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Cet article porte sur la forme de l’hommage poétique contemporain comme marqueur possible, dans le champ poétique, d’une permanence du sentiment religieux et indice du glissement de son objet des divinités des grandes traditions polythéistes et monothéistes vers des divinités « à taille humaine ». W.H. Auden écrivait dans Making, Knowing, and Judging (1956) : « The impulse to create a work of art is felt when, in certain persons, the passive awe provoked by sacred beings or events is transformed into a desire to express that awe in a rite of worship or homage [...]. In poetry the rite is verbal; it pays homage by naming. » (Auden, 1960 : 30) J’explorerai ici le lien entre création, rituel de l’hommage et religion à la faveur de l'examen d’un corpus constitué des oeuvres poétiques de Quincy Troupe. Associé au Black Arts Movement et au Watts Writers Workshop, Quincy Troupe, qui vit actuellement à New York, dans le quartier de Harlem, est né en 1939 dans le Missouri. Il a reçu de nombreux prix, dont le Paterson Award for Sustained Literary Achievement pour TheArchitectureofLanguage publié en 2006, le Milt Kessler Poetry Award pour Transcircularities publié en 2002, sélectionné par Publishers Weekly parmi les dix meilleurs livres de poésie publiés en 2002. Il a reçu trois American Book Awards : pour le recueil Snake-BackSolos en 1980; pour Miles: TheAutobiography, en 1990, écrit en collaboration avec Miles Davis, son ami; et pour l’ensemble de son oeuvre (Lifetime Achievement Award for Sustained Literary Excellence), en 2012. Il a enseigné à l’Université de Californie à San Diego et a été le premier poète lauréat officiel de l’état de Californie. Il a également édité un volume d’articles consacrés à James Baldwin, en 1989, a signé un petit volume consacré à Miles Davis, en 2000, le seul de ses livres traduit en français à ce jour, sous le titre Milesetmoi. Et il a publié en 2013, sous le titre Earl the Pearl, une biographie d’Earl Monroe, légende du basketball, qu’il a co-écrite avec lui. Son oeuvre est publiée aux États-Unis par Coffee House Press et, en France, par le Castor Astral.

Or, la poésie de Troupe se caractérise par la récurrence de la forme de l’hommage, le plus souvent explicité, soit par le titre (« Ode to... », « A Poem for... », « In Memoriam », « For.. », « In Remembrance of... »), soit par une dédicace, soit par l’affichage du pastiche comme choix formel (« In the Manner of... »). La construction d’une communauté héroïsée peut expliquer en partie le choix d’afficher ses sources plutôt que de jouer au cache-cache intertextuel. Mais, comme on le verra, Troupe puise surtout dans des traditions africaine et africaine-américaine, celles de l’oriki et du praise song, revisitées par le blues et le gospel et qu’avant lui se sont appropriés des poètes noirs comme Langston Hughes, Gwendolyn Brooks ou Amiri Baraka, pour n’en citer que quelques-uns.

« Ode to John Coltrane » est l’un des premiers poèmes de Troupe et le premier de sa longue série d’hommages. Jeune poète, Troupe s’inscrit ainsi d’emblée dans une tradition, celle du « John Coltrane poem » (Du Ewa Jones, 2002 : 67). On sait que Coltrane a été, notamment au moment du Black Arts Movement, une source d’inspiration, sinon une véritable muse, pour les écrivains et intellectuels noirs, parmi lesquels Elizabeth Alexander, Sonia Sanchez ou encore Amiri Baraka, dont la poésie n’avait du reste pas attendu le Black Arts Movement pour être influencée par la musique noire. Au point que l’hommage à Coltrane devient un passage obligé ou une oeuvre de répertoire pour nombre de poètes noirs et qu’il se donne, par ailleurs, à lire comme espace d’une conversation continuée entre poètes, authentique forum propice au dialogue intertextuel (voir Du Ewa Jones, 2002 : 75). Parmi les caractéristiques formelles de cette tradition, on relève la répétition avec variation, mais aussi l’élongation de voyelles ou de consonnes (chez Sanchez ou Baraka) comme équivalent du célèbre « scream » de Coltrane (voir Du Ewa Jones, 2002 : 73). Certains spécialistes notent que le ton militant des hommages poétiques à Coltrane des années 1960 et 1970 fait place à l'élégie dans les années 1980 et 1990. Or, comme on va le voir, l'ode à Coltrane de Troupe, qui date de la fin des années 60, est « déjà » élégiaque (Coltrane est mort en juillet 1967) et se caractérise par l’interrogation métaphysique qui la sous-tend, en quoi elle se distingue assez nettement de la tradition dans laquelle elle s’inscrit. Ainsi débute le poème :

With soaring fingers of flame

you descended from Black Olympus

to blow about truth and pain: yeah,

just to tell a story about Black existence.

Then the flames left your fingers and soul,

came winter you lay down

in cold snow

and was cool.

« Ode to John Coltrane », dans Troupe, 2002 : 3

Tandis que, dans ces vers liminaires, la voix poétique assigne à Coltrane une place parmi les dieux de l’Olympe, plus précisément d’une Olympe noire, ce sont bientôt images et icônes chrétiennes qui vont prendre le relais dans cette célébration du grand saxophoniste. Parfois, elles se trouvent suggérées au poète par les titres mêmes de Coltrane :

You blew your fingers to smoking cinders

preparing for the “Ascension”,

blew beautiful sad death songs

on “Kind of Blue” mornings,

blew love on “A Love Supreme,”

« Ode to John Coltrane », dans Troupe, 2002 : 4

Ces vers renvoient ainsi à l’album Ascension, enregistré le 25 juin 1965 et considéré comme un tournant dans la carrière du musicien, mais aussi à l’album ALove Supreme (1964), dont les titres témoignent de ce que le christianisme était devenu pour Coltrane une source d’inspiration, sa musique s’apparentant alors à une musique de louange (praise music), musique sacrée, dévotionnelle, liturgique.

D’autres vers renvoient plutôt à la figure religieuse que Coltrane était devenu. Tandis que le musicien rapportait avoir entendu la voix de Dieu lorsqu’il avait renoncé à la consommation addictive d’héroïne qui avait été la sienne pendant les années 1950 ou encore déclarait, en 1966, à un journaliste qui l’interrogeait, espérer devenir « un saint », un culte s’était constitué, au point que Coltrane apparaissait à ses fidèles comme une incarnation terrestre de Dieu, Charlie Parker faisant, lui, figure de saint Jean Baptiste. C’est à ce culte peut-être que fait référence l’antépénultième strophe du poème, « Trane » étant le surnom de Coltrane et Ohnedaruth le nom (spirit name) en sanscrit qu’il s’était donné :

Trane Trane John the Baptist, Ohnedaruth,

immortal burning flame of Black jazz,

jujuman running wild over galloping Black Music,

eye give to you this poem of remembrance,

the most sacred gift this poor Black man has.

« Ode to John Coltrane », dans Troupe, 2002 : 8

En chemin, Troupe rend allusivement hommage à Dylan Thomas, dont il ré-écrit un vers célèbre, « Rage, rage against the dying of the light », emprunté à l’élégie du poète gallois à son père mourant – villanelle connue sous le titre « Do not go gentle into that good night » (1951), qui en est le premier vers et le refrain :

But rage rage rage Coltrane!

Rage against the taking of a vision

Rage rage rage Coltrane!

Rage against the taking of Life!

For after Life eye know of no other vision.

« Ode to John Coltrane », dans Troupe, 2002 : 4

Ici émerge ce qui, au-delà ou, plus justement sans doute, en deçà de la célébration de Coltrane, peut apparaître comme un motif secondaire de cette élégie, mais aussi du genre élégiaque : la hantise de la mort, ici conçue comme terme indépassable et justifiant ce travail poétique à la faveur duquel se gagne, pour Coltrane, une manière d’immortalité. « Eye am the pessimistic realist / who sees death as final and ugly », précise encore le poète (« Ode to John Coltrane », dans Troupe, 2002 : 4). Et de s’exclamer plus loin, comme si l’aveu lui en était soudain arraché, comme si l’écriture elle-même de cette ode aux accents élégiaques avait contribué à la mise au jour d’une vérité intime, parée d’atours singulièrement macabres, sinon gothiques, qui accuse l’absence de transcendance et avec elle de promesse de résurrection :

Yeah!–eye admit it!–death to me seems forbidding!

Descending into unexplored pits all alone;

pits of inescapable gloom where the air is heavy and dank,

where all flesh has fallen away leaving bones,

and soon the bones are no more,

only the crumbling grave/stone remains

to tell about who you were.

« Ode to John Coltrane », dans Troupe, 2002 : 5

Vérité de la mortalité de sa propre chair, à la faveur de quoi l’objet premier de l’élégie, Coltrane, se voit brusquement écarté, au profit de l’expression d’une angoisse plus personnelle, à la tonalité symptomatiquement plus lyrique. À ce renversement semblent du reste faire immédiatement écho, dans la strophe suivante, deux vers informés quant à eux par une manière d’inversion stylistique :

Death is weekends where great hornmen remain silent;

the “Bird” Lester Young Eric Dolphy Clifford Brown[1]

« Ode to John Coltrane », dans Troupe, 2002 : 5

Au détour d’une inversion étonnante des thème et rhème attendus, c’est comme à l’aune du silence des grands musiciens de jazz de l'époque que se mesure désormais la cruauté de la mort, et non l’inverse, par quoi la rhétorique même de l’ode paraît mimer le processus qui conduit le poète à remonter à rebours le courant de l’élégie pour en découvrir, en exposer une source possible, la terreur de la disparition.

Au-delà de son inscription dans le sous-genre poétique du « John Coltrane poem » et avec ses éloges et élégies à Duke Ellington, Miles Davis, Louis Armstrong, Lester Bowie, Chuck Berry, ou encore à des chanteuses de blues comme Dinah Washington ou Billy Holiday, Troupe puise également dans une tradition plus vaste d’hommage littéraire aux musiciennes et musiciens jazz, dont l’origine remonte notamment au Black Arts Movement, mais qui se lit aussi comme un prolongement contemporain au célèbre « These are men! » qui ponctuait le poème de William Carlos Williams, « Ol’ Bunk’s Band », composé après qu’il avait assisté à un concert du trompettiste Bunk Johnson à New York en 1945. Troupe puise volontiers dans l’imagerie religieuse et certains poèmes, comme « The Day Duke Raised: May 24th, 1984 », affichent, dès le seuil qu’est leur titre, leur mysticisme à l’endroit du jazz, le poète appelant, du reste, plus loin, Duke Ellington à composer « the music of God », « the sacred music » (« The Day Duke Raised: May 24th, 1984 », dans Troupe, 2002 : 88).

Si le genre de l’hommage est lui-même une caractéristique de la poésie jazz, notamment indexé par épigraphes et dédicaces (voir Du Ewa Jones, 2002 : 82), le genre laudatif chez Troupe prolonge et dépasse cette tradition, dès lors qu’il embrasse, outre les musiciens de jazz et chanteuses de blues, des joueurs de basketball (Earvin « Magic » Johnson, Michael Jordan), des coureurs (Ussein Bolt), des hommes politiques (Malcolm X), des peintres et des sculpteurs (« poem for skunder boghassian », « in remembrance of you, italo »), des écrivains (Allen Ginsberg, James Baldwin, Ishmael Reed, Ojenke, Pablo Neruda), des amies et amis (« poem for friends ») et des parents. Chez Troupe, l’hommage s’étend en effet de manière frappante au-delà des cercles musicaux et prend fréquemment une tonalité hagiographique, parfois accompagnée de références explicites à la sainteté. Ainsi en va-t-il dans un poème dédié à James Baldwin, « In Memoriam », célébrant les « phrases saintes » (« holy sentences », Troupe, 2002 : 182) du « saint témoin » (« holy witness », Troupe, 2002 : 182), avant de se conclure sur une reprise du « Notre Père » qui assoit Baldwin en nouvelle déité :

forgive us for our smallness, for not rising up with you

for being less than our awesome, pitiful needs

forgive us now in your silence, jimmy

forgive us all who knew & were silent and fearful

& forgive us all, O wordsaint, who never even listened

forgive us for all the torture, for all the pain

« In Memoriam », dans Troupe, 2002 : 182-183

La réunion d’une communauté, voire une forme de communion, ont été d’emblée centrales dans le travail des écrivains du Watts Writers Workshop, certains allant jusqu’à cultiver une expérience religieuse extatique, comme Curtis Lyle, figure majeure de ce groupe de poètes, dont le père était, du reste, prêtre. Le poème « Avalanche » (1996), qui lui est dédié tout en étant écrit à la mémoire de Richard Wright, énonce en même temps qu’il met en scène la poétique de l’oeuvre de Troupe sur son versant le plus mystique. En écrivant, vers la fin du poème, « the bridge tongue of healing is the drum of this song » (Troupe, 2002 : 227), Troupe, à la faveur de multiples métaphores enchevêtrées, attire l’attention à la fois sur le motif de la guérison, leitmotiv de la littérature noire américaine, et sur l’étroite imbrication entre poésie et musique dans son oeuvre, qui se veut également pont ou passerelle entre les arts. La langue/le langage guérit par la cicatrisation (« healing »), qui est autant abolition d’une hypothétique plaie ou scission entre musique et poésie que réunion d’une communauté divisée. Les treize vers qui suivent et qui concluent le poème martèlent ensuite les mots « cross over », renvoyant tout ensemble aux motifs de la « traversée » et du « mélange », finalement substantivé en « crossover » dans les deux derniers vers, le passage à la notion soulignant plus encore la valeur d’objectif du « mélange » pour le poète :

the bridge tongue of healing is the drum of this song

& it is reaching out to you to cross over

to the sun, is reaching out to touch your heartbeat

there, to become one in the glory

to feel the healing touch

to become one with the glory

this poem waits for you to cross over

to cross over the heartbeat touch of your healing

hands, touching hands, touching hearts

this poem waits for you to cross over

to cross over love, this poem waits for you

to cross over, to cross over love

this poem waits for you to crossover

too crossover, too, love

« Avalanche », dans Troupe, 2002 : 227

Le poème se lit ainsi comme rappel de la genèse de l’oeuvre, dans le compagnonnage avec Lyle auquel il est dédié, Troupe rappelant de multiples manières ce que cette langue et ces rythmes doivent au gospel, au chant, aux louanges, aux choeurs d’église noirs, au détour notamment de formules éloquemment synthétiques comme « amen riffs » (« Avalanche », dans Troupe, 2002 : 227).

De cette poésie en quête d’un verbe inspiré (par les réalisations d’un Miles Davis autant que d’un Magic Johnson) et d’une « nouvelle langue », émerge la représentation du poète en bâtisseur de ponts dans « Words that Build Bridges Toward a New Tongue », où le « crossover » du poème « Avalanche » se trouve, par ailleurs, décliné en « jam », jazz oblige, mais aussi, isolexisme et échos sonores obligent, en « jambalaya » ou « gumbo stew », la forme poétique se faisant encore « salad bowl » pour accueillir les « pastiche » et « collage » de l’artiste-cuisinier :

but boy did you jam, jam, boy did you jam until you left, no sweat, boy did you

jam, jambo, jambalaya, gumbo, boy did you jam jam, boy did you jam

[...]

words and sounds building bridges toward a new tongue

& it all started back in africa, mixed with europe over here, everything else,

found itself here in this gumbo stew, jambalaya,

this salad bowl filled with all kinds of flavors,

this pastiche, collage of language reinventing itself every day

« Words that Build Bridges Toward a New Tongue », dans Troupe, 2002 : 308-309

À la sécularisation de la culture nord-américaine fait écho ce glissement de la quête du verbe inspiré vers la mystique du « ragoût » (stew) postmoderne, qui évoque le romancier Gilbert Sorrentino, auteur de Mulligan Stew (1979).

Cependant, à la faveur de la multiplication des hommages, le rassemblement, inhérent à la religion telle que la définit l’étymologie (religere : relier), se fait ici rassemblement d’une communauté prioritairement, mais non exclusivement, ethnocentrée, l’oeuvre de Troupe se lisant désormais, dans sa globalité, comme une manière d’oeuvre chorale dans laquelle sont convoqués tour à tour les différents chapitres du choeur noir américain notamment (jazzmen, chanteuses de blues, athlètes, écrivains, artistes, leaders politiques) appelés à exécuter chacun leur partition selon l’arrangement choisi par Troupe, dans le cadre d’une célébration qui devient auto-célébration de la communauté par elle-même, en l’absence de toute déité supérieure. Loin d’être gratuite, la métaphore musicale s’impose, montant des textes eux-mêmes et inscrite au seuil même d’un recueil de 1999, intitulé Choruses (dédié à Allen Ginsberg et dont le vers cité dans mon titre est extrait).

Du reste, à l’occasion d’un poème dédié à Miles Davis, entre autres, le poète se représente explicitement comme auteur d’une oeuvre chorale qu’il revient à d’autres de mettre en musique et à tous d’interpréter :

The poet shapes, perhaps, the lyrics of new American melodies

That our lives might be joined in a choir singing great songs

« looking at both sides of a question », dans Troupe, 2002 : 216

Le motif de la continuité est ainsi central dans les éloges et élégies de Troupe. L’enjeu de l’écriture poétique se situe dès lors dans sa capacité à réunir, tant dans la synchronie que dans la diachronie, les acteurs épars d’une communauté :

& this is a poem in praise of continuity

is a poem about blood coursing through tongues

is a praise song for drowned voices lost in middle passage

is a praise song for the slashed drums of obatala

is a construct of okiris linking antiphonal bridges

is a praise song tonguing deep in the mojo secrets of damballah

in praise of the great god’s blessings of oshun

in praise of healing songs sewn into tongues

« Avalanche », dans Troupe, 2002 : 226

À la faveur d’un certain syncrétisme qui lui fait embrasser ici dans son hommage des divinités de la religion yoruba (« obatala », « oshun ») aussi bien que Damballah, divinité vaudou de la connaissance, Troupe fait tout autant signe vers la restauration d’un lien originel brisé par la tragédie inaugurale du « middle passage » que vers la fonction religieuse de la littérature laudative, telle qu’elle est ici indexée par la mention de l’oriki, genre littéraire yoruba majeur ayant pour fonction de louer les mérites des hommes et des femmes, que leur parcours soit modeste ou glorieux, mais aussi des animaux ou encore des montagnes et de l’eau.

Parallèlement, la convocation de ce panthéon aussi personnel que communautaire informe littéralement l’écriture poétique de Troupe, certains hommages se donnant à lire comme de véritables traductions intersémiotiques, dans lesquelles les signes visuels (pour le basketball) ou sonores (pour le jazz) se cherchent des correspondances verbales. Dans cette perspective, l’écriture de Troupe se charge d’une dimension traductive, le poète se faisant dès lors exégète et traducteur résolument cibliste d’un corpus multimédia.

Troupe a pratiqué le basket-ball dans sa jeunesse et fait partie, qui plus est, des sélections américaines lorsqu’il avait entre vingt et trente ans. Son père, qui était un grand athlète, aurait, quant à lui, selon toute probabilité été sélectionné pour jouer en ligue majeure de baseball (all-star) si l’Amérique des années 1930 et 1940 n’avait pas été marquée comme elle l’était par les préjugés raciaux. La célébration poétique de quelques grands joueurs de basketball noirs se nourrit dès lors partiellement du sentiment d’injustice éprouvé par Troupe et relève d’une forme de réparation. Mais c’est la forme de ces hommages qui m’intéresse ici au premier chef.

« a poem for “magic” » peut ainsi être lu comme une manière de traduction des déplacements de Magic Johnson sur le terrain, destinée à en restituer la magie, tandis que Troupe fait alterner rythmes fluides et syncopés, propositions longues et courtes, mimant les brusques changements de rythme de Magic Johnson sur le terrain, dont l’objectif stratégique est de surprendre l’adversaire. Ce poème constitue donc en quelque sorte une traduction intersémiotique, de la même manière que la jazzpoetry a pu être décrite comme « the translation of a jazz ethos into a poetic aesthetic » (Du Ewa Jones, 2002 : 71) ou comme « translation of jazz instrumentation into written form » (Du Ewa Jones, 2002 : 72). Le rythme du poème vise à mimer ou imiter les déplacements de Johnson et à produire une sorte de « prosodie poétique du basketball » (comme on parle de « jazz poetry prosody »).

« Forty-one seconds on a Sunday in June, in Salt Lake City, Utah », paru en 1999, est explicitement dédié à Michael Jordan. Plus encore qu’à Magic Johnson, un véritable culte est rendu, par la jeunesse noire américaine notamment, à Jordan, étiqueté par certains « savior of sorts », par d’autres « basketball’s high priest », et jugé « more popular than Jesus » (Dyson, 1998 : 372). Ce culte témoigne de la dimension héroïque prise par les prouesses des athlètes noirs, la canonisation de Jordan pouvant paraître combler le vide laissé par le déclin de la religion chez les jeunes – ce qu’évoque ici la comparaison de Jordan avec « une icône, suspendue dans l’espace » (Troupe, 2002 : 260; ma traduction) et sa représentation en « roi de ce lieu saint » (« king of this shrine », Troupe, 2002 : 260; ma traduction). Spontanéité et créativité, mais aussi stylisation et manipulation des apparences caractérisent le style de Jordan (voir Dyson 1998 : 375), ce que signale l’image récurrente du « masque ». Aussi, à la différence de l’hommage à Magic Johnson, le poème dédié à Jordan affiche-t-il une composition éminemment structurée, cinq tercets et un quatrain, par conséquent une reprise du modèle de la villanelle française, jusque dans le recours aux deux rimes également distribuées sur le modèle de la villanelle. À la stylisation caractéristique du jeu de Jordan répond celle du poème de Troupe, dont l’hommage réside principalement dans la traduction poétique qu’il donne d’une forme et d’une stratégie de jeu.

Tandis que le basketball a pu inspirer certains musiciens jazz, comme Miles Davis qui disait utiliser parfois le son du dribble pour rythmer certains de ses morceaux (voir Troupe, 2009 : 96), les formes propres au jazz sont, elles aussi, une réserve où vient fréquemment puiser Quincy Troupe. Chez Troupe, du basketball au jazz il n’y a qu’un pas et jazzmen et joueurs de basket sont, du reste, fréquemment désignés des mêmes qualificatifs de « jujuman » et de « shaman », tous prêtres-sorciers, devins, fétiches.

La répétition rythmique comme lexicale est depuis longtemps identifiée comme une caractéristique des musiques noires, depuis les chants d’esclave jusqu’au jazz en passant par le blues et les spirituals. À la répétition s’ajoute le phénomène du cut, qui, déjouant les attentes et attirant simultanément l’attention sur la répétition qu’il vient perturber, devient lui-même dans le jazz un passage obligé : « In jazz improvisation, the “cut” [...] is the unexpectedness with which the soloist will depart from the “head” or theme and from its normal harmonic sequence or the drummer from the tune’s accepted and familiar primary beat. » (Snead, 1998 : 71) Or, ce dialogue de la répétition et du cut n’est pas moins central dans la liturgie de l’église baptiste noire, dont Quincy Troupe, quoique ne s’en revendiquant pas comme fidèle, reconnaît volontiers l’influence sur sa poésie. Marquée par les répétitions propres au texte biblique, la liturgie baptiste noire joue par ailleurs volontiers du cut, le pasteur ponctuant son sermon de « praise God » notamment, qui n’a là rien d’un impératif ou d’une injonction, mais constitue bien une ponctuation, dont la vocation est tout ensemble de rythmer le discours et d’instaurer un dialogue avec les fidèles, avec l’auditoire qui répond au pasteur. Cette ponctuation verbale se double parfois d’une ponctuation musicale, à l’orgue notamment (voir Snead, 1998 : 72). Troupe fait explicitement allusion à cette liturgie nourricière, dans « Avalanche » notamment, évoquant « the vamping blood songs of call & response » (Troupe, 2002 : 225) et inscrivant, par ailleurs, dans la texture même de ses vers à haute densité comparative et métaphorique, l’étroite sinon inextricable imbrication du blues, du jazz et de la liturgie, dans cette « forme baignée de coltrane » (« form drenched with coltrane », Troupe, 2002 : 225; ma traduction) où les rythmes du pasteur, voire du Christ, sont « ceux d’un bluesman sacré » (« a sacred bluesman ») :

as in the pulpit, when a preacher becomes his words

his rhythms those of a sacred bluesman, dead outside his door

his gospel intersecting with antiphonal guitars, a congregation of amens

as in the slurred riffs blues strings run back echoing themselves

[...]

his call both invocation and quaking sermon

running true & holy as drumming cadences

brewed in black church choirs, glory hallelujah vowels

[...]

howling vowels rolled off hoodoo consonants, brewing

magic all up in the preacher’s run of muddy water

strung all up in the form drenched with Coltrane

« Avalanche », dans Troupe 2002 : 225

Cependant, dans « Avalanche » toujours, Troupe se fait aussi arrangeur en quelque sorte, adaptant la rythmique propre à la liturgie baptiste et au jazz tout ensemble à ses propres desseins poétiques. La répétition avec variation de « cross over », dans l’extrait cité plus haut, et la ponctuation qu’elle introduit sur le mode du cut inscrivent ainsi dans la structuration formelle même du poème les vertus du « crossover » auquel appelle, par ailleurs, explicitement le poète comme on l’a vu. Un « cross over » sans ancrage confessionnel manifeste s’est substitué au « praise God » de l’église chrétienne, inscrivant auralement, rythmiquement, le poème dans la continuité d’une tradition baptiste qui survit ainsi à la disparition du credo chrétien.

À ce stade, il importe de se souvenir que la poésie de Troupe, comme celle d’Amiri Baraka et d’autres poètes issus du Black Arts Movement, est à l’origine une poésie de la performance (performance poetry), une poésie vivante, destinée à être lue dans des espaces publics, théâtres, centres de quartiers, salles paroissiales, cafés. Si cette vocation première a eu tendance à éclipser le niveau proprement textuel ou encore la littérarité de cette poésie dans la critique qui lui est consacrée, comme l’a remarqué notamment Du Ewa Jones dans son article pionnier de 2002 sur oralité et textualité, il convient néanmoins d’autant plus de garder cet arrière-plan à l’esprit que Troupe continue de faire vivre cet héritage en multipliant les lectures publiques, souvent accompagné par des musiciens de jazz. Ce poète-performeur, manière d’arrangeur qui utilise le texte-source comme une partition apparaît dans « Choruses » :

when we sing we hear & know the music best, hear it with hearts

imitating breath, the rhythm of drumbeats in cadences

true poets hear, the heartbeat of their breath in time signatures spread,

scored like music across fleet pages scrolling the mind, dreams composed within

language, when words become musical notes or chords, language is traced back

where it first burst from song as anchored root,

« Choruses », dans Troupe, 2002 : 302

Cette figure n’est pas sans évoquer la vision développée par le poète et critique Lorenzo Thomas du poème écrit comme incomplet, comme tout ensemble « memorandum » et « score », tourné autant vers le futur que vers le passé et voué à ne « vivre » que lorsqu’il est performé, joué :

All poetry is incomplete until it is read aloud. Nevertheless, the poem printed on the page is effective when it functions as a memorandum to excite the reader’s recall of a previous performance, or serves as a score for future vocal reproduction. If the poet has done the job of preparing that alphabetic transcription well, she can be sure that the poem will live.

Thomas, 1998 : 320

Or, cette vision fait écho à une vision désormais familière de la traduction comme garantie de la survie du texte source et partie intégrante du processus de fertilisation des textes dans le temps – vision ancrée dans la tradition romantique allemande et promue notamment par Walter Benjamin et Jacques Derrida, parmi les premiers, dont on entend un lointain écho dans l’image de « poètes fécondant des strophes avec de la musique » (« Choruses », dans Troupe, 2002 : 301; ma traduction). Comme la traductrice ou le traducteur, la ou le poète, tels que se les représentent Troupe et Thomas, prennent leur tour dans un continuum de performances tant écrites qu’orales qui assurent la survie des oeuvres autant que des êtres.

Quincy Troupe oeuvre ainsi par la traduction intersémiotique à la survie des réalisations les plus héroïques de ses contemporains. Dans un monde sans transcendance, la promesse de résurrection ou de survie passe par la « transsubstantiation » du mouvement ou du son en verbe, la création se faisant traduction au premier chef. Loin de toute mystique du verbe créateur, la poésie de Troupe se fait religieuse à travers l’adoption d’un rituel de l’hommage qui, pariant plus volontiers sur la revivification par la transmodalisation que sur la citation, évite l’écueil d’une commémoration pétrifiante et mortifère.

Ainsi, à plus d’un titre, l’hommage chez Quincy Troupe se conjugue au participe présent. L’écriture de Troupe travaille les formes en –ING à saturation parfois, les cultivant, voire leur rendant le culte qu’Amiri Baraka appelait les poètes à leur rendre : « the clearest description of now is the present participle. [...] Worship the verb, if you need something. » (Mackey, 1998 : 521) Ces participes présents se lisent alors comme envers stylistique ou marqueur linguistique de stratégies génériques privilégiant l’hommage participatif (parce que collaboratif et choral) et conjugué au présent (parce qu’orienté vers la survivance plus que vers la commémoration).

En ce sens, « Ode to John Coltrane » est une oeuvre séminale qui contient une clé possible du pan laudatif, élégiaque et hagiographique de l’oeuvre poétique de Troupe. Pour être une oeuvre de genre (comme on parle de « peinture de genre »), inscrite dans une tradition, elle n’en est pas moins une oeuvre personnelle dans l’esquisse qu’elle donne à lire d’un dépassement du deuil toujours à faire et toujours recommencé de notre immortalité par la régénération propre à une entreprise de nature foncièrement traductive.

Les modalités de cette régénération à laquelle oeuvre la poésie de Troupe n’apparaissent peut-être pas plus clairement dans leurs multiples ramifications que dans les derniers vers du poème « Choruses », dédié à Allen Ginsberg et écrit à l’annonce de sa mort, en 1997 :

& so eye baptize you here with rhythms of black church gospel,

with rhythms pulled from some of your favorite voices–

ray charles, bessie smith, ma rainey, charlie parker, & john coltrane–

have washed your memory down with holy cadences–cool & hot

as water–rinsed in blues & jazz riffs, chanted from voices

& baptized in holy rivers of cabala, cabala lore,

cabala, cabala lore, cabala, cabala lore

& blood & choruses, blood & choruses,

baptized in rivers of blood and choruses

cabala, cabala lore, cabala, cabala lore

coursing through poetry that burst from your river-veins,

coursing through poetry that burst from your river-veins,

shalom o great mystic bard, shalom

« Choruses », dans Troupe, 2002 : 303-304

Avec son syncrétisme, non dépourvu de facétie dans le contexte d’un hommage à Ginsberg (issu d’une famille de confession juive mais lui-même plus intéressé par les religions orientales), Troupe mêle références au rituel chrétien du baptême et au mysticisme juif de la Cabale, en même temps qu’il attribue aux rythmes du gospel, du blues et du jazz le pouvoir de régénération traditionnellement associé à l’eau baptismale. Le motif corrélé du sang et des choeurs, qui court depuis le début du poème à la façon d’un refrain, se trouve ici éclairé : la poésie aux « saintes cadences » est tout ensemble eau baptismale et sang, purificatrice et nourricière, régénérante d’être foncièrement chorale. Le corpus donne corps, en d’autres termes, l’écriture musicale chorale donnant le sacrement d’un baptême et offrant par là même une possibilité de résurrection.

En concluant sur cet hommage à Ginsberg, j’ai souhaité souligner les limites du communautarisme qui peut sembler caractériser cette oeuvre. Si la systématisation du rituel de l’hommage aux figures les plus héroïques d’une hypothétique communauté africaine-américaine peut faire apparaître la constitution d’un canon ou contre-canon noir comme l’un de ses objets, c’est aussi en définitive une autre communauté qui émerge, à la parenté plus formelle, liée par son association à une certaine modernité américaine dont la mystique se situe plutôt du côté du jazz, informé comme il l’est par la rythmique de la liturgie baptiste notamment. D’emblée dans un rapport antagoniste à la « culture », telle qu’elle a nécessairement partie liée avec la catégorisation et la hiérarchisation des productions culturelles, comme le soulignait naguère Lawrence Levine, le jazz se distingue notamment par sa dimension interactive, participative, mais aussi par le brouillage des frontières qu’il introduit entre compositrice ou compositeur et interprète, d’une part, entre interprète et auditoire, d’autre part (voir Levine, 1998 : 433, 441). De ce brouillage des frontières la poésie laudative de Troupe rend compte dans sa forme même, essentiellement ouverte, en mouvement, en développement, mue par une dynamique d’appropriation et orientée vers sa propre reprise, religieuse dans le dépassement qu’elle vise des limites de l’enveloppe corporelle singulière par la projection dans une communauté tant synchronique que diachronique.