idées. Ils sont [aussi] un petit peu plus à l’écoute

Lorie

Et ces compétences sont mises à profit dans d’autres disciplines :

Ça se répète dans le reste de leurs tâches scolaires, même en écriture, même en art, même en maths, en histoire, en sciences. Leur façon de réfléchir puis d’analyser des situations pis des questions ouvertes. Ç’a paru aussi ailleurs dans leurs parcours scolaires

Catherine

En effet, plutôt que de suivre la démarche d’apprentissage habituelle, pour ne pas dire traditionnelle, qui les maintient dans une posture plutôt passive d’écoute, les élèves étudient des thèmes qui les intéressent et même qu’ils proposent. Un enseignant raconte s’inspirer de la démarche de la personne qui l’a formé qui « utilisait beaucoup de ce qu’elle vivait en classe, pour travailler. […] elle enseigne quelque chose sur une thématique pis elle voit que l’élève trippe, qu’y a du fun, ben là on amène ça en philo » (Paul). Les élèves développent alors leur compréhension du thème à l’étude, mais aussi leur compétence philosophique qu’elles et ils mettront à profit dans leur étude d’autres thèmes similaires. La possibilité de demeurer le plus près possible du vécu des enfants, d’arrimer les thèmes de discussion avec leurs préoccupations, est l’une des forces de cette approche. Les jeunes s’engagent alors avec plaisir dans la conversation : « On arrive dans des groupes, puis tu poses une question, pis ils veulent tous parler là » (Paul).

D’autres pédagogues constatent les effets positifs de l’approche sur leurs élèves :

Moi, je l’ai fait avec les plus tannants en 6e année… pis c’était magique. J’ai vu des élèves qui avaient des points de vue opposés sur l’enjeu de la COVID, sur comment on devrait gérer ça, pis ils étaient capables de s’écouter, d’argumenter. Ça se battait dans leurs mots, dans leur bouche, mais ils étaient capables de s’exprimer, d’argumenter, se parler, s’écouter

David

L’approche favorise ainsi un dialogue qui ne se limite pas à la prise de parole, mais aussi la réception des idées et de l’information de l’autre. Bien structurée, la discussion dépasse la simple conversation, en proposant un objectif précis : celui d’échanger leurs idées et leurs opinions, en dehors de leur cercle d’amies et d’amis proches qui partagent leur point de vue ou avec qui elles et ils discutent régulièrement, et ainsi découvrir l’altérité qui les entoure et apprendre à composer avec des perspectives divergentes.

L’intérêt d’aborder des thèmes sensibles avec cette approche est donc évident, mais les défis associés au traitement de ces thèmes en classe s’ajoutent aux défis posés par l’approche. Nous les analyserons de plus près dans la prochaine section.

4. L’approche PhiloJeunes et les thèmes sensibles

C’est en considérant le portrait de l’approche PhiloJeunes que font les pédagogues participant à notre enquête, à travers la formation offerte, la mise en oeuvre et la réaction de leurs élèves à cette démarche, que l’on peut examiner la possibilité de l’utiliser pour aborder des thèmes sensibles en classe. Cette réflexion ressort d’ailleurs dans les entrevues, sans même que la question soit posée spécifiquement. Comme précisé plus haut, les élèves choisissent souvent des thèmes à discuter que les pédagogues considèrent comme sensibles, ce qui peut engendrer un climat qui n’est pas toujours facile à gérer. Ainsi, comme nous le verrons, l’expérience des pédagogues qui ont participé à notre recherche avec la pratique de la DVDP ne les a pas convaincus que cette approche est la mieux adaptée pour faire face aux défis liés au traitement des thèmes sensibles.

L’approche PhiloJeunes demande de préciser avec les élèves les règles de la discussion avant de commencer la DVDP. Une participante explique cette étape :

Avant de s’élancer dans des discussions philosophiques sur la vie et la mort et l’amitié tout et tout, on a vraiment établi des bases : c’est quoi des valeurs, c’est quoi des normes, c’est quoi les règles… On a parlé justement de préjugés, stéréotypes, sexisme, racisme, toutes les -ismes… C’est que, dès le départ, on a parlé de c’est quoi la différence entre penser, réfléchir. […] Faque vraiment au début [d’une séance], j’avais l’impression qu’il fallait un peu […] nommer les choses

Catherine

Toutefois, le fait de préciser les règles de départ ne garantit pas de pouvoir éviter les différentes tensions, par exemple lorsque des élèves leaders négatifs ne permettent pas à la discussion de se dérouler dans le respect des règles en faisant des blagues, en jouant à l’avocat du diable, ou lorsque des élèves pointent certaines et certains de leurs camarades du doigt. Une participante n’a pas hésité à nommer aussi la difficulté de gérer les discussions autour du racisme ou les microagressions qui surviennent parfois. C’est le cas notamment lorsque la discussion porte sur d’autres communautés « qui ne font pas partie de la majorité [et] sont […] visées par plusieurs préjugés, par plusieurs stéréotypes […]. Des fois ce n’est pas toujours facile d’être témoin de ça… c’est une situation un peu particulière » (Annie). Et même si la formation aborde cette question, elle ne les prépare pas spécifiquement à ces situations.

Les pédagogues considèrent aussi que les jeunes ont tendance à partager trop librement des situations plutôt personnelles et à mettre de l’avant leurs émotions. « Ça peut être un petit peu poignant au niveau des émotions [et] devenir quand même assez troublant », confie la même participante (Annie). En évoquant la question de l’émotivité des jeunes, une autre participante explique :

Quand on discute d’un sujet à chaud versus a posteriori [quand le sujet est déjà refroidi], la radicalisation violente ou les événements Charlie Hebdo, qui sont à l’origine un peu de l’instauration, de l’implantation de PhiloJeunes… si on en parle dans le moment où ça se passe, les réactions des gens sont autrement à vif qu’a posteriori où on a pu décanter un peu, puis on a une perspective sur les choses […] qui est moins chargée émotivement

Lorie

Selon cette participante, il vaut mieux éviter d’aborder les sujets chauds, non seulement pour éviter l’inconfort en classe ou pour la personne animatrice, mais aussi parce que cela devient difficile à ces moments d’atteindre les objectifs pédagogiques de l’activité : « On va laisser tomber […] parce que c’est pas de la psycho pop, c’est pas un partage d’émotions, on fait pas de la psycho en groupe, c’est pas de la médiation non plus » (Lorie). Il reste que c’est dans ce genre de contextes que les pédagogues craignent de « perdre le contrôle, […] de pas savoir quoi répondre si, tout à coup, on a un élève qu’on a l’impression que ça dérape là » (Marie). Un participant raconte par exemple qu’il hésite à proposer les mesures sanitaires adoptées par le gouvernement dans le contexte pandémique comme thématique, alors qu’une autre évoque les thèmes qui touchent la diversité dans la classe de manière plus générale :

Les enfants d’ethnie ou de religion différentes qui sont plus en minorité dans ma classe, j’ai souvent l’impression de marcher sur des oeufs… Parce que même si […] c’est une classe d’enfants différents, donc dès le début de l’année on apprend à vivre avec la différence, il y a quand même des sensibilités, comme toute l’histoire qui est arrivée avec les Noirs, le fait de dire des Noirs ou non… Des fois, on dirait qu’on sait plus comment nommer les choses pour faire attention […] il faut ménager les sensibilités [de] tout le monde, mais on n’ose plus parler

Catherine

Si de telles situations sont de plus en plus partagées par des pédagogues, de tous les niveaux scolaires d’ailleurs (Hirsch et al., 2023), et ne sont pas uniques à la DVDP, la proposition de l’approche PhiloJeunes ne répond pas réellement à ce défi.

Le rôle d’animation que doivent assumer les pédagogues les inquiète plus particulièrement, notamment devant les dérapages observés et potentiels.

Ce n’est pas toujours facile de ne pas intervenir [en réagissant aux idées exprimées par les élèves]. Puis, de prendre des notes, puis de revenir avec eux autres par après. Des fois je me dis : « Oh boy! » […]. En même temps, il faut que je les laisse, faut que je les laisse faire [cette] expérience-là

Paul

L’enjeu principal reste qu’elles et ils doivent changer leur conception du pouvoir en contexte d’enseignement.

Alors tout l’aspect démocratique de ça, d’accepter de partager la parole, et de se laisser aussi déranger par ça, parce que ça se pourrait que j’aie un élève ou un autre […] qui a une pensée un peu divergente, puis qu’ils m’amènent ailleurs, puis comment je vais le récupérer [pour le ramener au sujet discuté], puis est-ce que je vais faire ça comme il faut ou ça va comme complètement déraper, je vais perdre le contrôle de ma classe

Marie

Or, même après quelques années de pratique, ces défis semblent persister : « Je me trompe encore des fois… je pense que c’est le travail d’une vie d’arriver à animer une super discussion » (Lorie), et les dérapages continuent à les inquiéter.

Cette même participante partage pourtant son émerveillement face à l’expérience vécue avec ses élèves lorsqu’elle a abordé la thématique de la violence en DVDP dans sa classe. Cette discussion s’annonçait au début difficile, même malsaine, admet-elle :

On a mis la pensée sur la table et on a vu qu’elle ne tenait pas la route. Au lieu de se dire des bêtises, c’est vraiment ça, on a mis la pensée, on a donné la permission à cette pensée-là d’exister pis on l’a mise au centre de la table, mais on l’a confrontée avec des contre-exemples, avec des… mais c’est fait avec des mots, c’est fait avec démocratie

Lorie

Elle partage alors son émotion : « Des fois [les élèves] vont loin là, c’est extraordinaire, pis sur la prévention de la violence, on le voit, j’ai vécu des expériences avec des élèves, c’était wow. »

Ce changement de posture reste, à bien des égards, une prise de risque importante pour laquelle, disent les pédagogues, il n’y a pas toujours les meilleures conditions de pratique sur le terrain, et ce, malgré tous les avantages de l’approche et de la formation PhiloJeunes.

5. Discussion

Le traitement des thèmes sensibles exige d’adopter une pratique pédagogique ouverte à la discussion et de faire place à différents types de savoirs et à diverses disciplines, dans la classe (Hirsch et Moisan, 2022). En ce sens, la pratique de la philosophie avec les jeunes dans ses diverses formes semble fort pertinente. Elle permet aussi de développer des pratiques transdisciplinaires, qui dépassent les exigences disciplinaires spécifiques et qui s’adaptent à plusieurs d’entre elles en même temps.

Or, puisque, comme le précisent les pédagogues qui ont participé à l’enquête, les thèmes proposés par les élèves sont souvent plutôt sensibles, l’exigence de la DVDP de ne pas imposer la bonne réponse, et de faire plutôt valoir la tolérance et le respect pour contrer la violence (Budex, 2022), peut devenir difficile à mettre en oeuvre. À cet égard, les pédagogues ne cachent pas leur inquiétude de vivre une situation de dérapage et de devoir gérer des commentaires racistes, homophobes, grossophobes et autres manquements de ce genre. Comment s’assurer de reconnaître et de bien définir la limite de ce qui est acceptable ou non avec les élèves? Et quelle responsabilité la DVDP met-elle sur les élèves, alors que la figure d’autorité s’abstient d’intervenir pour garder sa posture d’animation? Pour Tozzi (2008), la personne animatrice doit guider la réflexion : « Par ses questions, [elle] doit intervenir sur les exigences intellectuelles qui surgissent au sein de la discussion : un “pourquoi” amène à argumenter, un “comment définirais-tu ce terme?” à conceptualiser » (p. 67). Cette attitude est louable, mais difficile à tenir dans un contexte scolaire qui est le reflet de la société dans laquelle il est vécu.

Or, il faut aussi prendre en compte le climat social polarisé auquel l’approche PhiloJeunes prétend d’ailleurs pouvoir répondre. Les échanges autour des thèmes sensibles se heurtent souvent aux tensions politiques et sociales (Hirsch et al., 2023). Dans un tel contexte, les identités affichées par les jeunes peuvent devenir sources de conflit dans le cadre de la DVDP. Sans prétendre qu’il faut instaurer un espace sécuritaire qui se garde de déstabiliser les élèves dans la classe en évitant d’aborder certains thèmes d’une certaine manière, nous proposons qu’il faudrait plutôt créer un espace de courage (Arao et Clemens, 2013) permettant aux élèves d’exprimer leurs points de vue respectueusement et de pouvoir entendre ceux des autres, même quand ils sont déstabilisants ou même désagréables.

Dans ce contexte, nous pensons au défi que perçoivent les pédagogues dans la tendance des élèves de trop partager leurs émotions. La pratique DVDP tente en effet de les écarter d’emblée : « le fait de considérer, dans un atelier philo, l’élève comme un interlocuteur valable dont la dignité, en tant que personne, fait l’objet d’un accueil inconditionnel ne peut justifier une exposition de son intimité ou une introspection périlleuse devant ses pairs » (Budex, 2022, p. 2). Plutôt que de reconnaître l’importance des émotions dans notre réflexion et d’apprendre à s’en distancier pour mieux réfléchir aux questions qui évoquent toute cette émotivité, Budex explique que « [c]ertaines thématiques d’ateliers philo – la mort […], les émotions, la violence, etc. – sont de ce point de vue plus délicates que d’autres, même si, en droit, l’exposition de l’intime peut surgir à propos de n’importe quel sujet » (2022, p. 2). Il reconnaît donc qu’il peut être difficile d’éviter les émotions, mais insiste, lui aussi, sur l’importance d’aborder une posture de retrait face à de telles manifestations d’émotions lors de la DVDP. Par ailleurs, pour les pédagogues, nous l’avons vu, le fait de pouvoir partir des expériences et des intérêts des élèves représente un atout important de cette approche. Il faut trouver un équilibre entre réussir à interpeller les élèves et éviter que la discussion devienne thérapeutique.

Or, puisque l’animation d’une DVDP demande du doigté de la part de la personne animatrice, mais aussi de la part des élèves qui jouent différents rôles importants dans la gestion de la discussion, et que cette compétence s’acquiert souvent par la pratique, les pédagogues s’inquiètent particulièrement de la possibilité qu’une discussion dérape. Elle peut, par exemple, s’apparenter à une légitimation de l’expression des préjugés, comme le dit Annie, citée plus haut, qui admet que « ça vient nous chercher de voir des élèves réagir aussi émotivement comme ça […]. Ce n’est pas toujours facile d’être témoin de ça, c’est une situation un peu particulière ».

Si la formation et l’accompagnement peuvent aider à animer la discussion philosophique avec les élèves, l’absence d’une démarche claire à adopter face à une telle situation semble inquiéter les pédagogues. Le fait que les personnes animatrices ne soient pas toujours des enseignantes ou des enseignants ajoute peut-être à l’inquiétude que nous avons identifiée dans notre enquête. Premièrement, ces personnes n’ont pas toujours une relation bien établie avec les élèves. Connaissant moins bien le groupe et sa dynamique avant d’aborder les différents thèmes avec lui, elles peuvent moins facilement prévenir les situations délicates qui peuvent survenir. Deuxièmement, n’ayant souvent pas d’expertise dans le domaine du thème abordé, ces personnes risquent d’être plus facilement déstabilisées lors d’un dérapage de la discussion. Elles peuvent par conséquent préférer une approche trop directive qui ressemblerait à une « éducation à… » qui imposerait une leçon de morale plutôt qu’une confrontation philosophique avec les concepts à l’étude (Budex, 2002; Michaud et Sasseville, 2017; Tozzi, 2008).

Dans un contexte où de plus en plus de thèmes sont perçus comme sensibles, cette limite devient un obstacle en soi. Même les pédagogues de notre échantillon qui ont le plus d’expérience mentionnent que, malgré leurs expériences positives et des moments de grande réussite, elles et ils restent avec l’impression que ces discussions philosophiques comportent des risques, sur lesquels elles et ils n’ont pas le contrôle, et qui sont liés à la nature même de ces thèmes sensibles. Et, dans l’attente que l’ensemble de la pratique fonctionne, elle peut mettre à risque le climat de leur classe.

Conclusion

Le fait de pratiquer la philosophie avec des élèves permet à ces dernières et à ces derniers de rester actives et actifs, de s’exprimer librement et d’écouter les autres. La flexibilité de la pratique permet d’aborder différents thèmes tout en développant la pensée critique et l’ouverture d’esprit. Or, considérant les défis mentionnés plus haut, les pédagogues restent sceptiques quant à leur capacité d’aborder n’importe quel thème à l’aide de la DVDP.

Ceci explique pourquoi le discours des personnes interviewées pendant ce projet n’est pas univoque : si elles apprécient l’approche de manière générale, elles reconnaissent aussi avoir des défis lorsqu’elles la présentent aux élèves, notamment lorsque les thèmes abordés sont sensibles. C’est dans ce sens que la posture d’animatrice et d’animateur que l’approche exige représente le plus grand défi pour les pédagogues. Dans ce contexte, elles et ils parlent de l’importance de la formation en général et du soutien individuel sur le terrain en particulier, ce dernier leur permettant de briser leur sentiment d’isolement et de mieux intégrer les notions abordées durant la formation.

Il reste que cette tension entre la responsabilité qu’ont les pédagogues dans un contexte scolaire, et aussi face aux savoirs partagés par les élèves, et le rôle d’animation qui leur est réservé dans le cadre de la pratique d’une DVDP n’est pas facile à gérer. On peut se demander alors comment s’assurer que cet espace de discussion soit vraiment courageux, permettant à la personne animatrice de guider la réflexion dans cette optique.