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Introduction

Comment poursuivre, développer et rénover l’enseignement des compétences écrites en langue maternelle – le français – à l’université? C’est à cette question que nous nous confrontons dans cet article en nous appuyant sur une formation expérimentale menée en France et financée par l’Agence nationale pour la recherche (ANR-17-NCU-0015) dans le cadre du plan d’investissement avenir Nouveaux cursus à l’université (désormais NCU)[1]. À l’université, la maitrise des compétences écrites est ainsi devenue non seulement un enjeu transversal, mais aussi un enjeu de transformation de l’enseignement à ces compétences. Les étudiants et étudiantes qui arrivent en première année à l’université savent écrire, mais leur maitrise est insuffisante pour poursuivre des études universitaires et répondre aux exigences d’une société où l’écrit s’impose partout et où les normes sont toujours distinctives sur le plan social et discriminantes sur le plan professionnel. Cette insuffisance repose autant sur des acquis relativement fragiles que nous évaluons en début d’année que sur la nécessité de s’approprier de nouveaux écrits universitaires. Pollet, en 2004, rappelle la complexité d’entrer dans le nouvel univers de communication que constitue l’université :

À entendre les enseignants, il s’agit de saisir des données pertinentes, de leur donner du sens et de la cohérence, et d’élaborer une formulation personnelle – écrite ou orale – correspondant à un certain contexte de communication. Cette compétence – rarement explicitée et encore plus rarement enseignée – suppose la maitrise d’un grand nombre de processus lecturaux et scripturaux, mais surtout la capacité à les articuler. Reconnaissons que cela ne va pas de soi pour un étudiant au sortir du secondaire.

p. 82

Ainsi, nous rejoignons les travaux en littératie universitaire en nous inscrivant particulièrement dans l’approche de Scheepers (2022), considérant qu’il est aussi important de former à l’écrit que par l’écrit.

Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à la formation mise en oeuvre à l’Université Côte d’Azur. Elle concerne les trois premières années du cursus universitaire appelé licence (licence 1, licence 2, licence 3). Contrairement aux autres universités françaises qui participent au projet, le choix s’est porté sur un dispositif entièrement en ligne. Il répond au projet de cette université de concevoir un ensemble de formations transversales (compétences numériques, compétences écrites en français universitaire, compétences en langue étrangère et compétences à l’orientation professionnelle) identiques pour toutes les personnes inscrites en licence. Dans le prochain projet quinquennal de l’Université, ces compétences seront de plus en plus adaptées au niveau des étudiantes et étudiants, qui auront par conséquent des parcours différenciés.

Dans un premier temps, nous présenterons le cadre de la recherche qui a permis la création du dispositif de formation, puis nous exposerons la construction des données et notre cadre théorique pour caractériser ce que nous désignons par communauté de praticiennes et praticiens réflexifs sur la langue. Enfin, nous présenterons une analyse des échanges produits dans le cadre de la formation, qui nous permet d’avancer l’hypothèse de la construction d’une communauté de praticiennes et praticiens réflexifs sur la langue à travers ce dispositif, ce qui pour nous constitue une condition de réussite de la formation et de l’implication des étudiants et étudiantes dans les modules.

Création d’un dispositif de formation universitaire

Avant la conception du module de formation, une grande enquête sur les erreurs des étudiants et étudiantes a été réalisée dans le cadre de la recherche ANR-NCU écri+. Ce recueil a porté sur plus de 6 000 copies d’étudiantes et étudiants inscrits au sein des universités françaises dans des disciplines différentes. Puis, une seconde enquête a porté sur les méthodes déclarées par ceux‑ci pour résoudre les problèmes de langue repérés initialement (désormais « questionnaire méthodes »). Nous avons reçu 1 500 questionnaires remplis comportant chacun 20 problèmes de langue à résoudre en explicitant les processus (Dias‑Chiaruttini et al., 2023). La première étude du premier corpus (Boch et al., 2020) a donné lieu à une double approche compréhensive de la maitrise de l’écrit des étudiants et étudiantes du premier et du deuxième cycle de l’université française :

  1. dans une perspective didactique, identifier les objets linguistiques qui semblent les plus résistants en termes d’acquisition de l’écrit à un niveau avancé et productifs en termes de leviers de développement des compétences rédactionnelles d’un public étudiant;

  2. dans une perspective variationniste, mieux cerner et questionner les normes qui régissent notre regard d’enseignant-correcteur, en prenant en compte différentes descriptions de ces dysfonctionnements : en premier lieu, celles (parfois lapidaires, parfois plus étoffées) indiquées par les enseignants-déposants, et dans un second temps, celles proposées par des ouvrages de grammaire et/ou des travaux de linguistique. (p. 2)

C’est ainsi qu’une première catégorisation (orthographe : ponctuation, lexique, syntaxe, cohérence, citation) a été effectuée pour décrire chaque type de dysfonctionnement. Dysfonctionnement (au sens de Reuter, 2005) nous semble plus pertinent qu’erreur dans la mesure où ce dernier terme renverrait à la norme alors que nous nous situons dans une approche variationniste. De plus, sur le plan didactique, le terme « dysfonctionnement » invite à penser la façon dont le sujet traite le fonctionnement de la langue, celle dont il se l’approprie, alors que le terme « erreur » pose une sanction sur le produit fini. Le premier état des lieux permet de déterminer l’imbrication des dysfonctionnements et il éclaire également les dysfonctionnements des accords qui relèvent davantage de processus automatiques d’écriture au long cours que de réelles difficultés ou encore de méconnaissances : l’oubli de la majuscule au nom propre pose souci, pourtant lors du « questionnaire méthodes » adressé aux étudiantes et étudiants concernant la façon dont ils traitent un problème de langue, ils déclarent qu’il faut mettre une majuscule aux noms propres. Les accords au sein des groupes nominaux « d’une façons » et « la discussions » révèlent une grande « inattention » pendant l’activité même d’écriture. Il n’y a pourtant aucun distracteur (Bonin et Fayol, 1996). Il peut s’agir d’une surcharge cognitive qui concentre l’activité davantage sur le propos et moins sur la forme de ce qui est écrit. Nous savons que pendant l’activité d’écriture, le sujet effectue différentes tâches mentales. Ces auteurs (p. 9) rappellent un certain nombre de travaux soulignant la complexité des tâches qui s’articulent : l’impact des connaissances préalables du domaine (Brown et al., 1988), la familiarité du destinataire (Piolat, 1983) et du type de texte (Adam, 2017), voire à l’oral et au cours des interactions de l’activité respiratoire et de l’état émotionnel de la personne qui rédige (Foulin, 1993; Grosjean et al., 1979; Rochester, 1973). Les écrits étudiants relèvent davantage des « spontaneous narratives » (Garrett, 1975), dont nous savons que certaines représentations mentales à un moment t ne sont plus valables à un moment t + 1. Ainsi, l’énoncé « la discussions » révèle un fonctionnement de la gestion des tâches mentales nécessaires que les étudiants et étudiantes en situation d’écriture spontanée ne réalisent pas; la mémoire de travail surchargée ne traite pas cette tâche cognitive. Cela montre aussi qu’ils mobilisent peu l’activité de relecture ou que celle‑ci ne leur permet pas de s’attacher à ce type de relecture qui concentrerait l’attention sur les traitements orthographiques et syntaxiques, de même que nous savons que pour mieux traiter ces tâches, il faudrait planifier l’écrit avant de commencer à l’écrire (Bonin et Fayol, 1996, p. 11). Les étudiantes et étudiants sont convaincus de cette nécessité et pensent effectuer des phases d’anticipation, de relecture et de réécriture, mais ils déclarent aussi y accorder peu de temps et bien souvent ne pas avoir le temps de le faire. À cela s’ajoutent des constructions de phrase qui relèvent davantage de la norme orale que des attendus dans un écrit universitaire. Ceci nous amène à penser que les attendus des écrits universitaires ou des genres ne sont pas suffisamment compris, même si les étudiants et étudiantes appliquent certains plans donnés en cours et/ou mobilisent un certain champ lexical également travaillé en cours. Ces dysfonctionnements montrent une approximation de la compréhension et de la maitrise des attendus et des savoirs qui relèvent des disciplines universitaires. Nous relevons enfin des imprécisions lexicales et des confusions que l’on peut interpréter comme relevant de l’homophonie ou de la paronymie : « plutôt qu’une autre, mais si les autres façons » : « mais si » à la place de « même si », par exemple. Ces dysfonctionnements nous semblent confirmer notre hypothèse d’approximation des attendus rédactionnels qui caractérisent chaque champ disciplinaire (Dias‑Chiaruttini et al., 2023).

Le tableau 1 illustre par un exemple chacune des catégories.

Tableau 1

Exemple des dysfonctionnements relevés pour chaque catégorie étudiée

Exemple des dysfonctionnements relevés pour chaque catégorie étudiée

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La collecte de ces 4 245 dysfonctionnements a donné lieu à de nouvelles analyses dans le cadre de cette recherche pour estimer cette fois la difficulté linguistique et scripturale de chaque élément relevé, sa place dans les enseignements scolaires et aussi la régularité de ce dysfonctionnement. Cela a permis d’élaborer un référentiel de compétences sur les domaines (mot, phrase, texte et discours) regroupant 327 catégories de notions étudiées et testées (items) et de constituer une grille de 8 niveaux attestant de la difficulté des éléments langagiers et scripturaux, mais aussi des compétences maitrisées (De Vogué, 2023). Cela a été mis en oeuvre à travers un bêtatest qui permet de classer les dysfonctionnements selon une échelle contribuant à la conception d’une certification en cours d’élaboration et validée par 28 universités partenaires en France.

Dans le cadre, par exemple, du domaine « mot », les lettres muettes ont permis de relever les éléments suivants correspondant à des dysfonctionnements régulièrement rapportés dans les écrits étudiants. Ils sont classés (tableau 2) en 6 niveaux sur les 8 niveaux existants.

Tableau 2

Extrait du référentiel de compétences rédactionnelles à l’université. Catégorie : Mots – Lettres muettes

Extrait du référentiel de compétences rédactionnelles à l’université. Catégorie : Mots – Lettres muettes

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Cette réflexion sur la compréhension et la classification des dysfonctionnements nous a amenées à élaborer une formation transversale qui concerne tous les étudiants et étudiantes de licence de toutes les disciplines (soit les trois premières années de l’université française, comme nous l’indiquions supra). Nous avons construit des outils (exercices, ressources, capsules de méthodes, cours…) qui permettent de travailler de façon progressive sur les trois premières années de l’université les différentes difficultés relevées. Les cours s’organisent par année de la façon illustrée au tableau 3.

Tableau 3

Organisation de la formation sur les trois niveaux de licence

Organisation de la formation sur les trois niveaux de licence

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Tous les étudiants et étudiantes passent des tests de positionnement en début d’année et sont ensuite orientés vers les compétences qui sont travaillées chaque année. Ceux qui valident l’ensemble des compétences attendues peuvent préparer la certification écri+[2] à travers des modules en ligne sur le site d’écri+ qui est accessible à toutes les universités partenaires.

La conception des cours repose sur trois grands principes didactiques décrits ci‑dessous, que toute l’équipe d’enseignantes[3] partage et qui résultent de notre réflexion commune sur les dysfonctionnements observés.

1. Adéquation du dispositif avec les difficultés réelles des étudiants et étudiantes

En effet, toutes les ressources, les cours, les exercices… sont construits à partir du corpus des dysfonctionnements recueillis dans la première phase de la recherche, évoquée supra. Ils sont complétés par des tests de positionnement qui sont proposés à chaque début d’année dans toutes les universités du projet. Ainsi, nous travaillons sur des exemples authentiques et non sur des erreurs fantasmées ou imaginées, ou encore sur des compétences qui seraient jugées importantes par les enseignants et enseignantes. Nous n’abordons que des problèmes concrets à résoudre et il s’agit d’apporter aux étudiantes et étudiants tous les éléments requis pour qu’ils se souviennent ou intègrent de nouveaux gestes d’écriture, des automatismes qui rectifient des dysfonctionnements fréquents.

2. Méthodes de résolution de problèmes

Conjointement, les cours n’évoquent pas, surtout pas, dirions-nous, des « règles grammaticales ». Il ne s’agit pas de réviser et d’appliquer des règles et leurs exceptions, tel que l’enseignement de la grammaire le fait en France et tel qu’il s’est renforcé ces six dernières années[4]. Nous pensons en effet que cet enseignement applicationniste (qui découle des programmes transformés par décrets et du livre du ministère La grammaire du français) est en partie responsable de la faiblesse des compétences des étudiantes et étudiants français. Nous souhaitons réactiver le déjà‑là, que ce savoir soit pertinent ou au contraire aléatoire, voire erroné, pour le renforcer ou le déconstruire et reconstruire un processus de traitement de la langue qui soit correct. Ainsi, lors de l’enquête menée sur les méthodes déclarées des processus mobilisés pour résoudre un problème de langue (Dias‑Chiaruttini et al., 2023) une étudiante déclare : « Dans le cas de l’accord avec le participe passé on accorde avec le sujet c’est le verbe être et on accorde avec le sujet quand on a avoir s’il y a un COD devant. » Nous voyons à travers cette déclaration comment des bribes de règles apprises par coeur sans jamais réellement être comprises se transforment au gré des années, et comme le dit l’étudiante : « Ça marche souvent, mais parfois il y a des exceptions. » Dans ce cas précis, il n’y a pas d’exceptions! Les cours visent à se remémorer, à compléter les savoirs incomplets et parfois même à expliciter des incompréhensions. Ils aident les étudiants et étudiantes à repérer aussi ce qui leur pose des difficultés. Ainsi, une autre étudiante écrit, cette fois à l’enseignante, dans le cadre du forum :

Un seul point me pose encore problème, ce sont les accords du participe passé à travers les verbes pronominaux « elles se sont parlé », « les paroles qu’ils se sont dites ».

J’ai du mal à comprendre la différence, même en relisant mon cours et en refaisant les exercices. Si vous avez une astuce ou des cours en plus, je suis preneuse.

Cette demande est particulièrement intéressante parce que l’étudiante évoque l’accord avec les verbes pronominaux, qui posent de grandes difficultés, sans s’attacher à la définition même du verbe pronominal et de ce qu’il peut exprimer. « Elles se sont parlé » : chacune a parlé à l’autre, par conséquent elles ne se sont pas « parlées », l’action réalisée est faite par le sujet, mais pas sur le sujet. Parler est un verbe occasionnellement pronominal (parler – se parler), mais il est aussi un verbe à la fois intransitif et transitif indirect « j’ai parlé à sa soeur / je lui ai parlé », ce qui le rend invariable. L’exemple « Les paroles qu’ils se sont dites étaient blessantes » signifie : « Ils se sont dit des paroles blessantes les uns aux autres. » Les paroles ont été dites, ils se les sont dites. L’accord se fait avec le COD dans le cadre de l’accord du verbe pronominal, alors que nous avons l’auxiliaire « être », ce qui peut sembler en tension avec la règle apprise à l’école. Cela crée de nombreuses confusions. La distinction souvent avancée entre pronom réciproque et pronom réfléchi ne vient qu’accroitre la difficulté des étudiants et étudiantes. Le problème résulte des effets des règles scolaires incomplètes qui ne permettent pas d’avoir une compréhension du phénomène langagier et rendent parfois la manipulation hasardeuse. L’accord du participe passé des verbes occasionnellement pronominaux n’est pas une exception à la règle des accords du participe passé, il révèle un enseignement parcellaire puisque dans certaines constructions du verbe pronominalisé, l’auxiliaire « être » a le sens de l’auxiliaire « avoir »; elles se sont parlé : chacune a parlé à l’autre. L’accord a un sens, et il dit quelque chose du sujet qui fait ou qui subit quelque chose. La décomposition de ces règles partiellement enseignées, partiellement apprises ou partiellement retenues permet de s’attacher aux phénomènes langagiers et de comprendre la notion même d’accord. Cela permet aussi de déconstruire avec les étudiantes et étudiants l’idée que parfois il n’y a pas d’astuces, mais qu’il faut comprendre ce qui est exprimé et/ou ce qu’ils veulent exprimer. Il s’agit par conséquent de conscientiser les savoirs et les savoir-faire en éclairant aussi plusieurs méthodes pour traiter un problème de langue (Quanquin et Foucher, 2017). Par exemple, dans le cadre de l’accord du verbe avec le sujet, il faut trouver le nom noyau. Les ressources construites proposent deux façons de réfléchir pour traiter le problème qui relèvent de la manipulation syntaxique : le nom noyau peut être retrouvé à travers l’expression « c’est… qui… » ou encore en éliminant les expansions du nom noyau, tout ce qui le complète, comme le montrent les figure 1a et 1b, qui représentent les feedbacks qui apparaissent en ligne et qui sont animés et commentés.

Figure 1

Exemple de médiation des difficultés repérées

a)

b)

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Dans la figure 1a, les mots surlignés et la flèche sont des éléments qui apparaissent pendant le commentaire oral explicatif de la réflexion à mener. La figure 1b reprend les éléments à retenir en proposant la bonne solution. Les mots importants qui sont l’objet de la réflexion sont en couleur afin d’aider l’étudiant à visualiser.

La recherche de cette diversité permet aux étudiants et étudiantes de réfléchir sans s’attacher uniquement à rappeler et appliquer une règle. Nous visons des activités de manipulation de la langue pour développer une conscience de son fonctionnement. Bulea Bronckart (2022, p. 6) rappelle que « les manipulations [sont] considérées comme des “outils” puissants (chez Chartrand) ou comme des “opérations” (chez Pellat) à même de favoriser la compréhension du système par les élèves ».

Enfin, nous évitons au maximum l’emploi de la métalangue pour ne pas placer les étudiants et étudiantes dans des situations scolaires de l’enseignement de la grammaire et nous tentons davantage de développer la réflexivité et d’expliquer le plus simplement possible le fonctionnement de ces phénomènes de langue, de texte et de discours. Ce ne sont pas des cours de remédiation ni de révision, mais de développement de compétences écrites[5] à l’université.

3. Compétence écrite dans sa complexité et toutes ses dimensions

Le dernier principe concerne la représentation de l’écrit. Bien que certaines notions portent sur des éléments isolés dans une phrase ou un texte, nous sommes attentives aux processus de compréhension du phénomène, d’une réflexion pendant la rédaction et des réflexes de relecture et de réécriture. Il est en effet important que les éléments travaillés soient remis en contexte et dans un processus qui englobe toute l’activité scripturale. Les exercices proposés et les cours visent par conséquent à anticiper l’écriture, à revenir sur ce qui est écrit, à s’interroger, à douter et à trouver la solution grâce aux réflexions que nous proposons sur la langue, le texte et le discours. Nous y revenons infra dans la dernière partie de cet article.

Corpus et cadre d’analyse

Ces principes didactiques reposent sur une conception de l’enseignement de l’écrit qui met en valeur la réflexivité sur la langue, mais aussi sur le texte et sur le discours. Nous nous inscrivons dans la lignée des travaux de Jaffré (1999) et de Balslev et al. (2005) en défendant des situations problèmes et le raisonnement analogique et en nous interrogeant sur la valeur des outils métalinguistiques :

Les études menées conjointement dans plusieurs classes tendent en tout cas à prouver que le raisonnement analogique est efficace là où d’autres opérations métalinguistiques (règles, métalangue) restent très aléatoires. […] L’usage du métalangage n’est pas non plus la panacée. Des mots tels que « infinitif » par exemple, s’ils doivent sans aucun doute faire partie du bagage linguistique des enfants, ne deviennent des outils efficaces que si les opérations métalinguistiques qu’ils subsument sont maitrisées.

Jaffré 1999, p. 115

À travers cette formation universitaire, nous voulons former des scriptrices et scripteurs réflexifs avant, pendant et après l’activité de rédaction. Cette réflexivité repose sur un rapport à la langue et à l’écrit que nous tentons de construire à travers le dispositif de formation lui‑même. Nous visons la création d’une communauté de praticiens réflexifs sur la langue. Cela signifie que nous nous appuyons sur trois notions, que nous articulons de façon systémique, qui définissent les moyens de former des étudiants et étudiantes aux compétences écrites à l’université : manipulation de la langue; communauté de pratiques; pratique réflexive.

Tout d’abord, notre formation vise des activités de manipulation de la langue au sens de Chartrand (2010) et de Bulea Bronckart (2022). La manipulation renvoie à différents aspects de « modalités de manier des objets linguistiques hétérogènes », des techniques spécifiques concernant notamment la syntaxe, qui peuvent s’appliquer à d’autres domaines, « morphologique, orthographique, sémantique ou textuel » (Bulea Bronckart, 2022, p. 3). Nous nous plaçons ainsi dans la double perspective évoquée par cette autrice (p. 3) :

  • une perspective d’articulation entre langue et usage de la langue, ou entre langue et textualité. Cette articulation concerne la très large palette d’interactions possibles entre les composantes du fonctionnement de la langue (grammaire, conjugaison, vocabulaire, orthographe) et la textualité (activités de lecture et écriture de textes, modalités écrite, orale ou mixte, généricité textuelle, littératures, usages sociaux spécifiques des textes, etc., cf. Bulea Bronckart & Garcia-Debanc, 2022);

  • une perspective reconnaissant en même temps la relative autonomie de ces mêmes composantes, aussi bien au niveau linguistique que didactique (cf. Schneuwly, 2004). C’est cette autonomie relative qui justifie des tâches ciblées, configurées selon les caractéristiques de la sous-discipline concernée (tâches de conjugaison, de grammaire, de lecture d’un passage ou d’un texte, d’écriture d’une phrase ou d’un texte, etc.) et qui fonde la conception de progressions des apprentissages. Mais elle permet aussi la mise en place de tâches complexes par l’articulation entre ces composantes, sous diverses formes ou selon différentes logiques (cf. De Pietro & Wirthner, 2006; Boivin, Pinsonneault & Côté, 2014; Marmy Cusin, Stoudmann, & Degoumois, 2022; Merhan & Gagnon, 2022).

Les exercices et toutes les activités proposées visent cette manipulation des objets de langue et de discours en faisant réfléchir les étudiantes et étudiants sur leurs écrits par rapport aux usages sociaux, aux genres d’écrits universitaires qu’ils rencontrent dans leur parcours… en rattachant également toute tâche ciblée à son contexte de production et de vision globale de la langue écrite, des textes et du discours.

Cette manière de faire vise la construction d’une communauté au sens de communauté de pratiques (Wenger, 2005) qui désigne « tous les groupes de personnes qui partagent une préoccupation ou une passion pour quelque chose qu’ils font et apprennent comment faire mieux en interagissant régulièrement ensemble » (p. 1). Notre objectif est bien de donner du sens à ce retravail sur la langue, puisque nous sommes à l’université, en proposant une interactivité réflexive permanente entre les étudiantes et étudiants ainsi qu’entre eux et l’enseignante.

Pour caractériser les sujets que nous formons et les postures enseignantes que sollicite notre dispositif, nous recourons à l’expression « praticiens réflexifs » de Schön (1983/1994). En effet, c’est à travers la pratique d’écriture que nous mobilisons la réflexivité, les savoirs, la relecture et la réécriture. Le praticien de Schön n’est pas un étudiant, mais il pense dans l’action et mobilise des « savoirs cachés ». Dans l’activité de rédaction, l’étudiante ou l’étudiant mobilise des savoirs déjà là, parfois inconsciemment, parfois il écrit sans prendre conscience des savoirs qui sous-tendent la forme de ce qu’il écrit. Il s’agit d’intégrer dans l’activité de rédaction une attention particulière à la forme, à la langue, au discours et aux normes attendues dans la situation d’écriture. Autrement dit, il s’agit de mobiliser des savoirs qui seraient « cachés » par l’acte scriptural au moment de l’activité même d’écriture et de développer une conception de l’activité de rédaction qui mobilise les savoirs qui sont là. Nous développons une réflexivité en acte. Mais aussi une réflexivité après l’acte, puisqu’il s’agit de systématiser la révision de l’écrit et la réécriture.

Pour analyser les caractéristiques de cette communauté, nous nous appuyons sur l’analyse de 36 modules de cours en ligne (en asynchrone) ainsi que sur celle des quatre années de forums d’échanges entre les étudiantes et étudiants et entre eux et les enseignantes intervenant dans cette formation.

Caractéristiques d’une communauté de praticiens réflexifs sur la langue

Les enseignantes ont adopté un style de communication qui traverse l’ensemble des cours. Elles s’adressent aux étudiantes et étudiants en explicitant les visées et les finalités de chaque cours, en précisant ce qu’ils maitriseront à la fin du cours et les difficultés souvent rencontrées. Les énoncés sur lesquels ils travaillent sont extraits du corpus de copies étudiantes constitué depuis plusieurs années dans le cadre d’écri+ que nous continuons à enrichir. Le choix des énoncés est finement mené pour éclairer chaque fois un problème précis. Chaque exercice proposé à la suite du cours est conçu sur le mode de résolution de problèmes et accompagné d’un étayage précis qui explicite les dysfonctionnements ainsi que la ou les solutions possibles. Les variations langagières sont prises en compte et mises en perspective avec les exigences du discours attendu à l’université. Cette formation repose ainsi sur trois éléments : un contrat didactique explicite; un mode de communication positive valorisant le sujet; la prise en compte du sujet didactique qui est un étudiant ou une étudiante universitaire qui a eu tout au long de sa scolarité une diversité de cours de français, notamment des cours de grammaire dont il ne s’agit pas, pour nous, de reproduire la forme.

Un contrat didactique explicite

Les cours sont basés sur un contrat didactique (Brousseau, 1998) explicite (verbalisé) qui construit la situation didactique (Dias‑Chiaruttini et al., 2023) qui se déroule à distance. Rappelons que nous formons 12 000 étudiants et étudiantes par an avec une équipe de 5 enseignantes, une responsable et une ingénieure pédagogique. Une enseignante contractuelle en FLE accompagne les étudiantes et étudiants nouvellement arrivés en France. La prise en main du groupe est essentielle et doit construire avec eux une relation qui non seulement explicite les objectifs visés et les tâches à effectuer, mais aussi qui les sécurise par une « présence à distance » (Jézégou, 2022). En somme, ils ne sont jamais vraiment seuls face à un problème : le forum est à leur disposition, les ressources sont accessibles, l’équipe enseignante aussi.

Dans l’extrait suivant (figure 2), nous voyons comment l’une des enseignantes explicite le contenu de son cours, l’adéquation avec les besoins des étudiantes et étudiants repérés dans les copies (le terme « erreur » apparait parce que nous pensons que celui de « dysfonctionnement » ne leur est pas familier). Son discours apporte des conseils de méthode de travail, de mise en confiance des sujets (« vous avez toute liberté »), et le soutien qui leur est apporté en cas de souci.

Figure 2

Exemple d’un extrait d’ouverture de cours 1

Exemple d’un extrait d’ouverture de cours 1

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Dans cet autre exemple (figure 3), le contrat est posé de façon plus dynamique à travers des questions que les étudiants et étudiantes pourraient se poser. Cette ouverture du cours construit également le contrat didactique et insiste sur le fait de travailler sur les difficultés que ceux‑ci rencontrent. Ici, le terme « erreur » est exclu.

Figure 3

Exemple d’un extrait d’ouverture de cours 2

Exemple d’un extrait d’ouverture de cours 2

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Quel que soit le style de l’enseignante, il importe dans notre équipe d’expliciter le contenu abordé, les raisons pour lesquelles nous l’abordons, la façon d’y travailler et comment nous accompagnons les étudiants et étudiantes dans le développement de ces compétences.

Construction du sujet apprenant à l’université

Il est important de prendre en considération le fait que nos sujets sont des étudiantes et étudiants qui entrent à l’université. On ne peut leur dire qu’ils ne maitrisent pas l’écrit, ils sont d’ailleurs offusqués en début d’année d’avoir à passer des tests de langue française. Il convient par conséquent de mettre en avant le fait que les exigences à l’université sont autres que celles des cursus précédents et surtout de valoriser ce qui est déjà là et de ne travailler qu’à l’amélioration de leurs compétences.

Dans l’extrait suivant sur la phrase interrogative (figure 4), le cours attire leur attention sur la différence entre l’oral et l’écrit. Il s’agit d’un rappel comme pour la plupart des notions. Mais le discours tend à rappeler l’essentiel. L’emploi du pronom « vous » est ici essentiel, c’est bien à eux – étudiantes et étudiants – que nous nous adressons, et les exercices sont conçus spécialement pour eux.

La dynamique des cours et la confiance construite au sein des cours (qui réunissent quelques milliers de personnes apprenantes) permettent de travailler sur les questionnements personnels des étudiantes et étudiants qui interagissent entre eux et avec l’enseignante.

Dans le message suivant (figure 5), l’étudiant s’adresse directement à l’enseignante, ce qui n’est pas toujours le cas.

Figure 4

Extrait de cours

Extrait de cours

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Figure 5

Exemple d’échange 1

Exemple d’échange 1

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La réponse d’un autre étudiant (figure 6) est intéressante parce qu’elle reprend les méthodes du cours : « Pose-toi la question suivante : qu’est-ce que c’est? (Tu fais la même chose pour le sujet.) »

Figure 6

Exemple d’échange 2

Exemple d’échange 2

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À la figure 7, on peut lire la réponse de l’enseignante qui ne revient pas sur la proposition de l’étudiant qui a répondu, mais qui, le cas échéant, pourrait le faire. Il s’agit d’apporter des éléments de réponse, et surtout de rassurer l’étudiant.

Figure 7

Exemple d’échange 3

Exemple d’échange 3

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« Bonjour Fabien » indique non seulement une forme de proximité, mais surtout, elle désigne l’étudiant à qui elle répond dans le forum. Nous noterons là encore les formules de valorisation telles que « comme vous l’avez spontanément écrit ».

Si le contenu des cours est important, cet « entour communicationnel » participe de la situation didactique et permet aux étudiantes et étudiants d’avancer dans les activités proposées et d’être rassurés (de se sentir accompagnés) malgré la distance.

Un nouveau rapport à la langue

Toute notre formation repose sur un parti-pris qui est celui de modifier le rapport à la langue pour repenser cet enseignement à l’université qui ne se pense pas en termes de manques, de déficits, mais qui propose un nouveau regard sur la langue et les compétences écrites. Cet enjeu se situe à deux niveaux :

  • Pour les enseignants et enseignantes : à l’université des cours de grammaire, de syntaxe… existent pour des spécialistes, des cours de remédiation pour des étudiants et étudiantes accédant à l’université sous condition aussi. Le cadre de ces cours en ligne a soulevé bon nombre de questions qui nous ont conduites aux choix didactiques présentés supra.

  • Pour les étudiants et étudiantes : en valorisant le déjà‑là, les cours visent à leur faire comprendre et à mesurer la complexité de la langue et la nécessité de s’interroger en permanence avant, pendant et après l’écrit. Pour certains d’entre eux, il s’agit de changer des façons instaurées de traiter l’écrit, de dépasser les souvenirs des règles ou de se les approprier en écrivant, pour apprendre de façon systématique à manipuler la langue. Il s’agit aussi de leur redonner confiance en eux et de leur montrer (du moins à certains) qu’ils sont capables de progresser à l’écrit dans toutes les disciplines.

La formation vise ainsi à former les étudiants et étudiantes à la compétence scripturale au sens où l’entendait Dabène (1991, p. 15), comme un « ensemble de savoirs, de savoir-faire et de représentations concernant la spécificité de l’ordre du scriptural et permettant l’exercice d’une activité langagière ». À la suite de J. Peytard (1970), ce même auteur définit l’ordre scriptural :

Non comme coquetterie terminologique mais pour éviter les connotations normatives qui s’attachent à la notion d’écrit dans notre tradition culturelle et pour souligner qu’il ne s’agit pas d’un code ni seulement d’un canal mais d’un espace de réalisation langagière.

p. 9

C’est dans cet espace de réalisation langagière que nous travaillons l’ensemble des compétences écrites du référentiel, dans le but de faire acquérir une compétence scripturale et de rendre nos étudiants et étudiantes autonomes face aux écrits universitaires attendus.

Conclusion

La formation étudiée émane des réflexions qui se développent dans la communauté écri+ dont notre université est partenaire. Ainsi, c’est un partage de pratiques de formation et de réflexions sur la langue qui ont influencé le dispositif de formation qui répond aux contraintes contextuelles et se configure de façon originale. L’agir ensemble se décline ainsi à plusieurs niveaux et constitue le fil rouge qui oriente l’ensemble de la formation tout comme l’ensemble du projet écri+. Cette dimension nous parait importante, dans la mesure où pour insuffler un dispositif permettant aux étudiantes et étudiants d’agir ensemble pour réfléchir sur la langue, il est nécessaire pour les enseignantes et enseignants impliqués d’expérimenter eux-mêmes un agir collectif qui nourrit leur réflexion. Toutefois, comme nous l’avons déjà montré dans d’autres travaux, chercher ensemble ou apprendre ensemble génère aussi des tensions et tous les sujets ne peuvent entrer dans la dynamique collective (Dias‑Chiaruttini et al., 2022). Certains étudiants et étudiantes mettront beaucoup plus de temps que d’autres à s’approprier tous les aspects de la formation.